Notes
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Aux origines du communisme français, 1914-1920. Contribution à l’histoire du mouvement ouvrier français, Paris, Mouton, 2 volumes. Note de l’éditeur : une édition réduite en un seul volume a été publiée en 1970 chez Flammarion, coll. « Science de l’histoire ».
1La scission qui, en décembre 1920 au congrès de Tours, brisa le Parti socialiste fut uniquement conjoncturelle [1], liée aux circonstances immédiates de l’année 1920. « Ce n’est en effet ni la situation générale à ce moment-là et en France – dont les éléments susceptibles de conduire à une explosion révolutionnaire étaient somme toute rares et faibles – ni l’évolution interne du socialisme français – dont le glissement à gauche était limité dans son ampleur et dans sa signification – qui expliquent qu’une fraction du mouvement ouvrier français ait basculé du côté du bolchevisme » (p. 865). Cette scission, strictement circonstancielle donc, se fait après les échecs du mouvement ouvrier français, échec des élections de novembre 1919, échec des grèves révolutionnaires de 1920 où le mouvement ouvrier français avait appliqué ses méthodes traditionnelles, et avant que la révolution mondiale, relève de la révolution russe, n’apparaisse problématique et lointaine. À ce moment, entre deux limites très précises de temps, la scission s’est faite par le centre gauche du Parti socialiste, le plus à droite possible. Le poids du socialisme traditionnel joue ainsi en faveur du nouveau Parti communiste qui bénéficie de l’acquis de la « vieille maison », facteur décisif qui explique en grande partie son enracinement profond et durable. Si cette scission accidentelle est devenue fait de structure, seule l’histoire postérieure et des événements extérieurs l’expliquent mais, au départ, qu’est-ce que la naissance du communisme en France ? Un double « accident », accident au point de vue de la conjoncture, accident au point de vue des modalités.
2Telle est la thèse d’Annie Kriegel et elle s’en explique très clairement :
Ainsi, quant aux divisions surgies de la guerre s’ajoutèrent par surcroît les divisions nées de la révolution bolchevique, pouvait-on penser que le mouvement ouvrier français allait se disloquer, tant les polémiques qui dressaient les militants les uns contre les autres avaient d’aigreur, tant les attitudes et déterminations politiques étaient contradictoirement tranchées. Mais, une fois de plus, le pronostic fut déjoué. Les batailles furent sévères, les remous profonds : doctrine, idéologie, politique, méthodes, tout était secoué et ravagé, mais finalement tout rentrait dans l’ordre traditionnel ; au début de 1919, dans le PS qui avait réglé ses comptes de la guerre, comme dans la CGT qui avait réglé les siens six mois plus tôt, il n’y avait guère plus de risque de scission qu’en 1906 ou en 1912. Cependant deux ans plus tard, précisément sur la question de son attitude à l’égard du bolchevisme, il se trouvait à nouveau au bord de la scission. Fallait-il cette fois s’en inquiéter comme d’une affaire de conséquence ? (p. 864.)
4Tout l’ouvrage d’Annie Kriegel s’articule autour de cette idée qu’au début de 1919 tout était rentré dans l’ordre, que le mouvement ouvrier français dans sa quasi-unanimité approuvait la détermination du temps de guerre : les intérêts nationaux doivent primer la vocation révolutionnaire.
5Dès l’abord, il nous faut avouer notre étonnement devant une affirmation aussi catégorique. Les bouleversements profonds, essentiels, dus à la guerre et à la révolution russe, ne nous paraissent pas effacés en 1919. Leurs effets se font sentir, et violemment, en 1920 encore. Pourquoi alors, parmi les causes de la scission, éliminer ces effets ? Les minoritaires du Parti socialiste et de la CGT ne tiennent pas leurs dirigeants pour quittes de la politique d’union sacrée. Le congrès de la CGT de Lyon de septembre 1919 (et non celui de 1918 comme le dit Annie Kriegel) est celui de l’affrontement, un des plus violents, un des plus poignants de la vie syndicale française. En 1919, en 1920, plus tard encore, brochures, articles proclament avec violence que rien n’est réglé avec les dirigeants. Au congrès de Tours même, bon nombre de délégués affirment leur désir de ne plus rien avoir à faire avec les « social traîtres ».
