1 L’enquête ethnographique du sociologue américain Forrest Stuart porte sur un groupe de rappeurs noirs du South Side de Chicago. Durant deux années, il a suivi ces garçons, souvent lycéens ou en âge de l’être et membres d’un gang. Les Corner Boys sont une trentaine de jeunes dont le territoire est composé de quatre blocs d’immeubles. Ils réalisent des vidéos de drill music ou, en slang, de shooting music : du hip-hop dans la lignée du gangsta rap, au contenu violent, évoquant la vie du gang, dont l’incarnation type est Chief Keef, issu du South Side et célèbre à 17 ans.
2 F. Stuart présente l’apparition de ce style, vers 2010, comme une conséquence de l’évolution de la délinquance urbaine à Chicago : de l’économie de la drogue à l’économie de l’attention. Le développement des plateformes, telles YouTube ou Facebook, a coïncidé avec la disparition des grandes organisations de vente de drogue (corporate gangs) qui offraient des emplois aux adolescents et les orientaient. Le marché du crack s’est érodé et de nouveaux moyens d’action policiers sont apparus (comme la remise de peine en échange d’informations sur les chefs). Les structures hiérarchisées ont été brisées, les crimes qu’elles généraient ont diminué et leurs liens avec la jeunesse se sont distendus. Dans un contexte de désindustrialisation et d’inadéquation entre les activités de service disponibles et les compétences ou les ambitions de ces jeunes, la vente en freelance est restée une option, souvent peu rentable. En revanche, la production de drill permet de s’en sortir sans dépendre du soutien des « vieux » gangs, de réussir « dignement » et de manière légale (going legal). Elle promeut la violence des gangs au moment même où le taux de crimes est au plus bas (il a baissé de moitié en une trentaine d’années).
3 Comment, avec leurs faibles bagages culturel ou économique, ces garçons parviennent-ils à construire leur « micro-célébrité » ? En diffusant des caricatures d’eux-mêmes : les Noirs super-prédateurs, mais en procédant selon les règles qui gouvernent l’économie de l’attention. Pour augmenter leur visibilité (doing numbers), ils adaptent le contenu des vidéos aux critères de l’algorithme de YouTube, c’est-à-dire à la manière dont le site interconnecte les vidéos pour faire des suggestions aux utilisateurs. Ils contrôlent donc les effets de leurs stratégies marketing : multiplier les vidéos, être l’invité de vidéos réalisées par d’autres (featuring) ou associer son nom à celui d’un ennemi fameux, le plus souvent en l’insultant. Le meilleur moyen reste toutefois très basique : diffuser des contenus extrêmement violents attire une audience qui va bien au-delà des gangs concernés.
4 Le driller écrit les paroles qu’il chante, mais il n’est que le maillon visible d’un réseau de collaborateurs. Paradoxalement, ceux qui contribuent à donner un semblant d’authenticité à cette violence ne sont pas des individus qui la connaissent intimement. La musique est réalisée par un spécialiste du « son de la rue ». Dans le hip-hop, le beat, combinaison de battements et d’une mélodie instrumentale, est le support des paroles, l’élément central et distinctif. Dans la drill music, les battements évoquent le son d’une arme automatique, le beat simule un univers saturé de violence. Les Corner Boys n’ont ni formation musicale ni vocabulaire technique. Ils téléchargent ces beats sur internet, réalisés par des jeunes de classe moyenne, experts en musique électronique, familiers des drills et attirés par la violence des gangs, sans l’avoir vécue eux-mêmes. Les paroles, souvent rapidement écrites, sont ensuite enregistrées sur le beat par une sorte d’ingénieur du son qui, comme le musicien, peut tirer de larges profits de collaborations répétées. La performance chantée du driller peut paraitre bâclée, mais c’est précisément ce son street qu’il recherche : « It’s suppose to sound like that. Like some real street shit. » Les drillers sont d’abord des street niggas, secondairement des musiciens.
