1 Le titre est alléchant et ne manque pas d’ambition. Que peuvent dire les sciences sociales du corps des autres ? On s’attend à une réflexion susceptible d’osciller entre une phénoménologie renouvelée du corps étranger et une analyse du symbolisme contemporain associé à celui-ci, en passant par les traitements institutionnels qui lui seraient réservés. Ni Merleau-Ponty, ni Evans-Pritchard, ni Foucault ne se rencontreront dans les pages que consacre I. Jablonka à ce corps des autres. Celui-ci y est abordé, si l’on peut dire, par le petit bout de la lorgnette. C’est d’un corps générique, rarement spécifié empiriquement, qu’il sera question, celui que l’auteur voit s’exposer, être traité et soigné dans les instituts d’esthétique à travers les récits que lui en font « celles dont le métier est de s’occuper du corps des autres, pour leur bien-être et leur agrément » (p. 9) Et c’est d’abord de l’exercice de ce métier dont nous entretient l’ouvrage.
2 Historien « du corps violenté et humilié, martyrisé ou détruit » (p. 11) pour avoir étudié les déportés de la Shoah, les prisonniers politiques, les enfants de l’Assistance publique, etc., I. Jablonka, fidèle à son plaidoyer « pour faire des sciences sociales autrement », nous engage, dans une série de douze courts chapitres, à découvrir le métier d’esthéticienne. Seront ainsi présentées les interventions auxquelles procède cette dernière, les impressions que celle-ci en retire, notamment s’agissant de la considération sociale dans laquelle on la tient, les tendances évolutives de la profession, mais aussi les digressions réflexives que cela suggère à l’auteur. La découverte du métier traverse ainsi l’ensemble des chapitres. De « Celle qui rend belle » (chap. 1) à « Être belle pour soi » (chap. 12) en passant par « La vie de Sophia » (chap. 2) et « La carrière de Jocelyne » (chap. 10), on apprend à découvrir les gestes, les conditions de travail, les niveaux de rémunération, les parcours de formation, les règles éthiques, les rêves et les désillusions de celles qui ont embrassé un métier de service qui consiste à récurer des corps en se proposant de les rendre esthétiques. L’ambivalence paradoxale, quasi oxymorique, du métier nous est singulièrement rendue accessible dans les chapitres 5 (« Le sexe des autres ») et 6 (« Truies et déesses »).
3 Que ce soit la demande d’épilation « intégrale » des adolescentes de quatorze ans, la désinvolture avec laquelle on présente son corps et les « souillures » qui l’accompagnent (odeur, saleté, menstrues, etc.), il y a là autant d’actes ou de paroles qui seront vécues comme des violences symboliques faites à celles qui sont au service de la beauté des corps. N’étaient les confidences et les déclarations de bien-être énoncées au cours des séances, les gratifications symboliques se font rares. L’ambivalence est toujours là quand la demande de soins est le fait des hommes (chap. 7, « Prendre soin des hommes ») et réclame que s’établisse un « cordon sanitaire » autour de ces clients. L’inconfort se déplace du vécu de la professionnelle vers celui de l’analyste quand sont abordées les significations sociales à attribuer aux gestes exécutés par les esthéticiennes et aux conditions, matérielles et symboliques, dans lesquelles elles les effectuent. Ce que l’auteur appelle la « Poésie cosmétique » (chap. 8) et « Les mondes de la “beauté ethnique” » (chap. 9) relèvent en effet d’une quête du sens collectif à donner à cette pratique sociale du soin esthétique, par-delà les représentations qui ont cours chez les esthéticiennes professionnelles. Ce, à l’heure où s’affiche plus facilement un différentialisme politique et social. Finalement, ces expertes de la beauté des corps sont-elles les vecteurs de l’idéologie consensuelle du consumérisme de la « beauté » ou ceux de l’idéologie multiculturelle des « beautés » alternatives ?
4 Les questions affleurent dans l’ouvrage d’I. Jablonka mais ne trouvent guère de réponses méthodiquement élaborées. Option d’écriture de sa part ? Probablement eu égard à ses déclarations renouvelées à l’endroit de la démarche qu’il préconise pour les sciences sociales. Contrainte d’édition liée à la collection « Raconter la vie » dans laquelle il publie ? Probablement aussi. De fait, I. Jablonka raconte ce qu’il a entendu, vu, perçu lors de son enquête auprès des esthéticiennes. Mais ce récit d’enquête ne semble obéir à d’autres lois que celle du « ressenti » de l’auteur. Ce qui est conforme au « “Je” de méthode » qu’il théorise par ailleurs. Toutefois, cela réduit la portée de ce qui nous est livré à la hauteur de l’anecdote accompagnée de commentaires personnels et disparates, ce que l’on trouve d’ordinaire du côté du journalisme d’investigation des faits de société.