6Annie Kriegel, dans son introduction, marque très nettement son souci de faire une histoire événementielle, « d’adopter l’humble voie d’une histoire au petit point ». Nous ne mettrons pas en cause cette option qu’Annie Kriegel justifie non par un choix méthodologique a priori, mais parce qu’elle correspond, lui semble-t-il, aux caractères de la crise ouvrière et socialiste de l’après-guerre où les facteurs politiques et idéologiques dominent les facteurs économiques et sociaux. Certes ce souci, on a même parlé de cet acharnement à éviter l’étude des structures, peut être contesté. Nous regrettons pour notre part que, lancée dans l’histoire événementielle, l’auteur ne l’ait pas réellement faite. La construction même de l’ouvrage est ambiguë, semi-chronologique, semi-analytique. Certains événements sont laissés dans l’ombre, non pas, nous semble-t-il, en fonction de leur importance, mais en fonction des hypothèses et des conclusions choisies. C’est le cas surtout, et cela nous semble capital étant donné l’affirmation que « tout était rentré dans l’ordre traditionnel au début de 1919 », des événements de cette année 1919.
7Même pour la période de guerre où le récit des événements est le plus patiemment suivi, nous sentons ce choix. Certes, Annie Kriegel souligne et étudie ce fait dominant que fut l’Union sacrée, cet écroulement de l’internationalisme des congrès (et des études en cours sur le syndicalisme montreront sans doute qu’il avait peu pénétré dans la classe ouvrière), ce ralliement à la nation. Mais il nous semble qu’elle minimise le rôle de la minorité dont les membres étaient des vaincus, certes, mais restés fidèles à leur foi internationaliste. Cette minorité de guerre fut faible, impuissante souvent, divisée parfois, mais son évolution et son rôle futur ne nous semblent pas négligeables. D’autant que la période de guerre fut pour bon nombre d’entre eux la période des révisions déchirantes, d’une évolution idéologique essentielle qui, pour certains, sera étroitement liée à leurs relations avec les bolcheviks émigrés : l’amitié qui se noue entre Trotsky et Rosmer facilitera la compréhension du bolchevisme par les syndicalistes révolutionnaires. La démonstration que fait Annie Kriegel, que cette minorité de guerre ne joue qu’un faible rôle dans l’évolution vers le communisme, ne nous a pas totalement convaincus, d’autant qu’on sent Annie Kriegel peu encline à l’indulgence pour le phénomène minoritaire (il suffit de relever les termes dont elle le qualifie : « piteux état », « complète déliquescence », « degré de misère », etc.).
8Les luttes de tendances, tant au sein du Parti socialiste qu’au sein de la CGT, apparaissent comme peu importantes dans cet ouvrage. Par exemple, à la page 77, Annie Kriegel affirme que Merrheim et Jouhaux ne se sentent pas encore, en septembre 1914, adversaires de tendances ; elle en voit la preuve dans le fait que Merrheim accepte le poste de secrétaire confédéral par intérim pendant le voyage de Jouhaux à Bordeaux et, si elle évoque dans sa note la lettre de Merrheim à Monatte du 29 septembre 1914, elle n’en mentionne pas la violence, la colère de Merrheim devant Jouhaux. Les lettres de Merrheim à Monatte comme celles de Dumoulin ou celles de Rosmer sont significatives de cette exaspération de la lutte de tendances. Le 5 avril 1915, Merrheim écrit à Monatte : « de tous côtés le flot d’ignominie monte et nous submerge » ; le 23 décembre : « il faut que tu en reviennes pour que nous puissions cracher tout notre mépris à la face de ces Judas » ; l’on pourrait multiplier les citations.
9En outre, et c’est là un fait beaucoup plus grave, l’année 1917 fut tout de même marquée par les mutineries et par des grèves importantes dans les usines d’armement ; en 1918 il y eut un vaste mouvement de grèves dans le bassin de la Loire. Les documents d’archive, inédits encore, sont considérables sur ces faits. L’attitude des ouvriers tant au front qu’à l’arrière est très différente de l’enthousiasme d’août 1914 et mériterait une attention soutenue. Une étude psychologique serait utile et nous permettrait de comprendre non seulement ces mouvements, mais certaines attitudes de l’après-guerre. Annie Kriegel a raison d’insister sur le fait que le défaitisme révolutionnaire n’est pas apparu comme on l’escomptait, mais peut-on affirmer que « la politique officielle d’union sacrée n’est pas atteinte » ? Cette lassitude, cette révolte pèseront leur poids dans les luttes de l’après-guerre. Le mouvement ouvrier après 1918 nous semble marqué de façon décisive par les événements et les luttes de la guerre, même si certains minoritaires comme Merrheim et Dumoulin (dont le revirement eut des causes complexes et, pour Dumoulin du moins, est moins inattendu qu’il paraît quand on lit sa correspondance avec Monatte) ont rallié la majorité.
