1 Avec cet ouvrage issu de son travail de thèse sur l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), C. Gozlan propose d’éclairer les tensions entre logiques néomanagériales et logiques professionnelles touchant le monde de la recherche. Par rapport aux habitudes antérieures d’évaluation de ce secteur, cette agence a en effet favorisé l’uniformisation des procédures à l’échelle nationale ainsi que la publicisation des évaluations : « L’AERES devient ainsi un observatoire pertinent des transformations des manières de juger la valeur du travail scientifique, des controverses et des luttes qu’elles suscitent. » (p. 12). Au croisement entre une sociologie de l’action publique et de la profession scientifique, cet ouvrage participe ainsi à documenter la « séquence de transformation inédite » de l’enseignement supérieur et de la recherche initiée au début des années 2000. La force du travail mené dans cette analyse est alors de détailler de l’intérieur les tensions autour de cette standardisation de l’évaluation de la recherche que rencontrent les professionnels, et la manière dont ils apportent des compromis, en se concentrant sur les sciences humaines et sociales (SHS).
2 Au cours des cinq chapitres de l’ouvrage, C. Gozlan mobilise son enquête de terrain mêlant observations en interne de l’agence, entretiens et analyse de rapports pour donner à voir l’implication des acteurs professionnels dans la stabilisation d’un instrument d’action publique d’évaluation des laboratoires (correspondant à l’une des trois missions de l’agence). Après avoir précisé la position de l’agence entre le ministère et la profession académique, elle caractérise la composition sociologique de l’agence. Elle revient ensuite sur l’épisode où une partie des membres de l’agence, représentants de disciplines des SHS, ont refusé le classement hiérarchique des revues pour mesurer la qualité des productions. Puis elle analyse les arguments échangés lors d’un séminaire interne dans lequel les différents acteurs ont été amenés à expliciter les critères de la qualité de la recherche. Enfin, dans le dernier chapitre, elle sort de l’agence pour suivre le travail des comités d’évaluation afin de saisir leur dimension prescriptive en termes d’organisation des laboratoires.
3 Il est possible d’identifier trois résultats principaux pour la sociologie des professions scientifiques : le premier est l’analyse détaillée de ce que l’autrice appelle les « élites intermédiaires » de la profession, qui insiste sur l’importance de certains membres de la communauté scientifique dans le travail d’organisation collective des pratiques ; le deuxième est de rappeler que l’adoption d’instruments généralement perçus comme imposés par un pouvoir managérial externe s’explique pour beaucoup par les dynamiques internes à la profession académique ; enfin, le troisième est le caractère à la fois central et pluriel du rapport à la publication.
4 Le premier résultat important de l’ouvrage est de montrer que « des membres centraux d’une profession peuvent être les premiers promoteurs d’un contrôle accru des pratiques de leurs collègues » (p. 101). Si ce statut de « premier » peut être discuté, dans la mesure où l’existence d’une agence d’évaluation provient d’une décision politique, cette analyse permet d’aller au-delà d’une explication en termes de reprise en main d’un secteur par les pouvoirs centraux étatiques. Tandis que le cadre des missions est imposé, comme l’impératif d’une notation des laboratoires, la mise en œuvre de cette politique sectorielle passe par la participation active de ses représentants. Contre la croyance selon laquelle l’agence résulterait simplement d’une imposition bureaucratique du pouvoir politique sur le monde de la recherche, l’autrice souligne que l’agence est davantage le lieu d’enjeux de coordination entre personnels administratif et acteurs issus du monde académique. Si elle marque bien une importance renforcée d’un personnel administratif impliqué dans la gestion de la recherche, la participation des représentants de la profession permet de négocier des degrés d’autonomie dans la manière de réaliser en substance cette évaluation. Ainsi, « les débats sur les pratiques de recherche légitimes et les bonnes manières d’en juger n’opposent pas des scientifiques et des managers, mais […] se nichent au sein même de la profession scientifique » (p. 20). Néanmoins, certains aspects échappent en grande partie à ces représentants de la profession, comme les enjeux d’assurance qualité des processus, vus comme ésotériques, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils soient dénués d’effets.
5 Ce qui se joue alors au sein de l’AERES est la construction progressive des conditions d’opérationnalisation de la demande ministérielle d’une évaluation centralisée de la qualité de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette mission de définition des procédures centralisée d’évaluation est menée en pratique par des chercheurs. La mise en avant du rôle de ces « élites intermédiaires » de la profession académique, dotés de capitaux à la fois scientifiques – ce sont des chercheurs reconnus – et administratifs – ils ont occupé de nombreuses fonctions – est importante. En effet, ces acteurs « tendent à se présenter davantage comme des pairs que comme des patrons lorsqu’ils produisent les instruments d’évaluation : ils en appellent souvent à leur proximité avec leurs collègues et à leur connaissance du fonctionnement de leur discipline pour justifier ou délégitimer les procédures d’évaluation » (p. 64). Cette participation active à la mise en place d’un instrument d’évaluation est d’ailleurs d’autant plus facile que les pratiques d’évaluation sont présentes depuis longtemps dans la profession. Ils s’engagent alors dans la continuité d’activités antérieures, dans certains cas pour garantir, en tant que représentant de leur spécialité, la qualité et l’équité des règles. Il apparait alors que ce sont ces élites intermédiaires qui se font les entrepreneurs de certaines formes de bureaucratisation et de formalisation des instruments d’évaluation. L’agence devient bien un lieu de réflexion de la rationalisation interne de la profession, portée par des acteurs à la fois critiques des pratiques antérieures, tout en prolongeant les valeurs de la collégialité.
