Notes
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[1]
Ce texte a déjà été publié sous le titre : « La parenté, le droit et la médicalisation de la naissance. À propos du rapport de la Fondation Terra Nova : “Accès à la parenté : assistance médicale à la procréation et adoption’’ », dans Esprit, n° 358, mai 2010, pp. 183-188.
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[2]
Ce double don est à l’heure actuelle interdit, alors que le don d’embryon surnuméraire est autorisé. Il semblerait que cette interdiction ait été introduite dans la loi pour éviter une demande trop forte d’ovocytes, très rares sur le « marché » du don. Si ce double don est autorisé, les difficultés liées à la fécondation seraient augmentées et le délai d’attente prolongé (suite à la rareté des dons).
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[3]
Voir sur le site de Terra Nova, la première contribution polémique de Sylviane Agazinsky, puis les nombreuses contributions qui suivent à http://www.tnova.fr/category/taxonomie-principale/sujets-de-societe
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[4]
Sur tous ces sujets, voir le dossier qu’Esprit a consacré à “la filiation saisie par la biomédecine”, mai 2009.
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[5]
« La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », Recherches familiales n° 4, La filiation recomposée : origines biologiques, parenté et parentalité, 2007, pp. 71-88.
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[6]
Sylvie RAYNA, Marie-Nicole RUBIO, Henriette SCHEU (dir.), Parents-professionnels : la coéducation en questions, Toulouse, Erès, 2010.
Faut-il faire son deuil ? Perdre un être cher et vivre, Pascal Dreyer (dir.),Éditions Autrement, coll. « Mutations », n? 257, 2009.
1 La revue « Autrement » publie régulièrement des sommes d’ouvrages sur la question du deuil et de la mort. En 1987, « La mort à vivre », en 1992, « Vivre c’est perdre », aujourd’hui, sous la direction de Pascal Dreyer, nous trouvons des textes d’origines diverses, sous le titre « Faut-il faire son deuil ? ». Arrêtons-nous quelques instants sur ce titre provocateur s’il en est... Il fallait oser la question... Car même si de nombreuses personnes se plaignent de ce sentiment d’obligation du deuil engendré par les médias, il semble évidemment aberrant de poser comme une alternative le refus du processus du deuil. Alors, complaisance facile qui consisterait à placer en tête de la réflexion une opposition à un sentiment « de conformisme psychologique » ou cri de détresse souvent entendu chez ceux qui viennent de perdre un proche et qui ne supportent pas l’idée de la séparation définitive ?
2 L’expression « faire son deuil » est largement galvaudée dans notre société obsédée par le temps qui s’échappe par tous ses pores. Faire son deuil a été rapidement compris comme « on passe et on oublie... ». La notion a d’ailleurs été appliquée à tout et n’importe quoi, dans un matérialisme qui rendrait chaque objet interchangeable. Le texte d’Emmanuel Housset nous permet de bien saisir pourquoi l’expression est devenue plus qu’insupportable : « [...] que le deuil soit un “faire’’, une production de l’individu. Autrement dit, “faire son deuil’’ devient une sorte d’impératif conditionnel dans le souci d’une “technique du bonheur’’ ; il s’agit de demeurer maître de soi, propriétaire de sa vie, en cherchant à lutter contre tout ce qui peut me déposséder de moi-même et notamment la mort de l’être aimé ». Philosophe à Caen, ce phénoménologue propose de dépsychologiser le deuil. Il s’adresse ici à des psychologues de bazar, peut-être ceux qui officient dans les raccourcis saisissants cités dans les journaux, quand on demande d’exprimer en une minute une situation d’une complexité labyrinthique. Il est clair pourtant, pour tout thérapeute confronté au deuil d’autrui, que vouloir appliquer une recette par la prescription d’un deuil accéléré ou superficiel, n’a pour conséquence que la fuite immédiate des endeuillés. Michel et Andrée Le Goff témoignent : « Lorsqu’on me pose la question, je dis que j’ai deux enfants dont l’un est décédé. Les personnes s’excusent, comme si leur question était indiscrète. Comme si le travail de deuil était un moyen de passer à autre chose, d’annuler ce qui a été vécu et ressenti. »
3 Le deuil d’amour n’entend en aucune façon obéir à un quelconque modèle. Il ne peut en revanche ni être anticipé, ni être volontairement bloqué, car sans le processus, le mouvement du deuil, la plaie de l’arrachement du lien restera béante et l’endeuillé inconsolable. Cependant, comme d’autres auteurs de cet ouvrage collectif, Emmanuel Housset critique le texte freudien de 1914 pour sa tentative d’abstraction du processus de deuil qui la distancie tant de son épaisseur de représentations. La fin du deuil permet à Freud une hypothèse relativement mécaniciste, lorsqu’il parle d’un retour du moi à un état de liberté permettant un nouvel investissement libidinal. C’est omettre le changement radical qui suit la perte d’un être cher : la relation avec l’autre est désormais fixée dans le passé, mais le monde auquel le sujet appartient est radicalement changé.
4 Cette métamorphose de l’être au monde « nous fait perdre la forme que nous avions », notre désorganisation ne se réassemblera plus jamais comme nous étions jusqu’alors. Des parents qui ont perdu un bébé reconnaissent ce changement en eux : « Je n’ai plus confiance dans le monde. Je ressens les gens, le monde comme hostile. » La négation du futur n’est pas seulement perte de la capacité à se projeter, elle est aussi perte des devenirs possibles.
5 Cet enfant, que serait-il devenu ? Mon fils aurait vingt ans, qui serait-il aujourd’hui ? La mort empêche l’égrènement du temps et du même coup fixe définitivement le mort dans un temps qui devient un temps mort. Le temps devient ainsi mortifère pour les endeuillés qui voudraient tant le retenir d’un cri : « Je ne veux pas faire mon deuil ! »...
6 Nous sommes d’accord, le deuil n’est pas un bricolage de rites mêlés à des « séances » émotionnelles. Aucune substitution affective n’est possible, aucun sens artificiel ne peut être donné à la situation, par essence absurde, qu’est la mort.
7 Pascal Dreyer recueille alors les « trésors amers » du deuil au travers de réflexions avec des endeuillés qui ont bien voulu cheminer avec lui du côté de leur deuil passé. Ces témoignages sont autant de tableaux d’une exposition sur le deuil dans laquelle nous avancerions pas à pas, animés d’une curiosité intense pour chaque aplat de couleur, chaque structure de la composition picturale et en même temps avec l’envie de rester dans chaque univers laissé émergé par le peintre. Deuil de l’enfant, deuil des parents, deuil du conjoint, deuils professionnels. L’amour est à chaque fois renouvelé, sa rupture tout aussi effrayante, mais finalement apaisée... L’on convient de cet immense bienfait du groupe social. Pas celui de la pompe funèbre et des interdits inhibiteurs d’antan, mais plutôt celui des groupes naturels... En Islande, grâce à Christophe Pons, nous suivons l’incroyable créativité du pasteur Bragi Skulason de Reykjavik qui procède à un « accommodement » des limbes, pour permettre aux parents qui ont perdu un fœtus de procéder à ses funérailles en deçà des 22 semaines. Ce temps fixé par les autorités qui donnent leur humanité aux enfants (et donc le risque d’appeler homicide l’interruption volontaire de grossesse), ne correspond pas à la souffrance des parents qui voient leur enfant disparaître sans mémoire. Pierre Lemonnier, anthropologue des Ankave-Anga de Papouasie-Nouvelle-Guinée nous parle du recyclage symbolique des morts à travers différentes ingestions et ingurgitations fantasmatiques et parfois aussi bien réelles ! Mais finalement, il compare la recherche de la faute à l’origine de la mort à la recherche de la responsabilité dans les sociétés occidentales. Le malheur ne peut être toléré dans notre société, pas plus que le deuil ou le temps qui passe...
8 Un bien intéressant recueil de textes que ce numéro dirigé par Pascal Dreyer et la revue Autrement. Aucune répétition des numéros précédents consacrés au même thème, ce qui signifie bien que notre société avance et, même si ces penseurs de l’extrême restent à la proue du navire, l’équipage suit !
9 Marie-Frédérique BACQUÉ
Portraits de familles : L’enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles, Arnaud Régnier-Loilier (dir.), Paris, INED, coll. « Grandes enquêtes », 543 p., 2010.
10 Issue de l’enquête française du projet international Générations et genre (appelée communément GGS : Generations and Gender Survey) lancée au début des années 2000 à l’initiative de la Commission Économique pour l’Europe des Nations (CEE-ONU), l’enquête dite Erfi (enquête Étude des relations familiales et intergénérationnelles) coordonnée par l’INED avec le concours de l’Insee fait aujourd’hui l’objet d’un imposant ouvrage de restitution et d’analyse des résultats collectés intitulé Portait de familles. L’enquête a été effectuée sur la base d’entretiens menés en 2005 sur l’ensemble du territoire métropolitain auprès d’un peu plus de 10 000 femmes et hommes âgés de 18 à 79 ans, sur différentes thématiques concernant la famille, les comportements familiaux et conjugaux, les relations entre générations, les étapes clés de la vie sociale et personnelle (âge, entrée dans la vie active, etc.), pour mieux rendre compte des « comportements démographiques contemporains ». L’analyse des résultats, précédée d’une explication du cadre méthodologique qui réussit à être passionnante (construction d’un objet de recherche, adaptation au cadre national et culturel des questionnaires internationaux, contraintes propres ou de l’enquête, difficultés de terrain...) et vaudrait un ouvrage à elle toute seule, fait remonter quatre thématiques globales, représentatives, selon les auteurs, des dynamiques recherchées :
- la diversité des conjugalités (cohabitantes ou non, post-séparation ou non, avec ou sans enfants, marquées ou non par la précarité, etc.) ;
- les couples au quotidien : le partage des tâches domestiques, la division du travail et les activités parentales ;
- les étapes de vie et la diversité des parcours familiaux : le passage à l’âge adulte, le désir d’enfant, les parcours socioprofessionnels de première ou seconde partie de carrière, l’incidence des pratiques religieuses sur les « comportements familiaux » ;
- les perspectives intergénérationnelles : fréquences des rencontres entre parents et enfants, grands-parents, les rapports entre mal-être, genre et âge, le veuvage et enfin, une analyse comparée France-Russie des différences d’opinions sur le soutien entre générations.
