Couverture de RFS_622

Article de revue

Barraud de Lagerie (Pauline). Les patrons de la vertu. De la responsabilité sociale des entreprises au devoir de vigilance

Pages 328 à 331

1En 2013, au Bangladesh, l’effondrement du Rana Plaza provoque un tollé mondial avec la mort de plus de 1 000 ouvrières et ouvriers du textile travaillant pour le compte des plus grandes marques occidentales. Quatre ans après, en France, la loi sur le devoir de vigilance du 27 mars 2017 marque un tournant majeur dans la définition de la responsabilité des entreprises, les obligeant à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et l’environnement dans leur chaine d’approvisionnement. L’ouvrage, tiré de la thèse de P. Barraud de Lagerie soutenue en 2010, inscrit cette loi dans une histoire longue, grâce à une sociohistoire de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) : comment en est-on arrivé à recourir au droit, alors que la RSE était jusque-là une démarche volontaire ? L’autrice décrypte chemin faisant l’ensemble des positions et des débats sur la responsabilité des entreprises occidentales : dans quelle mesure sont-elles responsables des conditions de travail dans les pays du Sud, qui ont leur propre législation du travail ? Dans quelle mesure les en rendre responsables permet-il une amélioration effective de la situation des travailleuses et travailleurs du Sud et non une détérioration, avec leur départ vers des contrées mieux-disantes ? Différents « patrons » de la vertu sont ainsi passés au crible de l’analyse : les dirigeants d’entreprises, qui veulent bénéficier d’une bonne image auprès des consommateurs, les organisations militantes, qui promeuvent la protection des travailleurs du Sud, et toute une série d’objets techniques (questionnaires d’audits sociaux, grilles de notation des entreprises), qui « équipent » et par là même cadrent et définissent les pratiques vertueuses. L’enquête empirique sur laquelle repose l’ouvrage est particulièrement dense : une vaste recherche documentaire (comprenant notamment le dépouillement des archives d’un collectif militant français et la totalité de la documentation décrivant la procédure mise en place à compter de 2004 par un consortium d’entreprises européennes désireuses de contrôler la qualité des conditions de travail chez leurs fournisseurs) ; une enquête de terrain menée entre 2005 et 2008, comprenant 94 entretiens semi-directifs (avec des militants, des dirigeants d’entreprise et des responsables RSE, des auditeurs sociaux), la participation à une formation à l’audit social et l’observation in situ de visites d’usines sous-traitantes, qui a conduit l’autrice jusqu’au Bangladesh.

2La première partie porte sur la « construction de la demande de vertu ». Depuis les années 1990, les grandes usines des pays du Sud font figure de dernière incarnation en date du sweating system. Ce « système de la sueur » désigne l’organisation par laquelle l’industrie textile délègue dès le xixe siècle une partie de sa production à des ateliers à domicile insalubres où la rémunération se fait à la pièce, où les salaires sont misérables et le temps de travail excessif, ancêtres des ateliers clandestins qui cristallisent à leur tour l’indignation à partir de la fin des années 1970. Alors que la responsabilisation des donneurs d’ordre n’a jamais été l’outil principal de la lutte contre les sweatshops « domestiques » (en France comme ailleurs, celle-ci s’est plutôt traduite par des lois encadrant le travail à domicile et par un arsenal règlementaire opposable aux patrons d’atelier), elle se présente comme le mode d’action privilégié pour éradiquer les sweatshops « offshore » et passe par une action triplement privée : édiction de codes de conduite par les entreprises, contrôle de leur respect par des cabinets d’audit, sanction des manquements par les consommateurs. Reconstituer l’action militante du Collectif français de l’éthique sur l’étiquette entre 1997 et 2005 permet d’examiner les soubassements de cette responsabilisation. Celui-ci s’attache à construire et faire exister un « consom’acteur » (p. 56), consommateur mais aussi citoyen. La tâche est ardue car les actions militantes (pétitions, happenings) ne sont que faiblement encastrées dans la relation d’achat : les pétitionnaires ne sont pas forcément clients des enseignes visées, et rien ne prouve qu’une condamnation morale soit suivie d’actes. C’est le raisonnement des entreprises, qui se dédouanent des mauvaises conditions de travail chez leurs fournisseurs en les attribuant à la quête du meilleur prix par des consommateurs dont elles contestent l’intérêt pour la « qualité sociale » des produits (p. 67). Prudentes, les entreprises mettent néanmoins en place les codes de conduite réclamés par l’organisation militante et promeuvent leur engagement. Méfiant face au risque de greenwashing, le collectif déplace alors son action de la dénonciation à l’évaluation, devenant prescripteur de jugement : il s’agit de classer les entreprises pour orienter les consommateurs vers les plus vertueuses. Mais comment mesurer la vertu ? Quels critères prendre en compte ? Faut-il privilégier les plus pertinents ou les plus accessibles, eu égard à la complexité des chaines de production avec la sous-traitance en cascade ? Ou les plus efficaces, eu égard à l’objectif d’amélioration des conditions de travail ? Comment agréger ces critères ? Comment éviter les effets pervers du classement ?

