Couverture de RFSP_705

Article de revue

Produire des passeurs

Une stratégie de transfert de normes internationales

Pages 595 à 615

Notes

  • [1]
    Entretien en anglais avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une petite ville en Ukraine, 26 mai 2014.
  • [2]
    David Dolowitz, David Marsh, Learning from Abroad : The Role of Policy Transfer in Contemporary Policy-Making, Governance, 13 (1), 2000, p. 5-23, ici p. 5 (traduction de l'auteur).
  • [3]
    Olivier Nay, Andy Smith, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l'action politique, Paris, Économica, 2002.
  • [4]
    Yves Dezalay, Les courtiers de l'international : héritiers cosmopolites, mercenaires de l'impérialisme et missionnaires de l'universel, Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, p. 4-35.
  • [5]
    Thibaut Rioufreyt, Les passeurs de la Troisième Voie : intermédiaires et médiateurs dans la circulation transnationale des idées, Critique internationale, 59 (2), 2013, p. 33-46.
  • [6]
    Virginie Guiraudon parle, par exemple, de passeurs d'idées : Construire une politique européenne de lutte contre les discriminations : l'histoire de la directive race, Sociétés contemporaines, 53 (1), 2004, p. 11-32. Plus récemment, Thibaut Rioufreyt parle des passeurs de la Troisième Voie (blairiste), acteurs secondaires et moins visibles qui ont pourtant joué un rôle essentiel, ajoutant : Sans eux, la circulation des idées néotravaillistes aurait été impossible. Cette approche est également celle que nous endosserons ici (T. Rioufreyt, Les passeurs de la Troisième Voie..., art. cité, p. 34).
  • [7]
    Lison Guignard, La construction d'une norme juridique régionale : le cas des mutilations génitales féminines en Afrique, Critique internationale, 70, 2016, p. 87-100.
  • [8]
    Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil, 1977.
  • [9]
    Si, pour Luc Boltanski, la multipositionnalité est une caractéristique des élites, le travail présent ainsi que les recherches sur le militantisme montrent que d'autres acteurs, du moins ceux issus des classes moyennes, peuvent également bénéficier de la ressource que représente la multipositionnalité, même si celle des classes moyennes peut être plus limitée que celles des élites. Voir Luc Boltanski, L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe, Revue française de sociologie, 14 (1), 1973, p. 3-26.
  • [10]
    Hélène Charton, De l'art de bien gouverner l'école en Afrique : domination gestionnaire et élimination des résistances, Éducation et sociétés, 39 (1), 2017, p. 101-117.
  • [11]
    Geneviève Pagé, La lente intégration du queer au féminisme québécois francophone : douze ans de résistance et le rôle de passeur des Panthères roses, Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, 50 (2), 2017, p. 535-558.
  • [12]
    Un concept voisin est celui de courtier, utilisé notamment par Patrick Hassenteufel, Jacques de Maillard. Convergence, transferts et traduction : les apports de la comparaison transnationale, Gouvernement et action publique, 3, 2013, p. 377-393, ici p. 387. Cependant, courtier (ou broker, en anglais) fait habituellement référence à des acteurs qui se situent entre et interagissent avec plusieurs sphères. Ils sont perçus comme neutres et respectés par les parties impliquées et permettent de trouver des compromis. C'est sur ces derniers aspects qu'ils se distinguent particulièrement de notre conception des passeurs. Voir Paul A. Sabatier, Top-Down and Bottom-Up Approaches to Implementation Research : a Critical Analysis and Suggested Synthesis, Journal of Public Policy, 6 (1), 1986, p. 21-48. Voir sur ce point l'introduction générale du dossier.
  • [13]
    Elsa Tulmets, Analyser l'exportation des normes au-delà de l'Union européenne : pour une approche éclectique, Politique européenne, 46, 2014, p. 8-32.
  • [14]
    Contrairement aux cas analysés par Julia Langbein, Transnationalization and Regulatory Change in The EU's Eastern Neighbourhood. Ukraine between Brussels and Moscow, Abingdon, Routledge, 2015.
  • [15]
    Oxana Shevel, Migration, Refugee Policy, and State Building in Postcommunist Europe, Abingdon, Cambridge University Press, 2011, p. 1.
  • [16]
    Tanja A. Börzel, Thomas Risse, From Europeanisation to Diffusion : Introduction, West European Politics, 35 (1), 2012, p. 1-19 ; Laszlo Bruszt, Gerald A. McDermott, Integrating Rule Takers : Transnational Integration Regimes Shaping Institutional Change in Emerging Market Democracies, Review of International Political Economy, 19 (5), 2012, p. 742-778.
  • [17]
