Notes
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[1]
Ce texte doit beaucoup aux passionnantes discussions que nous avons eues et aux recherches communes que nous avons conduites avec Laurent Amiotte-Suchet, Sandra Contzen, Jérémie Forney, Dominique Jacques-Jouvenot, Ginette Lafleur, Valérie Miéville-Ott, Michele Poretti, Fenneke Reysoo et Ruth Rossier. En outre, nous tenons également à remercier Béatrice Bertho, Caroline Henchoz et Gilles Séraphin pour leurs commentaires sur une première version de ce texte. Nous remercions également les évaluateurs anonymes de ce texte qui, par la précision et la pertinence de leurs critiques, nous ont permis de préciser notre pensée et d’éviter bien des malentendus. Ajoutons que si les aspects positifs de ce texte sont issus de ces réflexions communes et de ces remarques précieuses, nous portons la seule responsabilité pour ses imperfections.
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[2]
Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, Travail, Famille, Patrimoine : Les petites entreprises familiales de l’Arc jurassien, Besançon, Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement & Presses universitaires de Franche-Comté, en soumission.
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[3]
Cela n’est bien sûr pas systématique, comme le montrent par exemple les travaux de Florent SCHEPENS, « Entreprise, couple et famille. Un projet commun pour des buts différents », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), Faire et défaire des affaires en famille. Socio-anthropologie des très petites entreprises familiales, éd., Besançon, Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement & Presses universitaires de Franche-Comté, pp. 157-68, 2015 ; Florent SCHEPENS, « Hommes des bois ? : socio-anthropologie d’un groupe professionnel », Le regard de l’ethnologue, Paris, Éd. du CTHS, 2007.
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[4]
Nous renvoyons le lecteur aux ouvrages que nous mentionnons en notes de bas de page.
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[5]
Au cours de ces recherches, nous avons conduit une centaine d’entretiens – d’une durée oscillant entre 45 minutes et deux heures – et les avons retranscrits, avant de les intégrer dans un logiciel d’analyse qualitative des données. Si le nombre nous paraît peu pertinent, c’est que l’objet des différentes recherches ne portait pas toujours sur la transmission ou les très petites entreprises familiales, mais que ces entretiens pouvaient l’aborder marginalement ou au détour d’un propos anodin. En outre, plus de la moitié de ces entretiens furent conduits par des équipes de recherches auxquelles nous participions de façon plus ou moins proche et analysés collectivement. Il s’agit donc d’un corpus polymorphe où la répétition progressive des mêmes phrases ou associations faisait surgir « intuitivement » la thématique de la transmission, de la complémentarité fonctionnelle des tâches, du genre et de l’amour.
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[6]
Afin de limiter l’appareil de notes, déjà trop conséquent, nous ne mentionnons ici que les textes ayant un lien direct avec notre propos.
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[7]
En nous inspirant des travaux de Jean-Claude Daumas, nous pensons que les logiques qui expliquent le fonctionnement des très petites entreprises familiales ne se limitent pas à celles-ci, mais que mutatis mutandis, elles déterminent le fonctionnement de nombre d’entreprises familiales, grandes ou petites. Jean-Claude DAUMAS, L’amour du drap Blin & Blin, 1827-1975, histoire d’une entreprise lainière familiale, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, Série historique, Besançon & Paris, Presses universitaires franc-comtoises, 1999 ; Jean-Claude DAUMAS, « Les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performances », Vingtième siècle, vol. 114, n° 2, pp. 33-51, 2012.
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[8]
Genre, générations et égalité en agriculture : Transformations des configurations familiales et des représentations de la masculinité et de la féminité en Suisse, Fonds national suisse pour la recherche scientifique, PNR 60, n° 406040-129309 et Ruptures de trajectoire familiale : Enjeux socio-économiques des situations de ruptures de trajectoire familiale dans les très petites entreprises rurales de l’Arc jurassien (Financement Interreg IVa CH-UE). Yvan DROZ, « Quelques réflexions anthropologiques sur la transmission », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Gilles VIEILLEMARCHISET (éd.), Socio-anthropologie de la transmission, Paris, L’Harmattan, pp. 73-88, 2012 ; Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », in Faire et défaire des affaires en famille, op. cit., pp. 191-203 ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », en soumission.
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[9]
Nous reprenons ici une première esquisse publiée ailleurs en l’actualisant et la développant extensivement Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », art. cit.
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[10]
À titre d’exemples, voir Alice BARTHEZ, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica, 1982 ; Daniel BERTAUX, Isabelle BERTAUX-WIAME, Transformation et permanence de l’artisanat boulanger en France. Une enquête sur la boulangerie artisanale par l’approche biographique, Paris, Cordes, 1980 ; Céline BESSIÈRE, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Cours et Travaux, Paris, Raisons d’Agir, 2010 ; Laurence MARTI, « La grande famille. Pratiques, représentations et identités horlogères dans le Jura suisse », thèse de doctorat, Université Lumière, Lyon 2, 1996 ; Bernard ZARCA, « Identité de métier et identité artisanale », Revue française de sociologie, vol. XXIX, pp. 247-273, 1988 ; Yvan DROZ, « Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes », Ethnologie française, vol. XXXII, n° 2, pp. 209-219, 2002 ; Jérémie FORNEY, « Produire du lait, créer du sens : adaptations et résistances quotidiennes chez les producteurs de lait suisses romands », Thèse de doctorat ? Université de Neuchâtel, 2010 ; Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, « Le silence des pratiques. la question des rapports de genre dans les familles d’“indépendants” », Sociétés & Représentations, vol. 2, n° 24, pp. 44-58, 2007 ; Delphine LOBET, « La logique du don dans la transmission des entreprises familiales », Sociétés contemporaines, vol. 62, n° 2, pp. 27-47, 2006.
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[11]
Yvan DROZ, « Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes », art. cit. ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT,On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, Chêne-Bourg/Genève, Georg, 2001 ; Jérémie FORNEY, « Produire du lait, créer du sens : adaptations et résistances quotidiennes chez les producteurs de lait suisses romands », op. cit. ; Dominique JACQUES-JOUVENOT, Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Dominique JACQUES-JOUVENOT, Marie GILLET, « L’agriculture en Franche-Comté : un métier patrimonial rediscuté », Études rurales, pp. 159-160, 2002.
-
[12]
Précisons que l’impératif de la transmission n’apparaît pas – ou avec moins de force – dans les très petites entreprises familiales avec peu – ou pas – de patrimoine (entreprises de services par exemple).
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[13]
Louise CADIEUX, Jean LORRAIN, Pierre HUGON, « La succession dans les entreprises familiales : Une étude de cas exploratoire faite auprès de quatre PME manufacturières fondées et dirigées par des femmes », présenté au 5e congrès international francophone sur la PME, Lille, 2000.
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[14]
Sur la centaine de très petites entreprises familiales que nous avons approchées, la moitié appartenait au type « patrimonial ». Voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[15]
Laurence MARTI, « La grande famille. Pratiques, représentations et identités horlogères dans le Jura suisse », art. cit.
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[16]
Jean-Claude DAUMAS, « Les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performances », art. cit.
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[17]
Ce qui correspond à la moitié des très petites entreprises familiales que nous avons interrogées (voir note 14).
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[18]
Nous nous inspirons ici du texte fondateur d’Alexandre V. TCHAYANOV, L’organisation de l’économie paysanne, Paris, Librairie du Regard, traduit par Alexis BERELOWITCH, 1990.
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[19]
Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage qui présente les résultats détaillés de notre recherche sur les très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien : Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit. Celui-ci détaille la méthode que nous avons suivie et présente une typologie des très petites entreprises familiales.
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[20]
Cette tendance apparaît parfois dans la centaine d’entretiens que Laurent Amiotte-Suchet et Maÿlis Sposito ont conduits entre 2013 et 2015 (voir note 14).
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[21]
Pour le choix d’un successeur parmi les enfants, voir Sibylle GOLLAC, « Travail indépendant et transmissions patrimoniales : le poids des inégalités au sein des fratries », Économie et statistique, pp. 55-75, 2008 ; Bernard ZARCA, « L’héritage de l’indépendance professionnelle selon les lignées, le sexe et le rang dans la fratrie », Population, pp. 275-306, 1993 ; Florence WEBER, « Pour penser la parenté contemporaine. Maisonnée et parentèle, des outils de l’anthropologie », in Danielle DEBORDEAUX, Pierre STROBEL (dir.), Les Solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, LGDJ/ MSH, pp. 73-116, 2002.
