1 Lors d’une formation dispensée à l’automne 2021 par une association de prévention des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur, l’auteur de ces lignes a été surpris de voir que la conférencière, psychologue de formation, appuyait une partie de son argumentaire sur la théorie du cerveau triunique proposée par le neurobiologiste américain Paul D. MacLean (1913-2007). Sans critiquer la pertinence d’une telle initiative, ce qui est problématique est que le « cerveau reptilien » y était pointé comme le siège des comportements impulsifs des agresseurs bien que cette notion n’ait plus cours en neurosciences depuis les années 1980. On peut alors se demander « pourquoi certaines connaissances scientifiques restent-elles en circulation en dépit de leur caractère obsolète ? » (p. 9). C’est la question à laquelle tâche de répondre le dernier ouvrage du sociologue de la culture, Sébastien Lemerle (maitre de conférences à l’université Paris-Nanterre), sorti fin 2020.
2 Dans la suite de ses travaux sur les réappropriations des discours biologisants du social, S. Lemerle se concentre ici sur le cheminement de la notion du cerveau reptilien, et plus généralement sur le parcours de la théorie du « cerveau triunique » proposée par P. D. MacLean dans les années 1950-1960. Cette étude a permis à S. Lemerle de confirmer l’idée, avancée dans Le singe, le gène et le neurone (PUF, 2014), selon laquelle les discours scientifiques peuvent être importés et exploités dans d’autres domaines de la culture sans que les membres du domaine d’origine puissent en contrôler les usages. Il convient, à cet égard, d’affirmer d’emblée ce que ce livre n’est pas : il ne s’agit pas d’un travail de philosophie des sciences expliquant pourquoi le cerveau reptilien est une idée fausse ni de sociologie des sciences illustrant comment elle aurait été abandonnée et remplacée par d’autres recherches. Ce livre est avant tout l’explication partielle du parcours intellectuel qui a rendu l’idée de P. D. MacLean célèbre en France. Les matériaux sur lesquels il se fonde incluent des ouvrages et articles écrits par ou sur P. D. MacLean ainsi que les archives personnelles du chercheur américain (National Library of Medicine), puis un corpus de presse sur P. D. MacLean issu de bases de données telles qu’Europresse et Factiva, mais aussi quelques entretiens et séquences d’observation auprès des milieux du développement personnel en France. Le livre se compose de cinq chapitres, deux sur la généalogie de la théorie de P. D. MacLean et trois sur sa réception culturelle et pratique dans l’Hexagone.
3 Le premier chapitre retrace la genèse de la théorie du cerveau reptilien remontant aux années 1949-1970. On y apprend le cursus institutionnel et de recherche de P. D. MacLean, membre depuis 1957 du Laboratory of Neurophysiology du National Institute of Mental Health (NIMH) à Bethesda (Maryland), dans lequel il fut invité par le directeur Robert Livingston à diriger l’une des sections, appelée « Limbic Integration and Behavior ». Disposant d’importantes ressources pour conduire des mesures électrophysiologiques, P. D. MacLean commence à cette époque à expérimenter sur des singes-écureuils. Au cours des années 1960, il développe sa théorie du cerveau reptilien et commence à gagner en notoriété, ce qui l’amène en 1971 à la direction du Laboratory of Brain Evolution and Behavior, que le NIHM ouvre comme annexe à Poolsville (Maryland). C’est là qu’il débute l’étude à la fois des oiseaux, des reptiles et des mammifères dont « il tente de faire correspondre des structures cérébrales communes, qu’il nomme “complexe R” (R-complex) – sa principale contribution aux neurosciences » (p. 19). Après sa retraite en 1985, P. D. MacLean travaille à l’écriture de sa Summa intitulée The Triunebrain in Evolution. Role in Paleocerebral Functions et parue en 1990 (Plenum Press). Si la thèse de la dualité du cerveau se composant d’une partie primitive et d’une partie plus récente remonte à un article de 1949, c’est dans une publication de 1959 que la notion de cerveau reptilien est pour la première fois évoquée lors d’une conférence de psychiatrie. Selon P. D. MacLean, le cerveau reptilien serait le siège des comportements de survie, comme les mécanismes de régulation interne, les instincts, les réflexes, les activités reproductives ainsi que la protection du territoire. Ce qui l’amène à formuler « des questions qui seront celles, dans les décennies suivantes, de la psychologie évolutionniste » (p. 30). Malgré la croissante notoriété de P. D. MacLean et de sa théorie au cours des années 1970-1990, S. Lemerle montre de manière claire comment les recherches neurophysiologiques du chercheur américain n’ont pas eu d’ancrage et de suite au sein des neurosciences, contrairement à ce qu’on pourrait s’attendre, mais au sein de domaines éloignés tels que la médecine et plus particulièrement la psychiatrie.
