Couverture de RFS_623

Article de revue

Chalvon-Demersay (Sabine). Le troisième souffle. Parentés et sexualités dans les adaptations télévisées. Préface de Luc Boltanski. Paris, Presses des Mines, 2021, 252 p., 29 €.

Pages 605 à 609

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1 Comment interpréter les variations d’un récit lors de sa diffusion ? Telle est la question, largement traitée en anthropologie, notamment à propos des mythes, que reprend la sociologue S. Chalvon-Demersay, mais cette fois en l’appliquant aux adaptations de récits littéraires du XIXe siècle sous forme d’œuvres audiovisuelles dans la seconde partie du XXe siècle et le début des années 2000 en France. Délaissant, cependant, l’analyse structuraliste telle que Claude Lévi-Strauss l’a pratiquée, elle lui préfère, comme source d’inspiration, une étude sur les réécritures d’Iphigénie tenant compte des conditions de réception, par Hans Robert Jauss (1978), dont elle signale, de manière elliptique toutefois, la révélation « récente » de ses « engagements pendant la guerre », c’est-à-dire, pour le dire de manière plus directe, le fait que R. Jauss a dissimulé après-guerre qu’il a été un membre de la Waffen-SS, ce qui est connu depuis les années 1990. Ce faisant, S. Chalvon-Demersay se focalise sur un nombre réduit de variations, dont l’une lui sert de principe de sélection de ses récits : celles, réalisée par des scénaristes de télévision, de la mise en scène d’un amour entre un homme et une jeune femme majeure qu’il a éduquée sans en être le père biologique. Ce dernier schème est commun à plusieurs récits littéraires du XIXe siècle, parmi lesquels, choisis par la sociologue, Les misérables de Victor Hugo, Le Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas et Le bossu de Paul Féval.

2 Cette analyse se déploie en deux parties, la première situant les « romans de la reconnaissance » (chap. 1) et présentant le contexte général de la fiction audiovisuelle française en l’historicisant, sous forme d’une périodisation des œuvres des années 1950 aux années 2000 en France (chap. 2), tandis que dans la seconde, introduite par un chapitre sur l’idée de « fantôme d’inceste » (chap. 3), sont étudiées de manière précise différentes adaptations des Misérables (chap. 4), du Comte de Monte-Cristo (chap. 5) et du Bossu (chapitre 6). Elle s’appuie sur une riche et remarquable enquête, comprenant une étude d’archives audiovisuelles de l’Institut national de l’audiovisuel (INA), et des entretiens avec des réalisateurs et des scénaristes d’œuvres audiovisuelles de fiction. À la suite de Michael Baxandall ([1985] 1991, Formes de l’intention, Jacqueline Chambon), « la ligne d’argumentation » de S. Chalvon-Demersay consiste, en effet, à estimer « qu’il y a dans les intentions assumées de l’auteur d’une œuvre l’orientation qui doit en guider la lecture » (p. 138), ce qui va toutefois à l’encontre de la manière dont les œuvres audiovisuelles et cinématographiques sont traitées, lorsqu’il s’agit de les classifier en vue de leur diffusion, opération qui, à l’inverse, donne la priorité aux interprétations prêtées aux spectateurs. L’ouvrage est, en outre, abondamment illustré par des photographies de ces œuvres audiovisuelles. Il faut souligner, ici, combien l’exploration des archives audiovisuelles, largement sous-exploitées par les sciences humaines et sociales par rapport aux archives textuelles, peut être féconde.

