Couverture de RFS_631

Article de revue

Chernilo (Daniel), Debating Humanity. Towards a Philosophical Sociology.

Pages 158 à 161

1

Chernilo (Daniel), Debating Humanity. Towards a Philosophical Sociology.
Cambridge, Cambridge University Press, 2017, 262 p., £ 25,99.

2 Prenant pour point de départ une réflexion sur les éléments qui constituent les « identités humaines » en 2010, l’ouvrage ambitieux et érudit de D. Chernilo se propose de placer l’humanité et ses corollaires, l’humain, l’être humain et la nature humaine, au cœur du débat en sociologie. Pour ce faire, D. Chernilo présente un projet de sociologie philosophique, à travers lequel il revendique une conception universaliste de l’humain, afin de dépasser les conceptions particularistes de race, classe, culture et identité. Au détour de ses remarquables connaissances de la théorie sociale, il explore ainsi la dimension anthropologique d’une question essentielle en articulant philosophie et sociologie : Que signifie d’être humain ? Selon lui, la sociologie à elle seule serait incapable de répondre à cette question. Dans la mesure où, sans l’appui d’une approche philosophique qui permet de remettre en cause la normativité des descriptions de terrain, située dans les choix des objets de recherche eux-mêmes, elle ne parviendrait pas à répondre à des questions morales. Suivant cette logique, l’enquête, par ses méthodes d’analyse, serait bien souvent une manière de justifier empiriquement les choix des sujets.

3 Pour ces raisons, l’ouvrage de D. Chernilo mérite largement d’être connu des sociologues francophones. Les auteurs auxquels il se réfère, à la fois sociologues et philosophes, pourraient heurter une certaine tradition de la sociologie française puisque Pierre Bourdieu n’est évoqué que brièvement. En effet, identifié par son engagement politique, les questions qu’il pose ont un point de départ normatif. Cette normativité n’est pas traitée sociologiquement par P. Bourdieu, qui justifie ses choix dans la continuité de l’institutionnalisation de la sociologie alors qu’elle s’est différenciée de la philosophie pour devenir une science, tout en préservant certains de ses principes. Car, selon D. Chernilo, toutes les bonnes questions sociologiques sont, en dernier ressort, des questions philosophiques. Aussi souligne-t-il l’intérêt constant de Karl Marx, Émile Durkheim et Max Weber pour des questions philosophiques. Chez Georg Simmel et Ferdinand Tönnies, il décèle les prémisses de cette sociologie philosophique comme forme d’autoclarification épistémologique afin de trouver un soutien intellectuel et institutionnel (p. 3). Dès lors, son projet de sociologie philosophique s’inspire de l’anthropologie philosophique de Max Scheler qui rapproche la démarche des sciences humaines de la phénoménologie, influençant notamment Alfred Schütz et Peter L. Berger et Thomas Luckmann. Mais celle-ci a été écartée, selon lui, par l’influence d’Edmund Husserl dans l’Allemagne du début du xxe siècle. À l’heure où la sociologie est engluée dans des débats politiques sur la domination d’une part, et remise en question par les neurosciences d’autre part, avec un risque de retour au déterminisme biologique, la sociologie philosophique se propose de reprendre en main la question de l’humain dans sa dimension universelle et dans le prolongement de la modernité. Les critiques postmodernes de l’humain, comme le posthumanisme de Rosi Braidotti ou la critique de la modernité de Bruno Latour ne permettent pas de retrouver l’humain car elles s’en détachent en devenant antihumanistes. À bien des égards, D. Chernilo se revendique d’une approche critique de la critique.