5 Même si là est la volonté épistémologique de l’auteur, le défaut d’inscription de son récit dans une construction problématique relevant des sciences sociales l’appauvrit considérablement. Ainsi, le chapitre 3, « Entre psy et coach », qui aborde la question de l’identification et de la représentation de la profession d’esthéticienne dans l’espace des professions se rapportant au corps de l’autre, ne livre aucun supplément heuristique. L’auteur nous précise bien que « les esthéticiennes ne sont ni dermatologues, ni infirmières, ni assistantes sociales, ni coaches, ni psychanalystes, et pourtant elles sont un peu tout cela à la fois » (p. 32), mais nous n’en saurons guère plus et le chapitre se conclut par une sentence sans surprise : « l’esthéticienne est une professionnelle du corps qui crée du lien social » (ibid.). On supputera que les confidences intimes faites dans l’abandon du corps lors de la séance dans la cabine autorisent le rapprochement avec les métiers de l’écoute et du conseil. On déduira de même des contenus de formation au métier d’esthéticienne que les professionnelles diplômées possèdent de réelles connaissances dermatologiques mais qu’une convention (a-t-elle été négociée ? sous l’égide de quelle autorité ?) leur interdise de « travailler » au-delà de l’épiderme, le derme étant l’apanage de la chirurgie-esthétique et donc du « corps médical ». On percevra encore que certains instituts – ceux que l’on rencontre dans le monde de la « beauté ethnique » – requièrent des compétences proches de celles que les salons de massages exotiques privilégient (l’auteur nous retrace l’itinéraire type de jeunes asiatiques, d’abord domestiques chez des compatriotes fortunés, puis, lassées de cette condition, enclines à rejoindre soit l’onglerie d’un sordide institut, soit les sphères de la prostitution). Mais de compréhension des modalités de régulation de la tension que connait la profession entre noblesse du pôle médical et bassesse du pôle prostitutionnel, il nous faudra encore une fois le supputer ou, comme semble le faire l’auteur, l’attribuer à la seule morale personnelle des esthéticiennes. Proposition sociologique, pour le moins, à rayon court.
6 Tout aussi insatisfaisante est l’amorce d’analyse du sens politique et social que peut prendre, pour nos sociétés, la multiplication des instituts ethniques qu’il aurait été judicieux, cela dit par parenthèse, de rapprocher de la prolifération des salons de coiffure ethnique, des salons de massages exotiques, des boutiques de vêtements eux aussi ethniques, etc. L’auteur y décèle un réveil de la « pseudo-anthropologie coloniale » et des formes de ce que la vulgate qui s’impose nomme la racialisation. On aurait aimé suivre les raisons de ces assertions, l’auteur se contente d’affirmer que derrière tout cela se cache « un désir de reconnaissance et une revendication d’égalité » (p. 66). Outre que nous frisons la proposition tautologique, l’affirmation exigerait l’étayage d’une démonstration argumentée. Elle a pourtant été faite ailleurs, s’agissant particulièrement de la coiffure, elle demanderait aujourd’hui, eu égard aux enjeux idéologiques qui s’y condensent, de plus amples développements, notamment concernant la nature de l’égalité à laquelle prétend cette revendication.
7 Enfin, on s’interrogera sur la rigueur scientifique que recèle le constant glissement de la description de l’objet, le métier d’esthéticienne, aux prises de parti sur les valeurs qui l’agitent et agitent notre monde social. Ainsi, quand les esthéticiennes entendent produire de la « féminité » chez les femmes qu’elles soignent et, comme le note l’auteur, professent plutôt une esthétique du bien-être qu’une esthétique du corps parfait, faut-il vraiment le comprendre comme l’affirmation d’une « esthétique qui libère des oppressions contemporaines » (p. 92) ? Ces dernières s’illustrant, comme il est précisé dans la phrase précédant cette citation, « dans les espaces patriarcaux […] où les hommes se permettent de commenter le “physique” des femmes ». Et de là, dans la phrase qui suit, d’en faire un « droit de la personne » (p. 93). La compréhension de la relation qu’il convient d’établir entre un raffermissement des fessiers dans la cabine de l’institut d’esthétique, le déplaisir à se faire « mater » dans la rue et un principe juridique constitutionnel ne nous est pas fournie. Elle doit aller de soi pour l’auteur. Elle est pourtant d’interprétations variables et possiblement antithétiques. En laissant l’interprétation relever de l’air du temps, I. Jablonka renonce à faire œuvre analytique et son propos s’en trouve ramassé sous un empirisme sélectif relaté avec les moyens du lexique et des notions mis en l’honneur dans le discours commun. C’est pourquoi il se trouve conduit, lorsque le sens à donner à la typologie des « féminités » qu’il dégage des discours reçus lui devient aporétique, à s’en remettre à l’option « la plus émancipatrice, véritablement féministe » (p. 45), fournie sans nul doute par l’autorité d’un « féminisme » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il cherche toujours son périmètre définitionnel.
8 Ainsi Le corps des autres, même si l’on accepte de le créditer de la démarche méthodique prétendument alternative prônée par I. Jablonka, se révèle bien peu convaincant quant à sa contribution informative et, surtout, explicative des enjeux sociologiques que recèle l’exercice de la profession d’esthéticienne, et cela qu’ils soient envisagés sous l’angle d’une sociologie des professions et du travail ou sous celui d’une sociologie du corps et de ses représentations symboliques, voire sous celui d’une sociologie de l’incarnation des idéologies identitaristes qui s’affrontent dans l’espace social contemporain. Toutes ces dimensions, pour le lecteur averti, teintent peu ou prou l’ouvrage, mais aucune ne reçoit le traitement démonstratif qu’elle mérite. L’ouvrage flotte sur une accumulation de menus détails, anecdotes, remarques incidentes et autres considérations d’espèce qui sont à l’analyse sociologique ce que la tirade du nez d’un Cyrano est à la physiologie de l’appendice nasal. À vouloir par posture épistémologique novatrice décrire le monde social depuis ce que l’on est, ce que l’on croit ou ce que l’on sent, on en arrive à ne relater que la trivialité des expériences ordinaires sans qu’il s’en dégage autre chose qu’un sentiment d’inassouvissement. D’autant que le discours tenu n’a de cesse de convoquer incidemment les visions du monde social données ici et là pour la pointe acérée des sciences sociales. À une autre époque, on y aurait décelé la mystification d’un discours demi-savant.