5 La réalisation d’un clip par un vidéographe est l’étape finale. La chanson parle d’un style de vie, le clip en donne des preuves visuelles. « Les fans veulent toujours ça. Ils veulent voir comment on vit. » Le bon vidéographe est celui qui, par sa mise en scène et ses images d’ambiance, rend les drillers les plus « sauvages » et intimidants possible. Lui aussi de classe moyenne, il possède les droits d’auteur et encaisse les bénéfices de la diffusion. La performance constitue toujours une exagération de la vie du gang, mais doit avoir un effet de réalité. Par exemple, seuls quelques membres ont l’habitude d’employer de réelles armes à feux (difficiles à obtenir et souvent mutualisées). Durant un tournage, un jeune se prend en photo avec une arme factice qu’il manipule maladroitement, un autre plus aguerri réagit : « Man, look at this goofy (imposteur). » Il faut menacer ses ennemis (droppin’ opps), diffuser des selfies sur les réseaux (flexing), mais avec authenticité, sinon la performance se retourne contre le gang.
6 Il est utile que leurs activités violentes (réelles ou fictives) soient relayées par des blogueurs spécialistes du drill et des gangs, qui sont, eux aussi, plus vieux et éduqués, à distance des quartiers pauvres, et dont les revenus publicitaires peuvent être très élevés. Si les menaces sont permanentes, les véritables règlements de compte (slide), à pieds ou en voiture (drive-by), sont plus rares mais toujours largement médiatisés, et donc rentables. Il est d’ailleurs bon de s’associer à d’autres gangs engagés dans une vraie guerre, et de récupérer ainsi leur visibilité et leurs fans.
7 Les drillers ont des obligations offline et passent à l’acte régulièrement, pour attaquer ou se défendre. Ils demandent l’aide d’amis fidèles, de membres de « vieux » gangs ou de shooters. Le shooter, sorte de garde du corps ou d’homme de main, est celui qui a le plus de risques d’être arrêté (souvent pour port d’arme) et emprisonné. C’est un collaborateur indispensable, mais peu concerné par la « création artistique ». Paradoxalement, ce personnage brutal sert aussi de modérateur : c’est lui qui limite la violence des clips ou des provocations virtuelles des drillers, notamment parce qu’il est en charge de leur protection.
8 Qu’apporte donc la micro-célébrité aux drillers s’ils ne sont, dans la division du travail, ni les mieux payés ni les plus violents ? Ils ne vivent en effet que d’invitations rémunérées. La célébrité leur confère une meilleure considération familiale, parfois leur mère manifeste même une fierté qui avait depuis longtemps disparu. C’est un paradoxe de la réussite des drillers : se réconcilier en accentuant l’image de soi qui était à l’origine des disputes. Mais la célébrité et l’existence de fans permettent surtout de vivre de micro-exploitations. To clout up signifie construire sa popularité, les clout heads sont les fans plus ou moins exploités.
9 Le plus grand avantage de la célébrité est l’attention que leur portent les filles à l’école ou dans le quartier, la violence qu’ils manifestent en ligne n’excluant pas de réels sentiments amoureux chez certaines fans. Obtenir des faveurs sexuelles, de l’argent, un hébergement ou divers cadeaux est une activité manipulatrice qui porte un nom : finessing. Les drillers la justifient en appliquant à ces femmes leur propre logique : elles aussi chercheraient à construire leur micro-célébrité. « Watch this finesse, bro. These girls, they want my clout. » Ils les voient comme des fans auxquelles ils offrent une compagnie recherchée et jugent donc normal d’être payés en retour.
10 Entretenir sa célébrité consiste surtout à discréditer l’authenticité des drillers ennemis. C’est ici, dit F. Stuart, qu’on trouve le lien entre violence en ligne et violence physique. L’accusation d’imposteur (computer gangster) conduit parfois à de véritables crimes. Certains meurent ou voient leurs proches mourir. L’économie de l’attention a accru le risque qu’une menace virtuelle soit suivie d’effet : les drillers sont des cibles pour quantités d’internautes, sur un territoire dont l’étendue croît avec la célébrité. Plus le driller est connu, plus il aura de mal à rester en sécurité. C’est la contrepartie des conquêtes féminines. Si les fans peuvent parfois le protéger, il aura de grandes difficultés à protéger celle qu’il aime.
