1Les lecteurs de D. Schnapper savent la persévérance avec laquelle elle interroge depuis longtemps les ressorts de la démocratie et les tensions qui affectent la « communauté des citoyens » (le titre d’un de ses ouvrages édité trente ans plus tôt par Gallimard, 1991). Mais on ne dira pas que l’essai qu’elle publie maintenant, fruit d’un dialogue avec son fils – ingénieur et consultant, rompu à la fois aux fonctions exécutives en entreprise et à la recherche en sciences de gestion – relève du grand écart. En effet, outre que D. Schnapper s’est aussi penchée bien des fois sur les problèmes du travail, de l’emploi et du chômage, le propos de ce livre est précisément d’explorer dans quel état se trouve aujourd’hui, dans le monde occidental, l’échange entre l’éthos démocratique et la dynamique du capitalisme.
2L’ouvrage repose de surcroit sur une prémisse historique qui ne surprend pas de la part de la sociologue : bien que l’entreprise soit apparue lorsque l’activité économique s’est détachée de l’ensemble social, la démocratie a toujours eu partie liée avec elle ; les deux ordres ont connu une « continuelle interaction » (p. 17). L’argument se déploie sur ces bases : durant l’expansion de l’industrie en Europe (entre 1880 et 1980), la vie collective s’est organisée autour des usines ; en retour, les entrepreneurs se sont accommodés des exigences des États et de la loi. L’autorité de la puissance publique s’est affirmée après la Seconde Guerre mondiale de sorte que, malgré des conflits de grande intensité, un équilibre s’est établi « entre les nécessités de la production […] et l’aspiration à la dignité et à l’égalité des personnes qui caractérise la démocratie » (p. 58). Avec la montée du salariat et les mesures de protection sociale, cet « équilibre des ordres » a donné naissance à des formes d’État-providence propres à chaque nation. Dans le corps du livre, les auteurs choisissent d’ailleurs de négliger ces variations au profit d’une formulation très ouverte : à travers toute l’Europe, les Trente Glorieuses furent le moment privilégié d’un « compromis social-démocrate » caractérisé par l’inscription de l’entreprise dans la cité.
3Mais le temps a passé : ce retour à l’histoire annonce une réflexion approfondie sur les revers que les dernières décennies ont infligé à cet alignement des planètes économique et politique. Les auteurs font la part belle à l’économie : rejoignant les meilleures références à ce sujet, ils s’arrêtent sur les « déformations » que l’entreprise a subies du fait de l’emprise de la finance sur les dirigeants. S’y ajoutent de multiples annotations illustrant plus spécialement la rupture du « contrat implicite » entre les pouvoirs publics et les acteurs économiques. Est ainsi rappelé le poids qu’a pesé, aux États-Unis, la délégation de l’épargne-retraite à des fonds spécialisés : l’allongement de la durée de la vie aidant, il en a résulté la formation de monstres financiers plaidant à temps et à contretemps en faveur de la « création de la valeur pour l’actionnaire ». Loin de la litote, les deux auteurs se mettent à ce sujet dans les pas de Montesquieu, dénonçant rien moins que les mécanismes de la « corruption », à savoir la dénaturation qui survient dans une institution lorsque les principes qui lui permettent de fonctionner sont violés.
4D. et A. Schnapper s’emploient ensuite à décrire les méfaits de cet abaissement sur la santé des sociétés démocratiques. Ils discutent par exemple de la décomposition des collectifs de travail, victimes à la fois de l’instabilité chronique du périmètre des firmes, de la montée des emplois précaires et de la cadence des innovations, indifférente à la temporalité des liens sociaux. Rapportée à la tradition corporative-étatique qui avait notamment prévalu en France, cette évolution a plongé les travailleurs dans un état d’incertitude de nature à ruiner les ressorts de la confiance interpersonnelle et la capacité des individus à donner du sens à ce qu’ils font. De plus, le recentrage des firmes sur leur cœur de métier a consacré la segmentation du marché de l’emploi entre les bons jobs et les tâches subalternes confiées à la sous-traitance. Ce clivage n’a cessé de s’amplifier, reléguant au bas de l’échelle de multiples emplois de service ; plaçant les élites de l’économie numérique à cent lieues de ces prétendus « autoentrepreneurs » assujettis aux plateformes. De ce fait, nous est-il dit, le pouvoir émancipateur dont était crédité l’individualisme contemporain s’est dissipé, car seules en jouissent les personnes qui, aidées par leur naissance ou leur prime socialisation, peuvent surmonter les aléas de l’existence.
