1L’objet de cet ouvrage collectif est d’identifier des « processus généraux qui sont au centre de la recomposition des modes de vie populaires » (p. 77). Vingt-six auteurs ont procédé à une série d’études de cas – dix-huit portraits de couples et trois de personnes vivant seules. Après une introduction et un chapitre de cadrage général, le livre s’organise en trois parties, centrées respectivement sur « des histoires de stabilisation », sur « les rapports de genre et l’espace domestique » et, enfin, sur la « conscience sociale triangulaire » et la « bonne volonté » institutionnelle des répondants. La notion-clé de conscience triangulaire renvoie aux travaux antérieurs d’O. Schwartz pour qui, avec le développement de l’État-providence, une partie des classes populaires se distingue non plus seulement des classes dominantes et des classes moyennes, mais aussi de beaucoup des assistés, vus comme les bénéficiaires d’une protection sociale trop généreuse ou mal ciblée. Les « histoires de stabilisation » renvoient à un positionnement socio-économique dans ce triangle : les ménages choisis sont en principe stabilisés dans la fraction supérieure des classes populaires. Cette spécification, qui n’apparait pas dans le titre du livre, est d’une mise en œuvre nécessairement approximative, certains des ménages observés basculant dans la précarité tandis que d’autres tendent à sortir du champ par le haut. En bref, on a principalement affaire à des ménages qui « s’en sortent à peu près » (p. 71).
2Ce travail d’équipe associe deux stratégies d’observation, ethnographique et statistique. Chacun des chapitres témoigne des liens approfondis qui ont été créés, parfois depuis plus de dix ans, entre les enquêteurs et les enquêtés, tandis que de solides éléments de cadrage statistique, en partie originaux, présents notamment au premier chapitre et dans les introductions des parties, permettent de situer les monographies les unes par rapport aux autres, et d’aller au-delà d’un simple cumul de descriptions. L’articulation entre les deux approches est formalisée par une analyse des correspondances multiples où chacun des ménages interviewés est situé dans un espace construit à partir de l’Enquête « Emploi » (Insee, 2014) portant sur l’ensemble des ménages d’ouvriers et/ou d’employés, et opposant le « haut » et le « bas » d’une part, les « stabilisés » et les « fragiles » d’autre part (voir le graphique 5, avec son ellipse des cas observés qui inclut bien plus de stabilisés que de fragiles). Le recrutement des enquêtés s’opère dans des réseaux d’interconnaissance, avec une bonne couverture spontanée du cycle de vie : les chercheurs et chercheuses établis rencontrent plutôt des gens de leur âge, les hors-statuts (qui préparent ou viennent de soutenir un doctorat de sociologie), des jeunes ménages. L’échantillon initial, établi en 2014, surreprésentait la fonction publique, des correctifs ont été apportés ensuite.
3Cette formule des monographies situées implique une nécessaire édulcoration de chacun des deux types de méthodologie : les portraits de familles reposent sur des entretiens (au moins trois par ménage) davantage que sur de l’observation in situ, les analyses statistiques délaissent les sophistications des travaux usuels sur la stratification sociale ; mais au total l’ouvrage témoigne de la fécondité de cette approche mixte. À la lecture des cas, on se sent devenir Asmodée, ce démon qui a le pouvoir de soulever le toit des maisons pour accéder aux secrets des occupants. Les intrigues ne sont pas ici de l’ordre des aventures galantes chères à Lesage, mais articulent des vies professionnelles et familiales, des parcours entre différents types d’espaces de travail et de résidence, des engagements militants et culturels, des représentations du monde social ; elles témoignent des interdépendances entre tous ces registres. L’approche ethnographique permet de repérer d’éventuelles blessures narcissiques subies par les répondants dans leur vie amoureuse ou professionnelle, blessures intimes, souvent sources d’addictions et de ruptures dans les trajectoires sociales. Ces drames, qui échapperaient à des enquêtes par questionnaire, ne sont probablement pas plus fréquents dans les classes populaires que dans les autres, mais ils y ont des conséquences plus graves, les classes moyennes étant mieux dotées en solutions de rattrapage. Les qualités d’écriture, plus cruciales dans les comptes rendus ethnographiques que dans les analyses statistiques, jouent un rôle important dans la réussite de l’ouvrage ; les chapitres « peuvent sans doute être lus comme des portraits littéraires […], c’est toutefois dans une perspective sociologique qu’ils ont été écrits » (p. 77).
