1Issu de son travail de thèse, l’ouvrage de J. Larregue entend questionner le phénomène de biologisation du crime en analysant la résurgence de la criminologie biosociale aux États-Unis. Ce courant, qui analyse les « interactions entre les facteurs biologiques et les facteurs environnementaux dans l’apparition des comportements criminels » (p. 11), s’appuie notamment sur une étude d’Avshalom Caspi et al. (2002) (« Role of Genotype in the Cycle of Violence in Maltreated Children », Science, 297, 5582, p. 851-854) montrant une corrélation entre l’expression du gène MAOA et l’occurrence de comportements antisociaux chez les victimes de maltraitance (la faible activité de ce gène entrainerait des conséquences sur le niveau de dopamine).
2L’entreprise de J. Larregue s’avère assez passionnante. En s’attaquant à la criminologie, il comble tout d’abord un vide sociologique. Le choix du courant biosocial est lui aussi tout à fait stratégique, considérant à la fois la fascination et le rejet qu’une telle approche suscite, encore plus sûrement quand elle concerne un sujet à enjeu comme la justice. Construisant sa démonstration autour du concept bourdieusien de champ et des travaux d’Andrew Abbott sur les relations entre disciplines, la démarche est particulièrement heuristique. Elle lui permet en effet d’expliquer « tout à la fois la chronologie du développement, la structure et le contenu scientifique de la criminologie biosociale » (p. 27), mettant en lumière les conditions de possibilité et de diffusion de ces idées en les replaçant au cœur des rapports de force inhérents au champ scientifique. La première partie de l’ouvrage propose un historique de l’institutionnalisation de la criminologie et de la criminologie biosociale en particulier. Les parties suivantes sont consacrées aux logiques internes au champ et à ses relations aux autres champs. Pour cette recension, nous détaillerons tout d’abord la méthodologie qui apparait de façon transversale dans l’ouvrage, avant d’évoquer plus en détail la thèse principale.
3La démarche de l’auteur l’amène d’abord à identifier les principales institutions du champ que sont les associations professionnelles, les revues scientifiques et les universités (notamment celles qui proposent une formation doctorale en criminologie). Ce premier repérage institutionnel lui permet de situer les acteurs du champ, relevant qui est membre de l’association principale de criminologie (et qui ne l’est pas), qui préside cette association, qui a eu le prix Sutherland, ainsi que les universités où officient ces acteurs. À l’appui de sa démonstration, J. Larregue mobilise un matériau plutôt original pour une recherche sociologique, produisant notamment une analyse quantitative et qualitative d’une base de données composée de 188 articles de criminologie biosociale. Ces données lui permettent de disséquer le contenu de cette science et d’extraire les thèses et postulats, la méthodologie ainsi que l’épistémologie qui lui donnent une forme d’unité la distinguant du reste du champ criminologique. Dans le chapitre 5, il analyse par exemple une controverse parue dans la revue principale du champ et qui portait sur l’importance relative des facteurs génétiques et environnementaux. Le chapitre 4 propose des représentations graphiques des réseaux de co-écriture d’articles et des auteurs cocités en criminologie biosociale au moyen de l’algorithme de spatialisation Force Atlas. Obtenues de manière plutôt innovante, ces données lui permettent de saisir l’hétérogénéité à l’intérieur du champ ainsi que les positions de chaque acteur, en termes de prestige (leur renommée, reconnaissance scientifique et institutionnelle) comme de réseau (avec qui écrivent-ils, avec qui sont-ils en conflit scientifique ?). Ce travail est renforcé par l’exploitation de vingt-deux entretiens menés avec des chercheurs en criminologie biosociale, mais aussi des chercheurs critiques envers cette discipline. Ces entretiens mettent en lumière les trajectoires professionnelles et les stratégies de recherche (choix du sujet et des outils de recherche, implication dans les controverses). Pour finir, J. Larregue a fait passer un questionnaire à une vingtaine de chercheurs du champ qui, sans prétendre être pleinement représentatifs, permet d’éclairer leurs affinités théoriques et positionnements politiques.
