1 Dans leur récent ouvrage consacré aux artistes plasticiens, F. Patureau et J. Sinigaglia livrent les résultats d’une enquête qu’ils ont menée sur les cotisants (affiliés et assujettis, les seconds tirant des revenus bien moindres, voire parfois quasi-nuls de leur activité artistique) au régime de Sécurité sociale des artistes-auteurs géré par la Maison des artistes. Les auteurs prennent la peine de souligner immédiatement l’extrême hétérogénéité qui prévaut au sein de ce groupe, mais aussi le fait que celui-ci ne réunit pas l’ensemble des artistes. Outre les plus jeunes d’entre eux, il exclut également les plus précaires. La première restriction est d’importance, puisque la première déclaration auprès de l’organisme n’intervient généralement… qu’après 35 ans. Les peintres et les sculpteurs, soit ceux qui correspondent le plus à la catégorie des artistes plasticiens, sont même ceux qui se déclarent le plus tardivement. Vu la durée des études en école supérieure d’art qui ne s’étend guère au-delà de 25 ans environ, il est donc clair que l’enquête perd nécessairement une part importante des professionnels en exercice. L’enquête s’est déroulée en 2017 et 2018, mêlant volet quantitatif auprès de 6 000 artistes plasticiens issus de la base de données de la Maison des artistes (en laissant de côté les graphistes, mais en maintenant toutefois les illustrateurs, ce qui peut interroger tant leur métier apparait différent de celui des artistes plasticiens proprement dits et tant ils sont nombreux), et qualitatif auprès d’un échantillon diversifié de cinquante-trois artistes plasticiens. À l’exploitation de la base de données existante, qui contient un nombre limité d’informations, a été associée une enquête plus approfondie, menée en 2017.
2 L’ouvrage est construit en cinq chapitres. Le chapitre I, « Portrait de groupe », vise à dégager les propriétés et la dynamique d’ensemble, mais aussi les différenciations internes. La croissance des effectifs sur le long terme est soutenue depuis la fin des années 1970 pour atteindre, en 2016, plus de 38 000 personnes (nombre de déclarants hors création graphique, donc). Traditionnellement écrasante, la part des peintres ne représente plus que la moitié des plasticiens. Les inégalités de revenus apparaissent à la fois fortes et stables dans le temps. Notons que les auteurs n’envisagent nullement la possibilité d’une sous-déclaration des revenus dans un secteur où le statut d’indépendant et la nature des biens produits l’autorisent pourtant facilement. Les hommes gagnent bien davantage que les femmes. En termes démographiques, la population des artistes a connu une double tendance au vieillissement et à une (forte) féminisation – elle est désormais paritaire – au cours des dernières décennies. Les artistes plasticiens sont surtout issus des catégories sociales supérieures, et d’autant plus parmi les femmes ainsi que parmi les jeunes générations (on aimerait ici que les auteurs formulent au moins des hypothèses pour expliquer ces deux phénomènes, plutôt que de s’en tenir au constat, évidemment intéressant). Le niveau d’études apparait élevé (plus de la moitié détiennent un bac + 3, un tiers un bac + 5 ou plus), loin de l’image bohème qui colle encore parfois au groupe. La peinture, en particulier figurative, conserve toujours une position centrale dans la pratique des artistes. Le premier chapitre s’achève sur une analyse des correspondances multiples selon deux axes qui ne surprendront guère, évocateurs de la théorie bourdieusienne : reconnaissance symbolique et réussite économique. Malheureusement, les deux graphiques présentés sont peu lisibles… du fait de la taille des caractères. Les plus chanceux des artistes sont ceux qui parviennent à combiner réussite économique et reconnaissance auprès des institutions, selon la perspective développée par Raymonde Moulin. Il s’agit alors de s’interroger, dans la suite de l’ouvrage, sur les mécanismes qui concourent à la distribution des places au sein de l’espace ainsi dessiné.
3 Le chapitre II, « Les voies de l’engagement dans le métier », s’intéresse à la formation artistique et à l’impact de celle-ci sur les carrières. Si aucun diplôme n’est formellement requis pour exercer l’activité d’artiste plasticien, plus de la moitié des professionnels (six sur dix) ont suivi une formation artistique dans l’enseignement supérieur, encore davantage parmi les jeunes générations et parmi les milieux sociaux plus favorisés. On pourra toutefois regretter que la formation universitaire soit regroupée en une seule catégorie, licence, maitrise, master et doctorat n’étant nullement distingués. Le matériau qualitatif est ici amplement sollicité pour étudier la genèse de la vocation. L’autodidaxie – plus forte parmi les plasticiens plus âgés et parmi ceux d’origine populaire – relève de l’affirmation de la liberté personnelle, mais elle entraine un déficit de socialisation professionnelle qui fait durablement ressentir ses effets.
