2 Il est acquis depuis maintenant longtemps par la sociologie de l’action publique que tout problème social n’est pas pour autant un objet d’attention et d’action pour les autorités publiques. Mais que dire du contraire ? Tout objet d’action publique représente-t-il de facto un « problème social » ? Prenant les États-Unis de la seconde moitié du xxe siècle comme cas d’étude, l’ouvrage collectif dirigé par P. Fontaine et J. Pooley propose à cette question une réponse nuancée qui sert d’entrée à une réflexion sur l’évolution des sciences sociales outre-Atlantique et du rapport de ces dernières avec la puissance publique. Pour point de départ, un constat somme toute consensuel : la sociologie et la vision systémique de la société qu’elle incarne se trouvent depuis plusieurs décennies en perte de vitesse, et surtout de prestige, aux États-Unis, par rapport à la vision plus individualiste prônée aussi bien par la psychologie que par l’économie libérale. « Problèmes sociaux » ou questions de comportements individuels : la question se pose de nouveau à chaque tournant. Le découpage de ce livre en chapitres thématiques portant, entre autres, sur la famille, la pauvreté, l’éducation, le crime et – peut-être plus surprenant – la guerre permet, au prix de certaines redondances théoriques, un éclairage multidimensionnel sur cette question. Particulièrement notable dans le contexte américain sont les chapitres sur les questions racialisées de la discrimination et du « ghetto noir ».
3 Une observation transversale est proposée en introduction par les deux éditeurs : la sociologie américaine, s’étant fortement appropriée l’étude des « problèmes sociaux » dans les années 1920 et 1930, s’en est dessaisie après 1945 pour la remplacer par une approche plus théorique mise en avant par Talcott Parsons et ses disciples, dont Robert Merton n’était que le plus éminent. L’entrée nécessairement normative par les « problèmes sociaux » semblait dans ce contexte découler de la bienfaisance artisanale des « progressistes » du début du xxe siècle, plutôt que de la science. Et voilà que, juste à ce moment, le gouvernement étasunien prend, avec les héritiers du New Deal, un virage social qui persistera pour une longue génération. Une place est à prendre. L’économie politique inspirée des travaux de Gary Becker et surtout une psychologie sociale en pleine expansion disciplinaire ne laisseront pas passer cette occasion.
4 L’approche thématique adoptée par ce volume permet de mettre en valeur un ensemble de variations contextuelles autour de ce thème. Le chapitre de Leah N. Gordon, intitulé « Discrimination », est particulièrement notable à ce titre. La question centrale est d’une actualité frappante : la situation économique et sociale des Afro-Américains est-elle le résultat d’une accumulation de comportements – et de choix – individuels, ou d’un ensemble systémique d’institutions économiques, politiques et sociales ? En retraçant ce débat des années 1930 à la fin du xxe siècle, ce chapitre nous rappelle que la dénonciation de la « théorie critique de la race », devenue dans les années 2020 la bête noire de la droite américaine, n’est que le plus récent détournement à finalité politique d’un débat scientifique déjà centenaire.
5 Le chapitre de L. N. Gordon propose de démontrer que l’évolution des travaux scientifiques au sujet de la discrimination et du « problème noir » de manière générale dépend beaucoup moins de changements dans la situation objective de cette population que du contexte externe. Contexte scientifique, nous l’avons vu dans l’introduction du volume, mais aussi contexte politique et même géostratégique. En effet, si la lutte contre le fascisme des années 1940 encourage une vision à la fois critique et systémique du racisme (pour mieux se distinguer de la sacralisation de la « race aryenne » par l’idéologie nazie), le tournant des années 1950 avec l’avènement de la guerre froide et, au niveau intérieur, l’anticommunisme de l’époque suivante appelle plutôt un traitement individualisé de cette même question (pour mieux se distinguer du collectivisme soviétique). À la place du « système de discrimination » étudié (et dénoncé) par Richard Weaver (1948), Oliver Cromwell Cox (1948) et même le très prudent Gunnar Myrdal (1944), la nouvelle tendance est à l’application des principes micro-économiques introduits par Gary S. Becker (1957) ou des théories de Theodor Adorno sur la « personnalité totalitaire » aux questions de discrimination économique et sociale. Le rôle des grandes fondations de recherche (Ford, Rockefeller, SSRC, etc.) semble ici avoir été critique. Toute approche systémique étant de facto suspecte de sympathie communiste, la prudence leur impose une préférence pour l’individualisme méthodologique. La discrimination devient un choix (rationnel) économique ou une manifestation de personnalité pathologique, mais ne peut être vue comme élément systémique de la société américaine. La conclusion logique de cette tendance se trouve en 1967 avec les travaux de Daniel Patrick Moynihan sur la famille noire, qui renvoient la pathologie sur les Afro-Américains eux-mêmes, victimes d’une vie familiale dysfonctionnelle.