4Selon la thèse de l’ouvrage, la criminologie biosociale est une sous-discipline minoritaire, dominée et hétérodoxe à l’intérieur du champ de la criminologie, qui a su profiter de l’institutionnalisation de la criminologie et d’un environnement favorable (notamment le projet Génome humain) pour renaitre à partir des années 2000. L’histoire du champ criminologique et de la sous-discipline biosociale sont donc intriquées. La première partie du livre raconte leur histoire en distinguant trois stades d’institutionnalisation. La première période, qui commence dès les années 1940, marque les prémices du champ, avec des créations notables telles que l’association professionnelle « American Society of Criminology » en 1941, l’école de Criminologie de l’université de Berkeley en 1950, le programme doctoral en Criminologie de l’université de Floride en 1958, la revue Criminology en 1963 ainsi que le prix Sutherland. Cette autonomisation progressive du champ est toutefois limitée par le rôle des sociologues dans cette entreprise. J. Larregue nous apprend ainsi que contre la volonté première des promoteurs de l’indépendance de la criminologie, souvent policiers de formation, les sociologues ont été amenés à dominer le champ naissant, prenant le contrôle de l’association professionnelle (en assurant sa présidence), enseignant la criminologie dans les universités et publiant dans les principales revues. La deuxième période, qui s’étend des années 1960 à la fin des années 2000, voit un retour des théorisations biologiques du crime autour de deux figures principales que sont Marvin Wolfgang et Clarence R. Jeffery. Bien qu’ayant tous deux réussi leur carrière, ces chercheurs n’ont pas su imposer la criminologie biosociale. Ils sont restés marginaux et leurs doctorants n’ont pu intégrer le marché du travail académique en tant que criminologues biosociaux. Il faut ainsi attendre le tournant des années 2000 et donc la troisième période pour assister au développement de la criminologie biosociale. Les criminologues biosociaux prennent alors le contrôle de la revue Journal of Criminal Justice, publient beaucoup en mobilisant des résultats empiriques et voient leurs carrières fleurir à l’université.
5La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse du fonctionnement institutionnel de la criminologie biosociale au sein de son champ d’appartenance. Malgré le renouveau observé à partir des années 2000, la criminologie biosociale reste minoritaire et controversée. Si la domination des sociologues s’est étiolée, elle existe toujours et, d’ailleurs, les criminologues biosociaux officient dans les universités les moins prestigieuses du pays. La perspective biosociale est aussi controversée : les chercheurs sont accusés d’être politiquement conservateurs et de légitimer des conceptions racistes des causes de la délinquance (notamment au travers de la filiation à Cesare Lombroso revendiquée par une partie du courant). Associée à une attaque de la sociologie sur ses dimensions scientifiques et idéologiques, cette hétérodoxie est, selon J. Larregue, une stratégie de défense face à la domination sociologique. L’indépendance de la criminologie biosociale est aussi mise à mal par la difficulté à produire des résultats empiriques de manière autonome. Les chercheurs sont en effet dépendants de données génétiques produites par le champ de la génétique comportementale (celles-ci présentent l’intérêt d’être disponibles et peu coûteuses), lesquelles sont considérées comme obsolètes par une partie de leur champ d’origine (notamment du côté de l’épigénétique, qui s’intéresse aux interactions entre les facteurs environnementaux et génétiques). Les travaux en neurologie qui, selon certains standards scientifiques, pourraient paraitre plus prometteurs, sont difficilement accessibles eu égard aux coûts des appareils d’imagerie cérébrale. Cette hétérogénéité est habilement présentée par J. Larregue. La criminologie biosociale comprend en effet des courants (la génétique quantitative, la génétique moléculaire, la neurocriminologie, la criminologie biologique et la psychologie évolutionnaire) et des profils de chercheurs différents. Ainsi, les chercheurs qui mobilisent les données génétiques sont la plupart du temps issus des universités de criminologie. C’est chez ces derniers qu’on retrouve les acteurs les plus engagés en matière de controverse. Mais parmi les criminologues biosociaux, on compte aussi des psychologues. Officiant dans les universités de psychologie, ils publient simultanément dans les deux champs. S’ils contribuent effectivement à l’accumulation des savoirs en criminologie (et donc à l’indépendance du champ), ils n’ont pas les mêmes intérêts que les premiers. Leur survie académique n’est pas menacée. Ils se montrent en conséquence moins enclins à participer aux controverses.