12 Si certains de ses résultats sont assez connus (les mutations dans les carrières matrimoniales, l’affaiblissement des institutions telles que le mariage, l’impact des séparations conjugales sur les rapports avec cet « autre parent » qu’est le père) et d’autres assez attendus (le partage du travail domestique, par exemple, déjà très exploré), l’ensemble de l’enquête révèle une photographie passionnante de l’évolution du cadre familial et générationnel en même temps qu’il constitue une mine pour les chercheurs en sciences sociales intéressés non seulement par la famille contemporaine, mais par cet objet plus récent et aux contours délibérément flous qu’on appelle la vie privée, qui est aussi une vie sociale, comme son nom ne l’indique pas ! C’est pourquoi les auteurs insistent avec raison sur la force des représentations, dans les réponses données « spontanément » (mais aussi dans les questions posées, ce qui aurait été intéressant d’analyser) sur des thèmes tels que la division sexuée du travail (par ex. : « Que pensez-vous de l’affirmation suivante : “L’enfant en âge préscolaire risque de souffrir si sa mère travaille’’ ? ») ou encore le choix pour une femme d’élever seule un enfant. Les résultats sont toujours évalués à l’aune des représentations qui, en quelque sorte les précèdent, ce qui donne l’effet de perspective indispensable à la compréhension de résultats. Sans cela, ils resteraient uniquement quantitatifs. Nous en sommes loin grâce à la qualité de la recherche révélée par le commentaire fourni et l’analyse toujours corrélée et mise en perspective dans les limites de l’exercice assez technique et parfois ardu pour le lecteur, de restitution des résultats. La « désinstitutionalisation » de la famille est un des thèmes forts de l’étude : baisse du mariage, précarité du couple, augmentation continue des naissances hors mariage, nouvelles formes d’unions non cohabitantes : quelles sont les représentations des principaux intéressés ? Leur point de vue se sépare nettement selon leur propre situation conjugale et familiale, mais il semble acquis pour presque tous que la famille s’inscrit dans une pluralité de modèles. La précarité du couple – analysée sous toutes ses acceptions, y compris économiques – semble admise par une grande partie des répondants, même si les représentations (notamment sur la précarité économique qui fait l’objet de passionnants développements de Philippe Cordazzo) que s’en font les intéressés sont très diverses : il y a ce que l’on voit du couple et ce que l’on vit. Le risque de rupture est d’ailleurs analysé sous plusieurs variables : statut matrimonial à la première union, présence d’enfants antérieurs ou communs. À propos des enfants, justement, un intéressant chapitre sur l’observation de la situation et de l’histoire familiale rédigé par Didier Breton et France Prioux, analyse la trajectoire familiale des enfants marquée par cette situation de précarité familiale généralisée en relevant notamment que « naître au sein d’un couple non marié continue à être associé à un risque beaucoup plus important de voir ses parents se séparer ».
13 Quant aux questions de genre, point très sollicité de l’étude Erfi pour les raisons déjà mentionnées, les enquêtes relatives à l’effet « genre » sur les modèles de fécondité ou de mariage apportent de nouveaux éléments. On notera à ce sujet les études toujours utiles, mais assez connues et aux conclusions toujours aussi désespérantes pour l’égalité des sexes, sur la division du travail dans le couple par rapport aux charges domestiques et parentales.
14 Avec les transitions d’âge (vers l’âge adulte ou la maturité), les relations intergénérationnelles sont un autre thème important de cette enquête. Les rapports entre parents et enfants, mais aussi entre enfants, petits-enfants et grands-parents sont également interrogés sous différents angles et facteurs (sexe, âge, situation sociale et matrimoniale, etc.) avec des résultats contrastés : si la démographie façonne les grands-parents (chapitre 17), les relations avec les enfants et petits-enfants suivent une courbe variable. On apprend par exemple que l’incapacité ou le décès ne resserrent pas les liens avec les aïeux malades ou survivants.
15 De cette « photographie » un peu floue de la famille, ressortent des perspectives multiples habilement exploitées et pour le lecteur l’impression d’un grand éclatement qui ne doit pas faire illusion : les représentations mobilisées autour de la famille s’écartent d’une réalité parfois voulue, parfois subie, mais toujours mouvante.
16 Yann FAVIER
Mille et une façons de faire les enfants. La révolution des méthodes de procréation, Bertrand Pulman, Calmann-Lévy, 345 p., 2010.
17 Si chacun croit savoir comment les enfants viennent au monde, les lecteurs de l’ouvrage passionnant de Bertrand Pulman, sociologue et anthropologue (IRIS et Paris XIII) devront revoir leurs certitudes : le recours à l’assistance médicale à la procréation dans et en dehors du cadre légal, sans être massif, est un phénomène suffisamment répandu (environ 20 000 naissances, soit 2,4 % des naissances globales en 2006) pour être sorti d’une pratique sociale et médicale marginale. Nul n’est censé ignorer les innovations fantastiques des sciences de la procréation, mais les débats publics autour de l’interminable révision des lois dites « bioéthique » cristallisent des positions morales tranchées en décalage croissant avec une société sans doute plus avancée sur ces questions qu’on ne le pense. Dans ce contexte, la lecture de cet ouvrage clair, accessible, argumenté et très bien documenté est d’autant plus indispensable que l’auteur, sans s’interdire de prendre position sur les points les plus discutés (la gestation pour autrui, l’anonymat des donneurs de gamètes), prend appui sur des faits et des pratiques étayés par des travaux et recherches utilement recensés dans une bibliographie très complète et non sur des présupposés moraux, ce qui tranche heureusement avec la manière de penser les sciences du vivant aujourd’hui, en quête incessante de « repères ». La science étant avant toute autre chose un dialogue de l’homme avec la nature, les seuls présupposés valables, surtout pour l’anthropologue, doivent être tirés de l’observation et non de sentences morales. Pour rendre compte de la pratique clinique et sociale de l’assistance médicale à la procréation, Bertrand Pulman commence par « contextualiser » le débat sur l’assistance médicale à la procréation en partant d’un point de vue anthropologique : la prise en compte, en définitive assez ancienne, de la multiplicité des coutumes et des croyances entourant la procréation. Cette préoccupation de relier la clinique à l’anthropologie est marquée – et un peu trop soulignée aussi – par des « contrepoints » d’anthropologie classique (intitulés « Ailleurs ») sur l’engendrement et la procréation dans des sociétés éloignées (« le mariage chez les Nuer », d’après Edward Evans Prichard, « la femme Aché et ses maris » chez les indiens Guayaki, d’après Pierre Clastre), relativisant ainsi la nouveauté des questions posées par les techniques procréatives et, surtout, ne les réduisant pas à ces seules techniques.
18 Si l’historique de l’assistance médicale à la procréation occupe en réalité une bonne moitié de l’ouvrage, c’est pour mieux comprendre les techniques actuelles. Ainsi, tout est décrit des « scènes primitives de l’insémination artificielle » (comme est malicieusement intitulé le premier chapitre de l’ouvrage) depuis les découvertes de ce que l’on nommera plus tard les spermatozoïdes (en 1841) par le Hollandais Antonie van Leeuwenhoek, au XVIIe siècle, ancien drapier maniant loupes et lentilles pour compter les fils des tissus et dont il fit d’autres usages, jusqu’aux techniques sophistiquées de l’IMSI permettant à l’aide de microscopes bien plus évolués de sélectionner les spermatozoïdes dans le cadre d’une fécondation in vitro. La galerie de portaits offre au passage une remarquable approche anthropologique de l’histoire des sciences en général et des sciences de la procréation en particulier.
19 Les derniers chapitres se concentrent sur les pratiques actuelles et les questions éthiques qu’elles suscitent, ou plutôt, les malentendus qu’elles provoquent. L’auteur ne se contente pas ici de décrire, mais aborde frontalement les questions qui fâchent : la rémunération et l’anonymat du don, la licéité des pratiques autour de la gestion pour autrui homologue comme hétérologue, ou le diagnostic préimplantatoire utilisé ou non comme une forme d’eugénisme « libéral ». Les différents points de vue sont donnés. L’auteur n’en évince aucun, apportant tout au long de l’ouvrage sa contribution autour d’enquêtes et d’entretiens qu’il a pu avoir, notamment avec les Centres de conservation des œufs et du sperme humains (CECOS). La législation tantôt lacunaire, tantôt hypocrite, est pointée sans complaisance (notamment sur la gestation pour autrui, une question pour une fois magistralement traitée), mais de manière équilibrée, ce qui est rare dans un débat habituellement très passionné. La parole des patients n’est jamais oubliée – ni leur « colossale détermination », sans négliger les motivations parfois contradictoires qui les animent. Si Bertrand Pulman n’hésite pas non plus à prendre des positions, souvent nuancées, parfois plus tranchées, c’est toujours en laissant place à la contradiction et au débat. Ce qui ne l’empêche pas d’inviter les instances de décision à trancher de façon plus nette dans les débats en tenant compte des pratiques et des réalités – parfaitement relatées dans cet ouvrage – plutôt qu’à des injonctions morales. La gestation pour autrui est ainsi l’exemple typique d’une pratique qu’il faut aborder frontalement par rapport au couple d’intention (un couple hétérosexuel ou de même sexe, mais pas de célibataires), aux droits de la mère de naissance (qui ne réalise pas à proprement parler d’abandon) et de l’enfant (qui est d’établir une filiation qui « colle » à une réalité). Malgré le caractère touffu de la matière traitée, l’auteur ne perd jamais pour autant le fil de son travail ni un certain bon sens qui ravit ici autant qu’il déplaît chez d’autres moins scrupuleux que lui. Nous lui emprunterons ainsi la conclusion faussement naïve de cet ouvrage qui, sans être neuf dans ses propositions, l’est davantage dans sa démarche et son approche pensée des questions de bioéthique et rappelle que ces enfants, « quels que soient nos sentiments concernant les modalités [c’est nous qui soulignons] de leurs venues au monde, il faudra les accueillir avec un sourire ».
20 Yann FAVIER
À qui appartiennent les enfants ?, Martine Segalen, Paris, Tallandier, 207 p., 2010.
21 Martine Segalen, spécialiste de la sociologie de la famille, nous propose une réflexion sur le thème de l’enfance. Dans la lignée de ses ouvrages de vulgarisation sur la famille, elle balaye ce thème de façon large, suivant une perspective historique relative à nos sociétés occidentales. Les chapitres successifs – Un enfant pour la famille (chapitre 1), Un enfant pour la nation (chapitre 2), Un enfant pour le couple (chapitre 3), Un enfant pour maman, un enfant pour papa (chapitre 4), Les droits des enfants (chapitre 5), Un monde à lui (chapitre 6) – retracent l’évolution du statut de l’enfance, depuis l’enfant de jadis au service des intérêts de la lignée familiale à celui d’aujourd’hui, sujet de droit. Ils formulent des réponses à l’interrogation initiale : à qui appartiennent les enfants ?
