1 L’ambition de cet ouvrage est de questionner le lien entre capitalisme cognitif et néolibéralisme pour comprendre les transformations du travail en général et du salariat en particulier. Tiré d’une habilitation à diriger des recherches, il propose une synthèse originale d’un parcours d’enquêtes sociales démarré en 2003 dans le milieu des intermittent·es du spectacle et achevé en 2018 avec l’étude de deux Coopératives d’activités et d’emploi emblématiques : Coopaname et Oxalis. Le titre de l’ouvrage résume bien la thèse principale défendue par l’autrice : la liberté, entendue ici comme l’autonomie dans et du travail, n’est pas condamnée aux rayons des utopies lorsque celle-ci devient le terrain d’un nouveau jeu collectif dont les règles s’inventent en marchant dans les marges des formes classiques du salariat.
2 Dans la première partie, A. Corsani propose une généalogie du concept de capitalisme cognitif dont l’origine est souvent attribuée au marxisme italien. L’autrice partage avec Enzo Rullani l’idée que « le capitalisme a toujours été cognitif » (p. 51) ou, pour le dire autrement, que la connaissance, à défaut de laquelle il n’est ni invention ni coopérations possibles, est consubstantielle au capitalisme industriel. A. Corsani décrit ensuite les transformations des économies occidentales et leurs répercussions sur le travail et l’emploi. Le keynésianisme des Trente glorieuses a été mis en cause sous les effets cumulés de l’inflation et du chômage, de la financiarisation d’une économie qui se dématérialise, ainsi que du recul du taylorisme-fordisme comme forme dominante de l’organisation du travail. Un capitalisme cognitif néolibéral a alors vu le jour, au sein duquel, pour prendre leur place dans le système productif, les personnes sont maintenant sommées de mener à bien des « projets », en mobilisant leurs capacités cognitives, en impliquant leur subjectivité dans leur travail… Pour éclairer l’importance de ce nouveau phénomène « d’autonomie dans l’hétéronomie », l’autrice mobilise largement les thèses d’André Gorz. Celui-ci estime en effet, reprenant à son compte une expression de Pierre Levy, que « la personne devient une entreprise ». Il considère par ailleurs que le travail est désormais le résultat d’un processus de « production de soi » (p. 76).
3 Dans la deuxième partie, A. Corsani tente d’étayer empiriquement ce type d’affirmation. Pour atteindre son but, l’autrice choisit de regarder la périphérie du marché du travail et, plus particulièrement, ces « zones grises » où les statuts d’emploi sont des composés hybrides des catégories instituées. Là, les classifications traditionnelles (comme celles d’activité, d’emploi, de chômage, d’indépendants, etc.), qui ont longtemps permis de borner et de cartographier la société salariale classique, n’ont pas disparu. Elles continuent à servir de points de repère. Mais, comme le montre A. Corsani, la véritable innovation de ces zones grises est d’expérimenter un dépassement de l’opposition entre travail salarié et travail indépendant. Deux figures lui servent à tester une telle hypothèse. La première est celle de l’intermittent·e du spectacle qui peine à satisfaire deux injonctions contradictoires. La première invite à se transformer en entrepreneur de soi-même en faisant valoir sa singularité. La seconde pousse à adopter le système de protection standard des salariés subordonnés. En procédant de la sorte, les intermittent·es accèdent à une indemnité de chômage (annexes 8 et 10 du régime général d’assurance chômage) qui rémunère en fait le travail effectué en dehors des lumières d’un plateau ou d’une scène. La seconde figure est celle de l’entrepreneur·e-salarié·e. Au sein des deux coopératives enquêtées, on préfère d’ailleurs celle de « coopérateur·trice », comme s’il s’agissait à nouveau de dépasser la partition binaire qui oppose habituellement les entrepreneurs indépendants aux salariés subordonnés. Dans ce cas, la quête d’autonomie ne correspond pas seulement à une aspiration individuelle. A. Corsani montre qu’elle est aussi le reflet d’une ambition collective qui prend corps au travers de l’implication de tous les entrepreneur·es-salarié·es dans la vie de la coopérative. Chacun·e s’investit non seulement pour satisfaire des intérêts économiques mais aussi et surtout pour contribuer à une « fabrique instituante » (p. 13), c’est-à-dire à un espace de participation démocratique capable de transformer un projet collectif en normes et en pratiques sociales efficientes.