    L'asile n'est pas perçu comme un problème de politiques publiques ni par les acteurs politiques ni par la société plus large, ce qui implique une très faible mobilisation des acteurs de la société civile pour cette cause. Ce manque d'attention et d'intérêt pour l'asile en Ukraine est dû, d'une part, au nombre très faible de demandes d'asile (en avril 2020 il y avait environ 2 500 demandeurs d'asile en Ukraine) et, d'autre part, au faible héritage soviétique en ce qui concerne les normes internationales relatives à l'asile. Voir Irina Mützelburg. L'empowerment par des financements internationaux ? Comment les donateurs créent un secteur non étatique en Ukraine, Revue Gouvernance, 15 (1), 2018, p. 63-85 ; Id., Asylum Policies and Practices in Ukraine. Europeanisation and Multi-Level Transfer of International Norms, Basingstoke, Palgrave Macmillan, à paraître.
  • [18]
    Jeffrey T. Checkel, Persuasion in International Institutions, ARENA Working Papers, 02/14, 2002 ; Id., Why Comply ? Social Learning and European Identity Change, International Organization, 55 (3), 2001, p. 553-588, ici p. 563.
  • [19]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [20]
    Cette proximité géographique rend le processus de decoupling décrit par Christian Fröhlich plus difficile : dans le cas analysé par C. Fröhlich, les ONG russes financées par des bailleurs de fonds internationaux obtiennent une marge de man uvre considérable en adaptant leur discours à leur public. Ceci est notamment rendu possible par la distance géographique avec leur bailleur de fonds. Voir Christian Fröhlich, Walking The Tightrope. Russian Disability NGOs' Struggle with International and Domestic Demands, dans Sabine Fischer, Heiko Pleines (dir.), Civil Society in Central and Eastern Europe, Stuttgart, ibidem Press, 2010, p. 77-87.
  • [21]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [22]
    Les chercheurs soit distinguent transferts volontaires et imposés, soit affirment qu'ils se situent le long d'un continuum entre ces deux pôles. Voir Frank Schimmelfennig, Ulrich Sedelmeier (dir.), Conceptualizing The Europeanization of Central and Eastern Europe, dans F. Schimmelfennig, U. Sedelmeier, The Europeanization of Central And Eastern Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2005, p. 1-28. En revanche, Didier Georgakakis et Julien Weisbein soulignent que la sociologie des acteurs permet de nuancer des dichotomies, par exemple celle qui oppose niveau national et niveau international. Voir Didier Georgakakis, Julien Weisbein, From Above and From Below : A Political Sociology of European Actors, Comparative European Politics, 8 (1), 2010, p. 93-109, ici p. 95-96.
  • [23]
    Le Service migratoire étatique de l'Ukraine () est une agence étatique sous le contrôle du cabinet des ministres, qui dépend du ministère de l'Intérieur.
  • [24]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG dans une grande ville en Ukraine, 22 mai 2013.
  • [25]
    Coline Salaris, Mobiliser par émotions, mobiliser les émotions, Revue française de science politique, 67 (5), octobre 2017, p. 857-878 ; Christophe Traïni, Des sentiments aux émotions (et vice-versa), Revue française de science politique, 60 (2), avril 2010, p. 335-358.
  • [26]
    Ces analyses se fondent sur une observation d'une formation de deux jours organisée par un sous-traitant du HCR, financée par l'UE dans une ville de taille moyenne en Ukraine en 2014, sur du matériel pédagogique mis à disposition par une ONG qui dispense des formations ainsi que sur les récits d'organisateurs et de participants lors d'entretiens effectués en Ukraine entre 2013 et 2015.
  • [27]
    Martha Finnemore, Kathryn Sikkink, International Norm Dynamics and Political Change, International Organization, 52 (4), 1998, p. 887-917, ici p. 914-915 ; Tanja A. Börzel, Thomas Risse, When Europe Hits Home : Europeanization and Domestic Change, European Integration Online Papers, 4 (15), 2000, en ligne : http://eiop.or.at/eiop/pdf/2000-015.pdf.
  • [28]
    Kerstin Jacobsson, Steven Saxonberg (dir.), Beyond NGO-ization. The Development of Social Movements in Central and Eastern Europe, Abingdon, Routledge, 2016, p. 2 ; Tsveta Petrova, Sidney Tarrow, Transactional and Participatory Activism in The Emerging European Polity : The Puzzle of East-Central Europe, Comparative Political Studies, 40 (1), 2007, p. 74-94 ; Christian Fröhlich, Civil Society and The State Intertwined : The Case of Disability NGOs in Russia, East European Politics, 28 (4), 2012, p. 371-389.
  • [29]
    Entretien en anglais avec le directeur d'une association confessionnelle dans une ville moyenne en Ukraine, 11 mai 2014.
  • [30]
    En Ukraine, les manifestations menées fin 2013-début 2014 contre l'élite politique (et le président Viktor Ianoukovytch), souvent qualifiées de pro-européennes, ont amené de nouveaux acteurs politiques au pouvoir, parmi lesquels, en juin 2014, le président Petro Porochenko. Celui-ci a signé l'accord d'association avec l'UE et a activement poursuivi l'objectif d'un régime sans visa pour les ressortissants ukrainiens voyageant dans l'espace Schengen, ce qui impliquait de remplir les conditions formulées par l'UE, y compris dans le domaine de l'asile. La phase post-Maïdan a également été marquée par une montée en confiance de groupes non gouvernementaux à l'égard des pouvoirs publics ainsi que par des lustrations et craintes de lustrations dans le secteur public.