22 Dans les sociétés rurales européennes des siècles passés, les enfants sont un don de dieu et la finalité première du mariage chrétien. La natalité est forte, car la mortalité infantile l’est tout autant. Les enfants sont des travailleurs, dès l’âge d’une dizaine d’années, qui prendront en charge la vieillesse de leurs parents et assureront la continuité de l’héritage familial. De leur côté, les enfants des villes connaissent un destin peu enviable : placés en nourrice à la campagne, ils décèdent en grand nombre du manque de soins et d’hygiène ; mis au travail précocement dans l’industrie naissante, ils souffrent de conditions de travail très dures, de l’insalubrité des logements, de l’alcoolisme qui ravage les classes laborieuses. Ce sont leurs conditions de vie qui poussent l’État à prendre les premières mesures d’assistance et de protection de l’enfance, afin de lutter contre les abandons d’enfants, contre la mortalité infantile, contre le travail des enfants, contre la délinquance des bandes d’enfants livrés à eux-mêmes...
23 Progressivement, se met en place un nouveau modèle familial, le modèle bourgeois qui triomphera au XIXe siècle. L’enfant devient un « bien rare », du fait du contrôle des naissances. Il est davantage investi sur les plans affectif, éducatif et nourricier, tant par ses parents que par l’État qui intervient de façon croissante pour normaliser la famille et fabriquer de bons citoyens au service de la nation, limitant de ce fait la toute puissance paternelle. Les normes changent. Le regard porté sur l’enfance aussi : l’« enfant personne » est en train de naître.
24 Dès lors, l’enfant devient petit à petit « l’enfant du désir ». Enfant programmé, surprotégé, objet du discours psychologique infantile qui se développe, qu’il faut désormais s’efforcer de comprendre, de rendre autonome, de valoriser. Aujourd’hui, alors que les couples se font et se défont, c’est l’enfant qui fonde la famille. Il est au centre de réseaux familiaux de plus en plus divers et complexes du fait de la multiplicité des configurations familiales contemporaines (familles recomposées, homoparentales, monoparentales...). Il devient même un droit ! Les techniques de procréation médicalement assistée, non seulement pallient la stérilité, mais ouvrent de nouvelles perspectives qui modifient les représentations que l’on se fait de la reproduction, de la filiation, de la consanguinité, de l’enfant, de son appartenance (à qui appartient l’enfant fabriqué en éprouvette, issu de dons de gamètes ?).
25 En même temps, l’enfant devient un sujet de droit. C’est-à-dire que la loi ne se contente plus de le protéger, elle lui accorde également la possibilité de défendre ses propres intérêts, en tant qu’individu (droit à la santé, à l’éducation, à la protection contre les violences, mais aussi droit à connaître ses origines, à entretenir des liens avec ses ascendants, à donner son avis sur les décisions le concernant...). Cette évolution ne va pas sans poser le problème du rapport à l’autorité : Peut-on concevoir que les droits des enfants soient égaux aux droits des parents ? Sont-ils dans des positions équivalentes ? La famille doit-elle être cet espace démocratique où le lien social repose sur la négociation, sur l’autonomie, sur la liberté de chacun ?
26 Mais l’enfant est-il encore l’enfant de ses parents ? N’a-t-il pas tendance à échapper de plus en plus tôt à l’emprise de ceux-ci, au profit de l’influence du groupe de ses pairs (une société enfantine avec son langage, ses codes, sa propre culture), de l’influence de la société de consommation et de ses diktats ? Les frontières ne sont-elles pas en train de devenir poreuses entre les divers âges de la vie et en particulier entre l’enfance, l’adolescence, la jeunesse ? Assurément, le siècle qui débute sera face à de nouveaux défis quant à la place et au rôle de l’enfant, de ses parents (au sens large), de l’État.
27 Le premier mérite de cet ouvrage est de s’intéresser à un thème marginal dans l’histoire de la sociologie. Car si l’adolescence est entrée dans le champ de la sociologie de la famille, l’enfance ne l’est pas encore complètement, du moins pas en France où les recherches existent, mais tardent à s’institutionnaliser.
28 Le second mérite de l’ouvrage est de nous faire réfléchir aux bouleversements qui, en l’espace d’un peu plus d’un siècle, ont affecté le statut des enfants et, réciproquement, de leurs parents et de la société dans son ensemble. De l’enfant de la lignée d’hier, objet de devoirs à l’égard de ses ascendants, à l’enfant sujet de droit d’aujourd’hui, quel chemin parcouru !
29 Bien sûr, les spécialistes de l’enfance critiqueront sans doute des raccourcis rapides, des affirmations péremptoires, voire des idées critiquables. Mais on peut difficilement faire œuvre de vulgarisation sans simplification.
30 Béatrice LECESTRE-ROLLIER
Accès à la parenté : assistance médicale à la procréation et adoption, Rapport Terra Nova, groupe de travail « Bioéthique » présidé par Geneviève Delaisi de Parseval et Valérie Depadt-Sebag, février 2010, http://www.tnova.fr/index.php?option=com_contentview=articleid=1160 [1]
31 La fondation Terra Nova, qui se qualifie comme « fondation progressiste », se propose de renouveler la réflexion sur les grands sujets de société, afin notamment de préparer les prochains combats électoraux de la gauche, plus particulièrement du Parti socialiste.
32 À cette fin, s’est réuni sous la présidence de la psychanalyste Geneviève Delaisi de Parseval et de la juriste Valérie Depadt-Sebag un groupe de travail « Bioéthique », composé d’une vingtaine d’experts, la plupart universitaires ou chercheurs en sociologie, médecine, psychologie, droit... Ils ont produit ce volumineux rapport de 120 pages, Accès à la parenté : assistance médicale à la procréation et adoption, qui expose les principaux enjeux, initie le débat et propose des réformes juridiques.
33 Pédagogie et honnêteté caractérisent ce travail. « Pédagogie », puisque l’exposé et l’analyse des enjeux sont extrêmement clairs, sans aucun langage jargonnant, ni « psy », ni juridique ; « honnêteté », puisque les auteurs font part de leurs convictions, de leurs doutes, voire des divergences d’opinions, tant sur l’analyse que dans les propositions. Sur ce sujet très sensible, nous devinons que les débats ont dû être passionnés, mais toujours respectueux.
34 Ce rapport ne traite pas de toutes les questions soulevées par la révision des lois dites « Bioéthiques », mais se concentre sur les questions de l’accès à la parenté en cherchant à faire le point sur les différents modes de procréation assistée et d’anticiper les débats portant sur leurs effets sur la filiation. Les propositions sont nombreuses et concernent aussi bien l’adoption, que l’assistance médicale à la procréation (AMP) ou la gestion pour autrui (GPA).
Unifier le droit de la filiation
35 Tout d’abord, le groupe propose une refonte totale du droit de la filiation, afin de rapprocher la filiation par AMP de la filiation adoptive, en supprimant le secret et l’anonymat du don. Le don serait autorisé par décision judiciaire et ce jugement, conservé dans le registre de l’état civil, serait mentionné dans la copie intégrale de l’acte de naissance. S’il le désire, l’enfant, accompagné par un organisme d’aide à l’information de type CNAOP (Conseil national pour l’accès aux origines personnelles), pourrait alors demander copie de ce jugement et connaître le ou les donneur(s).
36 Pour tous les membres du groupe de travail, la question semble claire. Il s’agirait bien de reconnaître le droit à l’enfant de connaître son histoire, et non pas d’établir une quelconque « filiation génétique ou biologique » : « Il faut remarquer qu’un malentendu, courant tant dans le public que chez les spécialistes, a toujours embrouillé les débats : il tient au fait que ce qu’on appelle à tort “filiation biologique’’ relève en réalité de la seule histoire ou ascendance génétique ou biologique. Il n’existe en effet qu’une filiation, celle qu’institue tel ou tel système de parenté, telle ou telle loi ; il n’y a de filiation que sociale. Pour nous cependant – et ce point est essentiel, on le verra – cela ne signifie pas qu’il faille pour autant tenir pour négligeable – ou, pire, qu’il soit nécessaire de gommer définitivement – l’ascendance génétique ou corporelle de l’histoire des enfants conçus par AMP avec dons, béance qui ne peut que rejaillir sur les générations suivantes. [...]. Nous [considérons] nocif, voire pathogène, le déni de l’ascendance biologique ou génétique qui est pour nous – ne serait-ce qu’au niveau médical – une composante fondamentale de la vérité biographique d’un individu. » (pp. 16 et 18).
37 Ensuite, le groupe propose une facilitation des conditions d’accès à la parenté par AMP, en supprimant l’interdiction du double don de gamètes (AMP avec don de sperme et don d’ovocytes) [2], l’exigence pour les couples non mariés de la preuve de deux ans de vie commune et en admettant le transfert d’embryons (et non pas de gamètes) post mortem, jusqu’à 18 mois après le décès.
38 Quant à la gestion pour autrui, le groupe propose une reconnaissance de sa pratique pour pallier la stérilité utérine. Cette GPA serait toutefois limitée et encadrée : l’un des parents devra être l’un des parents génétiques de l’enfant ; le compagnon de la gestatrice devra donner son consentement ; la gestatrice ne devra pas fournir son propre ovocyte et devra déjà être mère ; elle ne devra pas être proche de l’un des parents ; elle ne devra faire don de sa gestation plus de deux fois et, dans tous les cas, ce don bénéficierait à un même couple ; elle conserve son droit inaliénable à interrompre sa grossesse ; enfin, l’ensemble de la procédure et des consentements des personnes concernées se ferait sous forme de jugement retranscrit sur les registres d’état civil. Le groupe propose également de reconnaître les GPA réalisées légalement à l’étranger. L’établissement de la filiation d’un enfant né d’une GPA suivrait, avec quelques aménagements (et notamment en ce qui concerne la filiation établie automatiquement avec la femme qui accouche...), les règles d’établissement de l’enfant né d’un don de gamètes.
39 Enfin, en ce qui concerne l’adoption, le groupe propose l’ouverture aux couples non mariés, ainsi qu’aux couples de même sexe.
40 La divergence d’opinions, Geneviève Delaisi de Parseval exposant les idées « pour », à partir de son expérience clinique de psychanalyste, et Valérie Depadt-Sebag les « contre », à partir de considérations de droit principalement, porte sur la question de l’AMP et de la GPA, au bénéfice des couples de même sexe. Valérie Depadt-Sebag estime qu’il faut maintenir l’AMP dans la logique du droit existant, une logique strictement médicale. L’AMP est destinée à remédier à la stérilité des couples, pas à répondre au désir d’enfant : « Au-delà de la question des couples homosexuels, si le projet parental devient la seule condition de recours à l’AMP, comment ne pas admettre l’accès aux hommes célibataires, ainsi qu’aux femmes célibataires ou ménopausées ? » (p. 101). Ce à quoi Geneviève Delaisi de Parseval oppose que dans tous les cas, l’AMP reste une technique à visée sociale et non pas médicale : elle ne guérit aucunement la stérilité, le père ou la mère stérile le restant après l’AMP, mais elle permet à des personnes stériles de devenir parents.