6 Le chapitre se termine sur un double constat. Le plus évident est que l’évolution de la recherche, sous influence politique, influe elle-même sur l’action publique. La contre-offensive visant les politiques d’« affirmative action », qui prend son élan dans les années 1970, trouve un soutien dans un consensus scientifique qui met en doute tout effort de démontrer un lien entre discriminations « historique » ou « systémique » et situation contemporaine. Les années 1990, néanmoins, semblent ouvrir une nouvelle voie, avec des travaux tels que ceux de Douglas S. Massey et Nancy A. Denton (1993) remettant au centre de l’analyse les conséquences à long terme de la discrimination systématique dans l’accès au logement. Il reste au public avisé de compléter le récit en y ajoutant la pertinence renouvelée de ce débat méthodologique et disciplinaire. Les violences policières, l’incarcération disproportionnée, l’inégalité avérée face à la crise sanitaire constituent-elles des exemples de comportement pathologique au niveau individuel, ou la preuve des conséquences de discrimination systémique sur la longue durée ? Le débat est loin de trouver sa conclusion ; ce chapitre le replace dans son contexte.
7 Passons à un tout autre sujet : la guerre est-elle un problème social ? Répondre par l’affirmative laisserait penser qu’à ce « problème » une solution serait envisageable. L’héritage de l’idéalisme « wilsonien » (mais, en fait, beaucoup plus largement partagé) des années 1920 persiste pour une génération. Dans cette perspective, la guerre est une pathologie… potentiellement guérissable. Monument de cette approche, l’ouvrage collectif dirigé par Quincy Wright, paru en 1942, est le fruit de seize années de travail accompli par une équipe dans laquelle se trouvent, entre autres, John Merriman, Harold Dwight Laswell et un très jeune Bernard Brodie (qui se fera plus tard son nom à la RAND Corporation, institut de « recherche et développement » centré sur les questions de défense, dont l’influence sur l’action publique atteint son apogée à l’époque de la guerre du Vietnam). En quelque 1 500 pages, cet ouvrage magistral soutien la conclusion que la guerre est un malheur évitable, et que la solution se trouve dans une meilleure organisation sociale à l’échelle mondiale qui rendrait possible l’émergence d’un sentiment de citoyenneté globale permettant délibération et respect du droit. Héritière de l’esprit de la Société des Nations et du traité Kellogg-Briand de 1928, qui prétendait interdire la guerre, cette logique produit un fruit d’arrière-saison avec la création de l’UNESCO, mais la guerre froide lui sera fatale. Un ouvrage de C. Wright Mills en 1958 (The Causes of World War Three) tentera la contre-attaque, proposant une vision centrée sur l’élite du pouvoir comme instigateur de conflits, mais il n’aura que peu d’effet. Tout comme dans le cas de la discrimination, ce chapitre signé Joy Rhode met en avant le rôle déterminant de la demande publique vis-à-vis de l’offre scientifique. L’heure est aux « études de sécurité » et à l’école autoproclamée « réaliste » des relations internationales, et aussi bien l’État fédéral américain que les fondations de recherche y mettront leurs moyens.
8 Sur un point important, la trajectoire disciplinaire de l’étude de la guerre diffère de celle de la discrimination ; plutôt que l’économie, cette fois la science politique récupère la mise. Il s’agira, d’une part, de l’approche macrosystémique, mais explicitement asociale, du « néoréalisme » de Kenneth Walz et, d’autre part, des efforts pour maitriser, et non éviter, la guerre. C’est à ces courants que s’intéresse surtout le chapitre de J. Rohde. On y trouve la théorie des jeux (qui sera à terme exportée chez les économistes, mais dont l’origine se trouve bien dans les études militaires) et les efforts pour gérer l’effort militaire en utilisant la rationalité managériale – courant dans lequel se retrouve entre autres B. Brodie. La débâcle du Vietnam portera le discrédit sur l’approche managériale, sans pour autant l’éliminer, mais ne réhabilitera pas pour autant l’approche sociologique. Au tournant de xxie siècle, les « peace studies » restent minoritaires et isolées dans le milieu académique.
9 Que dire en conclusion ? On peut regretter que l’ouvrage n’en comporte pas. Il aurait été intéressant, en effet, de prendre du recul et surtout de projeter les conclusions des chapitres thématiques dans le présent et même l’avenir proche. Nous l’avons vu dans le cas de la discrimination ; la querelle disciplinaire est d’une actualité qui dépasse de loin les limites de l’académie. Ce cas n’est pas unique. Il aurait été utile d’en parler. Par ailleurs, il est surprenant qu’un ouvrage issu d’une équipe franco-américaine ne propose à aucun moment un regard comparatif. Dans quelle mesure l’évolution des sciences sociales américaine est-elle représentative de tendances plus générales ? Une évocation même du seul cas français aurait pu apporter une esquisse de réponse. Ces éléments, regrets plus que critiques, n’enlèvent rien à la richesse et à l’intérêt de cet ouvrage. Il nous rappelle par une démonstration multiple et détaillée à quel point l’évolution des sciences sociales, de leurs méthodes et des questions qu’elles traitent ne peut être appréhendée que dans un contexte plus large au centre duquel se trouve la demande publique pour le savoir scientifique (ou plus exactement pour un certain savoir scientifique) en cohérence avec l’esprit et les intérêts de son époque.