10Certaines évolutions essentielles du mouvement ouvrier sont perçues et exposées avec beaucoup d’acuité par Annie Kriegel, notamment l’intégration à l’État qui s’effectue pendant la guerre. Le syndicalisme commence alors à participer à la vie nationale ; après la guerre la croissance des effectifs, tant du Parti socialiste que de la CGT, crée une situation nouvelle et une atmosphère différente. Ce sont des faits dominants, des modifications en profondeur qui nécessiteraient sans doute une étude des structures.
11Nous avons dit que certaines parties de l’ouvrage donnaient le sentiment d’un choix parmi les événements et, après l’étude des années de guerre, cela devient particulièrement évident. Le récit chronologique, événementiel, est abandonné dans le chapitre sur le mouvement ouvrier à la recherche de « sa » révolution sociale. Après l’étude de la croissance des effectifs, Annie Kriegel disperse en effet les événements de l’année 1919 entre les interprétations qu’en ont données soit les bolcheviks, soit l’ultra-gauche, soit l’extrême gauche. Ainsi le congrès de Strasbourg et le programme du Parti socialiste sont évoqués dans l’interprétation d’extrême gauche, l’échec relatif des élections de novembre également, et l’évolution du mouvement syndical est fragmentée entre les différentes interprétations qui ont été avancées. Le 1er mai 1919, le 21 juillet, les grèves sont étudiées rapidement. Les meilleures pages concernent les groupes révolutionnaires, les discussions sur la création plus ou moins rapide d’un Parti communiste, sur la création du petit Parti communiste par une ultra-gauche anarchisante. Il nous semble que l’étude de l’évolution du mouvement syndical à ce même moment revêt une importance essentielle qui n’apparaît pas. La minorité s’organise, les tendances s’affirment plus nettement que jamais. Les majoritaires rédigent le programme économique et social de la CGT, et les minoritaires voient là une méconnaissance des véritables besoins du mouvement syndical : pour eux tous les efforts doivent porter sur ce qui est à leurs yeux la seule grande question ouvrière : la révolution russe. Les syndicalistes révolutionnaires ne voient sans doute pas la révolution immédiate mais, comme les minoritaires du Parti socialiste, ils pensent qu’il faut assurer le glissement des organisations vers la gauche, vers des conceptions qui les rendent aptes à donner une issue révolutionnaire aux futures et inévitables luttes ouvrières, à maintenir la combativité.
12La situation était-elle révolutionnaire ? Non, répond l’auteur, il y avait seulement un élan révolutionnaire, mais la « société française ne présentait aucune faille sérieuse par où une tempête révolutionnaire localisée aurait pu s’engouffrer, elle ne recélait aucun trouble, aucun déséquilibre qui lui fût insoluble par des voies normales ». D’ailleurs, au passage, Annie Kriegel souligne ce décalage entre l’évolution des masses et celle des organisations : en 1919, surtout au printemps, les masses sont beaucoup plus combatives que les organisations. Par la suite, une certaine convergence a lieu et, à la fin de 1920, le dynamisme des organisations dépasse la combativité des masses.
13L’affrontement décisif est, pour Annie Kriegel, la vague gréviste des premiers mois de 1920. Cette étude de la grève des chemins de fer est à la fois si vivante, si complète, si cohérente qu’elle nous rend plus exigeant pour l’ensemble de l’ouvrage. Annie Kriegel voit dans ces événements « l’échec syndicaliste d’une révolution totale ». Pour elle, cela représente la mort ou tout au moins la disparition du syndicalisme révolutionnaire. Jusqu’en 1920, les luttes de tendances au sein du mouvement syndical avaient toujours eu lieu sur un soubassement idéologique commun, ce soubassement s’effrite. De cet échec sortent vaincus à la fois les majoritaires et les minoritaires. Notons que c’est là un point de vue discuté et que les minoritaires – dont les chefs sont d’ailleurs emprisonnés pour complot à une période aiguë du conflit – estiment que ce ne sont pas les conceptions du syndicalisme qui sont responsables de l’échec, mais l’attitude des réformistes. D’ailleurs voyaient-ils dans ces grèves le début de la révolution ? De plus, on peut être amené à douter très sérieusement de l’unité du soubassement idéologique qui soutenait majoritaires et minoritaires. La grève générale n’a jamais été une voie unanimement admise par tous les syndicalistes, comme l’affirme Annie Kriegel.