4 Pour préparer le lecteur ou la lectrice aux chapitres sur la réception des travaux de P. D. MacLean en France, le deuxième chapitre fait essentiellement deux choses : d’une part, il montre les influences platoniciennes, freudiennes et nietzschéennes de P. D. MacLean sur sa théorie du cerveau triunique, puisque celle-ci « s’inscrit dans une trame conceptuelle et métaphorique qui en conditionne au moins en partie la réception » (p. 54) et, d’autre part, il recontextualise la théorie du cerveau reptilien dans l’atmosphère idéologico-politique de son auteur marquée par la Guerre froide. Bien que « MacLean n’[ait] délivré ni analyse sociopolitique plus détaillée […] ni commentaire précis sur la situation de son époque », S. Lemerle remarque que « ses propositions théoriques se sont remarquablement bien prêtées aux appropriations de cette sorte, plutôt du côté des mouvances conservatrices et réactionnaires » (p. 70).
5 À partir du troisième chapitre, S. Lemerle s’attèle à faire l’histoire sociale de l’idée du cerveau triunique, en se concentrant sur les différents canaux de diffusion qui, opérant à différentes époques et dans différents contextes, ont modifié la notion de P. D. MacLean jusqu’à en produire des usages divers et parfois contradictoires. Sur le plan international, ce sont les essayistes autrichien Arthur Koestler et américain Carl Sagan qui popularisent la théorie du cerveau triunique auprès du grand public. En France, « la diffusion a emprunté deux canaux, aux prolongements idéologiques distincts : l’un sous influence “koestlerienne” et lié à la Nouvelle Droite, l’autre accompagnant l’émergence d’une figure intellectuelle, Henri Laborit, et la constitution à gauche d’un pôle de réflexion biologisant » (p. 92). Au sein de la Nouvelle Droite, la figure la plus active est le psychiatre Pierre Debray-Ritzen, pour qui le cerveau reptilien permet de justifier un discours primitiviste sur la nature humaine. À gauche, le cerveau triunique est, avec d’autres éléments issus de la biologie, utilisé par des intellectuels marginaux dans le champ académique pour construire « un socle matérialiste à partir duquel bâtir un “nouveau” discours sur la société » (p. 110), en opposition au structuralisme et au marxisme dominants dans les années 1970. Au-delà du médecin H. Laborit, rendu célèbre par son caméo dans le film d’Alain Resnais Mon oncle d’Amérique (1980), le sociologue Edgar Morin joue également un rôle important dans la diffusion du cerveau reptilien – notamment par l’organisation en 1972 d’un colloque au Centre Royaumont où P. D. MacLean est invité avec d’autres personnalités scientifiques notoires et par la publication des actes du congrès aux éditions du Seuil (Edgar Morin, Massimo Piattelli-Palmarini [dir.], L’Unité de l’homme, Paris, Le Seuil, 1974).