3Face à la critique militante, les grandes entreprises se fédèrent et contre-attaquent. La seconde partie de l’ouvrage se penche sur leurs « promesses de vertu ». C’est cette fois le Business Social Compliance Initiative (BSCI) qui est investigué, consortium européen d’entreprises constitué sur la base du volontariat pour mutualiser des systèmes d’audit confiés à des officines indépendantes et utilisés comme labels de responsabilité sociale. Quelle définition de la « conformité sociale » construit le BSCI ? Les difficultés et contradictions inhérentes à l’exercice sont toujours là : sous la formalisation extrême des procédures d’audit, l’autrice débusque à nouveau avec brio le caractère intrinsèquement arbitraire de la mesure. Dans les interstices du formalisme se déploie par ailleurs la virtuosité d’auditeurs dont le savoir-faire s’apparente à celui de « détectives » (p. 139). Bien que tenus aux « épreuves » du référentiel d’audit, ceux-ci disposent d’une certaine latitude. Continuellement confrontés à des « dilemmes moraux » (p. 155), ils peuvent adhérer aux justifications données par les sous-traitants non conformes. Plus incertains encore sont toutefois les usages de ces audits sociaux : s’ils revendiquent leur responsabilité, les donneurs d’ordre ne s’engagent en revanche qu’à encourager la conformité de leurs sous-traitants. La sanction de la non-conformité est en effet à géométrie variable : une entreprise d’importance stratégique pour l’approvisionnement sera moins probablement exclue du parc de fournisseurs qu’une petite, qui sera plus facile à remplacer et dont la mise à l’écart renforcera à moindres frais la crédibilité de la démarche responsable. Mais force est de constater que la défection d’un donneur d’ordre n’engendre pas mécaniquement le redressement du sous-traitant, la mise en conformité ayant un coût. Pour les donneurs d’ordre, présenter un parc de fournisseurs « socialement responsables » entre en tension avec leur « objectif de contribuer à l’amélioration des conditions de travail dans les usines », d’une part, et avec « les autres enjeux gestionnaires de leurs politiques achats », d’autre part (p. 170) – les militants ne manquant pas de relever une forme de « schizophrénie organisationnelle » (p. 190). La pratique des audits relance en effet la critique. Leurs détracteurs soulignent qu’ils sont annoncés longtemps à l’avance, qu’ils ne concernent que les fournisseurs de premier rang, ou pointent encore la dépendance des auditeurs face aux donneurs d’ordre qui en sont les commanditaires. Outre la question de la conduite des audits, c’est leur orientation même qui est contestée : inspecter la conformité, dans une logique héritière de l’audit qualité, ne permet pas une compréhension globale de l’entreprise sur le mode du diagnostic, dans une logique qui serait plutôt celle de l’audit organisationnel. Le principe même d’un audit commandité par le donneur d’ordre ne constitue-t‑il d’ailleurs pas une forme de néo-colonialisme, qui prétend définir les intérêts et le bien-être des travailleurs en leur lieu et place, les tenant à l’écart de la négociation de leurs conditions de travail avec leurs propres employeurs ? En conclusion, l’autrice, s’appuyant sur la théorisation foucaldienne des technologies du pouvoir, lit l’obligation pour les entreprises françaises – promulguée par la loi de 2017 – de mettre en place des « plans de vigilance » afin de prévenir les risques, comme un retour à la logique de la loi et comme la substitution d’un « dispositif de sécurité » au dispositif de type « disciplinaire » que constituaient les audits. Elle observe que la crise contemporaine de l’entreprise « citoyenne » fait écho à la crise du patronage au xixe siècle, qui avait mené à la prise en charge de la protection des travailleurs par voie législative : le mouvement qui a conduit à cette loi sur les devoirs des donneurs d’ordre n’est pas sans rappeler celui qui a donné lieu à la reconnaissance de la responsabilité des entreprises dans les accidents du travail de leurs salariés et a ouvert la voie à une définition de la relation salariale comme une relation de subordination. Le parallèle, très intéressant, donne envie de lire une sociohistoire aussi documentée que celle-ci concernant la régulation de la sous-traitance dans le cadre national : comment, par exemple, le droit en est-il arrivé à mettre en place des dispositifs qui prennent acte d’une responsabilité du donneur d’ordre envers le personnel sous-traitant exerçant sur son site, qui sans lui être subordonné de droit lui est souvent subordonné de fait, tout en maintenant une définition de la sous-traitance comme une relation contractuelle égalitaire entre deux entreprises autonomes ? La loi sur le devoir de vigilance change-t‑elle la donne dans les relations de sous-traitance intranationales ?

