1Martine Segalen est décédée le 23 juin 2021, elle n’a donc pas pu lire la recension que je propose de l’ouvrage intitulé Avoir 20 ans en 2020. Sorti en octobre 2020, il a été écrit avec son amie Claudine Attias-Donfut. Cette recension est donc l’occasion de rendre hommage à notre collègue sociologue et anthropologue, grande spécialiste de la famille. M. Segalen, professeure émérite à l’université Paris Nanterre, a été, sans aucun doute, un guide pour plusieurs générations d’étudiants, mais elle était également une grande dame généreuse et bienveillante. Autrice de nombreux ouvrages et articles scientifiques, elle a eu le temps d’achever deux autres ouvrages qui paraitront dans quelques mois. Nous la lirons avec encore plus d’intérêt et de reconnaissance pour son immense apport scientifique. Merci chère Martine pour tout ce que tu nous as apporté au niveau intellectuel et humain.
2Avoir 20 ans en 2020, le dernier ouvrage de C. Attias-Donfut et M. Segalen, sorti en pleine période de rebond de la pandémie de Covid 19, ne devrait pas passer inaperçu. En effet, ici et là, dans les médias et sur les réseaux sociaux, on n’hésite pas à propos des vingtenaires d’aujourd’hui à parler d’une « génération sacrifiée » lorsque sont évoquées les contraintes du confinement et les conséquences de celui-ci (difficulté de concentration à suivre les enseignements universitaires à distance, dégradation du marché de l’emploi, appauvrissement de la vie sociale, fort sentiment de solitude, etc.). Le président de la République, Emmanuel Macron, lors de son allocution télévisée du 14 octobre 2020, a lui-même affirmé que « c’est dur d’avoir 20 ans en 2020 », et que ce sont eux « qui vivent un sacrifice terrible » lorsqu’on leur demande de rester confinés dans leur appartement ou chez leurs parents, et par conséquent de réduire leurs relations sociales à un âge où l’on éprouve le besoin de se socialiser, d’appartenir à un groupe. Bien sûr, la crise sanitaire est venue rajouter de l’incertitude pour une jeunesse qui se trouve déjà confrontée au dérèglement climatique, à la violence terroriste et aux bouleversements des structures du travail et de l’emploi. Mais, parler des vingtenaires comme d’une « génération sacrifiée », n’est-ce pas céder un peu trop facilement au catastrophisme ? Olivier Galland semble le penser. « Les Français sont très pessimistes, affirme-t‑il, et ont toujours tendance à penser que le passé était plus rose, ce qui n’est pas vrai. Et cela sous-entendrait que le gouvernement a délibérément sacrifié cette génération, ce qui est faux. Il a dû faire un arbitrage compliqué entre la protection sanitaire des plus fragiles et la préservation de l’économie. » (20 minutes du 23/10/2020) Si nous savons depuis plusieurs années que les jeunes Français, comparés à leurs homologues européens, sont parmi les plus pessimistes (enquête réalisée par Kairos Future, 2008), il n’en demeure pas moins, nous disent les deux autrices, que ce pessimisme est aussi teinté d’optimisme. On pourrait davantage parler, selon elles, de « génération optimiste qui s’inquiète » de l’avenir de la planète, de la démocratie, de la liberté, ou encore de l’accès au monde du travail.
3Dans leur ouvrage foisonnant et passionnant, C. Attias-Donfut et M. Segalen dressent le portrait de ces jeunes femmes et jeunes hommes nés au tournant des années 2000 et que l’on désigne désormais comme la génération Z. Celle-ci est marquée par de profonds clivages économiques, sociaux et culturels : à l’heure actuelle, par exemple, à côté du million d’étudiants inscrits au sein du cycle de Licence, il y a plus de 647 000 jeunes âgés de 20 à 24 ans qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni en études (ils font partie de ce que l’on dénomme les NEET : Neither in Employment nor in Education and Training) et près d’un 1,1 million de personnes âgées de 18 à 24 ans possédant uniquement le Brevet des collèges ou sans aucun diplôme. Mais alors, si cet ensemble générationnel n’est guère unifié, qu’est-ce qui le caractérise précisément ?
4À partir d’une mise en perspective de nombreuses études sur les jeunesses française et européenne et d’une importante enquête réalisée auprès de 610 étudiants de sciences humaines et sociales inscrits dans des universités de l’Hexagone, les deux sociologues s’attachent à définir les contours de ces vingtenaires. Le trait spécifique et dominant commun à la génération socialisée à l’ère numérique, c’est l’existence d’une coupure inédite et radicale entre ces jeunes et les « vieux » tant au niveau des valeurs et des goûts que des manières de faire, de penser et de regarder le monde. « Les plus vieux, nous disent les autrices, ont le sentiment qu’ils n’ont rien à donner à des jeunes qui, de leur côté, ne peuvent plus recevoir ou ne le veulent plus. Les histoires des guerres passées ne relèvent plus de la mémoire des jeunes » (p. 11). Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité émerge une « génération désenchaînée » qui avance non pas contre celles des parents et des grands-parents mais hors d’elles. Autrement dit, les vingtenaires n’écoutent que leurs pairs – sur les réseaux sociaux essentiellement –, indifférents aux politiques et aux savoirs qui les ont précédés, et convaincus que leurs ainés ont précipité « le monde dans une crise climatique doublée, aujourd’hui, d’une crise sanitaire ». Cette profonde coupure générationnelle n’empêche toutefois pas les liens affectifs. Malgré la grande distanciation, il existe des relations interpersonnelles conséquentes entre les générations : « Ce n’est pas du tout comme au xxe siècle, un siècle qui a été riche en conflits intergénérationnels. Les jeunes d’aujourd’hui entretiennent très souvent de bons liens affectifs avec les générations précédentes. » (p. 69). C’est ce que C. Attias-Donfut et M. Segalen appellent le « paradoxe générationnel ». De façon plus générale, cette génération, qui refuse le passé et voit l’avenir incertain, pratique une forme de « présentisme ». Ce « sacre du présent », comme le dit le philosophe Eirick Prairat (Le Monde, 2018, cité par les autrices, p. 83), est entretenu par l’horizontalité des échanges numériques, par l’hégémonie des réseaux sociaux qui « imposent souvent d’ailleurs des modèles qui deviennent des exigences, voire des obligations contraignantes », plus astreignantes même que celles des parents (p. 84). Pour le jeune de la génération Z, qui est jugé sur son nombre de followers, ce nombre devenant un marqueur identitaire, le principal est de vibrer ici et maintenant, parmi les siens.
