1 Véronique Fournier est médecin cardiologue et directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. Depuis bientôt 10 ans, au sein de son équipe, elle étudie des situations qui posent des questions d’ordre éthique.
2 La démarche de questionnement, exposée en filigrane dans cet ouvrage, prend source dans l’étude de situations concrètes et le dialogue avec l’ensemble des protagonistes. L’éthique clinique n’est pas un ensemble de considérations générales d’ordre philosophique. C’est avant tout une méthode, une démarche, un regard. À partir de situations concrètes, à la demande d’une personne qui s’interroge sur une décision à prendre (personne directement concernée mais aussi médecins, autres professionnels, proches, etc.), l’analyse, par des rencontres avec les protagonistes et au sein d’une équipe pluridisciplinaire (les membres du centre d’éthique clinique viennent d’horizons très divers et ont tous suivi une formation en éthique clinique), vise à avancer, ensemble, en s’interrogeant, afin que la personne en demande puisse prendre la meilleure position possible : « Au plan opératoire, ce que le Centre propose n’est rien de plus qu’une grille de lecture, faite pour analyser pas à pas tous les enjeux éthiques que soulève la question posée. Il n’est là que pour participer à éclairer un débat, non pour décider à la place d’autrui. » (p. 14). Cette grille de lecture comprend quelques principes impératifs, précisément établis : le principe du respect de l’autonomie de la personne concernée certes, mais aussi les principes de justice, de bienfaisance et de non-malfaisance.
3 Le style, alliant récits et analyses, n’est jamais jargonnant. Les cas étudiés, de la situation d’un don de foie, à la demande d’un diagnostic prénatal, d’une opération de changement de sexe, d’assistance médicale à la procréation... sont précisément décrits ; les questions soulevées sont bien détaillées, dans l’ordre chronologique (la question initiale, sur laquelle le Centre est saisi, puis toutes les questions qui se posent au fur et à mesure de la démarche), sans jamais offrir une solution, c’est-à-dire une réponse toute faite. L’objectif de cette méthode est d’accompagner les personnes dans leur questionnement et dans leur prise de décision ; non pas de leur offrir clé en main une réponse à leur question initiale.
4 Au fur et à mesure de l’étude de situations, il se dévoile ainsi un questionnement éthique plus général, qui nous interroge intimement, en tant qu’être singulier (Si jamais je me trouvais face à telle situation ou à vivre telle situation, comment réagirais-je ? Avec quels principes ?) et en tant que citoyen (Quelle société, avec quelles valeurs, lois et dispositifs, voulons-nous construire pour mieux vivre ensemble, dans le respect de la singularité de chacun ?).
5 Cet ouvrage est précieux, tant il arrive à concilier les domaines de l’analyse et l’émotion, cette émotion étant un moteur au questionnement. Certes, ces situations remettent parfois en question nos certitudes morales les plus profondément ancrées, mais c’est dans le cadre d’un questionnement fort bien étayé. Il ne s’agit ainsi pas que d’une simple remise en question qui nous laisse penaud, bras ballants, mais d’une démarche interrogative, fondée sur une méthode solide, qui nous apporte les outils pour mieux ébranler cet édifice moral. En bref, on a moins de certitudes, certes, mais on sait pourquoi ! En outre, on a des pistes afin de mieux avancer, pour, au final, mieux respecter la dignité et l’autonomie des personnes concernées.
6 Finalement, un seul reproche sera fait à cet ouvrage : son titre « Le bazar bioéthique » est inapproprié. Le « bazar », dans le langage courant, est un endroit où l’on trouve toutes sortes de choses, déposées sans aucun ordre. Or, dans cet ouvrage, nous découvrons que l’éthique clinique répond à une méthode précise. Ensuite, même si on étend le titre aux questions d’ordre général que ces situations concrètes posent, et finalement si on essaie de dégager des grands principes directeurs, il n’est, là aussi, selon nous, guère possible de parler de « bazar ». Certes, nous réalisons que les valeurs qui semblent « partagées » en France, et mises en musique dans les « Lois de bioéthique » (la dernière révision datant de juillet 2011), ne sont finalement pas très cohérentes dans leur application concrète. Mais il s’agit plutôt d’une multitude de valeurs et références, qui parfois, certes, semblent mal s’articuler. Est-ce pour autant un bazar ? Si le Centre d’éthique clinique arrive à pratiquer fructueusement un questionnement sur des cas singuliers, si Véronique Fournier parvient dans son ouvrage, en conclusion, à élargir le débat sur l’idéal démocratique, c’est que certains repères sont là et semblent solides. Par l’échange avec les divers protagonistes, y compris sur un plan politique général, il semble possible de les faire émerger et qu’ils deviennent partagés.
7 Notons également que la conclusion semble quelque peu « décalée ». Les préconisations de Véronique Fournier, en matière de politiques publiques, sont très intéressantes mais elles rompent l’économie générale de l’ouvrage, fondé sur un questionnement trouvant source dans des études de situations concrètes vécues. À notre sens, il aurait fallu soit fortement développer cette conclusion dans une seconde partie, soit écrire des articles indépendants. La demande, par exemple, d’un meilleur accompagnement, mériterait à elle seule d’être approfondie.
8 Ainsi, ce livre, très riche, qui tient en haleine, dans lequel on plonge littéralement pour lire chaque situation avec passion, fait partie de ces rares ouvrages qui savent concilier la simplicité d’écriture et l’art de l’intrigue narrative, avec une grande richesse d’informations parfois très techniques, notamment sur le plan médical, et un grand intérêt dans le questionnement éthique ou politique (en termes de politiques publiques). À fortement conseiller !
9 Gilles SÉRAPHIN