14Désormais, pour Annie Kriegel, le recours aux concepts traditionnels tant du socialisme que du syndicalisme apparaît comme illusoire, puisque ceux-ci ont fait la preuve de leur impuissance et même de leur échec. Le mouvement ouvrier va chercher ses exemples, son modèle, dans la seule expérience révolutionnaire triomphante : la révolution bolchevique, et faire confiance à l’extrême gauche socialiste qui, seule, n’a pas été compromise dans les échecs et les tentatives.
15Il y a pour l’auteur rupture complète entre le bolchevisme et tout ce qui avait été le patrimoine idéologique du mouvement ouvrier français. L’année 1920 va être celle de « l’hybridation doctrinale du socialisme français et du bolchevisme ». Cette rencontre du bolchevisme et du mouvement ouvrier français est, sans nul doute, le fait dominant de l’après-guerre, la nouveauté décisive qui bouleverse le syndicalisme comme le socialisme français. Annie Kriegel met parfaitement en lumière le mécanisme des liaisons entre Paris et Moscou, le choix qui s’offrait aux bolcheviks : constituer tout de suite un Parti communiste en s’appuyant sur la frange d’extrême gauche ou essayer de négocier avec le Parti socialiste dans son ensemble. Ils s’appuieront en fait, en cette année 1920, à la fois sur le groupe d’extrême gauche et sur des hommes du Parti socialiste comme Cachin et Frossard qui vont à Moscou, après Rosmer, premier Français représentant le comité pour l’adhésion à la Troisième Internationale. Le 31 juillet 1920, Cachin et Frossard quitteront Moscou en ayant personnellement adhéré à la Troisième Internationale qui, au cours de son deuxième congrès, vient de préciser les conditions d’adhésion. Malentendu donc, dans une très large mesure, car il est certain que bon nombre de socialistes français ne prirent pas ces conditions très au sérieux. Les dirigeants de l’Internationale sont conscients de ce qu’un certain nombre d’hommes politiques socialistes n’acceptent pas pleinement les conditions d’adhésion et la doctrine bolchevique ; ils pensent qu’il est préférable de les utiliser, mais de ces malentendus, de ces arrière-pensées sortira à Tours un parti qui n’est pas encore le Parti communiste. Le récit fait par Annie Kriegel des ultimes péripéties de la scission rend parfaitement évident ce malentendu et explique clairement ce que seront les inévitables luttes de tendances et difficultés du futur Parti communiste qui, en fait, ne naît pas en 1920.
16Pour étayer une telle construction, la masse des documents mis en œuvre est considérable : les sources et la bibliographie occupent presque cent pages. Annie Kriegel pose une pétition de principe en faveur du document d’archives ; pour elle « l’information manuscrite, le texte inédit puisé dans un dépôt encore inviolé font prime », bien qu’elle reconnaisse dans la même phrase, qu’il est aléatoire d’en attendre la découverte sensationnelle ou même le neuf. Ce jugement devrait être nuancé selon le type d’archives consultées. L’histoire du mouvement ouvrier pose des problèmes de sources tout particuliers, puisqu’il n’existe que relativement peu d’archives intérieures et que les dépôts publics – dont l’importance ne doit pas, bien entendu, être négligée – ne peuvent nous donner que des archives extérieures au mouvement (sauf dans le cas précieux où il s’agit de documents saisis au siège d’une organisation ou chez un militant). Pour la période étudiée par Annie Kriegel, les plus utiles seraient certainement les archives de l’Internationale communiste qui ne sont pas encore accessibles aux chercheurs.
17Comme l’a maintes fois souligné Ernest Labrousse, pour l’histoire ouvrière contemporaine, le congrès, le tract, la brochure sont des sources essentielles. D’ailleurs que nous donnent généralement les archives publiques sinon ces documents imprimés ? Dossiers de tracts, coupures de presse emplissent bien des cartons de la série F7.