6 Le deuxième résultat important est de rendre visible la diversité de ces conceptions de la collégialité, et plus généralement de la pratique scientifique. Comme l’une des activités centrales a été de formaliser les règles d’évaluation et de classement des pratiques, dans une logique d’extension de la bureaucratisation, entendue au sens de Max Weber, cela rend visibles la pluralité et les divergences dans la manière d’envisager l’activité professionnelle. Si « la mise en règle du jugement observée dans cette agence n’introduit pas une rupture radicale dans la conduite de l’évaluation académique : elle relaie et fait aboutir des tentatives d’encadrement du jugement académique largement préexistantes au tournant managérial » (p. 69), elle amène cependant à une injonction d’homogénéisation. La mise en place de règles identiques pour tous les secteurs rend d’autant plus visible la diversité de la profession académique. La critique de ces procédures et de leur non-adéquation avec les pratiques est alors un thème central. Sans documenter à proprement parler la controverse dans l’espace professionnel, autour de la création de l’agence et de ses usages, C. Gozlan porte donc beaucoup d’attention sur le travail normatif opéré par les acteurs et s’attache à montrer que ceux-ci, s’ils participent bien à l’opérationnalisation de ces processus d’évaluation, semblent maintenir pour beaucoup un rapport distancié et critique non seulement à la légitimité des règles, mais aussi à leur fonctionnement pratique et à leurs conséquences. Ils opèrent un travail d’ajustement, de relativisation, voire d’invisibilisation de certaines règles, partageant « un regard critique sur ces instances et sur les réformes qu’il convient d’entreprendre pour améliorer l’évaluation collégiale » (p. 87).
7 Ces critiques sont portées au nom d’une diversité de conceptions de ce qui constitue la bonne recherche, que ce soit à l’échelle des connaissances produites, des carrières individuelles ou de l’organisation collective des laboratoires. La définition de ce qu’est une activité normale de publication, de ce qui compte comme une production professionnelle ou encore ce qu’est une bonne vie de laboratoire ne fait pas consensus, non seulement entre des segments différents de la profession, mais aussi au sein même de ces segments. Ces mobilisations peuvent conduire à aménager les pratiques. Ainsi, les acteurs rattachés aux disciplines littéraires ont réussi à résister à ces opérations de classement des revues, en mobilisant dans et hors de l’agence une diversité de ressources institutionnelles historiquement constituées.
8 Enfin, un troisième aspect central de l’ouvrage est de rendre visible, s’il le fallait encore, tout ce qui se noue autour de la publication quand il est question d’évaluation, et des difficultés que cela pose. En effet, un aspect-clé de la mission ministérielle de l’agence sur l’évaluation de la recherche est le calcul du « taux des publiants » par laboratoire. Le choix de se concentrer sur la géographie et la littérature permet de voir ce désajustement fondamental rarement pointé dans les travaux de sociologie des sciences : toutes les productions académiques ne prennent pas nécessairement la forme d’articles, mais surtout n’ont pas toutes vocation à être scientifiques. Comme l’hétérogénéité des pratiques est importante, « les différentes disciplines des SHS ont adopté des modes de catégorisation ou de hiérarchisation distincts et s’approprient différemment les injonctions à classer » (p. 117), fissurant la rhétorique du format homogène de la production des connaissances. Il n’y a donc pas d’équivalence entre évaluer l’activité de recherche de professionnels, qui amène à des productions variées, et évaluer l’activité de publication scientifique.
9 Au sein même des disciplines, des conceptions normatives différentes s’affrontent sur les formats de production des connaissances. Dans le séminaire suivi par l’autrice sur l’identification des indicateurs d’évaluation réunissant des représentants des différentes disciplines des SHS, les échanges montrent la centralité du statut de la publication, de son glissement vers l’article « scientifique » et plus généralement d’une tentative jamais aboutie de produire des critères de démarcation. Le séminaire aboutit d’ailleurs à « identifier les indices formels que les productions doivent satisfaire pour être considérées comme scientifiques » (p. 146). Les trois frontières identifiées sont la démarcation avec la « vulgarisation », la « création » et « l’engagement militant », trois formes de production qui peuvent cependant faire partie de l’activité professionnelle normale d’un acteur académique. L’article scientifique international est alors mis en avant par certains comme parangon de scientificité, tandis que d’autres rappellent l’importance de publications nationales et d’autres formes de réalisations. La catégorie de ce qu’est une revue se retrouve alors au cœur de ces visions divergentes de l’activité : toutes les revues n’ont pas vocation à être scientifiques, certaines ont un rôle orienté vers la pratique ou le grand public. Tous les « académiques » ne sont pas considérés comme des « scientifiques », rendant discutable le raccourci régulièrement fait de « recherche » à « recherche scientifique ». En centralisant l’évaluation d’une profession, les procédures de l’agence sont confrontées aux limites de la généralisation d’un modèle unique de la pratique scientifique. Ainsi, « une partie des littéraires revendiquent la spécificité de leur discipline d’appartenance pour délégitimer des injonctions à la hiérarchisation et des politiques évaluatives qu’ils estiment n’avoir de validité que pour d’autres secteurs scientifiques » (p. 123).