  • [31]
    Si, en Ukraine, les OI financent et façonnent le travail des ONG, en France beaucoup d'ONG d'asile dépendent des financements publics et agissent comme délégataires de l'État. Les relations de dépendance varient donc fortement. Voir Estelle d'Halluin-Mabillot, Les épreuves de l'asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon, Paris, Éditions de l'EHESS, 2012, p. 89.
  • [32]
    Entretien en anglais avec le directeur d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 20 mai 2013.
  • [33]
    Cette initiative a été initiée par le Processus de Prague, financé par l'UE et dirigé par l'Office suédois des migrations et l'Office fédéral allemand pour les migrations et les réfugiés, ainsi que, dans une moindre mesure, par les ministères de l'Intérieur de la République tchèque, de la Hongrie, de la Pologne, de la Roumanie et de la Slovaquie. Voir Prague Process, Asylum and International Protection, en ligne : www.pragueprocess.eu/en/asylum-and-international-protection (consulté le 27 septembre 2016).
  • [34]
    Entretien en anglais avec un employé ukrainien de niveau intermédiaire du bureau du HCR en Ukraine, à Kiev, 22 juillet 2015.
  • [35]
    Les ONG citent aussi des agents de l'État de ce niveau hiérarchique qu'ils voient comme corrompus, pas informés et pas motivés mais, contrairement aux échelons politiques, les ONG arrivent à identifier certains agents de l'administration qu'ils apprécient.
  • [36]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [37]
    Voir, en particulier, la résolution, de mai 2014, sur la pratique judiciaire de l'examen des différends concernant le statut de réfugié, l'expulsion d'un étranger ou d'un apatride d'Ukraine et les différends liés au séjour d'un étranger et d'un apatride en Ukraine ; décision sur la pratique judiciaire de l'examen des différends concernant le statut de réfugié et d'une personne ayant besoin de protection subsidiaire ou temporaire, le retour forcé et l'expulsion forcée d'un étranger ou d'un apatride d'Ukraine et les différends liés au séjour d'un étranger et d'un apatride en Ukraine.
  • [38]
    Astapov Lawyers, Analysis of the court practice of the Ukrainian administrative courts dealing with the complaints of the asylum seekers challenging the negative decisions of the migration authorities on their applications, mai 2011.
  • [39]
    Au moment de l'entretien les services n'avaient pas encore répondu à cette lettre. Entretien en russe avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR à Kiev, 30 juillet 2015.
  • [40]
    Entretien en russe avec un employé du secrétariat du commissaire pour les droits de l'homme du Parlement ukrainien à Kiev, 8 avril 2015.
  • [41]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [42]
    Entretien en russe avec l'ancien directeur du comité d'État pour les nationalités et les religions à Kiev, 19 juin 2014.
  • [43]
    Entretien en russe avec une employée du service migratoire central à Kiev, 11 juin 2014.
  • [44]
    Entretien en anglais avec une employée d'une ONG dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [45]
    Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy. The Dilemmas of the Individual in Public Service, New York, Russell Sage Foundation, 1980 ; Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l'immigration, Paris, Raisons d'agir, 2008.
  • [46]
    David Dolowitz, Rodica Plugaru, Sabine Saurugger, The Process of Transfert : The Micro-Influences of Power, Time and Learning, Public Policy Administration, 35 (4), 2020, p. 445-464 ; Sabine Saurugger, Constructivism and Public Policy Approaches in The EU : From Ideas to Power Games, Journal of European Public Policy, 20 (6), 2013, p. 888-906 ; Nikolaos Zahariadis, Ambiguity and Multiple Streams, dans Paul A. Sabatier, Christopher M. Weible (dir.), Theories of The Policy Process, Boulder, Westview Press, 2014, p. 25-58, ici p. 28.
  • [47]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [48]
    Dans les limites de leurs capacités de contrôle et de la marge de man uvre des agents au guichet.
  • [49]
    Anja Franke et al., The European Union's Relations with Ukraine and Azerbaijan, Post-Soviet Affairs, 26 (2), 2010, p.  149-183 ; Heather Grabbe, Europeanization Goes East : Power and Uncertainty in The EU Accession Process, dans Kevin Featherstone, Claudio M. Radaelli (dir.), The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 303-327 ; Milada Anna Vachudová, Europe Undivided. Democracy, Leverage, and Integration After Communism, Oxford, Oxford University Press, 2005.
  • [50]
    D. Dolowitz, R. Plugaru, S. Saurugger, The Process of Transfer..., art. cité.