4 Pour sa recherche de traits anthropologiques communs pour définir l’être humain, à travers huit chapitres, D. Chernilo a fait des choix en refusant de séparer les aspects matériels (biologiques) de l’existence humaine et les positions socioculturelles particulières aux contextes historiques. Il clarifie le problème de la dualité corps-esprit de la condition humaine dans une perspective à la fois épistémologique et ontologique. Les humains sont en partie des corps naturels contrôlés par leurs désirs, leurs émotions et leurs adaptations physico-chimiques au monde et des êtres conscients définis par leurs idées, à la fois intellectuelles, esthétiques et morales (p. 7). L’auteur développe sept propriétés qui ont été discutées par des auteurs : la transcendance du moi (self-transcendance) chez Hannah Arendt, l’adaptation (adaptation, Talcott Parsons), la responsabilité (responsibility, Hans Jonas), le langage (language, Jürgen Habermas), les évaluations fortes (strong evaluations, Charles Taylor), la réflexivité (reflexivity, Margaret Archer) et la reproduction de la vie (the reproduction of life, Luc Boltanski). Pour rendre ce parcours significatif, nous proposons de suivre le constat initial de D. Chernilo : les positions sur l’humanisme de Jean-Paul Sartre d’une part et de Martin Heidegger de l’autre ont brouillé la catégorie de l’humain, confusion parachevée par Les fins de l’homme de Jacques Derrida en 1968 (chap. 1). Sans réduire l’intérêt pour les autres chapitres ou les autres auteurs, nous nous focaliserons sur les analyses qu’il fait de deux propriétés élaborées par des philosophes : la transcendance du moi chez H. Arendt et les évaluations fortes de C. Taylor. Le choix de partir d’œuvres principalement philosophiques souligne comment le regard sociologique peut permettre de s’appuyer sur une littérature philosophique sans interférer avec les enjeux internes à la discipline.

5 Le premier chapitre, « L’humanisme revisité. Sartre, Heidegger, Derrida », considère que le débat, qui a eu lieu indirectement entre J.-P. Sartre (L’existentialisme est un humanisme, 1945) et M. Heidegger (Lettre sur l’humanisme, 1946), est à l’origine des sensibilités contemporaines du posthumanisme. D. Chernilo contextualise rigoureusement chaque texte dans l’œuvre de l’auteur et ses critiques. Il souligne l’anthropocentrisme de J.-P. Sartre lorsque, dans une approche constructiviste, il situe l’homme à la mesure de toutes choses, capable d’imaginer un monde différent dans une situation historique donnée. À ce titre, l’insistance de J.-P. Sartre sur la subjectivité et la responsabilisation individuelle devant l’humanité tout entière tend à faire de son existentialisme un antihumanisme qui généralise l’humain à partir du point de vue du sujet lui-même. Il échoue ainsi dans son projet humaniste universel en ne parvenant pas à dépasser le caractère normatif et dogmatique du dualisme cartésien, ni à proposer une traduction politique de l’ontologie du sujet en termes de logiques d’action. Autrement dit, l’émancipation du sujet, pris isolément, achoppe devant la catégorie de l’humain en se détachant des structures sociales et historiques. D’un autre côté, M. Heidegger, dans sa redéfinition de l’humanisme, se focalise sur l’essence de l’être dans un élitisme dans lequel la pensée se réduit à elle-même, au détriment du corps et des sensations. Son aversion radicale pour l’égalitarisme et la rationalité – ce qu’il reproche à J.-P. Sartre – le fait passer également à côté de l’humain, qui, ramené à une dimension politique en termes de rapports de pouvoir, enferme ainsi une idéologie totalitaire. Sa recherche de l’être dans la pensée pure lui fait manquer les activités mondaines, à la fois sociales et organiques (biologiques, émotionnelles, sensorielles). En renouant avec les enjeux politiques et démocratiques qui reposent sur l’humain, et cherchant à éviter les implications antihumanistes de la critique heideggérienne de la métaphysique, J. Derrida propose une justification méthodologique de l’humanisme.

6 L’entreprise humaniste de D. Chernilo s’inscrit dans la continuité de la jonction entre sociologie et philosophie depuis les années 1950, et commence avec H. Arendt. Il choisit en particulier deux ouvrages, La condition de l’homme moderne (1958) et La vie de l’esprit (1971), desquels il dégage les trois moments fondamentaux de la vita activa : le travail, l’œuvre et l’action – constitutifs de l’homme connecté à l’environnement extérieur – ; et les trois sections de la vita contemplativa : penser, vouloir et juger. En articulant la vita contemplativa avec sa conception du monde à travers l’environnement naturel (le travail), l’environnement matériel des objets (l’œuvre) et l’environnement socioculturel des actions et interactions (action et discours), H. Arendt pointe la capacité humaine à transcender les limites de ces trois mondes en se retirant momentanément, ce qui permet de réfléchir, imaginer et penser. C’est ce que D. Chernilo nomme la transcendance de soi (self-transcendance), qui fait l’objet central de ce chapitre (nous traduisons ici self par soi plutôt que moi, car il contient un ensemble de significations plus large et plus complet, articulant les dimensions ontologiques et pragmatiques de l’individu, que le simple moi, souvent réduit à son activité consciente, est associé à l’identité dont les écueils conceptuels et politiques sont remarquablement argumentés dans le projet de sociologie philosophique). Il montre que l’aversion de H. Arendt pour la sociologie est liée à son regard sur le positivisme et le fonctionnalisme, qu’elle estime réducteurs et dogmatiques. Pourtant, sa propre idée du politique articule espace et structures, pluralité et expérience du monde, ce qui garantit une autonomie ontologique à l’individu qui, par son action, n’est jamais isolé, mais inscrit dans un réseau d’actes et de mots. Aussi la philosophie de H. Arendt s’inspire-t-elle de la sociologie de G. Simmel et des notions de sociation. Pour H. Arendt, l’être humain ne peut pas se réduire à la seule nature humaine, en dehors de l’action humaine en société, ce qui n’empêche pas un retrait de la vie mondaine. C’est dans ce mouvement entre vita activa et vita contemplativa que D. Chernilo a reconstruit l’idée de transcendance de soi pour définir ce que signifie l’humain dans toutes ses dimensions, sociales et ontologiques.

