1La Poste n’en finit pas d’intéresser les sociologues. N. Jounin propose d’interroger la condition professionnelle des facteurs à l’aune des évolutions qui ont récemment affecté le secteur postal. Le sociologue révèle les processus qui conduisent à la disparition d’un service public ainsi qu’à la dégradation des conditions de travail des facteurs, confrontés à de nouveaux dispositifs organisationnels. À partir d’une enquête qui s’appuie sur une observation participante incognito de cinq semaines en tant que facteur dans une ville moyenne, des observations directes et des entretiens, ce sont ces « réorganisations », leur genèse, leur contenu ainsi que leurs effets qui constituent le principal objet de cet ouvrage, composé de vingt-six chapitres. Ces derniers visent d’abord à rendre compte de la matérialité concrète et de l’expérience subjective du travail. Ces restitutions empiriques sont tout au long du livre éclairées par des chapitres qui reviennent sur les transformations de La Poste ou s’intéressent au point de vue du pôle de la direction. D’autres proposent un « dialogue imaginaire » (p. 59) avec le père du taylorisme afin de mettre en exergue les effets pervers d’une organisation du travail qui, pour l’employeur, fait office de modèle.
2L’enquête a d’abord le mérite de décrire finement la complexité du travail et la diversité des tâches ou des situations, depuis l’activité en amont de la distribution (les opérations de « tri ») jusqu’à la réalisation des tournées. L’auteur présente toutes les péripéties et difficultés rencontrées par les facteurs (contrainte de temps, pénibilité physique, injonctions contradictoires, incohérence organisationnelle, contrainte relationnelle, dilemmes moraux, etc.), ainsi que l’ensemble des ressources ou savoir-faire (physiques, cognitifs, relationnels) mobilisés par les agents afin d’y faire face, produire du « bon » travail, tenir les injonctions productives et surmonter les problèmes inhérents à l’organisation du travail. Mais ce qui fait la force et l’originalité de cette enquête, c’est surtout l’étude des nouvelles « réorganisations » des tournées des facteurs. Or, celles-ci apparaissent en même temps que leur condition se fragilise : passage d’une administration à une entreprise publique puis à une société anonyme, fin du recrutement des fonctionnaires et prolifération de travailleurs précaires, chute des effectifs et forte hausse du turnover.
3L’auteur propose de « restituer la logique globale de la posture taylorienne et les implicites du scientific management » (p. 313) qui se trouvent au cœur de ces réorganisations. La direction s’appuie dès les années 1980 sur des outils statistiques afin d’étudier les tournées des facteurs et de quantifier la durée du travail. Ces « diagnostics » traduisent déjà la volonté de La Poste « d’amorcer un nouveau mode de contrôle » et « d’accroître sa maîtrise sur l’organisation postale » (p. 154). Dans les années 1990, l’ouverture des services postaux à la concurrence contraint La Poste à établir une mesure des coûts en fonction des produits et services proposés. L’analyse statistique du travail se complexifie, et les résultats approximatifs issus de mesures locales sont standardisés et uniformisés, appliqués à l’ensemble du territoire national. Tandis que La Poste devient par la suite une société anonyme, qu’elle se confronte à la réforme des 35 heures et à une diminution du volume des courriers, ces guides méthodologiques sont réemployés afin de planifier la réorganisation des tournées, sans qu’ils ne soient remis en cause ni actualisés. Émergent alors des « normes et cadences », un ensemble de vitesses et de temps standardisés qui, combinés à des paramètres divers, vont s’imposer comme le « moyen exclusif d’évaluer la charge de travail et de la répartir » (p. 191).
4Ces durées théoriques permettent de réévaluer puis de réorganiser le travail des facteurs, mais aussi de planifier leur endettement. Si un facteur peut théoriquement, selon l’algorithme, réaliser sa tournée en quatre heures tandis qu’il est rémunéré pour sept heures de travail quotidien, alors il « doit » trois heures de travail à son employeur. La réorganisation prévoit ainsi la suppression ou le redécoupage des tournées afin de limiter les coûts de production. Mais, confrontés à l’impossibilité de respecter ces temps prescrits, les facteurs se trouvent contraints de faire des heures supplémentaires, le plus souvent sans rémunération ni compensation. Une « description approximative » s’est donc métamorphosée en « prescription impérative » (p. 190) prétendument fondée sur la « Science » et transformée en « dette du salarié » (p. 115).
5Les facteurs peinent alors à opposer leur connaissance pratique du travail à la réalité qu’on leur impose. Et lorsqu’on souligne aux dirigeants de La Poste l’arbitraire ou la vacuité méthodologique des calculs imprécis, incomplets, fantaisistes ou simplement faux qui permettent la modélisation des tournées, l’entreprise oppose une défense inattendue. En raison d’archives tombées dans l’oubli, « La Poste a réduit les effectifs des facteurs et prescrit leur travail en se reposant sur des cadences dont elle ne sait plus dire comment elle les a conçues » (p. 312).