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[22]
Caroline HENCHOZ, 2016, « Enquêter sur l’amour auprès de trois générations. Retour sur le rôle central des émotions dans le processus de recherche qualitative », Émulations, n° 18, « L’amour en sciences sociales, les sciences sociales en amour », pp. 19-29.
-
[23]
Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
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[24]
Nous nous inspirons ici de quelques paragraphes que nous avons profondément remaniés d’un texte publié : Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », art. cit., pp. 192-195. Voir dans le même ouvrage les textes de Florence COGNIE, « L’entreprise familiale dans l’artisanat : rupture ou métamorphose », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), Faire et défaire des affaires en famille ; socio-anthropologie des très petites entreprises familiales, op. cit., pp. 135-156 ; Charlotte DELABIE, « Les hommes héritent, les femmes méritent. La place des sexes au sein d’une entreprise de sous-traitance », ibid., pp. 107-133 ; Florent SCHEPENS, « Entreprise, couple et famille. Un projet commun pour des buts différents », ibid., pp. 157-168 pour des exemples forts divers de l’imbrication famille-entreprise. Nous développons dans un prochain ouvrage le détail de ces enchevêtrements, Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[25]
Florence WEBER, « Pour penser la parenté contemporaine. Maisonnée et parentèle, des outils de l’anthropologie », art. cit. ; Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, Le silence des pratiques. La question des rapports de genre dans les familles d’« indépendants, op. cit.
-
[26]
Françoise HÉRITIER-AUGÉ, « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? », Journal des anthropologues, vol. 45, pp. 67-78, 1991.
-
[27]
Voir le texte de Caroline HENCHOZ, « Ma petite entreprise, mon conjoint et son argent. Une interdépendance mésestimée », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), op. cit., pp. 43-65, qui analyse finement l’enchevêtrement des logiques de complémentarité et de genre en ce qui concerne un élément hautement révélateur : la gestion de l’argent au sein du couple. Fenneke REYSOO, « Inégalités de genre dans les très petites entreprises familiales : regard croisé Nord-Sud », ibid., pp. 67-84, montre également dans son texte que cette imbrication des logiques patrimoniales et de complémentarité déploie des conséquences différenciées selon le sexe du patron de la très petite entreprise familiale : si l’homme compte sur le travail « invisible » de son épouse, une rupture (décès, accident invalidant ou divorce) met en péril la survie de l’entreprise, alors qu’une très petite entreprise familiale dirigée par une femme n’est que rarement soutenue par le travail « invisible » de son époux. Dans ce dernier cas, une rupture n’a que peu de conséquences sur la survie de l’entreprise.
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[28]
Cette hiérarchisation apparaît clairement dans l’asymétrie sémantique entre le couple agriculteur-paysanne dans les textes officiels et les formations du secteur agricole suisse. Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « L’agriculteur et la paysanne suisse : un couple inégal ? », Revue suisse de sociologie, vol. 40, n° 2, pp. 237-257, 2014.
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[29]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », art. cit.
-
[30]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, « Family farming and gendered division of labour on the move : a typology of farming family configurations », Agriculture and Human Values, p. 20, 2016.
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[31]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « La main-d’œuvre familiale non rémunérée orpheline des prestations sociales suisses : le cas des exploitations agricoles familiales », Revue suisse de Sécurité sociale, pp. 228-230, 2014 ; Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
-
[32]
Certes, répondre aux exigences d’une vocation correspond bien à un accomplissement personnel, parfois contraint, Céline BESSIÈRE, « De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac », 75 et ss. Toutefois, il ne s’agit alors pas d’un épanouissement individuel tel que le fait miroiter la représentation occidentale de l’individu qui exige de satisfaire aux désirs individuels. Voir Louis DUMONT, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
-
[33]
Gilbert RIST, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Paris, Presse de Sciences Po, 2010.
-
[34]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Dominique JACQUES-JOUVENOT, Ginette LAFLEUR, Malaise en agriculture ; une approche interdisciplinaire des politiques agricoles : France-Québec-Suisse, Paris, Karthala, 2014, p. 60.
-
[35]
Voir Yvan DROZ, Jérémie FORNEY, Un métier sans avenir ? La Grande Transformation de l’agriculture suisse romande, Paris, Karthala-IUED, 2007.
-
[36]
Yvan DROZ, « Le paysan jurassien : un fonctionnaire qui s’ignore ? Le mythe du libre entrepreneur et la réalité des subventions fédérales », Journal des anthropologues, vol. 84, pp. 173-201, 2001 ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, op. cit.
-
[37]
Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
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[38]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, « Family farming and gendered division of labour on the move : a typology of farming family configurations », art. cit.
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[39]
Boris WERNLI, Caroline HENCHOZ, « Fin de l’union conjugale, genre et tâches ménagères en Suisse », Population-F, vol. 66, n° 3-4, pp. 727-754, 2011.
-
[40]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Dominique JACQUES-JOUVENOT, Ginette LAFLEUR, op. cit., pp. 122-140.
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[41]
Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, « Le silence des pratiques. La question des rapports de genre dans les familles d’“indépendants” », art. cit., p. 47.
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[42]
Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne : XVIIIe-XXe siècle, L’Univers historique, Paris, Ed. du Seuil, 1977.
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[43]
Georges DUBY, Mâle Moyen Âge : de l’amour et autres essais, Paris, Flammarion, Nouvelle bibliothèque scientifique, 1988.
-
[44]
Daniel VANDER GUCHT, « La religion de l’amour et la culture conjugale », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 97, pp. 329-353, 1994, p. 343.
-
[45]
Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne : XVIIIe-XXe siècle, op. cit., pp. 23-24.
-
[46]
Technologia, Étude clinique et organisationnelle permettant de définir et de quantifier ce qu’on appelle communément le burn out, Paris, Technologia, 2014.
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[47]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, art. cit.
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[48]
Le Code civil suisse (1907) stipule à l’article 163 : « Art. 163 E. Entretien de la famille I. En général. 1 Mari et femme contribuent, chacun selon ses facultés, à l’entretien convenable de la famille. 2 Ils conviennent de la façon dont chacun apporte sa contribution, notamment par des prestations en argent, son travail au foyer, les soins qu’il voue aux enfants ou l’aide qu’il prête à son conjoint dans sa profession ou son entreprise. 3 Ce faisant, ils tiennent compte des besoins de l’union conjugale et de leur situation personnelle ». Le Code civil français ne mentionne pas cela. Voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit. pour les conséquences des différents régimes matrimoniaux.
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[49]
Voir Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », art. cit. pour l’articulation de la logique individualiste et des autres logiques sociales.
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[50]
Céline BESSIÈRE, « Les séparations conjugales dans les familles agricoles », Informations sociales, CNAF, 2011/2, n° 164, pp. 64-71, 2011 ; Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC, « Des exploitations agricoles au travers de l’épreuve du divorce. Rapports sociaux de classe et de sexe dans l’agriculture », Sociétés contemporaines, vol. 96, n° 4, pp. 77-108, 2014.
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[51]
Nous ne développons pas ici les différents cas de figure qui se déclinent selon les types de contrats de mariage (séparation de biens, communauté de biens ou participation aux acquêts) : voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[52]
Certes, les frères et sœurs reçoivent souvent une compensation, mais celle-ci ne compense de loin pas la valeur économique de l’entreprise. Voir Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, op. cit.
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[53]
Je remercie Caroline Henchoz de m’avoir suggéré cette perspective d’interprétation.
1 Deux précisions s’imposent avant d’entamer la lecture de ce texte [1]. En premier lieu, cet essai se propose de décrypter les logiques sociales qui informent les très petites entreprises familiales qui s’inscrivent dans une logique dynastique ou patrimoniale. Comme nous le montrons dans un prochain ouvrage [2], les très petites entreprises familiales présentent différents modes defonctionnement selon leur organisation, le moment qu’elles occupent dans le cycle de vie des entrepreneurs et les projets qui les animent. Nous ne considérons ici que les très petites entreprises familiales dynastiques – ou patrimoniales – en avançant l’hypothèse qu’elles représentent le destin des entreprises familiales. En effet, à la naissance de successeurs, les entrepreneurs tendent à modifier leur perspective sur l’entreprise et à s’interroger sur une future transmission, adoptant alors à une logique dynastique [3].