6La démonstration est convaincante et fine. Ainsi, l’éclectisme méthodologique de l’auteur lui permet de montrer à la fois la cohérence et l’hétérogénéité de cette sous-discipline qu’est la criminologie biosociale. D’un point de vue théorique, l’invocation des champs est en outre tout à fait adaptée à l’objet étudié et constitue l’un des points forts de l’ouvrage. Elle gagnerait d’ailleurs à être appliquée à l’analyse de la criminologie dans d’autres contextes nationaux. Cette perspective serait d’autant plus féconde dans le cas de la France, où l’absence d’institutionnalisation de la criminologie fait débat, en témoignent l’épisode de la création et de l’annulation de la section CNU Criminologie en 2012 et les joutes littéraires occasionnées. Ces conflits peuvent être analysés au prisme des intérêts différenciés et des rapports de force entre les disciplines participant aux connaissances criminologiques (le tout dans un contexte de lutte à la fois pour les postes et les financements). L’angle des rapports de force entre disciplines proposé par J. Larregue permet ainsi d’éclairer la position de la sociologie sur la criminologie en France. Il montre d’ailleurs que si les sociologues se révèlent peu virulents face aux attaques lancées par la criminologie biosociale, c’est parce que la sociologie est en position dominante dans le champ de la criminologie aux États-Unis. Dans le cas français, la réponse sociologique à la controverse avait été âpre parce que les intérêts de la discipline avaient besoin d’être défendus, en particulier contre une interdisciplinarité imaginée où les disciplines apporteraient des savoirs nécessairement cumulatifs (et dans laquelle la sociologie serait inféodée à d’autres sciences comme la médecine ou le droit). Et aussi pour le maintien de la dimension fondamentale et critique de la recherche sur ces thématiques, lesquelles font partie intégrante de la doxa sociologique. Bien que nous partagions la plupart des arguments des sociologues, le déplacement de la focale opéré par la sociologie de la science que propose J. Larregue nous parait particulièrement heuristique.
7Nous souhaiterions terminer cette note par quelques éléments critiques. Pour commencer, si nous louons la perspective macrosociologique employée et la mise en lumière des logiques structurelles du champ, elles présentent toutes deux quelques limites qu’une démarche ethnographique pourrait combler au moyen d’entretiens plus approfondis ou d’observations. On aimerait par exemple en savoir plus sur les stratégies les plus controversées des acteurs et sur leurs interactions. Finalement, notre critique principale concerne la conclusion de l’ouvrage. Certes, l’élargissement sur les usages de la criminologie biosociale est bienvenu, mais nous ne partageons pas complètement le diagnostic de l’auteur. S’il précise que les données génétiques sont pour le moment interdites en France pour évaluer la dangerosité, il considère que ce pourrait être le cas prochainement, mobilisant l’exemple de l’affaire Bayout en Italie et la loi française sur la rétention de sûreté pour étayer son propos. Effectivement, rien n’est impossible. Il nous semble toutefois qu’une telle proposition méconnait à la fois l’ethos et la capacité de résistance des juges d’instruction (qui mènent les enquêtes et ordonnent les expertises) et des présidents de cours d’assises (qui organisent les débats du procès et jugent en compagnie des jurés). Ces savoirs ne sont pas perçus comme éthiquement acceptables par ces acteurs, au moins pour le moment. Le système inquisitoire français ne se prête d’ailleurs pas vraiment à leur usage. Il favorise en effet davantage l’orthodoxie qu’un système accusatoire où les deux partis doivent mobiliser leurs propres expertises. Au total, ce n’est pas tant l’empreinte de la criminologie biosociale qui nous parait exagérée par l’auteur dans sa conclusion que celle de sa branche génétique moléculaire. Cela ne retire rien à l’intérêt global de l’ouvrage et à la qualité de la démonstration sur la résurgence de la criminologie biosociale dans le champ académique étasunien.