4Plutôt que d’énumérer ici les apports des nombreux chapitres, donnons un aperçu de trois d’entre eux, choisis dans chacune des parties.
5Parmi les « histoires de stabilisation », celle rapportée par Jean-Noël Retière, « Faire de simplicité vertu » (chap. 8), concerne un couple de retraités, une ancienne Atsem (agente territoriale spécialisée des écoles maternelles) et un plombier qui a longtemps travaillé comme intérimaire, souvent sur des chantiers très lointains ; pour ce travailleur nomade, la maison dont le couple est propriétaire a été un port d’attache. Ils ont l’un comme l’autre aimé leur activité professionnelle, tout en sachant se réserver des temps bien à eux. Leur sensibilité autogestionnaire et écologiste s’exprime dans la plantation d’arbres d’espèces très diverses sur un terrain forestier qui leur appartient. Deux vies bien remplies, et qui semblent pleinement réussies.
6Un résultat majeur et original de la deuxième partie est la mise en évidence de la montée d’un « féminisme populaire » (p. 425). Dans la plupart des ménages étudiés, la répartition du travail domestique entre les femmes et les hommes fait l’objet d’une réflexion explicite et critique, qui, dans les générations antérieures, était surtout le propre des classes moyennes ou supérieures. Les femmes interrogées ne revendiquent pas un partage égal des tâches, mais refusent de se vouer à leur famille en renonçant à se consacrer à elles-mêmes. « Ce refus n’apparaissait pas dans les enquêtes des années 1980 » (p. 217). Le chapitre 13, « Une parenthèse d’égalité », dû à Muriel Letrait et Marjorie Tilleul, témoigne de la fécondité d’une approche longitudinale qui montre que le partage des tâches dans le couple est un produit instable, un accomplissement permanent, et non l’illustration figée d’une théorie des rôles. Ici la rencontre initiale, dans le cadre d’une passion commune pour le rock acrobatique, se prolonge par une première phase de la vie du couple marquée par une certaine similitude des carrières professionnelles : Stéphanie est salariée de l’Agence nationale pour l’emploi et son conjoint, nettement moins diplômé qu’elle, agent technique territorial. Avec la venue d’un enfant, le couple quitte la « banlieue pourrie » où il était locataire et fait construire au loin un pavillon, avec le projet d’avoir une grande famille. Pendant quelques années, Stéphanie fait de très longues journées de travail. Elle accède à un poste de cadre, tandis que Nicolas s’occupe davantage qu’elle de leurs enfants. En conflit avec sa hiérarchie, elle prend un congé parental. La venue d’un troisième enfant l’amène à poursuivre son congé et finalement à changer de métier pour devenir Atsem ; dès lors, c’est Nicolas qui complète les revenus du ménage en effectuant des chantiers, tandis que Stéphanie « est là avec les enfants, elle peut gérer les devoirs ». Ce chapitre et l’ensemble de la deuxième partie sont riches en résultats relatifs aux espaces résidentiels, dans lesquels hommes et femmes ne s’inscrivent pas de la même manière. La situation la plus fréquente ici est celle de propriétaires d’une maison individuelle assez éloignée de tout centre urbain important. La maison est généralement équipée d’un congélateur et d’un garage ; avec le terrain attenant, elle a une fonction productive de biens et services non marchands (fruits, légumes, réparation automobile, etc.) Elle a aussi une fonction patrimoniale et assurantielle face aux fluctuations des revenus professionnels du ménage. Mais elle implique d’innombrables déplacements coûteux en temps et en argent – on pense aux gilets jaunes, particulièrement sensibles à une augmentation du prix des carburants, et rassemblés sur des ronds-points, espaces de circulation automobile par excellence. Et elle requiert plus de travail domestique qu’un logement en ville, plus petit, plus proche d’une vaste gamme de services, mais aussi plus exposé aux troubles de voisinage devenus fréquents dans l’habitat collectif urbain populaire. Elle va souvent de pair avec une plus forte spécialisation des hommes dans les tâches professionnelles et des femmes dans le travail domestique, la dissymétrie étant d’autant plus marquée que les enfants sont jeunes et nombreux. Son acquisition implique un endettement lourd de risques en cas de rupture des carrières professionnelles ou conjugales. Ces analyses prolongent et confortent celles de La France des « petits moyens ». Enquête sur la banlieue pavillonnaire (La Découverte, 2008), ouvrage signé en partie par les mêmes sociologues.