2 En second lieu, cet essai se fonde sur des recherches de terrain conduites au cours de ces vingt dernières années auprès d’agriculteurs et d’entrepreneurs de l’Arc jurassien, mais n’en présente pas les résultats concrets [4]. Elles ont suivi l’approche ethnographique classique, c’est-à-dire de longs terrains (de quelques mois à deux années) qui permirent d’appliquer une observation, souvent participante, de longue durée. Nous y avons mené de nombreux entretiens – généralement semi-directifs, enregistrés et retranscrits [5] – que nous avons analysés de façon itérative et inductive, avant de nous appuyer sur un logiciel d’analyse qualitative des données. Le dépouillement de la littérature de sciences sociales portant sur ces terrains nous a permis de nous inspirer des interprétations des auteurs qui ont nourri notre réflexion [6]. Ce texte se présente donc comme l’esquisse d’une analyse plus large de ces petites entreprises familiales et de leur transmission [7] : il convient de le considérer comme un essai – un genre toujours polémique et parfois schématique – soumis à la sagacité des lecteurs dans le but d’ouvrir ou d’alimenter un débat. Il reprend et synthétise certains résultats de nos dernières recherches et s’inspire des premiers articles que nous avons publiés sur cette thématique [8].
◀ Une logique dynastique et patrimoniale
3 Les très petites entreprises familiales, que ce soient des exploitations agricoles, des hôtels-restaurants, des salons de coiffure, des entreprises forestières, des boucheries, des boulangeries ou des scieries constituent un bel exemple de l’enchâssement de l’économie au sein des relations familiales et du patrimoine [9]. Cet enchevêtrement des sphères productive – les activités « extérieures », économiques, etc. – et reproductive – les activités domestiques, le « care », etc. – est connu et bien documenté en agriculture et plus largement dans les très petites entreprises familiales [10]. En considérant la transmission du patrimoine comme le cœur de ces entreprises, nous proposons d’approfondir une première analyse et de décrypter ici les logiques sociales qui président à la survie économique de l’entreprise et qui structurent les relations familiales. Ainsi, nous avançons l’hypothèse que l’amour et la complémentarité fonctionnelle des tâches au sein des très petites entreprises familiales dissimulent une logique patrimoniale dépassant les hommes et les femmes qui soumettent leur destin à celui de la transmission du patrimoine : ferme, terre, entreprise, bâtiment, nom de famille, etc. Quelles sont donc les logiques sociales qui gouvernent la reproduction et la transmission des très petites entreprises familiales ?
4 Comme le montrent les recherches de Dominique Jacques-Jouvenot et que confirment celles que nous avons conduites en Suisse, la logique qui domine la reproduction des exploitations agricoles est celle de la transmission du patrimoine, tant dans ses expressions matérielles (les bâtiments, les terres, le bétail et le chédail), que dans ses manifestations symboliques (la ferme comme emblème de la famille, ainsi que l’inscription de son nom dans la géographie du lieu). Cette prédominance d’une logique patrimoniale entre en contradiction avec la logique économique du profit censée prévaloir au sein des entreprises. Cette conception de l’entreprise comme un élément du patrimoine familial est bien connue en agriculture [11], mais elle est également très présente dans les autres entreprises, quelle que soit leur taille.
5 Si cette logique patrimoniale – ou dynastique – imprègne de nombreuses très petites entreprises, toutes n’y sont pas soumises [12]. Comme le soulignent d’autres travaux, dans le cadre de nos enquêtes, seuls ceux qui avaient hérité d’une entreprise utilisaient la notion d’« entreprise familiale » pour qualifier leur outil de travail [13]. Cette entreprise familiale se comprend souvent [14]comme un bien patrimonial que l’on a reçu des parents et qu’il convient de transmettre aux générations futures. Laurence Marti a également insisté sur cette dimension patrimoniale dans son analyse des fabriques d’horlogerie du Jura suisse [15]. De même, Jean-Claude Daumas, en parlant des très grandes entreprises françaises, affirme : « Le choix du long terme [dans la gestion de l’entreprise] s’explique aussi par la conception que les patrons familiaux se font de leur rôle : chaque génération se considère comme le maillon d’une chaîne, ce qui s’accompagne du sentiment aigu de n’être qu’un usufruitier et d’être responsable vis-à-vis des générations passées comme des générations futures. C’est là un des thèmes constants du discours du patronat familial sur lui-même. » [16]
6 Toutefois, certaines entreprises peuvent ne pas suivre cette logique patrimoniale lorsque leur créateur, c’est-à-dire le fondateur, la conçoit comme un outil de travail et un moyen de gagner sa vie [17]. Dans ce cas, ces nouvelles très petites entreprises s’apparentent plus à des entreprises individuelles – voire conjugales – qu’à des entreprises proprement familiales : elles ne sont alors pas considérées comme un bien patrimonial et représentent plutôt un projet de vie personnel. Pourtant, il convient de considérer ici les cycles de vie des couples [18] et de nous interroger sur la persistance du projet individuel dès lors que naissent les enfants. En effet, l’enquête que nous avons conduite dans l’Arc jurassien souligne que les très petites entreprises familiales considérées comme des projets personnels par leur fondateur semblent se cantonner aux nouvelles entreprises fondées par un jeune couple ou aux entreprises fondées par des femmes dégageant un revenu complémentaire à celui de l’époux [19]. Lorsque le devenir des enfants devient un thème de préoccupation au sein du couple, l’avenir de l’entreprise s’y associe immédiatement et l’on croit voir alors le projet personnel, relevant plus d’une logique individualiste ou économique, reculer devant l’hégémonie de la logique patrimoniale qui tend à déterminer alors les pratiques de membres de la famille [20].
7 Dans le cas des entreprises transmises au sein de la famille, c’est-à-dire généralement héritées, la logique patrimoniale domine incontestablement et pèse lourdement sur l’héritier qui se donne – littéralement – à l’entreprise afin de pouvoir la transmettre à l’un de ses enfants [21]. Cela est particulièrement visible en agriculture où l’abandon de la ferme familiale est considéré comme un échec personnel et souvent une honte pour la famille. Mais cela apparaît également chez de nombreux artisans, en particulier lorsque l’entreprise a été l’objet de plusieurs transmissions au sein d’une même famille. Nos interlocuteurs évoquent alors sans détour leur devoir de « loyauté », leur sentiment d’être un « maillon » de l’histoire familiale, leur « responsabilité » vis-à-vis de leurs aînés comme de ceux qui leur succéderont.
8 En outre, comme nous le verrons, elle s’accorde mal avec la logique individualiste qui prône l’accomplissement personnel de chacun et l’épanouissement de soi dans les sociétés européennes ou nord-américaines. En effet, nous avançons l’hypothèse que les très petites entreprises familiales rurales – tout comme les exploitations agricoles – inscrivent la logique économique du profit dans le cadre des exigences de la transmission familiale : en d’autres termes, que la logique économique est soumise à la logique patrimoniale. Cela expliquerait que les entrepreneurs et leur famille acceptent de travailler de très nombreuses heures pour un piètre revenu, pour autant que leur travail permette de conserver et de transmettre le patrimoine familial à leurs enfants, ou à un successeur reconnu.
9 Les contradictions qui apparaissent entre les aspirations à l’épanouissement personnel individualiste et la logique de la transmission patrimoniale sont souvent expliquées par un appel à l’amour qui unit les membres du couple d’entrepreneurs et plus largement, les membres de la famille. Ce processus de justification des impératifs de la logique de la transmission patrimoniale s’exprime dans les représentations de l’amour et de la famille et les émotions qu’elles suscitent [22]. En effet, l’idéal romantique de l’amour « bourgeois » qui correspondrait à une forme de fusion entre les deux époux, garantissant ainsi une harmonie familiale paisible favorisant la bonne éducation de deux ou trois enfants et l’épanouissement de chacun, ne correspond que rarement au quotidien que vivent les familles d’agriculteurs ou d’artisans. Toutefois, si dans la pratique [23], l’amour idéal n’est malheureusement que bien rare, il apparaît bien dans les discours des membres du couple d’entrepreneurs qui légitiment la répartition inégale des tâches par l’appel à l’amour du partenaire. Comme nous l’observerons, cet idéal familial – généralement partagé dans le monde occidental – continue d’informer les éthos amoureux et suscite des attentes difficilement conciliables avec la complémentarité qui prédomine dans le quotidien des très petites entreprises familiales.