41 Tous ces points sont analysés et les arguments sont présentés de façon concise et pédagogique. Les réformes souhaitées sont bien détaillées, le rapport allant jusqu’à proposer des rédactions de nouveaux articles de lois et à décrire les nouveaux dispositifs qu’il faudrait construire pour mettre en œuvre les nouvelles dispositions. Nous n’allons ainsi pas argumenter et contre-argumenter chacune des analyses et propositions, comme nous n’allons pas exprimer une opinion, en reprenant certaines propositions ou en critiquant d’autres. Comme à la lecture de ce rapport, chacun possède les outils pour se faire un avis, nous renvoyons toute personne intéressée au texte lui-même, disponible sur le site Internet de Terra Nova (www.tnova.fr).
42 Puisque ce rapport se propose d’ouvrir le débat, voici quelques points qui mériteraient selon nous une poursuite de la discussion.
La fonction du droit
43 Tout d’abord, la fonction accordée au droit fait l’objet de formules un peu rapides. Le droit, en effet, n’est pas seulement une énumération de ce que chaque citoyen ne peut pas faire (restriction), mais il représente également la prise en compte de l’intérêt commun et de l’articulation des intérêts de chacun. Le droit est aussi protection et surtout source de sens. La filiation construit pour chacun son identité, sa place, son rôle, ses droits et devoirs, au sein de la famille et au sein de la société. Le rapport, d’ailleurs, analyse en quelques pages (pp. 22-25) certains de ces aspects et conclut : « Ainsi, la filiation n’est pas une affaire privée, elle relève de l’organisation de la société. » Ailleurs, il est rappelé : « Qu’elle soit charnelle ou adoptive, la filiation est instituée par l’autorité de l’État, elle n’est en aucun cas convenue entre des personnes. » (p. 57). D’autres passages évoquent à juste titre le risque de confondre les droits de l’Homme avec une extension mal maîtrisée des « droits créances » (pp. 102-103).
44 Or, malgré ces brillantes analyses et la présence dans ce groupe de spécialistes du droit (outre les juristes, nous pensons à la sociologue du droit Irène Théry) qui connaissent parfaitement ces aspects, ces autres fonctions sont, dans l’ensemble du rapport, peu abordées. Parfois des phrases qui se veulent de « bon sens » pêchent par leur non-sens : parlant du refus de l’adoption aux couples de même sexe (en fait, le refus concerne l’ensemble des couples non mariés...), il est affirmé que ce refus « n’apparaît plus adapté ni à l’évolution des mentalités ni à celle du droit, la seconde n’étant que la reprise sur le plan des institutions de la première » (p. 36). Qu’est-ce que l’évolution des mentalités ? Et que reste-t-il du droit quand il est réduit à la reprise de cette évolution ?
Le sens du progrès
45 Le rapport laisse ainsi par moments, surtout dans la synthèse, l’avant-propos et l’introduction, par nature plus militantes, transparaître une idée du « progrès » qui s’applique mal aux grands sujets bioéthiques, comme si le progrès n’était que le fruit d’une lutte permanente contre les contraintes normatives, cristallisées dans le droit, et se résumait donc en un combat permanent pour l’extension des droits.
46 De la même manière, certains passages sacrifient trop à la rhétorique militante. Le rapport classe par exemple les familles et les opinions, sur le sujet de l’adoption, de l’APM et de la GPA, en deux groupes dichotomiques, les « progressistes » et... ceux qu’on s’abstient de qualifier, ceux qui ne sont donc pas progressistes, comme si cette répartition binaire pouvait éclairer l’ensemble de ces débats complexes. Cette dichotomie morale s’écroule d’ailleurs d’elle-même à la fin du rapport. On a bien du mal à déterminer qui, parmi ce groupe de Terra Nova, composé a priori de membres également « progressistes », peut être qualifié de progressiste, sur le sujet de la GPA par exemple, puisque les opinions divergent... En outre, en dehors de ce groupe constitué, parmi les personnes qui se sentent proches de Terra Nova ou qui ont prêté leur nom pour apparaître dans le « comité scientifique » de la fondation, certains ont souhaité répondre au rapport et ont manifesté leur désaccord pour que soit présentée, en particulier, la proposition de la légalisation de la gestation pour autrui comme la position « officielle » de Terra Nova [3].
47 Cette critique générale sur le « progressisme », qui porte davantage sur le discours d’accompagnement que sur le rapport lui-même, ne touche pas aux points essentiels et elle ne remet pas en question la grande qualité du travail accompli. En ce qui concerne les propositions du rapport, voyons les points qui, selon nous, auraient pu être approfondis.
La triangulation psychique
48 La triangulation psychique est le principe selon lequel « un enfant a besoin, pour se développer harmonieusement, de deux adultes qui ont pu se constituer en parents, qui ont pu accomplir le travail psychique qu’est la parentalité. [...]. Ce qui est essentiel, c’est que puisse se réaliser la triangulation psychique, dynamique structurante fondamentale pour la maturation psychique du futur adulte » (pp. 92 et 93). Les auteurs, très honnêtes, reconnaissent dans le texte et même dans la note de synthèse, cette contradiction entre analyses et propositions : « Pour les auteurs, la psychanalyse montre que l’enfant a besoin de deux parents afin de structurer au mieux son identité (« triangulation psychique »). Cette réalité tendrait à restreindre l’adoption aux seuls couples. Le rapport ne le propose pas. Car il ne s’agit pas là de préférer une famille biparentale à une famille monoparentale, mais d’offrir une famille à ceux qui n’en ont pas. » (synthèse). L’explication est un peu courte (d’autant plus que selon ce principe de la triangulation, le rapport émet un avis négatif quant à l’ouverture de la possibilité, aux personnes seules, de bénéficier de l’AMP). En effet, puisque l’argument principal qui revient sans cesse dans le rapport est l’intérêt supérieur de l’enfant, et puisqu’il n’y a aucun déficit dans les demandes d’adoption (il y a beaucoup plus de familles en demande d’adoption que d’enfants « à adopter »), il aurait fallu être cohérent et proposer que seuls des couples puissent adopter, donc restreindre ce droit qui est aujourd’hui ouvert à des personnes célibataires. Mais restreindre ce droit n’est, sans doute, pas « progressiste »...
Mariage et parenté
49 Dans le même ordre d’idées, l’articulation entre mariage et parenté est finalement peu étudiée. Si nous estimons que toute parenté nécessite un engagement initial fort, de la part d’un couple, pourquoi ne pas réserver cet accès aux couples mariés, surtout si le mariage est ouvert aux personnes de même sexe (proposition du Parti socialiste, dont Terra Nova est proche) ? N’oublions pas que le mariage est un engagement qui assure un meilleur exercice des droits de chacun des membres du couple et des enfants, en cas de rupture notamment (un divorce en l’occurrence). Défendre le mieux possible les intérêts de l’enfant ne passerait-il pas, ainsi, par la structure juridique le mieux à même d’accueillir la parenté (signe d’engagement, meilleur exercice des droits), le mariage ? Dans la logique du rapport, si le mariage est ouvert aux personnes de même sexe, ne faudrait-il pas limiter l’accès à la parenté par adoption et par AMP aux personnes mariées ? Mais... restreindre ce droit n’est, sans doute, pas « progressiste »...
L’accouchement sous X
50 La condamnation unanime de l’anonymat dans l’AMP conduit tout naturellement à questionner également l’accouchement sous X. Toutefois, celui-ci n’est pas qu’une restriction des droits de l’enfant à connaître ses origines biologiques, c’est aussi une possibilité juridique qui permet de préserver des droits pour la femme et de meilleures conditions sanitaires lors d’un accouchement, pour la parturiente comme pour l’enfant, le risque étant que les accouchements se fassent en dehors de la maternité et qu’ils conduisent à des abandons simples. La question est donc complexe, puisqu’elle oppose plusieurs principes que l’on pourrait tout autant qualifier de « progressistes ». C’est pourquoi il est dommage que le groupe de travail ne l’ait pas abordé (p. 45), hormis dans une phrase sibylline qui ressemble à une condamnation : « L’accouchement sous X est dénoncé par nombre de spécialistes du droit de la filiation comme contraire à l’intérêt de l’enfant et, pour cette raison, il est supprimé de la plupart des législations européennes, lesquelles exigent que la mère indique son nom ainsi que celui du père à l’état civil » (p. 45). Mais aborder ce droit aurait pu faire entrer en débat des principes « progressistes », voire aurait conduit à les hiérarchiser...
La parole entendue : ceux qui parlent
51 La souffrance psychique créée par l’anonymat est-elle systématique ? « Les enfants nés des premières AMP avec don sont aujourd’hui adultes. Ils font état de leur souffrance de ne pas connaître leur histoire personnelle. » (p. 7). Certes, dans beaucoup de situations, c’est le cas [4]. Les psychanalystes comme Geneviève Delaisi de Parseval, analysent avec brio ces situations, probablement nombreuses. Mais, finalement, on n’entend jamais ceux qui n’éprouvent pas de souffrance, probablement puisqu’ils n’éprouvent pas le besoin de s’exprimer. Loin de nous l’idée de réfuter le fait que la question de l’anonymat peut engendrer de la souffrance. Pour ces personnes en souffrance, l’anonymat fait débat et son maintien est légitimement questionné. Mais peut-on pour autant l’associer systématiquement à la souffrance ? Peut-être d’ailleurs des enfants préfèrent-ils garder l’anonymat des géniteurs. Ainsi, avant de faire une réforme législative en profondeur, faudrait-il des études plus poussées sur les personnes qui ne souffrent pas. Certes, accordons au groupe de travail une réflexion « fine » sur le sujet, puisqu’il ne propose pas une levée de l’anonymat systématique, mais seulement à la demande. Toutefois, l’enfant est quand même systématiquement informé, par son acte de naissance, qu’il est issu d’un don d’engendrement. Cela peut quand même provoquer un « choc » s’il ne le savait pas. En outre, ce lien quasi systématique établi entre anonymat, secret et souffrance pourrait devenir, quand il deviendra profane puisqu’objet de débat public, un discours explicatif pour exprimer toute souffrance psychique, voire un discours performatif. Dans le même ordre d’idées, il faudrait également entendre les parents. Leur parole est peu présente. Cette écoute empêcherait probablement l’écriture de condamnations morales à l’emporte-pièce (fort heureusement très peu nombreuses, le rapport étant nuancé et respectueux) : « L’AMP relève du droit à la santé des couples demandeurs. Mais un droit qui laisse primer le confort [je souligne] des parents sur celui de l’enfant institue un droit à l’enfant que ne doit en aucun cas être admis, même sous couvert du droit à la santé. » (p. 53). Le terme de « confort » est, dans ce contexte, très péjoratif. En bref, la critique exprimée porte sur le lien systématique entre anonymat et souffrance et devient un appel à la prudence et à la nuance.