6 À partir des années 1980, la notion de cerveau reptilien trouve en France deux nouvelles sphères de réception et de diffusion : la presse et le monde de l’intervention psychosociale. À travers ces nouveaux canaux, auxquels S. Lemerle dédie son quatrième chapitre, la notion de cerveau reptilien se détache de la théorie du cerveau triunique et devient une notion de sens commun. Dans un premier temps (1979-1986), la presse s’y intéresse par le biais du commentaire du film d’Alain Resnais, qui connait un certain succès dans les salles de cinéma. Deux orientations se dégagent dans le discours journalistique à propos du cerveau reptilien : d’une part, il « est mobilisé par des discours fatalistes sur la “nature” humaine », d’autre part, il est mobilisé dans des discours plus optimistes, « soulignant la possibilité de maitriser les déterminations biologiques grâce aux avancées scientifiques et à l’éducation » (p. 144). Dans un deuxième temps (2000-2010), la presse française fait un « usage significatif, mais non massif » (p. 146) de la notion de cerveau reptilien, soit au sens figuré (devenant ainsi une métaphore de phénomènes aussi différents que les instincts, les pulsions, les comportements violents ou sexuels, l’archaïsme, l’inconscient ou encore le Mal inhérent à la Nature humaine), soit au sens propre (en tant que facteur explicatif de certains comportements psychologiques). L’analyse du corpus de presse mène S. Lemerle à affirmer que l’intervention psychosociale, catégorie qui inclut le secteur du développement personnel, lui « apparait comme le domaine privilégié des usages “scientifiques” contemporains du cerveau reptilien, le lieu peut-être ultime de la prise au sérieux de la notion de MacLean » (p. 159).
7 C’est pour cette raison que le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux pratiques de l’intervention psychosociale, étudiée cette fois non pas à travers l’analyse de la presse mais par le biais d’entretiens et d’observations participantes lors de conférences et de rencontres. En effet, en prenant pour objet d’étude deux sociétés offrant des formations en matière de développement personnel, S. Lemerle montre comment le cerveau reptilien peut devenir aujourd’hui un ressort « pour un certain nombre d’entrepreneurs de morale, au premier rang desquels les coachs et formateurs » (p. 205), ayant pour but d’apprendre à leurs clients à « développer la connaissance de soi-même et notamment de ses émotions, en vue de (re)trouver sa “liberté d’action” et de “restaurer la relation” avec autrui » (p. 179). Pourquoi la notion de P. D. MacLean, dont on n’évoque plus le nom, a finalement autant de succès ? S. Lemerle nous livre trois explications : d’abord, le cerveau reptilien « sert à légitimer des discours et des pratiques » (p. 205) ; ensuite, il s’agit d’« une ressource relevant à la fois du langage savant et du langage imagé, rassurante par son apparente familiarité, entretenue par une riche trajectoire culturelle depuis cinquante ans » (p. 206) ; enfin, c’est une métaphore qui a une « dimension consolatrice », puisqu’elle renvoie aux « contraintes auxquelles tout individu est soumis et avec lesquelles il doit composer » (p. 207). Autrement dit, faute de pouvoir changer collectivement le monde, elle nous encourage à changer notre comportement sur le plan individuel.
8 En définitive, les tâches que se donne la sociologie de la culture sont difficiles : retracer la trajectoire d’une notion, en repérer les canaux de diffusion et décrire les ressorts par lesquels elle s’autonomise dans le paysage culturel sont autant d’opérations qu’il n’est pas toujours possible d’accomplir de manière exhaustive. La prudence de la méthode adoptée par S. Lemerle consistant dans des « coups de sonde » (p. 169) laisse en suspens certaines caractérisations quantitatives, mais cela est assumé. Pourtant, on aurait aimé plus de détails à propos des usages des théories de P. D. MacLean dans les publications relatives à l’intervention psychosociale. Certes, S. Lemerle déclare que « l’établissement d’une cartographie fidèle de la riche trajectoire du cerveau reptilien au sein des productions culturelles et médiatiques depuis cinquante ans exigerait un travail qui dépasserait les limites de ce livre » (p. 169). Cependant, au vu de leur importance, il aurait été utile d’avoir un aperçu, ne serait-ce qu’idéal-typique, du contenu des productions du secteur du développement personnel et des magazines de psychologie, à l’aune de ce que l’auteur a fait pour A. Koestler, H. Laborit ou C. Sagan au troisième chapitre. Mais cela n’est après tout qu’une critique mineure, puisque S. Lemerle a sans doute atteint son objectif, qui est de nous livrer un panorama convaincant, rigoureux et complet de la trajectoire du cerveau reptilien en France, en nous mettant en garde contre les usages rhétoriques de cette erreur scientifique aussi obsolète que durable.