11 Il peut se faire tuer, ou humilier et filmer (catch opps lacking), parce qu’il a baissé la garde, loin des gars du quartier, parfois dans des zones qui échappaient auparavant à la violence des gangs. Quitter le quartier n’est plus une assurance de tranquillité, ce n’est plus non plus un moyen efficace de refaire sa vie légalement. Il est devenu difficile de défendre sa réputation sur un territoire sans limite. Mais il est encore plus difficile d’abandonner la partie, surtout quand toutes ses performances sont archivées sur les plateformes internet, et consultées par la police (les preuves étant désormais pour moitié issues des réseaux sociaux). Un cercle vicieux aggrave la situation : l’extrême violence affichée par les drillers, prise souvent au premier degré par la police, est aussi un moyen pour eux de se protéger des attaques.
12 La déterritorialisation et la médiatisation de la vie des gangs ont une autre conséquence, nommée slumming. Des jeunes Blancs de classe moyenne recherchent la fréquentation des drillers, des femmes blanches de milieux semblables pratiquent une sorte de tourisme sexuel et s’encanaillent, et des Noirs de statuts voisins les enrôlent pour démontrer leur solidarité avec les classes populaires et glorifier la communauté noire. Parce qu’ils y trouvent leur compte (argent, sexe ou popularité), les drillers jouent le jeu, acceptant d’être la caricature d’eux-mêmes recherchée par ces individus privilégiés. Au fond, la drill music et la commodification de la pauvreté urbaine sont des moyens de survie locaux, limitant la violence des gangs et canalisant celle des jeunes gravitant autour d’eux.
13 Ballad of the Bullet s’inscrit dans la tradition de Chicago (Corner Boys est un clin d’œil à William F. Whyte). F. Stuart se fait l’avocat d’un groupe en rendant publics les problèmes et les motivations de ses membres, pour guider l’action des autorités. L’activité et le point de vue des drillers sont au centre. Si les autres personnages sont secondaires ou absents (les femmes, les parents, etc.), ceux centraux ont le mérite d’être complexes, « multidimensionnels ». Elijah Anderson (Code of the Street) ou Howard S. Becker (Les mondes de l’art) sont les principales références. L’enrôlement de Pierre Bourdieu et des mécanismes de reproduction de la domination me semble moins convaincant : souvent en notes, il est marginal ou introductif, peu articulé aux ressorts mis en évidence par l’enquête de F. Stuart. Mais il indique une évolution du sociological field américain : un héritier de la tradition de Chicago peut désormais chercher à inscrire ses recherches dans la théorie de la domination de P. Bourdieu (pour apprécier l’évolution, qu’on se remémore, par exemple, la controverse qui opposa E. Anderson à Loïc Wacquant il y a une vingtaine d’années).
14 F. Stuart se repose sur des discussions avec les drillers ; ses interprétations sont un bel exemple d’usage d’entretiens contextualisés. D’un côté, il est particulièrement attentif aux termes indigènes. On perçoit dans le langage de ces jeunes l’entremêlement des considérations propres au gang et au code de la rue avec celles propres aux réseaux sociaux et à l’économie de l’attention. Ces termes sont des illustrations très convaincantes. De l’autre, se mêlent, dans le corps du texte, l’illustration et l’explication. L’auteur commence la plupart de ses démonstrations par la présentation d’un cas et passe progressivement à des considérations générales, puis revient au cas, etc. L’entrée en matière est vivante ; le changement de registre fluide ; et l’explication étayée et sensible. Bref, cet ouvrage, tant par la forme que par le fond, n’a sans doute aucun équivalent dans ce qu’on appelle la sociologie des réseaux sociaux.
15 Loin de faire des drills et des technologies numériques la cause ou le reflet d’un accroissement de la violence urbaine, F. Stuart montre, au contraire, que le recours à ces « NTIC » éloigne les drillers, au moins un temps, de la délinquance. La mise en spectacle outrancière de leur vie transfigure la dureté du quartier, à la recherche de quelques moments de micro-célébrité.