1

À un moment, j'ai vu un appel d'offres du HCR : ils cherchaient un coordinateur pour monter cette organisation. [...] J'ai candidaté et j'ai eu le poste. J'étais sans expérience. J'ai dû recruter une équipe [1].

2La personne interviewée ici est directrice d'une organisation non gouvernementale (ONG) dite « partenaire » du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans une petite ville ukrainienne. Comme la majorité des employés d'ONG sous-traitantes du HCR en Ukraine elle n'avait pas de connaissances sur l'asile avant sa prise de fonction dans ce secteur. Une fois en poste, elle a suivi des formations proposées par le HCR, entre autres sur le management et les normes internationales relatives à l'asile. Elle fait partie des passeurs de normes d'asile en Ukraine ­ elle l'est devenue par l'action du HCR qui transfère ainsi ses standards et ses idées.

3Reprenant la définition de David Dolowitz et David Marsh, la présente recherche désigne par transfert un « processus par lequel le savoir sur des politiques publiques, des aménagements administratifs, des formes institutionnelles et des conceptions politiques issu d'un système politique (passé ou présent) est utilisé dans un autre système politique pour l'élaboration de politiques publiques, des aménagements administratifs, et la création d'institutions ou de conceptions politiques [2] ». Cette notion est utilisée ici comme un terme général, englobant différents canaux et modes de diffusion, mais se référant à une origine claire, c'est-à-dire un ensemble d'acteurs qui promeuvent activement et consciemment les transferts.

4Si les transferts de normes et de politiques ont fait l'objet de nombreuses études, la majorité de celles-ci, notamment anglo-américaines, les abordent à une échelle macro et sous un angle institutionnaliste qui, privilégiant les résultats du transfert, en délaissent les processus. Même au sein des recherches explicitement centrées sur les acteurs, rares sont celles qui consacrent leur attention aux acteurs intermédiaires [3], leur préférant souvent les seules élites [4]. Pourtant, ce sont souvent des acteurs intermédiaires qui, agissant comme passeurs, rendent possible la diffusion, placés en situation propice à faire le lien entre sphères séparées [5].