4 Le chapitre III, « Le travail artistique », traite des conditions de travail, en intégrant notamment le temps passé à tenter d’obtenir différentes aides. Les auteurs analysent les tâches accomplies dans leur diversité et pas seulement la production des œuvres (à laquelle deux tiers du temps de travail sont consacrés). Un tiers des plasticiens a déjà bénéficié d’une aide publique, surtout les plus âgés d’entre eux. La vente constitue évidemment un enjeu. Signe que l’on a affaire à une population dans l’ensemble faiblement insérée professionnellement, moins d’un artiste sur deux (44 %) a déjà fait appel à un intermédiaire pour vendre ses œuvres, un quart des plasticiens n’a même pas vendu ne serait-ce qu’une œuvre au cours de toute l’année précédant l’enquête ! De tels chiffres posent le problème de la professionnalisation au sein du groupe retenu pour l’analyse. Les revenus artistiques apparaissent ainsi logiquement en moyenne très modestes (13 000 euros annuels) et extrêmement contrastés (la médiane s’élevant à 5 500 euros). Les femmes sont particulièrement pénalisées.
5 Le chapitre IV, « La pluriactivité : nécessité économique et enjeux identitaires », s’intéresse aux conditions matérielles de production, et revient tout particulièrement sur la thématique des temps de travail, sujet déjà abordé par l’un des deux auteurs dans un de ses ouvrages précédents (Sabrina Sinigaglia-Amadio, Jérémy Sinigaglia, Temporalités du travail artistique : le cas des musicien.ne.s et des plasticien.ne.s, Paris, Ministère de la Culture, DEPS, 2017). Une fois de plus, la diversité des situations apparait extrême, ce qui n’est pas pour surprendre tant la multiplicité des domaines de création – et, de facto, des professions associées – est prononcée. Dans l’année précédant l’enquête, seule la moitié de la population a été mono-active. Ce trait caractérise davantage les hommes et, surtout, les artistes les plus âgés. L’enseignement représente la première activité complémentaire, pour deux tiers des artistes pluriactifs, et celle qui permet le mieux de préserver le temps consacré à la création. Il constitue également une forme de reconnaissance comme artiste et n’est généralement pas vécu comme un déclassement. Un tiers des répondants exerce une autre activité dans le domaine artistique et culturel, la même proportion hors de cet espace, ces derniers étant plus souvent issus des milieux les plus modestes.
6 Le chapitre V, « La vie d’artiste », tente de dresser le bilan des analyses précédentes et de montrer en quoi la condition d’artiste résulte largement d’une tension entre un rapport au travail positif marqué par un fort engagement personnel et des conditions d’exercice fréquemment difficiles ou incertaines. Être artiste est vécu comme davantage qu’un simple métier, comme une activité permettant la réalisation de soi à travers le plaisir, voire la nécessité de créer. Sans réelle surprise, ce registre de l’épanouissement et de la liberté associée à l’activité apparait encore plus présent parmi les artistes qui réussissent le mieux professionnellement. L’insatisfaction exprimée, quant à elle, renvoie bien souvent à la précarité du métier liée notamment à la faiblesse ainsi qu’à l’irrégularité des revenus, mais aussi à toutes les tâches annexes qui viennent détourner de la création elle-même. Les créateurs les moins insérés professionnellement, ceux aux plus faibles revenus, et souvent d’origine sociale modeste, se montrent critiques envers le « milieu » de l’art et son marché. Sans réelle surprise, ces créateurs aux positions périphériques, voire marginales, dénoncent les choix des pouvoirs publics et la « dictature de l’art contemporain ». Les femmes, surtout, regrettent la difficile articulation des temps professionnels avec ceux de la vie privée, notamment familiale. Se faisant les porte-paroles des enquêté·es, les auteurs exposent alors des propositions pour améliorer le sort des artistes plasticiens avec des mesures telles que la rémunération de la présentation des œuvres ou une meilleure préparation aux aspects non artistiques de l’activité par les écoles supérieures d’art.
7 Le présent ouvrage constitue un travail très sérieux, très bien composé avec, notamment, une conclusion qui vient rappeler avec clarté – en sept pages – les principaux résultats obtenus. Le sort moins favorable que connaissent les femmes, qui apparait à de nombreuses reprises tout au long du propos, est ainsi particulièrement souligné. C’est surtout une accumulation de petits désavantages dans quasiment tous les domaines qui, en s’additionnant, constitue un handicap de poids pour ce groupe. Il en va de même pour les artistes d’origine sociale populaire.
