1W. Stoczkowski inscrit ce livre dans le travail qu’il effectue depuis quinze ans, afin de révéler les mécanismes sociaux et intellectuels par lesquels des savants peuvent créer des mondes chimériques mobilisant des croyances, et qui masquent la faiblesse de leurs fondations en anesthésiant notre esprit critique. C’est ici une étude de cas supplémentaire, mais qui fait figure d’aboutissement. En effet, on considère Émile Durkheim comme un père fondateur de la sociologie, auteur d’une œuvre originale. Or, selon l’auteur, il n’est pas original, ce qu’il va s’efforcer de montrer avec une méticulosité obsessionnelle. Mais surtout, il serait, en tant que supposé fondateur de la sociologie « scientifique », le premier à avoir plongé le discours sociologique en France dans l’ornière dont il ne s’est jamais sorti depuis, à savoir la volonté de donner une connaissance du monde pour en diagnostiquer les pathologies, et proposer à l’aide des sciences sociales une réfection salvatrice. Il s’agit donc de reconstituer le champ intellectuel de l’époque, pour faire une « ethnologie historique » de la culture académique française à l’époque moderne, afin d’ouvrir les yeux sur un « mal » invisible et non encore identifié – car il prend toujours les atours de la scientificité – dont souffrirait la sociologie française : utiliser une forme nationale de discours dialectique pour plaquer sur les faits des théories préconçues, dans le but de proposer des remèdes à la crise du monde. Autant dire que le propos n’est pas modeste.
2La première partie commence par analyser les ontologies que mobilise É. Durkheim, compatibles avec des pathologies sociales « imaginaires », pensées comme curables et accidentelles, et devant articuler la recherche des causes du mal à la connaissance des mécanismes invariables du fonctionnement « normal » du corps social. D’où une ontologie particulière de l’homme, qui demeure dans la nature pour autant qu’il obéit à des lois, mais est capable d’en sortir, en se hissant vers une existence supérieure : la vie sociale. Ce qui n’est possible qu’à condition de faire violence à la partie subalterne de sa nature : les instincts, les sens, la pensée sensible, les appétits… tandis que l’homme social incarne la raison, la pensée conceptuelle, l’activité morale… D’où un monde peuplé principalement par les individus et les sociétés, ceux-ci se soumettant à celles-là par une décision libre de leur volonté, parce qu’ils reconnaissent que son être social est plus riche. En somme, la Société est le principal être que les individus côtoient, mais, estime l’auteur (oubliant sans doute de façon opportune les concepts de conscience collective et représentation collective), nulle part É. Durkheim ne la définit vraiment (tout comme il n’appuierait sur aucune preuve sa vision duale de la nature humaine). Dans cet univers, la morale vient de la Société, et la cause du mal de ce que la religion, fondement de la morale jusqu’alors, a perdu son pouvoir. Cette perte est le résultat d’une longue évolution. D’où son étiologie. L’homme primitif est d’emblée un être social qui manifeste un penchant moral pour ses semblables. La fin de cette période antéhistorique est causée par l’augmentation de la population, à laquelle les humains réagissent en développant la différenciation sociale du travail. C’est le début d’un processus historique d’où provient le mal, et qui mène à la société actuelle, à savoir un relâchement du contrôle collectif et une moindre emprise de la religion, depuis les clans des Hébreux jusqu’à aujourd’hui, en passant par la Grèce et la Rome antique, avec néanmoins une parenthèse durant le Moyen Âge, quand le christianisme offre une doctrine morale de la vie, associée à la notion de devoir, qui commence avec le sacrifice et le désintéressement. Toutefois, avec la Renaissance suit un vaste mouvement d’individualisation et de crise morale, impulsant à partir du xviie siècle une forme de pensée responsable de l’individualisme abstrait des philosophes du xviiie siècle, la dissolution des corporations professionnelles, l’affaiblissement du religieux, l’amenuisement du droit répressif, le développement des sciences positives, l’exaltation d’un rationalisme abstrait… Ce processus trouve son aboutissement dans la Révolution, qui, exacerbant des aspirations déraisonnables, détruit l’ordre social existant sans parvenir à en édifier un autre. En attendant, la société est dans un entre-deux sans forme ni norme, sans doctrine morale commune sur laquelle l’homme social pourrait s’appuyer pour contenir l’égoïsme de l’homme physique.