5Munis de ce diagnostic, bien sombre mais pas tout à fait inédit, les auteurs font, si l’on ose dire, la part entre un pessimisme de raison et un optimisme de la volonté. De page en page, le pessimisme est tel que Montesquieu sera une nouvelle fois convoqué à propos des menaces que l’illustre penseur voyait se dessiner dans les « démocraties extrêmes ». Extrêmes seraient les démocraties dans lesquelles les intérêts de chacun s’exprimeraient à l’état brut, sans cadre institutionnel, et où la passion de l’égalité aboutirait à une « indifférenciation généralisée des personnes, des valeurs et des ordres » (p. 135). Constatant le dérèglement auquel sont, de nos jours, respectivement exposées l’entreprise et la société, D. et A. Schnapper voient des signes de cet extrême danger se répondre d’un ordre à l’autre. Dans l’ordre politique, ils désignent notamment l’état de la social-démocratie européenne, « sans cap » depuis la chute du Mur de Berlin. Dans l’ordre économique, ils pointent la résurgence des monopoles, tels ces fameux GAFAM dont on croirait, de fait, qu’ils prétendent incarner la démocratie à eux seuls.
6L’optimisme de la volonté resurgit néanmoins in extremis, à la fin du livre. Paradoxalement, les auteurs suggèrent que les chances d’une rémission viendront plus sûrement de l’entreprise que de la société civile, en dépit de handicaps notoires : on ne peut attendre de l’entreprise qu’elle se mue en institution démocratique, ni qu’elle substitue la promotion de l’intérêt général à la quête du profit. Encore faut-il se souvenir que la quête du profit suppose des échanges et qu’elle est de ce fait attachée à la machinerie de la confiance. L’être humain reste de plus un homo faber : face à l’atrophie latente des appartenances, le travail sera encore, demain, une source de dignité et de solidarité, et l’entreprise l’un des lieux grâce auxquels l’homme donnera, malgré tout, du sens à son existence. Soucieux de conjuguer cette profession de foi à la réalité des faits, les auteurs se saisissent notamment des leçons tirées de la première vague de la crise sanitaire (qu’ils avaient devant eux au moment de clore l’ouvrage). Le dévouement de ceux et celles que ces circonstances avaient placé « en première ligne » leur inspire par exemple cette allusion judicieuse aux analyses qu’Isabelle Ferreras avait consacrées (dans Critique politique du travail, Presses de Sciences Po, 2007) aux caissières des supermarchés, soulignant de façon contre-intuitive les dimensions « publique » et « civique » de leur activité. Belle illustration en effet de la constance de l’homo democraticus même là où il ne nous apparait pas spontanément, dès lors que les conduites s’accordent aux valeurs et aux ambitions de l’ordre démocratique.
7La discussion s’oriente, pour finir, vers les grands défis de l’époque. Évoquant les limites physiques de la croissance, la question du climat et les nouvelles confrontations géopolitiques, D. et A. Schnapper en appellent de nouveau aux bienfaits de la social-démocratie. Mais la fragilité des États et les autolimitations des démocraties libérales laissent mal augurer d’un autre New Deal ; c’est donc bel et bien aux acteurs de l’économie qu’incombera, nous est-il dit, l’essentiel du travail politique utile à cette fin. Forts de cette cause, les auteurs désignent certaines des avancées qui leur semblent préfigurer les voies d’un compromis pour le xxie siècle. Repoussant sèchement les thèses d’un Milton Friedman, ils disent le prix qu’ils accordent à la responsabilité sociale d’entreprise et à la validation institutionnelle dont elle fait désormais l’objet en Europe. Ils saluent les milieux d’affaires qui (tel le Business Roundtable américain en 2019) énoncent une « conception inclusive de la prospérité » attentive à toutes les parties prenantes de la firme (actionnaires, salariés, clients, fournisseurs, collectivités). Ils voient là des signes qu’un savoir partagé finira par concéder que les firmes sont solidaires de l’écosystème dans lequel elles évoluent. L’espoir pointe aussi, est-il écrit, de voir les géants du numérique se ranger à une gestion raisonnée des données privées et se résigner à la rémunération des médias, en attendant qu’ils se plient à un régime fiscal respectueux des pays où réside leur clientèle.