◀ Représentations de la masculinité et de la féminité et complémentarité fonctionnelle des tâches
10 Les très petites entreprises familiales se caractérisent par une imbrication étroite des sphères professionnelle et familiale [24]. La vie de famille et le travail se déploient dans un même espace. Le couple gère l’entreprise avec l’aide des membres de la famille – enfants, grands-parents, collatéraux, soit la maisonnée [25]. L’on y observe une complémentarité fonctionnelle des tâches où le couple se répartit les différentes activités, souvent selon les prescripts de la masculinité et de la féminité en vigueur légitimés au nom de l’amour que se portent les conjoints. Selon les cas, les autres générations (les parents du couple et leurs enfants, voire des frères et sœurs) peuvent intervenir dans le fonctionnement de l’entreprise en y apportant une aide ponctuelle – mais précieuse – ou quotidienne.
11 Cette complémentarité fonctionnelle correspond à ce que les anthropologues ont nommé la division sexuelle des tâches. Afin de bien la distinguer des représentations de la masculinité et de la féminité – le genre –, nous préférons parler de complémentarité fonctionnelle des tâches. En effet, dans le cas des exploitations agricoles, nous avons pu observer que la collaboration au sein du couple pour conduire la ferme reste relativement indépendante du sexe des personnes. Lorsque l’épouse n’est pas présente (décès, divorce, etc.), son travail peut être repris par une sœur, une mère ou une belle-mère, voire par un père ou un beau-père. En outre, si le célibat du successeur se prolonge, deux frères ou un frère et une sœur peuvent occuper les positions habituellement réservées à l’époux et à l’épouse. Cela montre bien qu’il convient de distinguer les représentations de la masculinité et de la féminité de la complémentarité fonctionnelle des tâches, car si l’organisation de l’entreprise est « naturalisée » par le genre, elle s’en distingue parfois lorsque les positions « masculines » et « féminines » sont occupées par l’autre sexe.
12 Certes, l’on pourrait confondre la complémentarité – qui se fonde sur la division fonctionnelle des tâches – et les prescripts de genre. Cependant, si l’on adopte une perspective fonctionnaliste, la complémentarité fonctionnelle détermine des positions sociales, avec les tâches qui leur sont assignées, et non pas des prescripts genrés du masculin et du féminin ancrés – par le processus de naturalisation – dans les sexes. En d’autres termes, ce n’est pas le sexe qui détermine seul qui occupera telle ou telle position dans l’entreprise, mais bien la complémentarité fonctionnelle des tâches qui autorise la survie de l’entreprise. Comme nous l’avons dit, le fait qu’un homme puisse se charger des tâches reproductives « féminines » ou qu’une femme puisse s’occuper dela sphère productive masculine (les femmes cheffes d’exploitation par exemple) montre bien que le genre – ou les représentations de la masculinité et de la féminité – ne détermine pas la distribution des tâches, mais qu’il la renforce en la naturalisant. C’est pourquoi nous considérons plus approprié de parler de la complémentarité fonctionnelle des tâches, puisqu’elle n’est pas intimement attachée aux représentations de la masculinité et de la féminité, même si celles-ci renforcent ce partage des tâches et la complémentarité conjugale.
13 Le genre permet de comprendre le caractère socialement construit des rôles et des positions des hommes et des femmes selon les valences culturelles attribuées au masculin et au féminin [26]. Ces dernières permettent ainsi de mettre au jour la naturalisation des rôles sociaux de sexe. Il s’agit donc de se décentrer face aux discours « biologisants » qui justifient le travail des hommes entre autres par leur supposée plus grande force physique et les tâches des femmes par leur prétendue prédisposition à l’empathie et à l’endurance. Le genre montre qu’aussi naturelle que la complémentarité fonctionnelle des tâches puisse paraître, elle résulte pourtant bien d’une assignation culturelle des sphères fonctionnelles à l’un ou l’autre sexe selon des représentations sociales de la masculinité et de la féminité [27]. Associé à des valences différenciées entre le masculin et le féminin, le genre circonscrit les hommes et les femmes dans des positions hiérarchisées et inégales [28]. En bref, les représentations genrées naturalisent la division fonctionnelle des tâches en l’ancrant dans une supposée nature des sexes où les femmes déploient des tâches dites féminines – la sphère reproductive – et les hommes des activités dites masculines : la sphère productive [29].
14 Ainsi, la bonne marche d’une très petite entreprise familiale exige le plus souvent une collaboration entre deux personnes – généralement un couple, parfois avec des enfants – qui se répartissent les tâches de la sphère productive et domestique selon les forces disponibles. Certes, cette organisation suit fréquemment la répartition « classique » des tâches entre hommes et femmes, c’est-à-dire qu’elle respecte les prescripts de la masculinité et de la féminité : la sphère domestique aux femmes et la sphère productive aux hommes, en d’autres termes le modèle du mari principal gagne-pain et de l’épouse responsable de la maisonnée. Néanmoins, cette répartition, si elle reste toujours dominante aujourd’hui, peut présenter des divergences importantes et la frontière qui sépare ces deux sphères se brouille toujours plus, comme l’on peut l’observer dans l’agriculture suisse [30].
15 Si la logique patrimoniale domine le destin des très petites entreprises familiales – tout au moins celles reçues en héritage des parents – sur le long terme et informe nombre de décisions stratégiques, c’est bien la complémentarité fonctionnelle qui s’impose au quotidien en répartissant les activités qu’exigent la famille et l’entreprise sur le couple, auxquels s’associent parfois d’autres membres de la famille. En effet, cette complémentarité fonctionnelle permet à l’entreprise de survivre ou de se développer grâce au travail du couple, en particulier grâce à la main-d’œuvre familiale non rémunérée. Ainsi, lorsque le couple ne distingue pas l’univers professionnel et familial, confondant les activités productives et reproductives, la notion d’emploi, voire de travail n’apparaît plus pertinente au quotidien. Les activités qui concernent l’entreprise ou la famille sont alors souvent considérées comme un seul et même univers : celui de la vie au quotidien. Dans ce cas, l’argent que produit l’entreprise revient au couple – souvent dans un pot commun – sans que les revenus de l’un ou de l’autre soient distingués. Une des conséquences de cette situation où l’un des conjoints n’est pas salarié – le plus souvent la femme – est que cette personne ne cotise alors pas aux assurances sociales. Ainsi, elle ne bénéficie pas des couvertures d’assurances sociales individuelles, mais n’est assurée que de façon restreinte par son conjoint (AVS, assurance accident, deuxième pilier, etc.) [31]. Cette répartition fonctionnelle des tâches, souvent selon les prescripts de la masculinité et de la féminité et légitimée par l’amour des époux, montre bien que – dans le cadre des entreprises patrimoniales – la sphère économique reste enchâssée dans une conception du quotidien qui considère l’entreprise et la famille comme un tout dont la survie domine les destins individuels des membres qui les composent. En effet, l’ensemble des activités et des projets concerne l’entreprise et sa survie par-delà les générations et non pas l’épanouissement personnel et indépendant des membres de la famille, comme le voudrait la logique individualiste que nous évoquerons ci-dessous [32].
◀ Une trompeuse logique du profit économique associée à une représentation de l’individu
16 Ainsi, cette logique de transmission patrimoniale, associée à la complémentarité fonctionnelle des tâches soutenue par les prescripts de genre permet de comprendre l’organisation sociale des très petites entreprises familiales. Toutefois, leur organisation obéit également à une logique économique censée déterminer le destin de toutes les entreprises, comme l’imagine l’économie classique. Celle-ci considère les entreprises comme des organisations guidées par le choix rationnel, ainsi que par profit et destinées à croître, afin d’en dégager toujours plus. Or, comme l’a montré notamment Gilbert Rist [33], la théorie économique se fonde sur un ensemble de présupposés fort problématiques et l’on peut s’interroger sur la pertinence de considérer la logique économique utilitariste comme le seul déterminant de la bonne marche des entreprises.
17 En agriculture suisse par exemple, en dépit du fait que plus du tiers des exploitations agricoles familiales fonctionnent à perte ou ne dégagent pas d’excédents [34], les agriculteurs ne mettent pas la clé sous la porte. L’homme, comme la femme continue de travailler de très nombreuses heures pour maintenir l’entreprise à flot. Ils investissent souvent lourdement pour la moderniser afin de la transmettre à l’un de leurs enfants. Or, cette situation ne se limite pas à l’agriculture. Les très petites entreprises familiales, en particulier celles reçues en héritage, exploitent également une main-d’œuvre familiale souvent invisible. Il peut s’agir du conjoint, de parents, de collatéraux ou d’enfants qui, tous, à un titre ou un autre, acceptent de travailler gratuitement pour l’entreprise familiale en donnant des « coups de main » réguliers. Mais cette main-d’œuvre familiale invisible peut également être constituée par le travail acharné de l’entrepreneur lui-même qui se « tue » à la tâche pour correspondre à l’image qu’il se fait du bon entrepreneur. En observant les activités des agriculteurs suisses, nous avons estimé à une dizaine d’heures par jour, tous les jours de la semaine, le travail effectif sur l’exploitation pour l’homme. On peut imaginer qu’il n’est pas moindre pour l’épouse. De même, les indépendants ne limitent pas leur temps de travail aux heures que compte officiellement la semaine de travail des salariés. Pour nombre d’entre eux, si l’on calculait le salaire horaire dégagé par l’entreprise, celui-ci serait misérable. Si l’on tenait compte de ce travail invisible dans la comptabilité de l’entreprise, nombre d’entre elles afficheraient probablement – à l’instar des exploitations agricoles – un bilan négatif. Le constat est donc cruel : les très petites entreprises familiales, qui représentent pourtant la majorité des entreprises en zone rurale, semblent donc fonctionner souvent à perte.