7Parmi les cas présentés dans la troisième partie, évoquons celui du chapitre 20, « La femme de ménage et les parents d’élèves » (O. Masclet et Gérard Mauger), dont les observations à propos des pratiques associatives et culturelles sont particulièrement riches. Myriam travaille comme femme de ménage à temps partiel, son époux est chauffeur de poids lourds. Elle est fille d’immigré algérien, il est réunionnais. Ils sont locataires dans un logement social proche d’un quartier central d’une grande agglomération. Cette localisation permet à Myriam de « fréquenter un univers culturellement et économiquement éloigné du sien – celui des parents d’élèves » (p. 376). Elle accède à la présidence de l’association, où elle fait figure de « totem démocratique » (p. 379). Elle distingue, parmi les adhérents, « ceux qui atténuent ou dénient les écarts de condition et la distance sociale qui en résulte (elle les juge “sympas” et “ouverts”) et ceux qui l’affirment en lui manquant de respect et de considération » (p. 381). Le foyer est équipé de trois postes de télévision, allumés presque en permanence. « La “culture de masse” saisie à travers la télévision apparait comme une ressource opposable à la “culture scolaire” : elle permet à la fois d’“être comme tout le monde” et de faire diversion par rapport à l’échec scolaire. » (p. 380).
8L’introduction et la conclusion générales souffrent d’un certain flou dans la définition et dans la délimitation temporelle des changements observés. Quand on lit que « l’école… était autrefois monopolisée par les catégories moyennes et supérieures » (p. 14), on se dit que l’auteur fait référence à une période où les catégories populaires n’avaient guère accès à l’école primaire, mais un peu plus loin il est plutôt question de l’« exclusion de l’école secondaire » (p. 18) ; au total on ne sait pas bien si « autrefois » désigne le xixe siècle ou les années 1950. L’évocation des limites de la démocratisation scolaire gagnerait en clarté s’il était fait référence à l’opposition, due à Antoine Prost et devenue classique, entre démocratisation et massification (les chapitres 15 et 20 dus à O. Masclet montrent que cet auteur est plus convaincant dans ses comptes rendus d’enquêtes que dans l’analyse des grandes tendances des sociétés contemporaines). Jusqu’à quel point l’ambition de fonder ou refonder une « cité de semblables » (Robert Castel), cité où les employés et ouvriers pourraient, conformément au titre du livre, « être comme tout le monde », est-elle présente parmi les enquêtés ? Cette question apparemment centrale ne reçoit pas vraiment de réponse. Il est clair que la plupart des interviewés, loin de se sentir « comme tout le monde », se perçoivent comme différents à la fois des classes plus favorisées et des assistés, des pauvres non méritants qui, à leurs yeux, fragilisent l’équilibre de la protection sociale dans son ensemble ; mais ce constat est avant tout une conséquence attendue du découpage initial du champ de l’enquête. Aspirent-ils réellement à « être comme tout le monde » ? Les enquêtés du chapitre 8, par exemple, qui ont réussi leur vie sans adhérer à la conception de sens commun de la réussite sociale, semblent fiers de ne pas être « comme tout le monde » et ne témoignent aucunement de « la bonne volonté comme nécessité » qui fait le titre de la conclusion. Ce livre, fort par ses descriptions situées, est donc un peu décevant dans ses montées en généralité.