5Les vingtenaires se fixent aussi un certain nombre de défis, au premier rang desquels se trouve le « sauvetage de la planète ». Pour cela, à l’image de Greta Thunberg, ils sont un grand nombre à refuser la voiture, la vaisselle en plastique, les transports aériens, les emballages… mais également les aliments carnés. L’autre défi de cette jeunesse est la lutte contre le chômage et les précarités. Ces jeunes adultes estiment aussi devoir lutter contre « l’émiettement de la société » en renforçant les solidarités. Beaucoup d’entre eux remettent alors en cause le credo de la croissance tout en s’interrogeant sur les pratiques de consommation qui ont un impact sur l’environnement. Dans cette optique, ils sont prêts à parier sur la décroissance, privilégiant le troc, la récupération, le partage…, et à prioriser une variété de boulots guidés par l’intérêt collectif plutôt que le profit. Mais, en même temps, comme le soulignent les deux sociologues, les jeunes de la génération Z ne sont pas à une contradiction près, ils sont aussi de grands amateurs de « fringues » et de chaussures, tout particulièrement des tee-shirts, jeans, baskets et sneakers, et peu importe si leur fabrication requiert une consommation d’eau ou de polymères synthétiques importante, et peu importe si l’achat de ces vêtements sur la Toile présente une empreinte carbone jugée élevée.
6Un autre grand marqueur au sein de la génération née autour des années 2000 est celui des sexualités et de la question du genre. C. Attias-Donfut et M. Segalen notent que les parents jouent un rôle de plus en plus restreint sur ce pan de la vie de leurs jeunes adultes, les réseaux sociaux ayant désormais pris le relais. Permettant de multiplier les possibilités de rencontres non seulement hors de toute sphère conjugale, mais en dehors de toute emprise sentimentale, ces réseaux participent sans aucun doute à l’accélération de la dissociation entre sexualité et amour. Les normes dominantes concernant les pratiques sexuelles, les rencontres amoureuses, la formation des couples… sont désormais portées par le groupe d’âge et non par la famille. Ainsi l’homosexualité, et de plus en plus la bisexualité, font partie de la norme et ne sont plus un sujet de controverse. La nouvelle revendication réside dans la fluidité de genre, soit le refus d’être assigné à un sexe, ce dont témoignent nombre de séries, web-documentaires et icônes musicales.
7Par ailleurs, les vingtenaires développent pour certains, nous disent les deux sociologues spécialistes de la famille et des relations intergénérationnelles, un discours radical sur la question « des violences faites aux femmes ». C’est ainsi qu’un nouveau féminisme dénommé « intersectionnel » tend à se substituer au « féminisme des grands-mères ». Opposé au féminisme universaliste de nombre de militantes féministes des années 1970, ce néoféminisme, associé à la « blanchité » et au monde des dominants, « promeut un combat solidaire contre les discriminations de tous ordres : sexistes et racistes, homophobes, transexophobes, grossophobes. » (p. 170). Les autrices se placent dans les pas du socio-philosophe Jean-Pierre Le Goff lorsqu’il écrit que « le fil des générations est rompu » (La Gauche à l’agonie ? 1968-2017, Perrin, 2017). Pour les jeunes, les plus âgés ne sont plus des référents, mais de « gentilles personnes complètement dépassées ».
8Si quelques sociologues (O. Galland, Anne Muxel, François Dubet, François de Singly, Vincenzo Cicchelli, etc.) ont, au cours de ces dernières années, bien mis en exergue les caractéristiques de la jeunesse « biberonnée au numérique » (la désagrégation des idéaux communs, l’accentuation de l’individualisation, le décrochement d’avec les cadres institutionnels, l’engagement militant durable marginal, la régression du loisir public au profit du loisir privé et individuel, etc.), l’ouvrage de C. Attias-Donfut et M. Segalen, s’appuyant sur plusieurs études récentes et sur les résultats de leur propre enquête, dégage les spécificités de cette génération née autour des années 2000, mais rend également compte – et c’est certainement là que se situe toute l’originalité et la particularité de cet ouvrage – des rapports que cette jeunesse tisse avec les générations précédentes. C’est ainsi que les jeunes filles et les jeunes hommes de la génération Z inaugurent un fonctionnement inédit avec les autres générations, que les autrices caractérisent comme « un fonctionnement horizontal, en rupture avec le modèle qui apparaissait universel, l’enchaînement des générations par ‘‘confrontation et opposition’’. » (p. 191).