8D. et A. Schnapper acquiescent encore plus nettement à la réflexion menée en France par le Centre de gestion scientifique de l’École des Mines sur la nécessité de remédier à l’anémie du droit quant aux buts que s’assignent les sociétés de capitaux. Ils y consacrent de longs passages, ainsi qu’à ses suites : le rapport remis au Gouvernement en mars 2018 ; le vote de la loi dite Pacte en mai 2019. Le travail initial des chercheurs faisait écho à un mouvement engagé aux États-Unis après la crise financière de 2008 qui visait à obtenir que des firmes puissent briguer d’autres buts que leur rentabilité capitalistique. La loi française a révisé le Code civil de sorte que les statuts des sociétés peuvent maintenant « préciser une raison d’être » à laquelle devront être affectés des moyens appropriés. Le Code du commerce prévoit de même qu’une firme peut devenir une « société à mission » – une société qui vise des finalités d’intérêt collectif. Cette démarche a la faveur des co-auteurs car elle laisse à entendre qu’en dépit de la corruption du capitalisme, l’entreprise est encore en état de contribuer au bien commun.
9On ne saurait nier, en définitive, ni l’importance du sujet traité, ni l’intelligence de la thèse qui nous est présentée. Le lieu n’est pas de discuter de l’inclination « social-démocrate » de celle-ci : il suffira d’en souligner la finesse et la cohérence, sans sacrifier au respect qu’inspire l’autorité intellectuelle de l’auteure principale du livre. Du reste, le point fort de l’ouvrage saute aux yeux : le lecteur chemine sur une crête étroite d’où le regard saisit tout à la fois, et sans préséance, l’ordre de l’entreprise et celui de la démocratie. À hauteur d’histoire, il voit les chances et les menaces dont leur rencontre est l’objet, hypothèse étant faite que, du moins dans cette partie du monde, l’un n’aura jamais raison de l’autre (en bref : les monopoles ne feront pas la loi ; l’entreprise ne sera jamais une organisation démocratique). L’ambition du propos affleure suffisamment : de ce promontoire, les auteurs ne sont pas loin de suggérer que nous apercevons le destin des sociétés occidentales elles-mêmes.
10La limite de l’exercice apparait tout autant : il s’agit d’un essai, non des résultats d’une recherche, ni même d’une synthèse des savoirs sur cet objet hybride. Concernant l’altération actuelle des entreprises, les travaux cités sont abondants et sélectionnés avec bonheur, mais on s’interroge sur l’opportunité de cette reconstitution, tant la communauté du savoir s’est affirmée à ce sujet depuis les Dérives du capitalisme financier de Michel Aglietta et Antoine Rebérioux (Albin Michel, 2004). S’agissant de la démocratie et de son rapport à l’économie, notre sentiment est inverse : le discours devient lapidaire, les sources sont rares. Comment éluder à ce point la diversité des capitalismes et la distance entre les projets politiques de la social-démocratie et du libéralisme ? À ce propos, l’imposant ouvrage de Pierre-Yves Gomez et Harry Korine (L’entreprise dans la démocratie, De Boeck, 2009), rapidement mis de côté, aurait sans doute mérité plus d’égards. On regrette aussi que le livre soit si peu disert sur l’encadrement institutionnel de l’économie, sur le rôle des organisations représentatives et sur l’évolution de la négociation collective.
11L’organisation de l’ouvrage souffre par ailleurs d’un certain désordre. Les temps de l’histoire tendent à se télescoper et il en résulte des redondances ; l’argument oscille souvent entre le pour et le contre. Mais le propre d’un essai est justement de tolérer cette licence de forme et de fond. De plus et comme il a été dit, celui-ci est issu d’une conversation entre deux personnalités proches mais aux profils dissemblables et pour qui la rédaction de ce livre fut une tentative inédite. Dans nos métiers, nous savons que la fécondité de ce type d’expérience ne va pas sans écueil. On se gardera donc de reprocher aux deux auteurs d’avoir fait un tel usage de leur liberté.