Le cadre familial de la GPA
52 Nous avons vu que la GPA a suscité de nombreuses questions dans le groupe de travail. Pourtant, un aspect essentiel a été peu abordé : le cadre familial dans lequel elle se pratique. Seul le conjoint de la gestatrice est évoqué, puisque dans le cadre de la GPA, il est suggéré qu’il donne un accord formel à cette gestation par sa conjointe. Puisque les femmes gestatrices sont, dans les pays où la GPA est autorisée et selon les recommandations de tous les psychanalystes, déjà mères, cela signifie que des enfants vont assister à la grossesse de leur mère. Quels effets psychiques a la GPA sur ces enfants, petits frères et sœurs « de gestation », lorsqu’ils assistent à la conception d’un enfant puis à la « disparition », celle-ci pouvant être vécue comme un abandon ? Les études portent trop souvent sur les effets psychiques de cette pratique sur la gestatrice, la mère et le père, mais peu sur l’entourage familial. Ne faudrait-il pas considérer l’ensemble de cet entourage familial quand il est question de légiférer ?
53 Cette liste de questions sur lesquelles la discussion doit se poursuivre pourrait faire penser que le rapport n’est pas complet. Certes, à notre avis, des chemins de traverse n’ont pas été empruntés, des questions essentielles n’ont pas été abordées. Cela vient du fait, selon nous, que ce rapport est aussi militant et qu’il doit construire un discours politique avec des messages simples et des positions tranchées. Toutefois, ce rapport est une mine d’informations, expose très honnêtement les opinions et élabore des propositions précises et argumentées. Avec ce rapport, Terra Nova affronte des questions qui font débat. Ce groupe de pensée a ainsi une longueur d’avance, puisqu’il se confronte directement à des enjeux de société, fondamentaux pour tous, puisque touchant aux fondements de notre identité.
54 Gilles SÉRAPHIN
Les protections de la personne à demi-capable. Suivis ethnographiques d’une autonomie scindée, Benoît Eyraud, Thèse de doctorat en sociologie dirigée par Alain Cottereau, EHESS, 2010, disponible sur le Portail documentaire de l’UNAF (cliquer sur l’icône « ressources documentaires » sur le site de l’UNAF à www.unaf.fr)
55 La thèse de Benoît Eyraud sur « les protections de la personne à demi-capable » est, à bien des égards, d’une qualité exceptionnelle. D’où vient le sentiment d’excellence qui saisit le lecteur dès le prologue et ne le quittera plus jusqu’aux dernières lignes de l’épilogue ? De l’alliance entre une rigueur académique sans faille et une réelle audace intellectuelle dans la problématisation de l’objet ; entre une soumission à la discipline la plus exigeante de l’enquête empirique (quantitative et qualitative) et une imagination vraiment créative dans la conduite de l’exploration ethnographique ; entre une rare maîtrise de la pluralité méthodologique et de l’interdisciplinarité (la sociologie discute ici avec l’anthropologie, le droit, l’histoire, la philosophie) et le maintien d’un cap jamais perdu de vue.
56 Un objectif sociologique est défini au départ et suivi de bout en bout : donner à comprendre ces situations sociales très spécifiques que sont la tutelle et la curatelle, situations peu connues, voire reléguées aux marges du débat social sur l’autonomie, alors même que le nombre des personnes concernées par ces mesures ne cesse de s’élever en France, dépassant probablement aujourd’hui le chiffre impressionnant de 700 000.
57 L’auteur revendique avec raison le choix de ne pas inclure dans son observation toutes les formes de tutelle ou curatelle, mais d’explorer intensivement celles qui sont confiées à un service social. Ce choix apparaît très justifié : la thèse ne porte pas sur les personnes âgées et dont la tutelle est familiale, ce qui serait un tout autre travail, mais uniquement sur les personnes, en général d’âge moyen, plus souvent des hommes, dont la caractéristique majeure conduisant à des mesures de protection est l’imbrication entre les difficultés sociales (revenus, emploi, endettement, domicile, isolement...) et les problèmes psychologiques ou psychiatriques.
58 En parvenant à retourner ce stigmate particulier qu’est la relégation dans l’invisibilité de ces personnes protégées, Benoît Eyraud nous démontre qu’il a choisi un grand sujet, à la fois très important au plan social et d’une remarquable valeur heuristique pour la théorie sociologique : la « personne à demi-capable » est un révélateur et un analyseur exceptionnel de la personne en général, de la capacité et de l’autonomie en général, de la pauvreté et de la vulnérabilité en général et des outils conceptuels et méthodologiques que forgent les sciences sociales qui s’efforcent d’en traiter.
59 Un court exemple permet d’illustrer ces qualités. La thèse se clôt par la présentation en dernière annexe (p. 646 et suivantes) du « protocole photographique » qui fut proposé à certains enquêtés en forme « d’ouverture ethnographique » permettant de clore la relation enquêteur/enquêté d’une façon qui rende aux personnes un peu de ce qu’elles avaient donné en acceptant de répondre aux sollicitations de celui qui les avait suivis des mois durant. Benoît Eyraud terminait ainsi cinq années d’enquête de terrain par une sorte d’expérimentation commune à l’enquêteur et l’enquêté mettant en œuvre ensemble une « méthode à travers laquelle on permet aux personnes de donner à voir ce à quoi elles tiennent, ce qui importe pour elles » (p. 647). Ces photos sont magnifiques. Elles témoignent de la relation exceptionnelle de confiance et de compréhension réciproque que Benoît Eyraud a su nouer au cours du temps avec ces personnes en grande difficulté sociale et psychologique. On comprend que seule cette relation a permis au photographe de saisir, sous forme de portraits posés (espaces et postures choisis par les personnes), non seulement le lien entre le « quant à soi » de l’individu et l’espace privé du « chez soi » que la mesure de tutelle ou de curatelle a permis de préserver, mais cette façon d’être inscrit dans le monde humain qu’on peut nommer, d’un mot sans doute un peu grandiloquent pour le style toujours très retenu de l’auteur : la dignité. Elles permettent au lecteur de saisir d’un coup d’œil l’une des plus grandes réussites de la thèse au plan formel : l’aller-retour permanent qui est ménagé dans chacun des chapitres entre la généralité de l’analyse sociologique, la hauteur de vue des synthèses, l’abstraction maîtrisée des analyses conceptuelles, et la singularité concrète des individus, des lieux, des moments et des actions.
60 Tout au long de ces 646 pages, des personnes uniques, des cas particuliers, des exemples pris sur le vif, des incidents significatifs, viennent scander la réflexion, l’infléchir, la relancer. Ils laisseront le lecteur avec le sentiment d’avoir rencontré lui même M. Jouve ou Mme Sanchet, d’avoir vraiment vu et senti la misère d’un appartement à la dérive, mesuré l’impersonnalité des nouveaux locaux d’une association tutélaire et assisté en habitués aux mini-rituels de sa permanence du lundi matin. Ce sentiment est certes illusoire et Benoît Eyraud met fort bien son lecteur en garde en analysant de façon réflexive chacun des choix qu’il fut amené à faire, tant sur le terrain que pour la rédaction de son mémoire et dans la « mise en scène » des études de cas. Mais le plaisir de la lecture dit bien ce qu’il veut dire : ce gros et dense travail de thèse a permis à Benoît Eyraud de travailler avec un vrai bonheur d’écriture, une qualité sociologique trop rare pour ne pas être relevée : celle de passeur d’expériences.
61 La thèse, très bien construite, apporte une somme impressionnante de connaissances et d’analyses. Parmi elles, on peut retenir en particulier l’enquête de sociologie législative présentée en première partie (« L’institutionnalisation à reculons du régime sociocivil d’incapacité-protection »). En revenant sur l’histoire longue des relations entre les autorités psychiatriques et judiciaires, Benoît Eyraud présente une analyse très fouillée des notions de « protection » et de « capacité » dans la réforme de 2007.
62 Au terme de cette analyse de sociologie législative, Benoît Eyraud engage un second volet d’investigation, relevant cette fois de la sociologie judiciaire. Ce travail, en tous points remarquable, aurait presque pu constituer à lui seul la partie empirique de la thèse. À travers l’analyse extrêmement détaillée des archives de 78 dossiers d’instruction ayant conduit à une mesure de tutelle (21), de curatelle ordinaire (11) ou de curatelle renforcée (46), l’auteur étudie pas à pas chacune des étapes de ce qu’il nomme le « processus d’incapacitation », soit le processus judiciaire par lequel la présomption légale de capacité que toute personne détient légalement à partir de l’âge de la majorité peut être défaite, ou partiellement défaite.
63 On comprend alors quel souci d’exhaustivité et de cohérence a guidé l’enquête de terrain : les 78 dossiers étudiés sont tous les dossiers retrouvés des 87 individus figurant sur la « liste » des personnes protégées prises en charge par le service tutélaire de la région lyonnaise qui a fait l’objet de l’enquête pendant cinq années.
64 Parmi les nombreux résultats de l’enquête socio-judiciaire sur dossiers, les plus remarquables concernent l’étude des modalités d’évaluation et de décision des magistrats. On retiendra tout particulièrement la distinction que fait Benoît Eyraud entre les 4 filières d’orientation vers le juge des tutelles, et dont il démontre le rôle déterminant dans la sélection des difficultés méritant une protection : la filière familiale, la filière gériatrique, la filière des services sociaux, et la filière des services psychiatriques (p. 189). Mais la partie centrale de l’enquête est encore ailleurs : elle est en effet constituée des entretiens approfondis avec les personnes « demi-capables » elles-mêmes et de l’analyse ethnographique de l’activité quotidienne des délégués à la tutelle. Il s’agit d’un travail de tout premier plan, apportant des informations originales et des analyses très solidement étayées, qui fera référence non seulement pour la connaissance de la tutelle, mais plus généralement en sociologie de la pauvreté et de la vulnérabilité (matérielle et psychologique), comme en sociologie du travail social et de la décision judiciaire.
65 Sans pouvoir rendre compte de cette enquête de terrain extrêmement dense et fouillée, soulignons ici simplement quelques-uns des acquis particulièrement importants de la thèse.
Le choix de la catégorie sociologique de « personne à demi-capable »
66 On sait que le droit ne parle plus « d’incapables majeurs », mais de « majeurs protégés ». Les professionnels de l’action sociale utilisent souvent l’expression de « personnes vulnérables ». Pourquoi construire le concept de personne à demi-capable ? En des pages remarquables (p. 47 et suivantes), Benoît. Eyraud s’en explique de façon très convaincante : il assume les « consonances juridiques et anthropologiques » de la notion de « capacité » afin de pouvoir consacrer son étude à deux distinctions, permettant deux articulations.