3D’où la sotériologie. L’enquête sociologique conclut que l’individu a besoin d’être entouré par la présence réconfortante d’un milieu social resserré qui lui fasse éprouver à chaque instant l’existence d’une fin qui le dépasse. La famille et l’État n’étant plus aptes à assumer cette fonction, c’est aux corporations qu’incombe cette tâche : recréer un milieu moral et forger une nouvelle doctrine morale, sous une forme post-chrétienne, adaptée aux besoins de la civilisation moderne. É. Durkheim se livrerait à un « artifice sémantique » qui consiste à doter la morale de religiosité traduite dans un langage rationnel conférant un aspect laïc. Se portant au secours d’une société se désagrégeant dans un état d’anomie morale provoquée par la décomposition du christianisme, il annonce l’avènement de cette morale nouvelle, aussi solide que celle de la religion, conforme aux attentes de l’homme moderne, où la Société est une personne morale relevant d’un sacré laïc, transcendante mais restant immanente et accessible à l’entendement rationnel. Au cœur de cet idéal futur : la sacralité de la personne humaine, une forme d’individualisme éloignée de toute fin utilitariste et égoïste, empreinte de religiosité. Une telle morale est une religion fondée sur la raison, dont l’homme est à la fois le fidèle et le Dieu, caractérisée par un ensemble de pratiques et de croyances collectives investies d’une autorité particulière, destinée à remplacer le christianisme épuisé. Dans cette sotériologie, la rédemption passe par la réfection de la morale.
4Si la première partie (qui constitue sans doute l’intérêt principal du livre) peut forcer l’admiration, étant données les capacités de synthèse que l’auteur y déploie, la deuxième laisse plus dubitatif, tant elle présente un acharnement presque maniaque à vouloir montrer les faiblesses dans l’administration de la preuve chez É. Durkheim (terrain déjà largement défriché par plusieurs auteurs depuis longtemps, soit dit en passant), lequel aurait fait croire à une utilisation des faits pour étayer ses thèses, mais les aurait en fait systématiquement tordus et tronqués. Et ceci afin qu’ils cadrent avec son axiomatique théorique et cosmologique, visibles dans le travail empirique effectué dans Le suicide et Les formes.
5La troisième partie entend montrer qu’É. Durkheim conçoit les choses au prisme d’oppositions binaires qui fonctionnent comme des antinomies, et soutiennent un schéma ternaire qui serait typique du raisonnement dialectique utilisé par les normaliens de l’époque. Par exemple dans la théorie des catégories de l’entendement, en posant que celles-ci sont des représentations collectives, c’est‑à-dire l’œuvre de la Société, É. Durkheim réalise une synthèse entre la thèse empiriste qui les ferait dériver de l’expérience et l’antithèse aprioriste qui pose qu’elles précèdent l’expérience. En les plaçant dans un règne social supérieur, il conserve leur spécificité épistémique tout en leur donnant le statut d’hypothèses contrôlables. Cet « artifice lexical », et la désinvolture d’É. Durkheim vis-à-vis des faits empiriques, typique de l’habitus cognitif normalien, se remarquerait déjà à l’époque où il composait pour l’agrégation, habitus que l’auteur pense retrouver dans les autres copies d’agrégation de ses condisciples. La genèse de cette manière de pensée dialectique est le legs du néo-kantisme à la française, qui l’aurait élevé à la dignité de loi philosophique universelle, avant que ce modèle dissertatif ne devienne la doxa en France. É. Durkheim, resté sa vie durant adepte de ce modèle, en arriverait invariablement à la conclusion selon laquelle la Société en tant qu’être sui generis est la cause efficiente de tous les phénomènes observés, montrant ainsi son habileté dans le registre de la persuasion, plus que de la preuve. C’est pourquoi, comme tous les normaliens, il serait un aprioriste dissimulé en quelque sorte. Mais, alors que les spiritualistes de son époque aménageaient un espace conceptuel à un Dieu panthéiste, dont l’Esprit imprégnerait l’ensemble de la nature, il devait lui substituer la Société. D’où son acharnement à donner des gages de bonne pensée à ses maitres, à se démarquer dans sa thèse du matérialisme d’Herbert Spencer, dont il a une connaissance en fait assez superficielle, et dont il fait un épouvantail confectionné à la seule fin d’être détruit. D’où aussi, par exemple, son insistance dans les Règles à montrer que le règne social relève d’une immatérialité sui generis. C’est aussi par rapport à ce carcan dialectique qu’il faudrait comprendre sa science sociologique de la morale : une synthèse spiritualiste entre la science catholique de la morale et la morale naturaliste, en posant que l’ensemble des devoirs moraux trouvent leurs racines dans le statut sacré de la personne humaine, morale fondée sur l’expérience empirique héréditairement transmise au cours de l’évolution, sans besoin de la religion, et en mobilisant ce Dieu immanent qu’est la Société.