8 On peut toutefois regretter que, dans un ouvrage qui se destine davantage aux chercheurs qu’au grand public, ne figure pas, en fin de volume, une bibliographie. Le lecteur ou la lectrice est donc obligé·e de se reporter aux différentes notes de bas de page pour accéder aux diverses références sans que celles-ci soient ensuite regroupées.
9 De façon générale, si la dimension descriptive de l’ouvrage est forte – et solide dans l’ensemble –, il aurait été bienvenu de creuser parfois davantage l’approche analytique, par exemple sur les questions d’origine sociale qui font certes l’objet de données dans le corps du texte et d’un tableau de chiffres, mais peu commentés.
10 On pourra regretter aussi une certaine maladresse dans l’appréhension des effets de l’âge. Il apparait ainsi étonnant que les auteurs mentionnent (p. 86) « l’exigence de jeunesse qui s’attache à la réussite professionnelle dans le monde de l’art contemporain », puisque des travaux ont précisément montré que cette représentation relève d’une idéologie et ne reflète en rien la réalité (Alain Quemin, Les stars de l’art contemporain. Notoriété et consécration artistiques dans les arts visuels, Paris, CNRS Éditions, 2013). Eux-mêmes, d’ailleurs, notent pourtant ensuite que l’avancée en âge s’accompagne d’un accès plus fréquent aux ressources convoitées des aides publiques, notamment à la commande publique (p. 116), mais aussi que la mono-activité centrée sur la création artistique constitue un privilège davantage accessible aux ainés (p. 155 sq.). De même, page 26, lorsqu’ils constatent que les artistes les plus âgés connaissent la plus forte inégalité de revenus, les auteurs émettent l’hypothèse que c’est parce que ceux qui gagnent le moins ont probablement exercé une autre activité auparavant. Il nous semble plus probable qu’à cet âge-là les effets d’inégalités se cumulent encore plus qu’avant dans la carrière et que l’« effet Matthieu » joue alors à plein. Le succès va au succès et les inégalités se creusent avec l’âge.
11 Enfin, principal bémol, on comprend bien qu’il ait été commode pour les auteurs d’analyser et de commenter des données relatives à la population des créateurs affiliés à la Maison des artistes, mais il aurait fallu discuter plus longuement comment cette source occasionne des biais (et en tenir ensuite davantage compte dans l’analyse) et peut refléter avec un degré de fidélité satisfaisant – ou non – la population des artistes plasticiens à laquelle fait explicitement référence le titre de l’ouvrage. Le groupe des artistes plasticiens retenu ici est fortement hétérogène et traversé par de nombreuses lignes de clivage. Tel est notamment le cas entre différents « corps de métiers », notamment peintres et sculpteurs d’une part, illustrateurs et graphistes (les seconds ayant même dû être ignorés) d’autre part. À cette très forte hétérogénéité, régulièrement évoquée par les deux auteurs, s’ajoute celle de niveaux d’intégration professionnelle extrêmement contrastés. On ne saurait reprocher ici à F. Patureau et J. Sinigaglia de retrouver un résultat connu de longue date et qui était apparu de façon centrale dans les travaux de R. Moulin, que ce soit, d’abord, dans son enquête Les artistes. Essai de morphologie sociale réalisée avec Jean-Claude Passeron, Dominique Pasquier et Fernando Porto-Vasquez, ou dans son ouvrage majeur L’artiste, l’institution et le marché. Les auteurs connaissent fort bien les travaux de R. Moulin, figure tutélaire de la sociologie de l’art à laquelle ils ont d’ailleurs dédié leur présent ouvrage. Dès lors, on peut légitimement se demander pourquoi ils n’ont pas davantage tenu compte de ses travaux pour élaborer leur propre méthodologie, en veillant à distinguer des cercles d’insertion professionnelle diversifiés, la simple moyenne pouvant tout écraser et agréger des expériences qui n’ont guère en commun. La question des mondes sociaux auxquels appartiennent les différents types d’artistes plasticiens inclus dans l’étude aurait mérité de faire l’objet d’une discussion, l’approche de l’art n’allant pas ici au-delà du simple type de médium. Il est pourtant clair que les auteurs mélangent créateurs dont la production relève de l’art contemporain et d’autres qui font des « chromos » (sont ainsi mentionnés, p. 95, des prix de vente moyens d’œuvres de 180 euros qui ne peuvent qu’interroger si l’on pense à la première catégorie). Dès lors, est-il pertinent de mélanger ainsi les uns et les autres dans des données chiffrées sans jamais s’interroger sur les différents mondes sociaux – et professionnels – dans lesquels ils sont, en réalité, insérés ? Il s’agit là de notre principale réserve face à une étude par ailleurs bien menée.