4 Elle-même impliquée dans les processus de transformation sociale qu’elle décrit dans son livre, A. Corsani réfléchit au rapport qu’elle entretient avec son objet dans un chapitre intitulé « L’enquête sociale comme co-recherche pour l’action ». Elle situe son travail dans un ensemble inspiré par le courant pragmatique nord-américain (principalement incarné par John Dewey), mais aussi par son adaptation italienne, qui donnera naissance au modèle du « chercheur·e aux pieds-nus » (ricercatore scalzo, p. 174). Pour illustrer l’intérêt et la portée de ce type de méthodologie, A. Corsani évoque notamment la pratique de l’autoconscience féministe qui, à la fin des années 1960, aux États-Unis, vise à favoriser l’analyse collective de l’oppression à partir de récits individuels. Dans ce cadre, les femmes deviennent « expertes » de leur propre oppression. Pour l’autrice, cette façon de faire partage le même postulat que les « co-recherches » d’inspiration marxiste qui font le pari que « personne ne pourra produire une connaissance plus exacte d’une situation, d’une condition, que la personne qui en fait l’expérience » (p. 175). Le lecteur peut, tout d’abord, s’étonner qu’un chapitre consacré aux méthodes d’enquête occupe une place aussi importante et centrale dans l’ouvrage. Nous découvrons avec A. Corsani que l’enquête n’est pas appréhendée comme un simple outil au service de la connaissance académique. En effet, elle est aussi regardée comme une pratique collective dont le but est directement tourné vers l’action de transformation sociale. Dans cette perspective, le et la chercheur·e en sciences sociales deviennent des acteurs à part entière dont le rôle est d’aider d’autres acteurs à trouver par eux-mêmes des solutions à leurs problèmes à partir d’une connaissance approfondie des causes de leurs apparitions. L’intérêt de ce chapitre, qui constitue une véritable enquête sociologique sur l’enquête sociale, est notamment d’interroger le rôle et la fonction du chercheur en sciences sociales dans la cité.
5 Intitulée « Temps, argent et liberté », la troisième partie propose de regarder les formes de travail et d’emploi issues des deux terrains d’enquête « comme des expressions singulières et des plus avancées des stratégies déployées pour se soustraire à la fabrique de la subjectivité néolibérale » (p. 189). L’analyse comparative des intermittent·es du spectacle et des entrepreneur·es-salarié·es est l’occasion d’illustrer les abondantes tensions et contradictions que ceux-ci entretiennent avec le temps, l’argent et la liberté (autrement dit l’autonomie). Les exemples empiriques révèlent par exemple à quel point compte la qualité du temps de travail dans l’appréciation des façons de vivre avec des statuts d’emploi hors normes. Celle-ci s’apprécie en mettant l’accent, non pas comme on le fait habituellement sur la tendance à la diminution du temps de travail, mais sur l’importance accrue de l’emprise du travail sur la vie humaine. Pour A. Corsani, plus gorzienne que jamais, lorsqu’une personne se fait entreprise d’elle-même, il se confirme qu’il est difficile d’appliquer « la distinction opérée par Michel Lallement entre temps au travail, temps du travail et temps de travail » (p. 26). Dans le dernier chapitre, l’autrice prend essentiellement appui sur des travaux de philosophie sociale pour confirmer que l’autonomie est bien un moyen de déjouer les « dispositifs néolibéraux ». Elle l’est lorsque les individus gagnent en liberté, mais elle devient plus puissante encore lorsqu’elle s’incarne dans des expériences collectives qui autorisent à « développer des activités autonomes en dehors du rapport salarial » (p. 286).
6 Je voudrais formuler deux remarques critiques en guise de conclusion. En premier lieu, les enquêtes prennent peu en compte la place de celles et ceux qui bénéficient des dispositions spécifiques à l’intermittence et à l’entreprenariat-salarié sans véritablement s’investir dans les espaces participatifs. Or tout porte à croire que leur importance numéraire est réelle. N’aurait-il pas été souhaitable en conséquence de réserver un traitement spécifique à ces nombreuses personnes qui jouent la carte du « passager clandestin » ? On peut regretter, en second lieu, le manque d’information relatif aux rapports que les deux types de configurations étudiées entretiennent avec les réseaux d’acteurs qui interfèrent directement avec leur fonctionnement et qui pèsent sur leurs destins. On aurait aimé être éclairé par exemple sur la nature des liens et l’importance des relations entre la Coordination Intermittent et Précaire et les syndicats représentatifs des secteurs étudiés. Il eut été tout aussi intéressant d’apprécier la façon dont, dans son ensemble, le mouvement coopératif perçoit Coopaname et Oxalis. C’est, de façon plus générale, l’articulation entre les terrains d’enquête et les multiples forces sociales qui les environnent qui pourrait, à l’avenir, nourrir encore davantage un programme de recherche dont l’autrice convainc ici de l’intérêt évident.