18 Comment alors expliquer que les très petites entreprises familiales continuent d’exister, en dépit de leur apparente absurdité économique ? Tout homo œconomicus devrait abandonner une entreprise ne générant pas de revenu : pourquoi travailler pour perdre de l’argent, comme le font de nombreux agriculteurs ? Pour comprendre le fonctionnement des très petites entreprises familiales, la seule logique économique ne suffit pas et cela exige d’aborder la logique patrimoniale qui explique leur résilience.
19 Certes, la logique économique reste importante dans le fonctionnement de ces entreprises, mais elle paraît subordonnée à la logique patrimoniale. Si la complémentarité fonctionnelle explique l’organisation interne des très petites entreprises familiales et si le genre la soutient en la naturalisant, la logique économique permet de comprendre certains aspects du fonctionnement de l’entreprise : le côté proprement économique, c’est-à-dire la création de profits qui autorise la reproduction de l’entreprise dans un environnement où la libéralisation des marchés exige une compétitivité toujours plus forte des entreprises, qu’elles soient familiales ou autres. Toutefois, comme le montrent les très petites entreprises familiales qui fonctionnent à perte ou proposent des salaires très faibles, l’argent – ou la recherche du profit – n’explique pas leur persistance dans le tissu économique des zones rurales. D’une part, ce n’est pas le seul profit qui gouverne leur fonctionnement, mais bien la logique patrimoniale qui détermine l’impératif de la transmission. D’autre part, certains entrepreneurs n’ont pas d’autre choix que de continuer à maintenir leurs entreprises, car les possibilités de reconversion professionnelle en zone rurale sont bien maigres. En outre, certaines entreprises, en particulier en agriculture, sont tellement endettéesque les fermer revient à perdre tant un emploi qu’un domicile et se retrouver criblé de dettes. Ces entrepreneurs seraient donc prisonniers soit de la logique patrimoniale, soit du contexte économique, soit de leur endettement [35].
20 Il convient donc de réinsérer cette logique économique au sein d’un quotidien fait de tâches diverses, les unes tout aussi importantes que les autres, dont l’objectif est de transmettre l’entreprise, le domaine et les biens de la famille à un héritier ou de les maintenir jusqu’à la retraite. Contrairement à l’univers social des salariés où la distinction des sphères productive et reproductive s’inscrit dans la répartition du temps entre travail, vie de famille et loisirs, le monde des très petites entreprises familiales voit se chevaucher ces différentes sphères. Il y règne une forme d’indistinction des temps où le travail productif et les tâches reproductives s’entremêlent, ce qui fait qu’il est bien difficile de comptabiliser les heures de travail...
21 En résumé, lorsque l’objectif des entrepreneurs est de maintenir et de transmettre l’entreprise au sein de leur famille, l’argent ne constitue pas leur seul but. Leur projet est dominé par un éthos familial qui leur impose de recevoir l’entreprise – en tant qu’héritier – et de la transmettre à leurs enfants : l’entrepreneur est donc un maillon dans la chaine des générations qui ont créé, développé et transmis l’entreprise de la famille. Nous avions proposé le concept de vocation agricole pour comprendre les pratiques des agriculteurs qui se donnent à leur ferme, souvent corps et âme [36] : l’on se tue « volontiers » à la tâche pour permettre la transmission de l’entreprise à un successeur, en général l’un des enfants du couple. Nous proposons ici de l’étendre aux très petites entreprises familiales patrimoniales lorsque leur fonctionnement est dominé par une vocation patrimoniale dans laquelle la transmission de l’entreprise représente le cœur de l’éthos des entrepreneurs. Ainsi, la logique patrimoniale – qui se base sur la complémentarité fonctionnelle, elle-même « naturalisée » par les représentations de la masculinité et de la féminité, pour autoriser la reproduction de l’entreprise – prime sur la logique économique. Celle-ci se mettrait donc au service de la très petite entreprise familiale pour en garantir sa survie économique et permettre son transfert à la nouvelle génération en devenir. En d’autres termes, l’économie resterait enchâssée [37] au sein d’une logique sociale englobante : la logique patrimoniale de la transmission. En bref, les tâches qu’exige le développement de l’entreprise se répartissent entre les membres de la famille au moyen de la complémentarité fonctionnelle ancrée dans les prescripts de genre et légitimée par l’amour romantique et l’idéalisation de la famille bourgeoise.
◀ L’amour romantique comme mode de justification de la transmission patrimoniale
22 Au sein des très petites entreprises familiales, à l’exemple de l’agriculture suisse [38], nous observons que la répartition des tâches peut prendre des formes fort diverses en l’absence d’enfants, alors que leur présence tend à ramener l’épouse vers les tâches reproductives et cantonner l’épouxdans les tâches productives [39]. Remarquons que cela est surtout présent en Suisse où la faiblesse, voire l’absence, d’une politique familiale et de structures d’accueil (crèches, horaires scolaires continus, soutiens à la petite enfance, etc.) contraint les mères à diminuer leur temps de travail à l’extérieur ou à renoncer à un emploi. À cela s’ajoute une représentation très « classique » de la famille qui voit l’épouse s’occuper des tâches reproductives [40] et l’époux enfiler les atours de l’homme gagne-pain, bref le stéréotype de la famille qui enveloppe les familles paysannes et s’étend bien au-delà dans l’univers des très petites entreprises familiales. En France, comme au Québec, cet éthos traditionnel de la famille paraît moins prégnant, mais il informe toujours la répartition des tâches au sein des très petites entreprises familiales.
23 Or, dans les très petites entreprises familiales patrimoniales, non seulement le couple s’implique dans l’entreprise en suivant la complémentarité fonctionnelle qui répartit, souvent, les tâches en fonction du sexe ; mais il s’inscrit également dans un éthos amoureux et familial où la naissance d’un successeur, par défaut d’une successeure [41], rejoint les exigences de la logique patrimoniale. En effet, afin d’assurer la transmission de l’entreprise, le couple cherche un héritier qui pourra la recevoir et continuer ainsi la chaine des générations qui l’ont développée. En fait, l’éthos de l’amour romantique dissimule une des exigences fondamentales de la logique patrimoniale : la naissance du successeur. Comme ailleurs, c’est bien la naissance du premier enfant qui détermine le moment charnière qui voit la complémentarité fonctionnelle des tâches traditionnelles reprendre le dessus sur des configurations familiales plus innovantes, égalitaires ou originales. L’on peut s’inspirer des travaux classiques des historiens pour dresser rapidement le portrait de l’amour romantique qui inspire les couples de petits entrepreneurs, comme la plupart des membres de nos sociétés. En effet, il paraît bon de rappeler que cette conception de l’amour est située dans le temps et la géographie et qu’elle s’oppose, si l’on en croit Edward Shorter [42], à une conception plus traditionnelle de la famille qui apparaît avec la Réforme protestante et qui s’affaiblirait avec la Révolution française. L’amour courtois qui l’a précédé appartient au Moyen Âge et fut fort bien documenté par Georges Duby [43], alors que l’amour libertin apparut au XVIIIe, avant que l’amour romantique du XIXe ne voie le jour. Cet amour libertin inspirera l’amour romantique ou bourgeois qui apparaît après la Révolution nous rappelle Daniel Vander Gucht : « Un amour de conception plus bourgeoise fait suite à l’amour courtois en lequel il s’enracine [...].Tandis que [l’amour courtois] tente d’acclimater le mariage et la sexualité, [l’amour bourgeois]détermine le mariage et occulte la sexualité dans le processus d’automutilation affective propre au romantisme puritain ; l’un s’inscrit dans une société d’Ancien Régime marqué par l’esprit des Lumières qui donne une définition sensualiste de la connaissance et affective naturelle de l’homme, tandis que l’autre procède de son extension “démocratique” égalitariste et individualiste dans le cadre de la société capitaliste bourgeoise » [44]. Pour reprendre les termes d’Edward Shorter, cette conception de l’amour romantique peut se définir ainsi : « Dans son aventureamoureuse, le couple trouve une occasion d’introspection et d’épanouissement. Et pour cette quête intérieure, pas d’itinéraire fléché. Les deux partenaires font leurs délices de l’exploration de leur mutuelle complexité individuelle. Aussi, tout ce qui leur arrive, l’ensemble des gestes qu’ils échangent et des manifestations de tendresse qu’ils élaborent, leur semble-t-il jaillir spontanément du plus profond d’eux-mêmes. » [45]
24 Dans le cas des très petites entreprises familiales, nous observons que cette conception de l’amour romantique et du couple moderne se retrouve dans les discours expliquant la répartition inégale des tâches imposée par la complémentarité fonctionnelle et qui se heurtent à une conception plus individualiste et égalitaire des relations interindividuelles. Ainsi, de nombreuses épouses évoquaient l’amour qu’elles portaient à leur conjoint pour expliquer le fait qu’elles n’avaient que peu à dire en ce qui concerne les investissements dans l’entreprise ou le travail « compulsif » [46]de leur conjoint qu’elles voyaient se perdre dans une forme d’hyperactivité exigée par la survie de l’entreprise : « Mais [nos maris] on les aime quand même ! », affirmaient-elles souvent.