18Il arrive, ’en outre, que l’on trouve dans un rapport de police des renseignements qui se trouvent aisément dans la presse. Pourquoi relater une réunion d’après une information plutôt que par le compte rendu ronéographié qui en est donné par les organisateurs ? Le manuscrit, l’archive ne peuvent nous donner que des à-côtés, une ambiance plus ou moins bien saisie. Il nous semble vain de chercher dans un rapport de police ce qui est imprimé en toutes lettres et que le rapport de police reproduit plus ou moins fidèlement. Par exemple, page 75, Annie Kriegel nous donne sur La Vie ouvrière le texte d’une note de police qui ne fait que reproduire les indications portées dans l’« Entre Nous » sur la couverture de ladite Vie ouvrière.
19Cette utilisation massive des archives de police pose d’ailleurs un problème. Non que nous en méconnaissions l’importance, mais ce sont des renseignements qui doivent toujours être contrôlés, qui ne valent que ce que valent les informateurs, de niveau très différent, d’objectivité plus ou moins grande. Il importerait de vérifier plus scrupuleusement certaines informations. Par exemple est-il prudent de citer les rapports des services spéciaux sur les agents de la propagande révolutionnaire en 1920, en indiquant que « rien ne prouve leur véracité » (p. 465), ou d’insister sur certains bordereaux du contre-espionnage et certains témoignages plus ou moins douteux sur l’affaire Lefebvre-LepetitVergeait (qui ne nous semble pas mériter un développement aussi important : vingt pages contre quelques lignes sur les mutineries de 1917, rien sur les marins de la mer Noire).
20L’exploitation des archives de la série F7 et de la Préfecture de police n’est cependant pas complète. On a déjà signalé certaines lacunes : aux archives de la Préfecture de police, les dossiers 13a/l406, 1408 sur les grèves, Ba/l642 sur l’état de l’opinion, dans la série F7 les dossiers 13581 et 13582 sur les congrès de la CGT de 1918 à 1921 ne sont pas cités. Étant donné le nombre des dossiers et la date récente à laquelle ils ont été ouverts aux chercheurs, Annie Kriegel n’a pu utiliser l’ensemble des archives que fragmentairement. Leur dépouillement systématique ne permettrait-il pas d’infirmer certaines positions très marquées qu’elle adopte ? Par exemple, les dossiers de la Préfecture de police 13a/1375 sur les grèves des usines de guerre en 1917, le dossier 12994 de la série F7 sur l’agitation dans la Loire auraient permis de mieux suivre le courant revendicatif qui se maintient pendant la guerre ; l’étude des dossiers, l’examen du contenu de certaines publications syndicales auraient permis de redonner une place aux facteurs économiques, considérés a priori comme secondaires par rapport aux événements politiques. Il eût été essentiel de signaler les modifications de la main-d’œuvre, des grèves, du coût de la vie, les nouvelles mentalités qui se font jour dans la classe ouvrière, même sans vouloir faire une histoire totale du mouvement ouvrier.
21De même, nous avons dit combien Annie Kriegel soulignait la médiocrité de l’opposition à la guerre. Mais elle n’en a pas toujours suivi le développement. Ainsi les rapports sur l’antimilitarisme, la propagande pacifiste (AN F7, 13349, 13372, 13375, 13376), les « correspondances surveillées » recueillies à la Préfecture de police, nous ont semblé révéler une certaine montée de cette opposition. N’aurait-il pas été intéressant de suivre la diffusion de L’Union des métaux, des brochures du Comité pour la reprise des relations internationales, des lettres aux abonnés de la Vie ouvrière, afin de tenter de voir leur implantation ?