3 Pour comprendre l’évolution des variations narratives, S. Chalvon-Demersay développe une opposition, avancée dans un travail antérieur, entre un modèle d’une société « élective » où toutes les relations seraient choisies et librement consenties (« Une société élective, scénarios pour un monde de relations choisies », Terrain, 1996, 27, p. 81-100), et un modèle familial hétérosexuel dans lequel les relations seraient contraintes par des « institutions », et notamment ce qu’elle nomme « l’institution familiale », mais qui correspond, en fait, bien qu’elle ne la nomme jamais, à l’institution catholique, très présente et puissante en France jusque dans les années 1970, avant un affaiblissement lié en grande part à la baisse des pratiques, puis, au début du XXIe siècle, à la révélation des abus sexuels de religieux sur des mineurs, majoritairement de même sexe. Toutefois, S. Chalvon-Demersey met, elle, en rapport cette émergence d’une société « élective » avec celle, dans les relations de travail, d’une « cité par projet », s’appuyant sur des réseaux et « connexionniste », décrite par L. Boltanski et È. Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999). Cette « société élective » serait caractéristique d’un « libéralisme familial », et ne serait « régulée par aucun dispositif moral, légal ou psychologique existant » (p. 206), dessinant en creux, donc, le modèle d’une famille non libérale qui serait, elle, soumise à des contraintes morales, légales ou psychologiques, telle qu’elle existait dans la France catholique du XIXe siècle. C’est dans cette dernière que des « romans de la reconnaissance » (chap. 1) ont connu un grand succès, en reprenant un même schéma narratif : un homme, ayant réalisé une faute ou accusé injustement de l’avoir commise, rompt avec ses relations sociales d’alors, ne leur donne plus aucune nouvelle pendant plusieurs années, puis leur réapparait, mais sous une autre identité, pour se faire justice, puis, enfin, se fait reconnaitre. Dans certains de ces romans, et en particulier, donc, les trois déjà mentionnés, l’homme en question est aussi un tuteur qui devient amoureux de sa pupille devenue majeure.

4 Pour situer leurs diverses adaptations télévisuelles, S. Chalvon-Demersay distingue une période d’une grande dramatisation, proche du théâtre, dans les années 1950, suivies d’une période de « petits feuilletons » (Rocambole, Rouletabille, Le trompette de la Bérésina, Les habits noirs, Chéri Bibi), de « séries joyeuses » (Vidocq, Arsène Lupin) dans les années 1960, de « grandes séries politiques » dans l’après Mai 68 jusqu’à la fin de l’ORTF en 1974. Les adaptations des récits littéraires du XIXe siècle sont plus rares dans les années 1990 et les années 2000, mais celles qui sont réalisées sont importantes pour la démonstration de la sociologue, qui y repère un processus de « sexualisation », au sens où les priorités des personnages seraient définies en donnant à la sexualité le moteur principal des comportements humains dans un contexte qui serait de « libéralisme » sexuel, dont les « dérives » seraient arrêtées par les « interdits qui pèsent sur l’inceste et la pédophilie » (chap. 2, p. 74).

5 L’affirmation de « l’interdit de l’inceste » apparaitrait lors des adaptations des Misérables, du Comte de Monte-Cristo et du Bossu à la fin des années 1990 et au début des années 2000, la télévision agissant comme une « institution morale ». En effet, au cours de l’écriture de ces adaptations, la relation amoureuse d’un tuteur et sa pupille majeure et consentante, qui, au XIXe siècle, est mise en scène comme pouvant être admise socialement, est nommée et identifiée par des scénaristes de la fin du XXe et du début du XXIe siècles, comme un « inceste », si bien que cette relation est écartée du scénario destiné au tournage, phénomène que S. Chalvon-Demersay qualifie de « fantôme d’inceste » (chap. 3). La sociologue distingue deux notions d’inceste (p. 210) : selon la première, l’inceste est « une sexualité consentie entre adultes apparentés soumis à des interdits de mariage », selon la seconde, « c’est un abus sexuel sur des mineurs pris dans une relation d’autorité au sein d’une famille de droit ou de fait », les viols et les agressions sexuelles étant plus particulièrement condamnés juridiquement lorsqu’ils sont « incestueux » à partir de 2016 en France (p. 211). Ce qui est qualifié d’« inceste » par les scénaristes ne correspond ni à la première, ni, encore moins, à la seconde de ces notions, mais aurait un lien « troublé », « fantomatique », avec les deux. L’argument de S. Chalvon-Demersay contient cependant une contradiction, puisqu’elle reconnait une dérive du « libéralisme familial » venu de Mai 68 (« le risque du surgissement d’une émotion amoureuse incontrôlée entre deux membres de la nouvelle famille, émotion potentiellement dangereuse, qui n’est régulée par aucun dispositif moral, légal ou psychologique existant », p. 206) dans une pratique familiale patriarcale de la France catholique du XIXe siècle (l’amour entre un homme plus âgé et une femme plus jeune mais majeure, qu’il a recueillie et élevée).