6La quatrième partie est un exercice amusant (d’artifice lexical ?). L’auteur, prenant acte du fait qu’É. Durkheim (comme le psychologue William James) souffrait de « neurasthénie », maladie mondaine à la mode (touchant surtout les intellectuels et les artistes) en ce temps, propose de comprendre la société selon le modèle de l’explication médicale de l’époque. De même que la neurasthénie résulte d’un déséquilibre de l’énergie nerveuse, de même les maux collectifs qu’É. Durkheim imagine dans la société ont pour cause commune un déséquilibre entre les forces de l’homme physique conçu à l’image du neurasthénique et celles de l’homme social qui incarne l’état de santé. Et, si la vigueur de l’homme social dépend de l’énergie de la Société, celle-ci est comme une pile qui se décharge constamment et nécessite d’être rechargée, quand les « périodes d’équilibre » sont suivies de « périodes critiques » auxquelles É. Durkheim prête les symptômes de la neurasthénie. Le remède est le même que celui préconisé à l’époque : il faut « tonifier » le corps malade de la Société, qui doit être ainsi soumis à l’influence « dynamogénique » de l’effervescence collective. Enfin, les systèmes de W. James et d’É. Durkheim (que l’auteur s’amuse à rapprocher sans doute pour se faire un peu plus provocateur) seraient des anamorphoses (des déformations réglées de représentations) de la religion judéo-chrétienne en tant que doctrine du Salut, postulant tous deux que sa forme issue du christianisme est périmée, mais que la fonction qui était traditionnellement la sienne demeure toujours vitale.
7La charge finale propose une comparaison « heuristique » entre le christianisme et les totalitarismes, mais également la philosophie laïque et les sciences sociales naissantes (dont la socio-anthropologie d’É. Durkheim), qui partagent la conviction commune que la chose humaine était atteinte d’un mal profond, et que la guérison se trouvait à portée de main. Et, au total, si l’analyse des travaux d’É. Durkheim atteste du fait que la double quête d’une connaissance positive du monde humain et d’une réfection salvatrice du monde devait conduire à une impasse, c’est toujours sur cette illusion que vivraient les sciences sociales, selon l’auteur, qui prend les exemples des théories de Pierre Bourdieu, Bruno Latour et Claude Lévi-Strauss pour illustrer son propos. Le dogme de la rupture associé au diagnostic d’un monde en crise et à une visée rédemptrice ne ferait que généraliser le parcours de quelques agrégés de philosophie reconvertis en sociologues ou en anthropologues, pour qui l’empirisme n’est qu’un expédient pour aborder des questions philosophiques, au détriment de l’analyse de la complexité du monde (sur laquelle on aimerait bien du reste que l’auteur s’arrête un peu plus). Le manque de scientificité et de cumulativité de la sociologie s’expliquerait ainsi.
8Au total, il y a sans doute plusieurs niveaux de lecture dans ce livre. Le premier apporte des lumières sur la pensée d’É. Durkheim grâce aux synthèses issues d’une lecture fouillée. Par exemple, la recension minutieuse des sources utilisées dans Les formes élémentaires, et ce qu’É. Durkheim en fit, est intéressante et inédite. Le deuxième met au jour les liens entre le discours savant et les croyances, ce qui est stimulant, mais sans doute ici une clé de lecture assez forcée. Par exemple, l’idée de l’utilisation par É. Durkheim « d’artifices sémantiques » semble un argument d’autorité sous la plume de l’auteur. Il utilise par ailleurs la grille de lecture qu’il emploie depuis toujours et à ce titre fait ce qu’il reproche aux sociologues de faire : découper la réalité en « fragments maniables ». Selon lui, en effet, les discours savants s’appuient toujours sur une ontologie (une théorie de l’être des entités mobilisées dans le discours), une étiologie (une théorie des origines), et une sotériologie (une doctrine du salut qui diagnostique des maux et propose des remèdes pour s’en débarrasser). En somme, il modélise la « diversité » du monde comme tant d’autres ! Le troisième niveau est la façon dont l’auteur semble régler des comptes avec les agrégés normaliens, et alors on se dit : pourquoi tant de haine ? Une réponse pourrait être qu’il s’agit là d’un effet de génération. Celle de tous ceux qui apprirent le métier de sociologue (ou anthropologue) dans les années 1950-1970. C’est-à-dire avant que la sociologie ne se voit représentée au concours de l’agrégation et dans des sections de sciences sociales des ENS. Ceux qui se piquent de « marginalité » institutionnelle pour caractériser leur identité intellectuelle, sans doute par défiance face à cette nouvelle concurrence.