6Les facteurs font alors face à une intensification et à un allongement de la durée de travail, dans un contexte où, si le volume du courrier tend à diminuer, celui des colis et des recommandés ainsi que le nombre d’usagers augmentent. Soumis à des consignes contradictoires, à des contraintes de temps et d’objectif fondés sur des calculs douteux, les facteurs se dépensent sans compter et mettent à mal leur santé physique et mentale. Un cercle vicieux s’instaure avec un retard systématique dans la distribution et une intranquillité permanente pour les facteurs. Les réorganisations produisent par ailleurs un renforcement de la subalternité des agents. Relativement autonomes sur leur tournée, ils sont davantage contraints par les cadences et objectifs à tenir, sans pouvoir discuter ce « réel » qui les assujettit. De même, les réorganisations viennent « périmer » leurs savoir-faire et empêchent l’appropriation des tournées. Cela entraine également une moindre considération à l’égard des usagers ainsi qu’une dégradation de la qualité du service offert aux « clients », mais aussi un sentiment de culpabilité, celui de « mal faire » son travail (p. 77-78).
7Pour les facteurs, la contestation est quasi impossible. La modestie des salaires constitue un frein objectif à la grève, l’importance du turnover, la diversité interne d’un groupe morcelé, l’impuissance des CHSCT, l’impunité de La Poste lorsqu’elle est confrontée à la justice, les difficultés rencontrées pour accéder aux données justifiant ces dispositifs organisationnels, mais aussi pour les comprendre et pouvoir les contester, tous ces éléments empêchent les facteurs de peser dans les rapports de force avec leur hiérarchie, peu disposée à la négociation. Les agents, confrontés à la solitude, se désinvestissent, « craquent » ou se résignent, et s’exposent également à des risques accrus d’accident de travail ou de suicide. La réorganisation provoque également un éclatement du collectif, qui tend vers un « individualisme morose » (p. 305). Aux différences statutaires (titulaires, CDI, CDD, intérim) se superposent des différences en termes de conditions de travail. Les précaires sont davantage « mobiles », cumulant les désavantages par rapport aux agents stabilisés et maitres de « leur » tournée, et poussés à développer un rapport cynique et distant à leur travail. L’organisation du travail produit ainsi une hiérarchie interne au sein du groupe et entraine des clivages entre les « bons » et les « mauvais » facteurs (p. 178).
8En guise de conclusion, N. Jounin rappelle combien la mesure du travail constitue un enjeu démocratique. L’organisation et la division du travail fondées sur les logiques tayloriennes se caractérisent par un vide scientifique, mais également par le déni du politique. Le processus de dépossession et d’assujettissement des travailleurs les prive en effet de toute marge de discussion, de négociation ou de contestation d’une science érigée en savoir absolu qui légitime et renforce le pouvoir détenu par l’employeur sur celles et ceux qu’il gouverne.
9Grâce à cette enquête dense et passionnante, terrifiante parfois, l’auteur remplit parfaitement son objectif. On pourrait néanmoins regretter qu’il s’interdise toute montée en généralité en omettant de situer l’enquête et ses apports dans le champ des connaissances actuelles sur les transformations qui affectent le monde du travail contemporain. En effet, cette étude permet notamment d’éclairer et d’illustrer les processus de « modernisation » également à l’œuvre dans certains secteurs publics et le basculement de ces derniers vers des stratégies budgétaires, des logiques managériales ou des modes d’organisation du travail hérités du secteur privé. Elle contribue ainsi à une meilleure compréhension des enjeux liés à la privatisation des missions historiquement assumées par l’État, mais aussi des conséquences de ces processus, qui se traduisent par une dégradation des conditions de travail des agents subalternes ainsi que de la qualité des services proposés aux « clients ».
10Par ailleurs, l’auteur souligne la diversité interne du groupe, notamment en termes de conditions de travail et d’emploi, de genre ou de génération, et montre les conséquences de l’organisation du travail sur l’éclatement d’un collectif qui perd alors de sa capacité mobilisatrice et contestatrice. Si l’étude des différents types de rapport aux réorganisations et plus largement au travail ne constitue pas le cœur de l’enquête, celle-ci permet néanmoins d’avoir un aperçu des clivages qui traversent le groupe et donc de rendre compte, par extension, des processus d’hétérogénéisation des classes populaires. On pourrait alors se demander quels sont les différents usages qui sont faits de cet emploi et du statut social auquel il est historiquement associé, mais aussi les aspirations qu’il est susceptible de nourrir et les frustrations qu’il peut engendrer. Ainsi, le sociologue mentionne l’enjeu de l’articulation entre les sphères du travail et du hors-travail. La réorganisation pourrait compromettre la possibilité de dégager du temps en dehors du travail afin d’optimiser la gestion de la vie domestique et familiale ou de se consacrer à une activité supplémentaire que la modestie du salaire rend parfois nécessaire. Questionner plus largement la condition sociale des facteurs et des factrices permettrait ainsi de fournir des indicateurs supplémentaires afin de mesurer l’ampleur de leur fragilisation. Car c’est tout un univers socioprofessionnel aux vertus autrefois protectrices pour des travailleurs subalternes qui se trouve menacé et sur le déclin. À cet égard, l’enquête de N. Jounin vient éclairer le processus de déstabilisation et de précarisation qui affecte aujourd’hui toute une partie des travailleurs subalternes et des classes populaires.