4L’ouvrage de P. Barraud de Lagerie contribue à éclairer les dynamiques du capitalisme contemporain. Illustrant comment celui-ci se reconstruit en permanence en internalisant les critiques qui lui sont adressées, il donne à apprécier ses contradictions internes, en ouvrant par exemple la « boite noire » du donneur d’ordre, entité au sein de laquelle se jouent des rapports de force entre des services aux objectifs divergents, tels les achats et la RSE. La focale placée sur les dispositifs et les controverses, remarquablement analysées, a pour contrepartie le caractère parfois désincarné de cette sociohistoire de la RSE. L’enquête et ses conditions de réalisation sont peu décrites, et les « personnages » (que l’on entend pourtant parler dans les nombreux extraits d’entretien) manquent un peu d’épaisseur. De même, si la volonté de rendre compte de manière impartiale et neutre de l’ensemble des points de vue dans un espace saturé de normativité concourt à la richesse et à la rigueur de l’ouvrage, il est parfois étrange de ne lire la contradiction aux arguments avancés par les uns que dans la restitution du propos des autres. L’effacement de l’autrice produit une symétrisation des points de vue. Si suspendre son jugement est certainement nécessaire pour mener l’enquête, le temps de l’écriture doit-il interdire la défense d’un point de vue argumenté ? L’intérêt de l’ouvrage n’en est toutefois aucunement amoindri, tant ses apports et les pistes qu’il ouvre sont nombreux. Il participe à une sociologie économique du « marché de la vertu », montrant comment celle-ci s’accompagne de tout un écosystème de services aux entreprises pour développer leur politique RSE. L’esquisse des généalogies de l’audit social est passionnante et pose des jalons pour des travaux ultérieurs – pour approfondir le fonctionnement de ce marché ainsi que les conditions d’emploi et de rémunération des auditeurs, ou encore, faire une sociographie de ces derniers et de leurs rapports aux audits, en particulier pour ceux recrutés localement. Il alimente également la sociologie de la gestion à travers l’étude de la manière dont les entreprises administrent leur parc de fournisseurs. Il contribue, enfin, à une sociologie du droit orientée par une approche constructiviste des règles de responsabilité, et par une approche pragmatiste des jugements d’attribution de responsabilité, et fraie la voie à des études des formes de juridicisation de la gestion complémentaires de celles déjà bien développées sur la managérialisation du droit.


Date de mise en ligne : 23/02/2022

https://doi.org/10.3917/rfs.622.0328

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