7 D. Chernilo considère l’ouvrage de C. Taylor, les Sources du moi (1989), comme un évènement marquant dans la tradition de l’anthropologie philosophique du xxe siècle dont il revendique la continuité. Il s’intéresse aux relations que fait C. Taylor entre le soi, l’identité et la moralité dans une perspective de sociologie philosophique reliant l’individuel et le collectif, le particulier et l’universel et l’articulation normative des idées du bien. Pour ce faire, il se focalise sur l’idée des évaluations fortes (strong evaluations) qui constituent l’intersection du soi, de l’identité et de la moralité. Les évaluations fortes décrivent cette capacité anthropologique à évaluer nos désirs et les catégories de ce qui est important ou non, ce qui a plus ou moins de valeur pour chaque individu. Les humains sont ainsi des évaluateurs forts dans la mesure où ils se distinguent les uns des autres, individuellement ou collectivement et plus ou moins consciemment. Cette distinction ne constitue pas uniquement un intérêt privé car, plus profondément, elle suit des valeurs fondamentales afin que, subjectivement, chacun estime intimement que la vie de l’autre vaut la peine d’être vécue. Elles peuvent prendre des dimensions collectives (la famille, la nation), des vocations personnelles ou de grandes causes. L’intérêt de ces évaluations fortes dans le projet de sociologie philosophique est qu’elles permettent de catégoriser une idée universelle de l’humain au-delà des particularismes identitaires (religieux, nationaux, etc.) en reconnaissant l’existence de l’autre. Elles représentent ce que le sociologue doit reconstruire : ce qui fait sens dans les pratiques quotidiennes des individus en dehors des discours identitaires individuels et collectifs. Ainsi, tous les humains (et pas seulement les philosophes moraux), dans leur capacité à évaluer moralement ce qui est bon, sont des évaluateurs forts dans leurs pratiques quotidiennes, qui décident, jugent et se distinguent les uns des autres en délimitant leurs propres frontières de l’humain. Ce sont des évaluateurs forts dans un monde de jugements multiples.

8 Finalement, D. Chernilo nous propose un ouvrage complet, brillant et profond qui interroge les sociologues sur leurs représentations de l’humain. Il montre certaines contradictions dans la pratique de la sociologie en soulevant des capacités de jugement et de distinction selon des critères normatifs. Il vient taquiner les sociologues dans leurs propres difficultés à interroger le fond de leurs questions, leurs propres problématiques et les identités qu’ils mettent en œuvre en pratiquant la recherche sociologique. Il provoque sociologues et philosophes dans leurs difficultés à communiquer. Son projet de sociologie philosophique est résolument non normatif, montrant que la pensée critique traditionnelle est elle-même normative. Son ouvrage est indispensable à lire, à relire, à étudier, et bien sûr à critiquer. On peut par exemple interroger la dimension normative de l’appel au non-normatif. De même, l’humain ne serait-il pas une catégorie trop vaste qui risque de faire perdre à la fois l’universel et le particulier ? Mais, pour ce faire, faudrait-il encore pouvoir le démontrer sans perdre la catégorie de l’humain dans toutes ses dimensions, socioculturelle, biologique, politique, morale, spirituelle et transcendantale.


Date de mise en ligne : 10/10/2022

https://doi.org/10.3917/rfs.631.0158

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