6 Les trois chapitres suivants détaillent les processus d’adaptations des œuvres d’Hugo, de Dumas et de Féval. Les misérables ont été adaptés sept fois, de 1961 à 2000. C’est lors de cette dernière adaptation, ayant pour scénariste Didier Decoin et pour réalisatrice Josée Dayan, qu’est posé, pour la première fois, et utilisé comme ressort narratif, un soupçon d’« inceste » sur la relation entre Jean Valjean et Cosette, lorsque le premier, submergé de tristesse, est décrit par Hugo pleurant dans les vêtements de la seconde, parce qu’elle s’en va, amoureuse d’un jeune homme auquel elle se marie (chap. 4). Adapté trois fois entre 1971 et 1998, Le Comte de Monte-Cristo a été porté au petit écran, la troisième fois, par le même tandem, D. Decoin et J. Dayan. Cette fois, le problème est, pour le scénariste, d’offrir une sexualité hétérosexuelle au personnage masculin (pendant une période où il n’en a pas dans le roman), et éviter qu’il soit amoureux de sa pupille, sans qu’il ne formule cependant le terme « inceste » (chap. 5). Enfin, le Bossu a été adapté trois fois, de 1967 à 2003, et lors de la dernière adaptation, les scénaristes, mal à l’aise, et considérant qu’il n’y a pas de différence à faire « entre un enfant adopté et un enfant qu’on a eu » (p. 202), se disent avoir été incapables d’écrire une scène dans laquelle Lagardère et sa pupille Aurore, majeure, expriment leur amour réciproque (chap. 6). Entre 2000 et 2003, il y aurait, donc, un tournant, entre un scénariste qui essaye de mettre en avant une relation « incestueuse », et deux autres qui, au contraire, effacent toute possibilité d’une telle relation. Et l’on peut rappeler qu’un changement s’opère, en effet, par ailleurs, en France, dans la représentation de la sexualité à l’écran, à partir de l’affaire de l’interdiction, de fait, du film Baise-moi de Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi en 2000.

7 S. Chalvon-Demersay clôt son ouvrage avec l’idée selon laquelle des scénaristes de télévision, en adaptant des récits issus du passé, expriment, de manière confuse, un changement de norme morale dans la société, qui se traduit, par la suite, par un changement de norme juridique. Toutefois, le fait que des auteurs et des metteurs en scène de récit intègrent, dans leurs adaptations de récits, des changements de normes et de contraintes, sans que celles-ci soient nécessairement clairement exprimées, pourrait être vu plutôt comme un dispositif hérité, notamment de la pratique de la « censure », puis, pour ce qui concerne les œuvres audiovisuelles et cinématographiques, de leur « classification ». Et si l’on devait donner une perspective plus large à une compréhension de ces pratiques, entre « censure » et contraintes pour capter l’attention du spectateur, il pourrait être intéressant d’y réfléchir en établissant des rapports entre le théâtre, le cinéma (qui, à l’origine, était conçu comme un spectacle), la télévision, puis enfin les services de vidéo à la demande, en s’interrogeant plus particulièrement sur les œuvres destinées à un large public. Sur ce dernier aspect, un rapprochement pourrait être fait notamment avec les adaptations théâtrales de récits bibliques en Europe, telles que les représentations de la Passion (Jeanne Favret-Saada, Le christianisme et ses juifs 1800-2000, Le Seuil, 2004, l’accent étant mis, cette fois, sur des variations relatives à l’antisémitisme chrétien).

8 Au-delà, l’enjeu soulevé par l’ouvrage de S. Chalvon-Demersay est de savoir si, pour analyser la transmission d’un récit, l’on doit en rester à une opposition entre, d’un côté, un système de variations (approche structuraliste, utilisée notamment dans l’analyse de contes et de mythes, qui peut être évolutionniste avec une approche phylogénétique, établissant des arborescences chronologiquement organisées, Julien d’Huy, Cosmogonies. La préhistoire des mythes, La Découverte, 2020), mais qui se dispense de toute référence précise aux relations sociales, et de les situer historiquement et spatialement sinon dans de grandes aires, de l’autre des variations saillantes qui prennent sens en fonction du contexte, sans que ces variations puissent former un système (que l’on peut qualifier d’approche contextualiste, et suivie, donc, par S. Chalvon-Demersay). Parvenir à articuler ces deux approches, structuraliste et contextualiste, afin de mettre en évidence un système de variations d’un récit tenant compte du contexte et ordonnées historiquement, nécessiterait de mieux agencer les échelles et les périodes, avec des outils permettant d’analyser un large corpus d’œuvres.

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