25 En outre, l’insistance sur le plaisir de pouvoir partager le quotidien de leur époux était un autre élément pour justifier la complémentarité fonctionnelle des tâches et l’inégal poids de chacun dans les décisions familiales. Le fait de pouvoir « vivre ensemble » sept jours sur sept, que les enfants puissent voir leur père matin, midi et soir ou qu’ils puissent l’accompagner faire des travaux au sein de l’entreprise représentait un ensemble de qualités, correspondant à l’image du couple et de la famille, censée légitimer la configuration familiale traditionnelle [47]. À cette représentation du couple différent, mais solidaire s’ajoute le régime matrimonial qui la soutient en exigeant une solidarité entre les époux, y compris dans le domaine professionnel ou entrepreneurial [48]. L’entraide conjugale au sein des très petites entreprises familiales est donc prescrite par la loi.
26 Nous avons souvent perçu chez nos interlocuteurs, en particulier chez les femmes plus âgées, une certaine gêne lorsque nous les interrogions sur les prises de décision ou sur la répartition des tâches au sein de l’entreprise. Celle-ci peut se comprendre si l’on considère la logique individualiste qui prévaut dans nos sociétés et qui prescrit à chacun d’accomplir sa propre vie et de s’épanouir en réalisant ses désirs personnels [49]. Cet individualisme – déploré parfois, mais toujours considéré comme impératif – ne correspond pas au quotidien que nous avons pu observer dans les très petites entreprises familiales. En effet, les membres de la famille qui gèrent une très petite entreprise familiale héritée se donnent à l’entreprise et, parfois, y sacrifient leur projet individuel, puisque le destin de l’entreprise prévaut sur les destins individuels, comme l’exige la logique patrimoniale qui subordonne à la survie du patrimoine, l’accomplissement personnel des individus qui l’habitent. Cet écart entre la logique individualiste et le quotidien des personnes quis’occupent des très petites entreprises familiales ne passe donc pas inaperçu et demande d’être justifié face à un interlocuteur extérieur ou – parfois – à soi-même. Et c’est là qu’intervient l’appel à l’amour et à la qualité de vie dont jouit la famille. Ainsi, l’amour romantique que les conjoints se portent et une vie familiale partagée permettent de légitimer la répartition inégale des tâches et l’importance prêtée à la transmission de l’entreprise.
27 Cependant, cette vision idéale de la vie familiale et de l’amour romantique se heurte parfois à la difficile réalité des divorces qui mettent en péril la survie de l’entreprise. En effet, dans le cadre des très petites entreprises familiales qui reposent principalement sur la complémentarité fonctionnelle du couple, la séparation des époux risque de conduire l’entreprise à la faillite. Une division du patrimoine en deux parts égales reviendrait à la faire disparaître en raison des faibles bénéfices qu’elle dégage souvent. C’est notamment le cas en agriculture où la division de la ferme en deux est simplement inimaginable en raison des montants financiers impliqués [50].
28 En cas de divorce, l’épouse se trouve prise en étau entre les exigences d’une logique individualiste et du cadre légal qui requiert qu’elle reçoive une part égale du patrimoine [51] et son rôle de mère de l’héritier. Ainsi, comme le voudrait le droit, l’épouse devrait bénéficier de la moitié des biens, ce qui détruirait l’entreprise. Or, comme l’exige la logique patrimoniale, cette entreprise se doit d’être transmise à un successeur au sein de la famille, c’est-à-dire à un fils, plus rarement une fille de l’épouse. Celle-ci se voit alors contrainte de choisir entre réclamer son dû en déshéritant l’un de ses enfants ou renoncer à ses biens afin de préserver l’entreprise et l’avenir de son enfant. Nous avons pu observer en agriculture suisse qu’il était fort rare de voir une mère quitter la ferme avec la moitié du patrimoine. Dans la grande majorité des cas, la femme abandonne toute prétention et sacrifie son avenir à celui de ses enfants et du patrimoine respectant ainsi la logique patrimoniale et les exigences de son statut de mère, comme cela se passe dans les cas classiques de transmission d’une exploitation agricole familiale où les parents et les collatéraux se déshéritent volontairement pour permettre la transmission du domaine [52]. Ainsi, malgré le fait qu’après un divorce, l’on ne partage plus l’idéalisation de l’amour romantique et les émotions ou sentiments amoureux qui y sont associés, la logique patrimoniale continue pourtant de s’imposer et à dominer les destins individuels.
29 L’on peut donc considérer que la complémentarité fonctionnelle des tâches qu’exige une très petite entreprise familiale soutient non seulement le fonctionnement de l’entreprise, mais également l’éthos amoureux destiné à produire un héritier. En effet, les deux époux sont indispensables l’un et l’autre pour que l’entreprise puisse fonctionner : l’enchevêtrement des tâches les rend, en quelque sorte, inséparables pour le bien tant de l’entreprise que de la logique patrimoniale. Est-ce à dire que l’éthos amoureux correspond à une idéalisation de la complémentarité fonctionnelle ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une logique émotionnelle qui ancrerait dans les corps la complémentarité fonctionnelle sous les atours de l’amour [53] ? Dissimulerait-il la logique patrimoniale qui considère la transmission de l’entreprise ou du domaine comme un but essentiel ?
◀ Conclusion
30 Ainsi, le destin des très petites entreprises familiales dynastiques reste ordonné par la logique patrimoniale, véritable axe autour duquel tournent les autres principes. D’une part, la complémentarité fonctionnelle et la logique économique du profit qui expliquent le fonctionnement de l’entreprise ; d’autre part, les prescripts de genre qui offrent des représentations idéales de la masculinité et de la féminité auxquelles se rattachent l’amour romantique et la famille « classique ». Les sentiments amoureux ancrent dans les corps ces représentations entremêlées. Nous sommes bien loin de l’acteur rationnel ou de la logique individualiste supposée expliquer les pratiques des sociétés occidentales. Certes, les affirmations d’autonomie et d’indépendance, de libre-choix et d’égalité hantent parfois le discours de nos interlocuteurs, puisqu’ils ressentent quelques difficultés à expliquer leur attachement au patrimoine et l’importance qu’ils accordent à sa transmission. L’éthos de l’amour romantique et son idéal familial offrent un moyen de rendre acceptables aux yeux d’un monde extérieur – fasciné par l’accomplissement personnel et l’épanouissement de soi – les exigences qu’impose la transmission patrimoniale d’une entreprise. Auparavant, le mariage de raison permettait aux parents de garantir une saine gestion de la succession en s’alliant des familles qui présentaient les qualités nécessaires à la préservation ou au développement de l’entreprise. Ils en assuraient ainsi sa transmission et garantissaient l’inscription du nom de la famille dans le terroir local. Aujourd’hui, dans les très petites entreprises familiales dynastiques, le mariage d’amour – ou le divorce – et les émotions qu’il suscite n’échappent pas à la logique patrimoniale et la rendent prosaïquement légitime au nom d’un idéal de l’amour romantique ou du respect du bien de ses enfants en garantissant la transmission du patrimoine.
