Couverture de RFS_631

Article de revue

Lazega (Emmanuel), Bureaucracy, Collegiality and Social Change. Redefining Organizations with Multilevel Relational Infrastructure.

Pages 182 à 185

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Lazega (Emmanuel), Bureaucracy, Collegiality and Social Change. Redefining Organizations with Multilevel Relational Infrastructure.
Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2020, 352 p., £ 100.

2 E. Lazega est l’un des sociologues francophones les plus reconnus dans le domaine de l’étude des réseaux sociaux. Il a particulièrement étudié les configurations relationnelles dans les activités professionnelles, renouvelant la sociologie des organisations par l’apport des méthodes d’analyse des réseaux. Il s’est fait connaitre mondialement pour son étude d’un cabinet d’affaires américain au sein duquel il est parvenu à retracer avec précision les relations entre les avocats, situés sur un même plan hiérarchique, donc dans une configuration collégiale. L’analyse de leurs réseaux au moyen des techniques les plus avancées lui avait permis de mettre au jour une sorte d’organigramme informel constitué d’un système de niches, chacune composée d’acteurs en situation de relative équivalence, ainsi que des formes de solidarité indirecte et de contrôle social entre avocats. Cette analyse faisait apparaitre des différences de pouvoir en l’absence d’une hiérarchie formelle, et par-delà les procédures impersonnelles comme celles qui concernent l’attribution des dossiers à traiter. Il a dénommé l’équilibre émergent des relations interpersonnelles le « phénomène collégial » (titre de l’ouvrage qui synthétise cette étude, paru en anglais en 2001). Depuis lors, il a cherché à complexifier son modèle, prenant en compte d’une part des situations dans lesquelles les organisations ont une hiérarchie formelle plus importante, et d’autre part des cas où les organisations sont elles-mêmes insérées dans un réseau. Ce sont des configurations de réseaux « multiniveaux » qui demandent, pour être analysées, de mettre en œuvre des techniques spécifiques, ce qui a conduit E. Lazega à collaborer avec des mathématiciens.

3 Ce livre se présente comme une synthèse de ses travaux qui intègre le modèle collégial dans une analyse plus complète des organisations contemporaines, analyse qui s’accompagne d’un regard critique sur les nouvelles formes de bureaucratisation fondées sur le recours croissant aux outils numériques. La première partie comprend deux chapitres, le premier centré sur les équilibres internes aux organisations, et le second intégrant les réseaux d’organisations. Les deux chapitres associent des développements théoriques et des résumés de plusieurs études de cas (avocats, prêtres, chercheurs, juges de tribunaux de commerce, etc.). La seconde partie regroupe trois chapitres explorant les possibilités d’appliquer le modèle au-delà des cas de figure qui lui ont donné naissance, en économie politique, dans l’analyse de la genèse des inégalités et sur le cas du développement des plateformes numériques. Ces chapitres intègrent des travaux de doctorants dirigés par l’auteur et de nombreux autres puisés dans la recherche internationale sur les organisations.

4 E. Lazega propose un cadre d’analyse fondé sur l’existence d’une tension permanente au sein des organisations entre un ordre émergent des réseaux de relations interpersonnelles, l’ordre « collégial », et un autre fondé sur des dispositifs impersonnels, qu’il désigne comme « bureaucratique », adaptant le terme utilisé par Max Weber : « […] pour comprendre la régulation conjointe, il faut redéfinir les organisations comme des communautés politiques combinant la bureaucratie et la collégialité » (p. 1) ; « le type collégial doit être reconnu et combiné avec […] le type bureaucratique-technocratique wébérien bien connu, par rapport auquel il est orthogonal » (p. 2). Il considère que le type bureaucratique « effectue les tâches routinières, sur la base d’une coordination hiérarchique et d’interactions impersonnelles », alors que le type collégial « effectue des tâches non routinières et développe l’innovation par la coordination entre pairs qui est fondée sur la délibération, le travail en commissions, et la responsabilité collective mise en œuvre par des relations interpersonnelles constituant des infrastructures relationnelles que les pairs utilisent pour s’orienter dans les débats » (p. 2). La notion de « strate » est introduite pour rendre compte de niveaux hiérarchiques pouvant avoir chacun leur propre réseau collégial et/ou une forme bureaucratique. Le changement social est analysé comme émergent des discordances permanentes entre les logiques collégiale et bureaucratique dans la régulation conjointe.

5 L’auteur distingue trois types d’articulation entre les ordres bureaucratique et collégial. Dans le type « ascendant » (« bottom-up »), un ordre collégial situé au sein d’une strate particulière fait émerger des représentants qui peuvent s’opposer aux membres des strates supérieures, ou négocier avec ceux-ci. Il correspond à une situation dans laquelle existent des « poches collégiales superposées » dans un système vertical de niches sociales (des blocs de positions équivalentes au sein du réseau). Ces « poches collégiales », « capables d’agentivité collective, même si leurs participants ont des niveaux de pouvoir très différents », « existent encore dans les bureaucraties dominantes : équipes dirigeantes ; départements professionnels ; syndicalisme et solidarités d’opposition au bas de la hiérarchie » (p. 27). Les poches collégiales sont « des infrastructures relationnelles intermédiaires qui, dans différents contextes, seraient des bases possibles pour changer la structure située au-dessus d’elles dans la stratigraphie organisationnelle, et donc pour changer la distribution du pouvoir » (p. 27-28). Elles peuvent également faire émerger des professionnels sortis du rang qui parviennent à intégrer des hiérarchies d’« oligarques multi-statuts ».