- La première est la distinction entre la personne au sens ordinaire en anthropologie et en philosophie de celui qui est auteur, objet ou attributaire de l’action humaine dotée de sens, et la personne juridique, au sens où Yan Thomas l’a définie, en historien du droit romain, comme le point d’imputation de droits, d’obligations et de responsabilités. Sans cette distinction, elle-même support de la distinction entre les deux sens (ordinaire et juridique) du mot « capacité » ou de l’expression « être capable », il serait impossible d’observer comment et à quel titre exactement une personne est limitée dans sa sphère décisionnelle. Qui est jugé ? L’individu lui-même ou telle action de l’individu agissant « en tant que » ? Qui est limité, l’individu lui-même ou telle action, voire telle partie d’action de celui-ci inscrite dans telle ou telle situation sociale précise ? Ces distinctions sont capitales pour une pratique du droit démocratique soucieuse de penser ses propres limites, attentive à de ne pas céder à la tentation tutélaire de l’abus de protection, consciente enfin du risque permanent de stigmatisation des personnes qui accompagne la curatelle ou la tutelle. Observer comment s’articulent sans se confondre le plan de la relation humaine ordinaire (de personne singulière à personne singulière) et le plan de la relation de droit (de personne juridique dotée d’un statut et agissant « en tant que », à personne juridique) est capital pour pouvoir simultanément mettre en œuvre une description sociologique compréhensive et développer toute la dimension critique d’une ethnographie de l’activité quotidienne des tuteurs ou curateurs.
- La deuxième grande distinction/articulation présentée par Benoît Eyraud est celle qui permet d’apercevoir qu’il existe en sociologie deux conceptions de l’autonomie, l’une que l’on pourrait qualifier d’insulaire, l’autonomie vue plutôt comme autarcie, comme capacité de l’individu à ne dépendre que de lui-même, et l’autre que l’on pourrait qualifier de relationnelle, l’autonomie comme capacité à entrer en rapport avec autrui, à participer à l’action commune, à collaborer activement avec un partenaire sans se noyer ou se perdre dans cet effort même. Cette autonomie « relationnelle », qui par définition s’éduque et peut se renforcer ou au contraire s’éroder au fil du temps, commence par la capacité à recevoir, à accepter d’être l’objet de la sollicitude et du soin d’autrui (care). La notion de « demi-capacité » révèle ici tout son prix, car elle met d’emblée l’accent sur la relation et plus précisément la coopération qui se met en place entre la personne protégée et le mandataire, dont tout l’art est de ne pas céder à la tentation de la simple substitution (agir à la place de...), mais de partager les actions et les responsabilités, de façon à ce que la mesure de tutelle ou de curatelle soit aussi un exercice pratique d’empowerment, favorisant une reprise progressive d’indépendance de la personne.
68 Les passages remarquables de Benoît Eyraud sur le concept de personne témoignent d’une très bonne connaissance de la phénoménologie (Ricœur) comme de la philosophie analytique (Descombes) et d’une grande capacité à faire fructifier dans sa propre perspective les travaux les plus récents des sciences sociales sur le care, comme sur l’interlocution comme paradigme de la relation sociale humaine polyadique, « médiée » par des règles et modalisée par le conditionnel des attentes sociales. Dans ce contexte, l’apport incomparable de la thèse à la sociologie et à la philosophie de la personne concerne l’étude précise, toujours « contextualisée », toujours concrète, des flux et reflux du « pouvoir d’être soi » appréhendé via la relation à autrui. Elle sera, à n’en pas douter, une référence importante pour la sociologie de l’individualisme, comme pour la sociologie de la vulnérabilité et de la solidarité sociale.
L’exploration sociologique très originale de la « summa divisio » du droit entre les personnes et les biens
69 L’étude des mesures de curatelle, portant exclusivement sur la gestion de l’argent et des biens, amène l’auteur à mettre en question la distinction la plus classique des juristes entre ce qui relève des personnes et ce qui relève des biens. Benoît Eyraud présente des analyses extrêmement originales et stimulantes du domicile, comme entité située à l’intersection de la personne et des biens, non pas simple « cadre de vie », mais chez soi au sens fort, lieu dont prendre soin permet à la personne de se (re)construire, y compris psychologiquement, mais dont l’abandon peut, à l’inverse, accélérer rapidement par diverses modalités dont l’entassement spectaculaire de diverses choses formant des « tas » (de vaisselle sale, vêtements, objets récupérés, papiers administratifs non classés...) les processus psychologiques de perte de contrôle de soi et les spirales dépressives de la personne.
Les résultats et l’analyse réflexive sur leur production
70 Cette thèse apporte un grand nombre de résultats, dont on peut penser qu’ils seront directement utiles à l’action des professionnels engagés sur le terrain, et à la mise en œuvre des politiques publiques en la matière, tout en nourrissant la réflexion la plus contemporaine en sciences sociales. Un exemple : l’enquête dégage en effet de façon convaincante ce que l’auteur nomme « les trois conditions sociociviles de l’autonomie personnelle » : 1) que la personne puisse se projeter dans le temps, ce qui nécessite de disposer de moyens matériels : argent, pouvoir budgétaire ; 2) que la personne puisse s’exposer à l’incertitude du soin apporté par autrui ; 3) que la protection s’inscrive dans la règle de droit, ce qui assigne la personne à une certaine place sociale, mais lui offre des recours. Sur chacune de ces trois conditions de l’autonomie, revisiter l’histoire des politiques relatives à la prise en charge de la vulnérabilité (psychiatrie, protection sociale, action sociale, handicap), amène Benoît Eyraud à « défendre l’hypothèse d’une approche sociocivile de la capacité dans l’analyse des politiques publiques actuelles [...] participant aux réflexions portant aussi bien sur les théories de la justice que sur les questionnements moraux relatifs à la définition d’une personne humaine ». Une belle ambition, amplement justifiée par la qualité du travail et qui témoigne d’un engagement exceptionnel dans la démarche sociologique.
71 Bien d’autres aspects de la thèse auraient pu et dû être commentés, telle sa belle réflexion sur les « récits fragmentés » et les « reprises narratives »..., mais comment rendre justice à un texte aussi dense ? Tout ce que l’on peut souhaiter est qu’une publication permette très rapidement d’assurer à ce superbe travail la diffusion qu’il mérite.
72 Irène THÉRY
Épilepsie et exclusion sociale. De l’Europe à l’Afrique de l’Ouest, Sophie Arborio, Paris, IRD-Karthala, coll. « Hommes et sociétés », 378 p., 2009.
73 La thèse de l’anthropologue Sophie Arborio publiée dans cet ouvrage extrêmement riche est essentiellement destinée à des chercheurs spécialisés en anthropologie ou en sociologie. Les questions abordées dans cette étude sont nombreuses et peuvent nourrir la pensée, non seulement des anthropologues, mais aussi des médecins et des organismes internationaux de santé publique. En effet, au-delà de l’étude réalisée de 1997 à 2000, portant sur les représentations de l’épilepsie et la prise en charge des malades dans un territoire déterminé (région de Baguineda au Mali) auprès d’une population rurale bambara, ce travail ouvre à une réflexion plus générale sur la mise en place de politiques de santé publique. Nous pouvons toutefois regretter le sous-titre donné à cet ouvrage « De l’Europe à l’Afrique de l’Ouest » qui pourrait donner à penser que le travail aborde ces dimensions géo-culturelles, alors que l’Europe y est essentiellement présente sous l’habit du colonisateur ou du scientifique. Quant à l’Afrique de l’Ouest, si le Mali en fait partie, l’auteur insiste sur la nécessité de ne pas glisser dans des généralisations culturelles hâtives.
74 Un des points forts de cette recherche est incontestablement d’être en lien avec un programme épidémiologique franco-malien, programme qui s’intéressait à une possible corrélation entre la présence d’onchocercose et le développement de l’épilepsie. L’approche anthropologique était soutenue par la nécessité de penser les différentes dimensions – éthiques, épistémologiques, économiques, politiques... – en jeu dans l’implantation d’un programme de recherche thérapeutique scientifique dans un contexte culturel différent. Le souci éthique de l’auteur transparaît, notamment, dans l’analyse des effets du suivi médical tant sur l’évolution de l’épilepsie du point de vue de son expression symptomatologique que sur les représentations de la maladie.
75 Différences des contextes culturels, économiques, idéologiques français et malien certes, cependant, les représentations autour de l’épilepsie ne sont pas aussi éloignées dans ces deux univers culturels et géographiques que nous pourrions le penser. La mise à l’écart, l’exclusion, voire le rejet du malade semblent être un trait commun de la condition du malade épileptique. La rupture soudaine du sujet malade avec la réalité, l’apparition de comportements psychiques et physiques incontrôlables suscitent l’effroi et conduisent à ces attitudes de prise de distance avec les malades. Ces dimensions font de l’épilepsie un objet anthropologique au sens où son étude permet d’appréhender la complexité de l’organisation d’une société donnée. Par exemple, la recherche anthropologique indique que l’ensemble des pratiques et conceptions de l’épilepsie en milieu rural bambara ne peut être référé à un modèle unique. Si la maladie est souvent envisagée comme le lieu privilégié d’expression de la relation du naturel au surnaturel, elle met en évidence différentes formes de représentations de la personne et du monde. Pratiques et conceptions s’inscrivent dans un système de sens, de signes et d’actions qui relèvent d’une dynamique interactive entre trois grands modes de pensée traditionnelle – animiste, coranique et occidentale. La recherche montre que nous sommes face à une pluralité de savoirs, de représentations et de pratiques formant une réalité syncrétique particulière à prendre en compte dans la mise en place d’un dispositif de soins. En particulier, l’auteur insiste sur la nécessité de considérer la variabilité de toute situation locale afin de ne pas tomber dans le piège du particularisme culturel.
76 Cette recherche pose également, au-delà des aspects spécifiques de la maladie, la question de l’exclusion sociale dans toute sa complexité. La manière dont les malades seront pris en charge et intégrés dans leur milieu de vie met en œuvre cette approche syncrétique. Ainsi, un des résultats de l’analyse anthropologique montre que les comportements de rejet ou de protection du malade ne peuvent être uniquement liés à des critères ethniques ou religieux, mais aussi à la qualité des liens existant au sein de l’entité familiale.