Notes
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[1]
Ce texte doit beaucoup aux passionnantes discussions que nous avons eues et aux recherches communes que nous avons conduites avec Laurent Amiotte-Suchet, Sandra Contzen, Jérémie Forney, Dominique Jacques-Jouvenot, Ginette Lafleur, Valérie Miéville-Ott, Michele Poretti, Fenneke Reysoo et Ruth Rossier. En outre, nous tenons également à remercier Béatrice Bertho, Caroline Henchoz et Gilles Séraphin pour leurs commentaires sur une première version de ce texte. Nous remercions également les évaluateurs anonymes de ce texte qui, par la précision et la pertinence de leurs critiques, nous ont permis de préciser notre pensée et d’éviter bien des malentendus. Ajoutons que si les aspects positifs de ce texte sont issus de ces réflexions communes et de ces remarques précieuses, nous portons la seule responsabilité pour ses imperfections.
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[2]
Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, Travail, Famille, Patrimoine : Les petites entreprises familiales de l’Arc jurassien, Besançon, Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement & Presses universitaires de Franche-Comté, en soumission.
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[3]
Cela n’est bien sûr pas systématique, comme le montrent par exemple les travaux de Florent SCHEPENS, « Entreprise, couple et famille. Un projet commun pour des buts différents », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), Faire et défaire des affaires en famille. Socio-anthropologie des très petites entreprises familiales, éd., Besançon, Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement & Presses universitaires de Franche-Comté, pp. 157-68, 2015 ; Florent SCHEPENS, « Hommes des bois ? : socio-anthropologie d’un groupe professionnel », Le regard de l’ethnologue, Paris, Éd. du CTHS, 2007.
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[4]
Nous renvoyons le lecteur aux ouvrages que nous mentionnons en notes de bas de page.
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[5]
Au cours de ces recherches, nous avons conduit une centaine d’entretiens – d’une durée oscillant entre 45 minutes et deux heures – et les avons retranscrits, avant de les intégrer dans un logiciel d’analyse qualitative des données. Si le nombre nous paraît peu pertinent, c’est que l’objet des différentes recherches ne portait pas toujours sur la transmission ou les très petites entreprises familiales, mais que ces entretiens pouvaient l’aborder marginalement ou au détour d’un propos anodin. En outre, plus de la moitié de ces entretiens furent conduits par des équipes de recherches auxquelles nous participions de façon plus ou moins proche et analysés collectivement. Il s’agit donc d’un corpus polymorphe où la répétition progressive des mêmes phrases ou associations faisait surgir « intuitivement » la thématique de la transmission, de la complémentarité fonctionnelle des tâches, du genre et de l’amour.
-
[6]
Afin de limiter l’appareil de notes, déjà trop conséquent, nous ne mentionnons ici que les textes ayant un lien direct avec notre propos.
-
[7]
En nous inspirant des travaux de Jean-Claude Daumas, nous pensons que les logiques qui expliquent le fonctionnement des très petites entreprises familiales ne se limitent pas à celles-ci, mais que mutatis mutandis, elles déterminent le fonctionnement de nombre d’entreprises familiales, grandes ou petites. Jean-Claude DAUMAS, L’amour du drap Blin & Blin, 1827-1975, histoire d’une entreprise lainière familiale, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, Série historique, Besançon & Paris, Presses universitaires franc-comtoises, 1999 ; Jean-Claude DAUMAS, « Les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performances », Vingtième siècle, vol. 114, n° 2, pp. 33-51, 2012.
-
[8]
Genre, générations et égalité en agriculture : Transformations des configurations familiales et des représentations de la masculinité et de la féminité en Suisse, Fonds national suisse pour la recherche scientifique, PNR 60, n° 406040-129309 et Ruptures de trajectoire familiale : Enjeux socio-économiques des situations de ruptures de trajectoire familiale dans les très petites entreprises rurales de l’Arc jurassien (Financement Interreg IVa CH-UE). Yvan DROZ, « Quelques réflexions anthropologiques sur la transmission », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Gilles VIEILLEMARCHISET (éd.), Socio-anthropologie de la transmission, Paris, L’Harmattan, pp. 73-88, 2012 ; Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », in Faire et défaire des affaires en famille, op. cit., pp. 191-203 ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », en soumission.
-
[9]
Nous reprenons ici une première esquisse publiée ailleurs en l’actualisant et la développant extensivement Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », art. cit.
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[10]
À titre d’exemples, voir Alice BARTHEZ, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica, 1982 ; Daniel BERTAUX, Isabelle BERTAUX-WIAME, Transformation et permanence de l’artisanat boulanger en France. Une enquête sur la boulangerie artisanale par l’approche biographique, Paris, Cordes, 1980 ; Céline BESSIÈRE, De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Cours et Travaux, Paris, Raisons d’Agir, 2010 ; Laurence MARTI, « La grande famille. Pratiques, représentations et identités horlogères dans le Jura suisse », thèse de doctorat, Université Lumière, Lyon 2, 1996 ; Bernard ZARCA, « Identité de métier et identité artisanale », Revue française de sociologie, vol. XXIX, pp. 247-273, 1988 ; Yvan DROZ, « Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes », Ethnologie française, vol. XXXII, n° 2, pp. 209-219, 2002 ; Jérémie FORNEY, « Produire du lait, créer du sens : adaptations et résistances quotidiennes chez les producteurs de lait suisses romands », Thèse de doctorat ? Université de Neuchâtel, 2010 ; Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, « Le silence des pratiques. la question des rapports de genre dans les familles d’“indépendants” », Sociétés & Représentations, vol. 2, n° 24, pp. 44-58, 2007 ; Delphine LOBET, « La logique du don dans la transmission des entreprises familiales », Sociétés contemporaines, vol. 62, n° 2, pp. 27-47, 2006.
-
[11]
Yvan DROZ, « Du lait comme valeur. Ethnologie des fermes jurassiennes », art. cit. ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT,On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, Chêne-Bourg/Genève, Georg, 2001 ; Jérémie FORNEY, « Produire du lait, créer du sens : adaptations et résistances quotidiennes chez les producteurs de lait suisses romands », op. cit. ; Dominique JACQUES-JOUVENOT, Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Dominique JACQUES-JOUVENOT, Marie GILLET, « L’agriculture en Franche-Comté : un métier patrimonial rediscuté », Études rurales, pp. 159-160, 2002.
-
[12]
Précisons que l’impératif de la transmission n’apparaît pas – ou avec moins de force – dans les très petites entreprises familiales avec peu – ou pas – de patrimoine (entreprises de services par exemple).
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[13]
Louise CADIEUX, Jean LORRAIN, Pierre HUGON, « La succession dans les entreprises familiales : Une étude de cas exploratoire faite auprès de quatre PME manufacturières fondées et dirigées par des femmes », présenté au 5e congrès international francophone sur la PME, Lille, 2000.
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[14]
Sur la centaine de très petites entreprises familiales que nous avons approchées, la moitié appartenait au type « patrimonial ». Voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[15]
Laurence MARTI, « La grande famille. Pratiques, représentations et identités horlogères dans le Jura suisse », art. cit.
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[16]
Jean-Claude DAUMAS, « Les dirigeants des entreprises familiales en France, 1970-2010. Recrutement, gouvernance, gestion et performances », art. cit.
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[17]
Ce qui correspond à la moitié des très petites entreprises familiales que nous avons interrogées (voir note 14).
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[18]
Nous nous inspirons ici du texte fondateur d’Alexandre V. TCHAYANOV, L’organisation de l’économie paysanne, Paris, Librairie du Regard, traduit par Alexis BERELOWITCH, 1990.
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[19]
Nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage qui présente les résultats détaillés de notre recherche sur les très petites entreprises familiales de l’Arc jurassien : Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit. Celui-ci détaille la méthode que nous avons suivie et présente une typologie des très petites entreprises familiales.
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[20]
Cette tendance apparaît parfois dans la centaine d’entretiens que Laurent Amiotte-Suchet et Maÿlis Sposito ont conduits entre 2013 et 2015 (voir note 14).
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[21]
Pour le choix d’un successeur parmi les enfants, voir Sibylle GOLLAC, « Travail indépendant et transmissions patrimoniales : le poids des inégalités au sein des fratries », Économie et statistique, pp. 55-75, 2008 ; Bernard ZARCA, « L’héritage de l’indépendance professionnelle selon les lignées, le sexe et le rang dans la fratrie », Population, pp. 275-306, 1993 ; Florence WEBER, « Pour penser la parenté contemporaine. Maisonnée et parentèle, des outils de l’anthropologie », in Danielle DEBORDEAUX, Pierre STROBEL (dir.), Les Solidarités familiales en questions. Entraide et transmission, Paris, LGDJ/ MSH, pp. 73-116, 2002.