6 Le type « descendant » (« top-down ») correspond au cas où les membres d’une strate, située plutôt vers le haut de la hiérarchie, intègrent dans leur réseau des représentants des strates placées au-dessous, afin de résister à la pression « des niches sociales ascendantes collégiales manifestant une solidarité oppositionnelle » (p. 27). Ce type correspond à la présence de « pivots verticaux ». La notion de « pivot » (linchpin) désigne des « acteurs qui sont actifs à la fois aux niveaux organisationnel et interorganisationnel en même temps et qui jouent un rôle très important dans les processus de régulation conjointe » (p. 27), les pivots « verticaux » étant des acteurs actifs sur plusieurs strates. Les structures relationnelles permettent de négocier des valeurs provisoires dans des situations où s’affrontent des normativités multiples, notamment pour les personnes qui ont le sentiment d’appartenir au petit nombre de ceux qui dirigent véritablement l’organisation : « Un usage sophistiqué des statuts sociaux et la connaissance des relations interpersonnelles aident à choisir les “leviers” acceptables qui sont capables d’utiliser un mélange subtil d’incitations impersonnelles ou de menaces avec des liens personnalisés pour exercer un “contrôle latéral”. » (p. 26). Dans le langage de l’auteur, le « contrôle latéral » désigne le contrôle obtenu par une personne sur un membre du réseau collégial sans interaction directe, en passant par des intermédiaires. Par ailleurs, en s’appuyant sur l’exemple des avocats d’affaires et celui d’un diocèse de l’église catholique, il montre aussi que la rotation des pairs permet aux bureaucraties d’assurer une certaine stabilité et de résister aux effets de la collégialité des strates de subordonnés.

7 Le type « inversé » (« inside-out ») désigne des situations se présentant comme collégiales, mais produisant de fait une structure bureaucratique, en particulier dans les organisations fondées sur les plateformes numériques dont les participants sont invités à collaborer selon une logique apparemment collégiale, mais se retrouvent en fait dans une situation de subordination impersonnelle.

8 Dans ses travaux sur le phénomène collégial, E. Lazega apparaissait comme un sociologue très attentif au terrain, innovant sur le plan des méthodes, à la recherche d’une schématisation des hiérarchies de pouvoir émergeant des relations entre des acteurs stratégiques focalisés sur leur réussite professionnelle. La lecture du présent livre donne le sentiment d’une complexification de l’analyse, mais également d’une évolution du regard. Le modèle va bien au-delà de la question de la performance économique. Il permet à l’auteur d’aborder des thèmes tels que les discriminations ethniques ou de genre, l’innovation, les évolutions du capitalisme, et débouche sur un discours critique de ces évolutions.

9 Même s’il n’est pas certain que le monde social se présente toujours sous la forme de la mécanique complexe mais bien huilée que décrit ce livre, celui-ci éclaire une tension fondamentale du fonctionnement des organisations, et plus généralement des collectifs dans les sociétés contemporaines. Cette tension oppose, d’un côté, une bureaucratie, à la limite impersonnelle et inhumaine, au service des intérêts des dirigeants (ou de leur interprétation des intérêts de l’organisation), qui peut aller jusqu’à priver les personnes de toute initiative et de toute spécificité et, de l’autre côté, un ordre informel, ancré dans la structure des réseaux de relations interpersonnelles. Peut-être ce cadre d’analyse pourrait-il être complété par une situation absente de la construction théorique présentée, mais qui en constitue le complément logique, celle qui verrait une dissolution des régulations collectives d’une organisation, celle-ci se trouvant alors réduite à n’être qu’un simple agrégat de logiques individuelles et de relations interpersonnelles, une collégialité trouvant ses ancrages ailleurs. Le modèle collégial apparait alors comme un ordre émergent, situé entre la dépersonnalisation bureaucratique complète et l’encastrement radical des organisations dans des réseaux qui les dépassent, un ordre souple, mais relativement résilient. En raisonnant ainsi, dans la régulation permettant aux organisations de perdurer, les deux formes d’ordre, bureaucratique et collégial, sont sans cesse en tension entre elles, comme le montre très bien l’auteur, mais également avec la désagrégation du collectif que l’on pourrait désigner comme une entropie organisationnelle.

10 Au-delà de ce complément, qui s’y ajusterait très bien, l’analyse proposée par E. Lazega pourrait peut-être intégrer plus nettement, sur le plan théorique, les objets techniques – qui sont pourtant bien présents empiriquement dans son analyse des effets de la numérisation et du développement des plateformes –, de même qu’elle pourrait faire plus de place aux idéologies managériales qui ont pour effet de favoriser certains types de formes organisationnelles, ou encore expliciter plus précisément l’interaction entre les logiques professionnelles et celles qui relèvent d’autres sphères d’activité. Mais, en articulant le modèle bureaucratique et le modèle collégial avec la notion de stratification comme emboitement de contextes et de réseaux d’entités de tailles variées, ce livre offre une grille d’analyse puissante des formes contemporaines d’ordre social, de nature à renouveler une sociologie des organisations qui ne peut que gagner à mieux intégrer les analyses de réseaux dans son corpus à la fois théorique et méthodologique. Et, au-delà, si l’on prend la notion d’organisation dans son sens le plus large, l’opposition qu’il met en scène entre les régulations par les réseaux de relations dyadiques (le modèle collégial) et celles qui se fondent sur des règles formelles (le modèle bureaucratique) peut acquérir une généralité qui va bien au-delà de la sociologie des organisations et nourrir ainsi l’ensemble des sciences sociales.


Date de mise en ligne : 10/10/2022

https://doi.org/10.3917/rfs.631.0182

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