10 Cet ouvrage à la fois clair analytiquement et bien écrit vient compléter les travaux sur les conditions de l’activité professionnelle des chercheurs. Plus généralement, il confirme que les professionnels sont souvent au cœur des dynamiques de rationalisation des pratiques, comme ce fut le cas des médecins promouvant l’evidence based medicine dans le domaine médical. Les résultats amenés ont la double originalité de mettre en lumière la production des politiques professionnelles en se concentrant sur les instruments de l’action publique et de s’intéresser aux spécificités des SHS. Je souhaiterais cependant ouvrir la discussion sur ces deux dimensions : d’une part, le rapport au politique qui est dessiné par cette analyse et, de l’autre, la place centrale du découpage disciplinaire dans l’argumentation.
11 La notion de politique est utilisée à plusieurs reprises dans le propos, soit pour discuter le rapport au ministère, soit pour échanger sur l’organisation collective de l’activité de recherche. Ce qui fait « politique » recouvre donc à la fois les conceptions sur la régulation interne de la profession, le rôle des élites intermédiaires occupant des fonctions administratives, et les décisions proprement « politiques » issues des ministères. La focale centrée sur l’agence laisse cependant dans l’ombre les « autres » enjeux politiques de la mise en place de l’AERES, en particulier sa préfiguration en amont de sa création, les conceptions de l’évaluation qui la guident ou, plus généralement, les oppositions politiques à certaines manières de gouverner la recherche française. Bien entendu, les instruments ne s’imposent pas d’eux-mêmes, et se retrouvent modifiés par leur appropriation. Il n’en demeure pas moins que l’AERES a été initiée par un ministère, sur la base d’une certaine conception du gouvernement de la recherche, qui n’est pas vraiment identifiée, lui-même s’inscrivant dans des échanges de longue date entre l’élite intermédiaire de la recherche et les acteurs politico-administratifs. Or, si les professionnels résistent et modifient les instruments d’évaluation, à partir de leur position située dans l’espace des pratiques de recherche, nous ne savons pas si l’AERES remplit bien sa mission pour les acteurs ministériels qui l’ont mise en place. Et, de manière symétrique, rien n’est dit sur l’interférence de cette évaluation avec la conduite des politiques scientifiques des acteurs collectifs de la recherche, laboratoires, universités ou organismes. Si l’objet est donc bien l’analyse d’un instrument de l’action publique, sa contextualisation au sein des enjeux politiques semble un chantier encore ouvert.
12 L’autre notion, centrale mais finalement peu formalisée, est celle de discipline. Elle occupe un statut paradoxal, car une grande partie de l’analyse repose justement sur les différences disciplinaires observées, très marquantes dans la comparaison entre littérature et géographie, mais pour autant traversée de contradictions. Dans la résistance aux instruments d’action publique, il apparait effectivement que les SHS semblent plus mobilisées car aussi plus éloignées de la conception de la recherche véhiculée par les instruments, bien décrits par ailleurs dans l’ouvrage. Pour autant, l’autrice souligne à plusieurs moments que, certes, « les disciplines ne sont pas des espaces homogènes caractérisés par des pratiques et des méthodes de travail uniformes ou encore invariables dans le temps » (p. 180). Il y a le risque, en prenant la catégorie disciplinaire comme délimitation du terrain et catégorie d’analyse, de limiter la possibilité de la remettre en question. Plus encore, si les cultures professionnelles varient entre les communautés disciplinaires, elles ne sauraient suffire à rendre compte du fait que certains chercheurs en littérature peuvent défendre la création de règles formelles tandis que des physiciens souhaitent leur abrogation. En décrivant la cohabitation de cultures épistémiques, C. Gozlan ouvre largement la voie à des recherches futures sur l’articulation entre les pratiques, le jugement normatif sur l’organisation professionnelle et l’engagement dans le travail normatif de mise en place de politiques scientifiques.
13 Depuis sa mise en place, l’AERES a connu une mutation en HCERES (Haut conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur). De nouvelles lois ont été votées. Le paysage de la recherche continue à se transformer. Le chantier ouvert par cet ouvrage appelle donc à s’intéresser aux évolutions organisationnelles et institutionnelles qui ont marqué ces dix dernières années au sein de l’agence. Il invite aussi à suivre ces instruments pour rendre compte de leurs effets durables dans la structuration de la recherche française, non seulement au niveau des laboratoires, mais aussi des universités et des organismes de recherche.