22Certaines archives privées ont été utilisées lacunairement : dans les archives Monatte ne sont citées qu’une lettre de Merrheim sur une vingtaine, quelques lettres de Dumoulin et de Marcel Martinet, aucune lettre de Rosmer. Pourtant ces lettres sont d’une importance toute particulière pour suivre la vie du courant minoritaire pendant la guerre et pour comprendre certaines évolutions des syndicalistes révolutionnaires vers le bolchevisme. Les lettres de Rosmer Monatte de l’année 1915 contiennent de nombreux échos des conversations avec Trotsky et il nous semble qu’il y a là de précieuses indications qui permettent de mieux comprendre l’adhésion du groupe de la Vie ouvrière au bolchevisme. Pour Annie Kriegel un certain nombre de militants, et en particulier les syndicalistes révolutionnaires, se sont trompés en voyant dans le bolchevisme non seulement le dépassement mais aussi la continuation de leur doctrine antérieure. Cela lui semble une confusion d’idées. Pourtant cette confusion, si confusion il y a, était aussi bien celle de Monatte, de Rosmer, que celle de Trotsky ; certains documents de ces archives privées (comme les déclarations et les documents peu utilisés des membres du « complot » de 1920) nous semblent suffisamment nets pour que l’on ne puisse pas s’étonner du rapprochement entre les syndicalistes révolutionnaires et les révolutionnaires russes.
23Nous regrettons d’avoir eu souvent, devant cette utilisation des archives, le même sentiment que devant la construction de l’ouvrage : celui d’un choix un peu trop systématique qui privilégie certains textes, certains documents, non pas tellement en fonction de leur importance propre que parce qu’ils correspondent mieux à l’articulation de la thèse.
24Quant à la bibliographie proprement dite, elle est à la fois considérable et lacunaire. Certes, il ne s’agit pas de relever les inévitables lacunes (certaines indications sans précision ni d’éditeur, ni de nombre de pages, ni de lieu d’édition qui rendent bien difficile l’identification de documents). Annie Kriegel nous dit (p. 529) avoir « découvert par hasard » la Coutume ouvrière de Maxime Leroy qui reste un livre fondamental pour comprendre le syndicalisme d’avant 1914 ; nous regrettons que le même hasard ne lui ait pas fait découvrir Georges Yvetot, le « spécialiste » de l’antimilitarisme de la CGT, les brochures de Victor Griffuelhes, les œuvres de Hubert Lagardelle. Un certain nombre d’ouvrages sont d’ailleurs utilisés en notes sans être cités dans la bibliographie : le Journal de guerre de Romain Rolland par exemple, ou la revue de Jules Humbert-Droz, Le Phare.
25Certaines lacunes nous semblent plus importantes, par exemple l’absence d’un inventaire systématique des publications bolcheviques en langue française de 1918 à 1920 ; elles furent nombreuses et largement répandues. Elles permettent de juger de la connaissance que pouvaient avoir les militants français de la révolution russe et du bolchevisme. De même, il aurait été utile d’avoir un relevé des traductions en français de Lénine ou de Trotsky qui ont marqué la pensée des militants français. Nous avons été étonnés de ne trouver dans la partie bibliographique « Questions de doctrine », aucune œuvre de Lénine ; il est vrai qu’Annie Kriegel trouve que L’État et la Révolution (traduit en 1919 et dont l’influence fut importante) « est un ouvrage particulièrement désordonné et dont la ligne générale se dégage difficilement » (p. 666). On peut penser que ce sont là des critiques pointillistes, comme de regretter des citations approximatives (par exemple, p. 276, citer un texte de Lénine, qui s’applique d’ailleurs à une période postérieure à celle envisagée, d’après le livre de Guilbeaux, et non d’après les œuvres de Lénine, ou, p. 601, citer l’édition allemande de Ma vie et l’édition anglaise de Staline de Trotsky), mais cela relève de la loi du genre.
26Cette première approche historique du phénomène communiste en France nous apporte beaucoup de vues neuves et passionnantes, mais elle nous laisse un peu sur notre faim. L’auteur a voulu faire une histoire événementielle, mais elle ne nous y semble pas très à l’aise. Elle brise le cours des événements, les émiette, en fait le récit au milieu des interprétations différentes ; elle choisit certains événements et leur donne une importance considérable qui, nous l’avons dit, nous semble disproportionnée ; d’autres, comme ceux de l’année 1919, disparaissent dans les sables mouvants. Cette reconstruction ne va pas sans distorsion.
27Paru dans la Revue française de science politique, 16 (3), juin 1966, p. 627-635.
Notes
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[1]
Aux origines du communisme français, 1914-1920. Contribution à l’histoire du mouvement ouvrier français, Paris, Mouton, 2 volumes. Note de l’éditeur : une édition réduite en un seul volume a été publiée en 1970 chez Flammarion, coll. « Science de l’histoire ».