77 Difficile de rendre compte de l’ensemble des apports de ce travail dense, aussi quelques mots seulement pour indiquer différents points traités par Sophie Arborio dans cet ouvrage qui, comme toute recherche doctorale rigoureuse, demande l’assiduité du lecteur. En effet, en publiant sa thèse, l’auteur n’a pas fait au lecteur l’économie des ancrages théoriques, épistémologiques et méthodologiques nécessaires à l’étude de la complexité de la question traitée. Les conditions des enquêtes y sont présentées de manière rigoureuse, les attentes des anthropologues spécialistes de ce type d’études devraient se trouver satisfaites. Cependant, l’intérêt d’un lecteur plus profane est également soutenu par l’abord de thématiques moins spécialisées. Une histoire de l’épilepsie en Occident lui permet tout d’abord d’envisager les représentations anciennes de cette pathologie et la manière dont la médecine contemporaine a contribué, en objectivant cette maladie, à lui faire perdre son caractère sacré. Puis, un long chapitre est consacré à la présentation du contexte historique, scientifique et politique de l’épilepsie et de sa prise en charge au Mali. En nous rappelant notamment que plus de 85 % des personnes épileptiques vivent dans des pays en voie de développement et que ceux-ci disposent rarement des moyens économiques et scientifiques pour une prise en charge efficace de leurs malades, l’auteur donne au lecteur une juste mesure de l’intérêt de ces recherches, tant du point de vue médical que social. La sensibilisation du lecteur au contexte socioculturel particulier de l’épilepsie dans la société malienne bambara se fait de manière détaillée. Différentes catégories de savoir (traditionnel, religieux, occidental...) sont convoquées et participent à la construction d’un savoir populaire syncrétique révélateur de l’importance de la dynamique sociale. La modulation des interprétations participe d’un mouvement dialectique entre les expériences individuelles et les références sociales. Ainsi, l’évaluation du programme médical montre que l’amélioration concrète de l’état de santé du malade est une condition nécessaire et suffisante pour susciter une adhésion au traitement, même si celui-ci ne correspond pas au système de sens et de pratiques habituel. Cet élément conduit Sophie Arborio à souligner la nécessité de ne pas confondre le registre des pratiques thérapeutiques avec celui des croyances, celles-ci ne constitueraient pas un obstacle à la prise d’un traitement moderne. Le malade et sa famille vont intégrer l’efficacité du médicament à leur système de représentations.
78 Au-delà de l’étude des représentations de l’épilepsie, de la prise en charge des malades et des effets de la maladie sur leur intégration dans la société, cet ouvrage développe une réflexion sur les rapports entre différents types de savoirs et leur articulation. Sophie Arborio déplace la question de la rencontre des savoirs concernant l’épilepsie en milieu rural bambara, à celle de la rencontre des savoirs et des discours médicaux, anthropologiques, politiques et économiques.
79 Anne THEVENOT
Pourquoi le cauchemar, Élisabeth Pradoura, Paris, In Press éditions, 157 p., 2009.
80 « Pourquoi le cauchemar », l’absence de point d’interrogation au titre de ce livre ouvre aux différentes questions qui semblent avoir motivé le travail d’Élisabeth Pradoura touchée par la souffrance de ceux dont le sommeil est affecté par des cauchemars, souvent d’ailleurs par la répétition d’un même cauchemar. Quelle serait la fonction du cauchemar dans la vie psychique ? Peut-on l’assimiler à celle du rêve ? Pourquoi les psychanalystes, à commencer par Freud, n’ont-ils pas traité spécifiquement du cauchemar ? Ces questions ont conduit la chercheure à mener ce qu’elle nomme deux enquêtes, une première enquête dans la littérature psychanalytique, puis une enquête clinique, qui donnent sa structure en deux parties à l’ouvrage.
81 La première partie vise à cerner ce que l’on peut appréhender du cauchemar, notamment au travers de certains écrits de Sigmund Freud, Ernest Jones et Jacques Lacan. À la manière d’un détective, Élisabeth Pradoura tente de cerner et de définir le cauchemar à partir de ses rapports au sommeil, au rêve, à l’angoisse, au trauma, à la sexualité et à la mort. Il ressort de cette recension que si le cauchemar n’a généralement pas été – excepté par Jones – directement appréhendé comme objet d’études, c’est peut-être parce qu’il confronte au réel, à l’innommable et de ce fait se dérobe aux processus de symbolisation. Comment l’attraper, alors qu’il plonge le dormeur dans un état physiologique d’angoisse, tout en restant souvent sans mot et sans image ? Prégnance des affects, absence de mots pour l’élaborer, le cauchemar échappe en quelque sorte au dormeur comme au psychanalyste.
82 C’est à ce même constat que nous conduit l’enquête clinique qui constitue la deuxième partie du livre. Là aussi, l’auteur essaie de cerner le cauchemar cette fois à partir de la parole de ceux qui en souffrent. Dans le cadre d’une enquête médicale sur le cauchemar, Élisabeth Pradoura a effectué, sur plusieurs années, une centaine d’entretiens réalisés auprès de patients de trois services de consultations sommeil d’hôpitaux parisiens. Les éléments présentés dans l’ouvrage ne sont pas le résultat de cette recherche, au sens où nous détiendrions, enfin, un savoir sur le cauchemar. L’auteur se limite d’ailleurs à ne donner que de brèves données méthodologiques concernant le recueil des entretiens et leur analyse. Elle fait le choix de continuer l’exploration engagée dans la littérature en repérant les différentes figures du cauchemar à travers la parole des patients. C’est parce qu’il s’agit d’une rencontre, au-delà de l’enquête, d’une clinicienne avec un sujet, rencontre où il est question du rapport que le dormeur entretient avec sa vie nocturne et son histoire intime, qu’elle a choisi de se laisser conduire par son écoute. Elle a opté pour essayer d’entendre ce qui se dit au fil des entretiens au plus près de la parole de ceux qui ont accepté d’évoquer leurs cauchemars.
83 Si cet ouvrage n’a pas pour visée de délivrer un savoir objectivant sur le cauchemar, il nous confronte à la complexité de cette manifestation de notre vie psychique et en réaffirme la singularité. Comme le rêve, le cauchemar est au cœur de la vie psychique, il s’agit de permettre à ceux qui les vivent d’en élaborer le sens afin, peut-être, de ne plus les subir.
84 Anne THEVENOT
Repères pour le placement familial, Daniel Coum, Paris, Erès, 2010, 360 p.
85 Rarement un ouvrage ayant pris l’apparence d’un lexique ou d’un dictionnaire, c’est-à-dire abordant un à un des termes nécessitant d’être éclaircis, ne s’est révélé aussi passionnant. Cela tient sans doute au thème abordé, le placement familial et la complexité relationnelle qu’il recouvre, mais cela tient encore plus au rédacteur et à sa capacité à analyser la complexité en question tout en adoptant une position novatrice qui maintient éveillées les capacités de réflexion du lecteur.
86 Daniel Coum, psychologue, psychanalyste et anthropologue, sait jouer au mieux de ces différents éclairages pour approfondir les questions posées, tout en s’appuyant sur une expérience de travail en accueil familial de longue haleine. Le résultat en est une position d’analyse profondément humaniste, qui allie la finesse de l’élaboration théorique avec la bienveillante neutralité du praticien confronté aux enfants placés, leurs parents et leurs familles d’accueil. Le choix des termes présentés est révélateur de cette position, mais aussi des débats qui aujourd’hui traversent le champ du placement. En dehors des termes plus ou moins « obligés » : accueil, adoption, audience, famille, juge des enfants, mari de l’assistante familiale, métier, parents, protection, référent, séparation, lien, visite accompagnée, qui renvoient directement à la définition institutionnelle des situations et à la pratique de l’accueil, d’autres termes participant plus des problématisations contemporaines ou des positionnements novateurs de l’auteur sont explicités : attachement, autorité parentale, coéducation, compétences parentales, droit de l’enfant, loyauté, parentalité, relais, séparation, violence...
87 Évoquons en quoi les analyses proposées permettent de renouveler la réflexion sur le placement familial et rendent ce livre des plus précieux.
88 L’essentiel est énoncé dans le paragraphe consacré au terme loyauté : « La fonction essentielle du dispositif social particulier que représente le placement familial est de permettre à l’enfant, sur fond de conflit potentiel de loyauté, de s’inscrire dans une double appartenance relationnelle. À condition qu’elle soit travaillée, c’est-à-dire accompagnée, elle lui permet d’éviter d’être aliéné au désir et à l’histoire de ses parents ou de sa famille d'accueil. Un mal pour un bien. Pour autant que l’assistante familiale n’attise pas le feu du conflit, ce qui suppose qu’elle y soit aidée... » Tout, ou presque, est dit !
89 Le placement familial constitue, en effet, un dispositif social particulier, qui a la capacité d’interroger – au même titre que d’autres dispositifs contemporains ayant pris de l’importance (familles recomposées, homoparentalité, procréations assistées avec tiers donneurs, résidence alternée...) – les bases anthropologiques de notre système familial, et ce que certains désignent comme l’ordre symbolique qui en découle. La double appartenance ainsi produite demande alors à être travaillée, autant pour aider l’enfant à ne pas s’abîmer dans un conflit de loyauté indépassable que pour aider les professionnels à assumer une position a priori intenable, puisque soumise au double bind d’injonctions contradictoires. Aimer l’enfant comme le sien dans une famille d’accueil assignée a une position en retrait, dans laquelle une assistante familiale est enjointe à se départir de ses affects les plus archaïques pour adopter une position professionnelle, tout en « faisant la mère » pour l’enfant accueilli. Nécessité alors, effectivement, à ce qu’elle y soit aidée, pour éviter à l’enfant l’aliénation qui le guette au désir possible de ceux qui l’accueillent, en parallèle à la protection mise en place à l’égard du désir – parfois mortifère – de ses parents d’origine. L’objectif, on le voit, est aussi ambitieux que difficile d’accès, et oblige à préciser au maximum les conditions nécessaires à son effectuation, et les implications, tant conceptuelles que pratiques, qui en découlent. D’où la grande importance d’une définition claire des termes et des enjeux, car elle constitue la condition pour qu’une construction puisse se mettre en place, pour le plus grand bien de l’enfant d’abord, de ses parents d’origine et d’accueil ensuite...
90 Toute la question de la parentalité, et de ce que sont les parents dans notre société, est en effet posée, et il ne faudra pas moins à l’auteur que 22 pages consacrées à ce terme pour essayer d’en rendre compte. La définition première des parents comme « détenteurs de l’autorité parentale » vient rappeler que ceux-ci sont d’abord socialement définis comme tels (dans un processus de reconnaissance de la filiation établie, ou d’attribution de celle-ci dans l’adoption) avant de pouvoir en assumer la fonction. Mais la question des affiliations parentales se révèle centrale pour définir la possibilité d’une inscription de l’enfant dans deux familles, sans chercher à idéaliser les liens avec la famille d’origine (qu’il faudrait éviter de vouloir préserver à tout prix quand le prix est trop élevé pour l’enfant), ni dénier à l’assistante familiale la possibilité d’aimer l’enfant au prétexte de sa professionnalité. Les effets négatifs pour l’enfant de la multiplication possible des placements précoces rappellent l’importance des liens d’attachement et la nécessité de préserver le plus possible ceux créés au sein d’une famille d’accueil.
91 Le livre de Daniel Coum nous permet alors de concevoir qu’il est possible pour un enfant d’élaborer une position psychique articulant ses attachements à plusieurs référents parentaux pour faire famille autrement que dans le schéma classique. Il apporte au lecteur les moyens conceptuels pour analyser la constitution de ce que nous avons appelé des dispositifs personnels de parentalité [5], qui situent l’enfant au centre d’une configuration de liens de type parental (articulant de façons diverses les différentes composantes de la parentalité) et qui permettent de penser les « nouvelles familles » (monoparentales, recomposées, homoparentales...) tout autant que les formes plus anciennes que représentent les familles d’accueil ou les familles adoptives.