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[22]
Caroline HENCHOZ, 2016, « Enquêter sur l’amour auprès de trois générations. Retour sur le rôle central des émotions dans le processus de recherche qualitative », Émulations, n° 18, « L’amour en sciences sociales, les sciences sociales en amour », pp. 19-29.
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[23]
Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1980.
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[24]
Nous nous inspirons ici de quelques paragraphes que nous avons profondément remaniés d’un texte publié : Yvan DROZ, « Esquisse d’une typologie des très petites entreprises familiales », art. cit., pp. 192-195. Voir dans le même ouvrage les textes de Florence COGNIE, « L’entreprise familiale dans l’artisanat : rupture ou métamorphose », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), Faire et défaire des affaires en famille ; socio-anthropologie des très petites entreprises familiales, op. cit., pp. 135-156 ; Charlotte DELABIE, « Les hommes héritent, les femmes méritent. La place des sexes au sein d’une entreprise de sous-traitance », ibid., pp. 107-133 ; Florent SCHEPENS, « Entreprise, couple et famille. Un projet commun pour des buts différents », ibid., pp. 157-168 pour des exemples forts divers de l’imbrication famille-entreprise. Nous développons dans un prochain ouvrage le détail de ces enchevêtrements, Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[25]
Florence WEBER, « Pour penser la parenté contemporaine. Maisonnée et parentèle, des outils de l’anthropologie », art. cit. ; Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, Le silence des pratiques. La question des rapports de genre dans les familles d’« indépendants, op. cit.
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[26]
Françoise HÉRITIER-AUGÉ, « La valence différentielle des sexes au fondement de la société ? », Journal des anthropologues, vol. 45, pp. 67-78, 1991.
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[27]
Voir le texte de Caroline HENCHOZ, « Ma petite entreprise, mon conjoint et son argent. Une interdépendance mésestimée », in Dominique JACQUES-JOUVENOT, Yvan DROZ (éd.), op. cit., pp. 43-65, qui analyse finement l’enchevêtrement des logiques de complémentarité et de genre en ce qui concerne un élément hautement révélateur : la gestion de l’argent au sein du couple. Fenneke REYSOO, « Inégalités de genre dans les très petites entreprises familiales : regard croisé Nord-Sud », ibid., pp. 67-84, montre également dans son texte que cette imbrication des logiques patrimoniales et de complémentarité déploie des conséquences différenciées selon le sexe du patron de la très petite entreprise familiale : si l’homme compte sur le travail « invisible » de son épouse, une rupture (décès, accident invalidant ou divorce) met en péril la survie de l’entreprise, alors qu’une très petite entreprise familiale dirigée par une femme n’est que rarement soutenue par le travail « invisible » de son époux. Dans ce dernier cas, une rupture n’a que peu de conséquences sur la survie de l’entreprise.
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[28]
Cette hiérarchisation apparaît clairement dans l’asymétrie sémantique entre le couple agriculteur-paysanne dans les textes officiels et les formations du secteur agricole suisse. Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « L’agriculteur et la paysanne suisse : un couple inégal ? », Revue suisse de sociologie, vol. 40, n° 2, pp. 237-257, 2014.
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[29]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », art. cit.
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[30]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, « Family farming and gendered division of labour on the move : a typology of farming family configurations », Agriculture and Human Values, p. 20, 2016.
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[31]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « La main-d’œuvre familiale non rémunérée orpheline des prestations sociales suisses : le cas des exploitations agricoles familiales », Revue suisse de Sécurité sociale, pp. 228-230, 2014 ; Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[32]
Certes, répondre aux exigences d’une vocation correspond bien à un accomplissement personnel, parfois contraint, Céline BESSIÈRE, « De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac », 75 et ss. Toutefois, il ne s’agit alors pas d’un épanouissement individuel tel que le fait miroiter la représentation occidentale de l’individu qui exige de satisfaire aux désirs individuels. Voir Louis DUMONT, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983.
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[33]
Gilbert RIST, L’économie ordinaire entre songes et mensonges, Paris, Presse de Sciences Po, 2010.
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[34]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Dominique JACQUES-JOUVENOT, Ginette LAFLEUR, Malaise en agriculture ; une approche interdisciplinaire des politiques agricoles : France-Québec-Suisse, Paris, Karthala, 2014, p. 60.
-
[35]
Voir Yvan DROZ, Jérémie FORNEY, Un métier sans avenir ? La Grande Transformation de l’agriculture suisse romande, Paris, Karthala-IUED, 2007.
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[36]
Yvan DROZ, « Le paysan jurassien : un fonctionnaire qui s’ignore ? Le mythe du libre entrepreneur et la réalité des subventions fédérales », Journal des anthropologues, vol. 84, pp. 173-201, 2001 ; Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, op. cit.
-
[37]
Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.
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[38]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, « Family farming and gendered division of labour on the move : a typology of farming family configurations », art. cit.
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[39]
Boris WERNLI, Caroline HENCHOZ, « Fin de l’union conjugale, genre et tâches ménagères en Suisse », Population-F, vol. 66, n° 3-4, pp. 727-754, 2011.
-
[40]
Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Dominique JACQUES-JOUVENOT, Ginette LAFLEUR, op. cit., pp. 122-140.
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[41]
Céline BESSIÈRE, Sybille GOLLAC, « Le silence des pratiques. La question des rapports de genre dans les familles d’“indépendants” », art. cit., p. 47.
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[42]
Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne : XVIIIe-XXe siècle, L’Univers historique, Paris, Ed. du Seuil, 1977.
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[43]
Georges DUBY, Mâle Moyen Âge : de l’amour et autres essais, Paris, Flammarion, Nouvelle bibliothèque scientifique, 1988.
-
[44]
Daniel VANDER GUCHT, « La religion de l’amour et la culture conjugale », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 97, pp. 329-353, 1994, p. 343.
-
[45]
Edward SHORTER, Naissance de la famille moderne : XVIIIe-XXe siècle, op. cit., pp. 23-24.
-
[46]
Technologia, Étude clinique et organisationnelle permettant de définir et de quantifier ce qu’on appelle communément le burn out, Paris, Technologia, 2014.
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[47]
Sandra CONTZEN, Jérémie FORNEY, art. cit.
-
[48]
Le Code civil suisse (1907) stipule à l’article 163 : « Art. 163 E. Entretien de la famille I. En général. 1 Mari et femme contribuent, chacun selon ses facultés, à l’entretien convenable de la famille. 2 Ils conviennent de la façon dont chacun apporte sa contribution, notamment par des prestations en argent, son travail au foyer, les soins qu’il voue aux enfants ou l’aide qu’il prête à son conjoint dans sa profession ou son entreprise. 3 Ce faisant, ils tiennent compte des besoins de l’union conjugale et de leur situation personnelle ». Le Code civil français ne mentionne pas cela. Voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit. pour les conséquences des différents régimes matrimoniaux.
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[49]
Voir Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, Fenneke REYSOO, « Les logiques sociales de l’exploitation familiale agricole », art. cit. pour l’articulation de la logique individualiste et des autres logiques sociales.
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[50]
Céline BESSIÈRE, « Les séparations conjugales dans les familles agricoles », Informations sociales, CNAF, 2011/2, n° 164, pp. 64-71, 2011 ; Céline BESSIÈRE, Sibylle GOLLAC, « Des exploitations agricoles au travers de l’épreuve du divorce. Rapports sociaux de classe et de sexe dans l’agriculture », Sociétés contemporaines, vol. 96, n° 4, pp. 77-108, 2014.
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[51]
Nous ne développons pas ici les différents cas de figure qui se déclinent selon les types de contrats de mariage (séparation de biens, communauté de biens ou participation aux acquêts) : voir Laurent AMIOTTE SUCHET, Yvan DROZ, Fenneke REYSOO, op. cit.
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[52]
Certes, les frères et sœurs reçoivent souvent une compensation, mais celle-ci ne compense de loin pas la valeur économique de l’entreprise. Voir Yvan DROZ, Valérie MIÉVILLE-OTT, On achève bien les paysans. Reconstruire une identité paysanne dans un monde incertain, op. cit.
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[53]
Je remercie Caroline Henchoz de m’avoir suggéré cette perspective d’interprétation.