92 Les cheminements possibles au sein de ce livre, auquel on est amené à constamment revenir, permettent de prendre progressivement conscience de la nécessité que soient favorisées les conditions d’une coéducation harmonieuse [6] entre les différents intervenants dans l’éducation de l’enfant, que ce soit ses parents d’origine, les membres de sa famille d’accueil et les autres participants à cette mission sociale qui consiste à élever l’enfant, pour le plus grand bien de celui-ci... et de ceux qui y sont attachés.
93 Gérard NEYRAND
Deux pays, deux jeunesses ? La condition juvénile en France et en Italie, Alessandro Cavalli, Vincenzo Cicchelli, Olivier Galland (dir.), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le sens social », 274 p., 2008.
94 Les jeunesses face à leur avenir. Une enquête internationale, Anna Stellinger (dir.), Raphaël Wintrebert (collaboration), Paris, Fondation pour l’innovation politique, préface de François de Singly, 194 p., 2008.
95 Ces deux ouvrages collectifs abordent le sujet de la jeunesse en se fondant sur une comparaison internationale. Une question transversale aux deux ouvrages servira de fil conducteur à la présente note : est-ce qu’il est possible d’affirmer qu’il existe au niveau international un groupe spécifique, la « jeunesse », dont on peut déceler des caractéristiques communes (outre la donnée de l’âge), en termes de comportements, valeurs et projets, qui dépassent les distinctions nationales (spécificités politiques, culturelles ou religieuses, mais aussi spécificités liées aux conditions économiques ou de formation, d’apprentissage ou de vie professionnelle, etc.) ? Si oui, quelles seraient les caractéristiques de cette jeunesse « supranationale » ? Le premier ouvrage, Deux pays, deux jeunesses ? repose sur une solide comparaison entre les jeunesses de la France et de l’Italie. Les éditeurs scientifiques ont demandé à des chercheurs des deux pays d’analyser, à partir des recherches récentes, la situation de la jeunesse dans chacun de leur pays, selon trois grands domaines d’investigation, considérés comme pertinents pour la compréhension des transformations de la réalité juvénile : acquisition de l’indépendance et entrée dans la vie adulte ; citoyenneté, école et société civile ; culture adolescente et rapports entre les générations. Ensuite, sur chacun de ces thèmes, les deux analyses nationales ont été placées en regard par un troisième chercheur, afin de « tirer des enseignements sur la proximité et l’éloignement de la condition juvénile dans les deux pays ». (p. 9).
96 Les contributeurs exposent ainsi les points communs et les divergences entre les deux jeunesses et, sur la base d’une étude contextualisée fouillée (contexte culturel, social, économique, religieux, institutionnel...), apportent des explications convaincantes. Nombre de traits culturels sont communs, notamment « l’importance du groupe de pairs dans la définition des normes et comportements en matière de vivre ensemble, de vie sentimentale et sexuelle, dans la fixation des goûts vestimentaires et culturels, le développement de produits culturels et technologiques destinés à un public juvénile, l’affaiblissement de l’autoritarisme parental »... (p. 256). D’autres aspects paraissent toutefois divergents. Ne citons que l’élément le plus connu, la décohabitation familiale, beaucoup plus tardive en Italie.
97 Pour répondre à notre question introductive, il est difficile de dire, sur la base d’une comparaison entre seulement deux pays (comparaison qui ne se fonde pas en outre sur une enquête statistique commune), quel serait l’élément le plus discriminant, entre la classe d’âge ou la nationalité. L’apport essentiel de cet ouvrage est à un autre niveau : non seulement les situations sont décrites, mais elles sont aussi expliquées puisque les auteurs connaissent parfaitement les situations nationales, ce qui permet de contextualiser les observations et, bien souvent, de sortir des sentiers battus.
98 Toutefois, en conclusion, les éditeurs scientifiques, connaissant bien la situation dans d’autres pays, notamment parce qu’ils ont aussi participé au second ouvrage ci-après exposé, concluent « que la France et l’Italie appartiennent bien à un même modèle, dans leur façon de considérer la jeunesse et d’organiser le passage vers l’âge adulte. Les jeunes, dans les deux pays, restent des mineurs, plaints et craints selon les occasions, mais rarement considérés comme des acteurs à part entière de la vie sociale et politique. Par ailleurs, les modèles d’entrée dans la vie adulte ont beaucoup en commun, la France étant en quelque sorte une variante du modèle méditerranéen d’accompagnement familial, sans que cela veuille dire que ce modèle soit partagé par l’ensemble de l’Europe. Il semble plutôt faire un contraste assez marqué avec le modèle des pays du Nord, même si l’idée d’expérimentation est commune à l’ensemble de ces façons d’entrer dans la vie adulte ». (p. 261).
99 Le second ouvrage élargit en effet ce travail comparatif. Les jeunesses face à leur avenir regroupe des contributions qui se fondent sur une enquête commune, réalisée par Kairos Future, en partenariat avec la Fondation pour l’innovation politique, auprès de plus de 22 000 personnes interrogées dans 17 pays (en Europe, en Asie et aux États-Unis) : 1 000 jeunes de 16 à 29 ans et 300 personnes de 30 à 50 ans pour chaque pays. Les contributions, issues de l’analyse de cette enquête, sont regroupées autours de trois thèmes, analysés de façon transversale dans une première partie : les jeunes et la société (Olivier Galland), les jeunes et le travail (Dominique Épiphane et Emmanuel Sulzer) et les jeunes et la famille (Vincenzo Cicchelli). La seconde partie illustre ces analyses, ou les soutient, par des éclairages nationaux (Italie, France, Allemagne, Grande-Bretagne, Suède, États-Unis).
100 Olivier Galland examine tout d’abord le sentiment d’intégration sociale et la capacité de se projeter dans l’avenir, en analysant (parfois en les comparant avec d’autres enquêtes internationales qu’il connaît bien) les diverses variables qui s’y réfèrent : orientations sociétales (rapport à la tradition, à la religion, attitude à l’égard de l’économie et de la science), sentiment d’appartenance et de confiance, construction identitaire entre conformisme et affirmation de soi, aspirations et craintes face à l’avenir. Dans chaque pays, ces sentiments et capacités sont communs aux différentes classes d’âge. Les singularités nationales sont les plus marquées : « Les différences entre pays sont plus fortes que les différences entre classe d’âge. Néanmoins, on notera que dans certaines sociétés, les jeunes se distinguent plus nettement des adultes, alors que dans d’autres, la continuité entre générations est plus marquée. » (p. 26). Ainsi, il distingue deux groupes : à une jeunesse tout particulièrement optimiste (Nord de l’Europe et États-Unis), il confronte une jeunesse assez, voire très pessimiste (autres pays européens).
101 Dominique Épiphane et Emmanuel Sulzer arrivent à la même conclusion. Dans le rapport à la valeur « travail », les clivages sont surtout marqués entre pays anciennement industrialisés et pays émergents. Dans les premiers, le rapport au travail des jeunes est moins « emprunt de matérialisme ». Outre des moyens pour vivre et une carrière, ils recherchent du sens dans leur vie professionnelle. L’accès aux études et aux diplômes, ainsi que l’importance qu’on leur accorde, restent également très marqués par le contexte national. La seule variable qui transcende ce clivage national est le sexe. Quel que soit le pays, les hommes et les femmes n’investissent pas de la même façon leur emploi et ne donnent pas le même sens à leur carrière. Toutefois, dans tous les pays, même si la représentation des métiers est fortement marquée par la tradition, toutes les jeunesses semblent accepter comme norme l’accès des femmes au marché du travail. En outre, pour tous les jeunes, même si la valeur « travail » demeure très forte, la vie professionnelle doit se concilier avec une vie personnelle (réalisation de soi) et familiale qui compte tout autant.
102 Vincenzo Cicchelli distingue également des rapports entre le jeune et sa famille très différents selon le pays étudié. Partant des préférences accordées par les jeunes à certaines qualités à développer chez l’enfant, dans le cadre domestique, il a déterminé des corrélations entre ces qualités, selon les trois niveaux analytiques suivants : les significations attribuées à la réussite individuelle (individu), la définition de l’espace domestique (famille), les degrés d’intégration dans la société d’appartenance (société). La comparaison lui permet d’élaborer quatre configurations de la jeunesse contemporaine, qui correspondent à autant d’aires géographiques et culturelles. Encore une fois, les divergences sont plus nationales que générationnelles.
103 La réponse à notre question introductive n’est, au final, pas si tranchée. Prenons le sujet des aspirations abordé dans l’enquête Kairos/Fondation pour l’innovation politique, pour illustrer la conclusion : il est certes possible de distinguer des caractéristiques communes à la jeunesse (demande d’une plus forte autonomie, d’une meilleure participation à la vie de la cité et d’une meilleure écoute et reconnaissance), mais les spécificités nationales ou régionales restent extrêmement fortes, voire demeurent, en termes statistiques, le principal facteur discriminant. Dans chaque pays, les jeunes ressemblent plus aux adultes du pays qu’à des jeunes d’un autre pays. Il serait donc difficile de parler d’une classe sociale et politique, la jeunesse, dont les aspirations, les projets, les valeurs et l’action dans la cité (mondiale ou tout simplement européenne...) dépasseraient les clivages nationaux.
104 Gilles SÉRAPHIN
Notes
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[1]
Ce texte a déjà été publié sous le titre : « La parenté, le droit et la médicalisation de la naissance. À propos du rapport de la Fondation Terra Nova : “Accès à la parenté : assistance médicale à la procréation et adoption’’ », dans Esprit, n° 358, mai 2010, pp. 183-188.
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[2]
Ce double don est à l’heure actuelle interdit, alors que le don d’embryon surnuméraire est autorisé. Il semblerait que cette interdiction ait été introduite dans la loi pour éviter une demande trop forte d’ovocytes, très rares sur le « marché » du don. Si ce double don est autorisé, les difficultés liées à la fécondation seraient augmentées et le délai d’attente prolongé (suite à la rareté des dons).
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[3]
Voir sur le site de Terra Nova, la première contribution polémique de Sylviane Agazinsky, puis les nombreuses contributions qui suivent à http://www.tnova.fr/category/taxonomie-principale/sujets-de-societe
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[4]
Sur tous ces sujets, voir le dossier qu’Esprit a consacré à “la filiation saisie par la biomédecine”, mai 2009.
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[5]
« La parentalité comme dispositif. Mise en perspective des rapports familiaux et de la filiation », Recherches familiales n° 4, La filiation recomposée : origines biologiques, parenté et parentalité, 2007, pp. 71-88.
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[6]
Sylvie RAYNA, Marie-Nicole RUBIO, Henriette SCHEU (dir.), Parents-professionnels : la coéducation en questions, Toulouse, Erès, 2010.