5Si certains chercheurs ont utilisé le terme passeur, un travail de définition reste à faire [6]. Le plus souvent, le passeur est compris comme un acteur impliqué activement dans un processus de transfert ­ il l'accélère ou le rend possible [7]. Il correspond fréquemment à la figure du « marginal sécant » de la sociologie des organisations de Michel Crozier et d'Erhard Friedberg [8]. Le passeur est donc multipositionné [9] ou du moins il interagit avec ou circule entre différentes sphères dont il maîtrise les codes et langages [10]. En mettant en relation des entités, il rend audibles des discours ou des pratiques, éventuellement en les traduisant ou les transformant [11]. Cette notion, fondée sur une définition par les pratiques concrètes, permet de dépasser des dichotomies répandues, notamment entre « acteurs transnationaux exportateurs et acteurs nationaux importateurs [12] » de normes. Cette contribution montrera que les passeurs sont à la fois promoteurs et destinataires.

6Par ailleurs, en mobilisant et en affinant la notion de passeur, il est possible de dépasser l'opposition entre imposition et importation volontaires, tout en traitant de la question des relations de pouvoir et des intérêts portés par les acteurs impliqués [13]. Cette question est liée à la distinction, jusqu'ici ignorée dans les recherches sur les transferts, qui sera faite dans cet article entre « passeurs de profession » et « passeurs de conviction ». Si pour les premiers les activités de transfert représentent une part importante de leur activité professionnelle, les seconds les investissent sans qu'il s'agisse de tâches prévues ou appelées par leur statut. Comme indiqué dans l'introduction à ce dossier, les convictions ne sont pas à proprement parler le critère déterminant pour distinguer « passeurs de profession » et « passeurs de conviction » ­ les deux peuvent être ou non convaincus du bien-fondé de leurs activités de transfert et/ou poursuivre des buts utilitaristes. Dans la recherche présentée ici, les employés des ONG et des organisations internationales ont un statut de passeur de profession ; leurs activités de passage se font officiellement et à la demande de leur employeur dans le cadre de leur travail salarié. En revanche, certains agents des services publics ukrainiens deviennent des passeurs de conviction : dépassant le cadre de leur mission et les pratiques instituées, ils endossent, sans y être contraints, le rôle de passeur dans leur activité professionnelle et parfois hors de leur temps de travail.

7De plus, les passeurs peuvent diffuser des normes au sein de l'organisation dont ils font partie ou chercher à les promouvoir auprès d'une organisation à laquelle ils sont extérieurs. Notre contribution montrera précisément la capacité des passeurs à jouer avec les frontières : brouiller les lignes de démarcation entre extérieur et intérieur fait partie intégrante de leur activité de transfert. Dans ce cadre, la notion de passeur permet de dépasser la dichotomie entre acteurs étatiques et non-étatiques.

8Ceci étant posé, le présent article répondra aux questions suivantes en lien avec le dossier thématique. Comment et pourquoi certains acteurs deviennent-ils des passeurs de normes et de pratiques ? En quoi consiste plus spécifiquement leur rôle dans les transferts ? En quoi les caractéristiques de ces acteurs affectent-elles les processus de transfert ?

9L'étude porte sur l'émergence et les pratiques de passeurs de normes en matière d'asile en Ukraine. Ceci dans un contexte où il n'y avait quasiment pas de militants portant les normes en question avant l'apparition d'organisations internationales cherchant à promouvoir leurs standards et idées. Cependant, l'asile en Ukraine est moins dominé par des oligarques que des secteurs économiquement plus prometteurs, ce qui explique l'absence de points de véto majeurs et facilite ainsi les transferts de normes [14]. Cette recherche adopte une approche inductive et se fonde sur une enquête de terrain effectuée de 2013 à 2015 dans des villes ukrainiennes particulièrement concernées par les questions d'asile. Nous avons conduit plus de 150 entretiens semi-directifs avec les principaux acteurs du régime d'asile, les plus pertinents pour cet article étant des agents subalternes des services migratoires régionaux, des agents de niveau intermédiaire et supérieur du service migratoire central, et des représentants des principales ONG d'asile et d'organisations internationales. À ce matériau s'ajoutent des observations dans quelques ONG et services locaux en charge des questions migratoires, ainsi qu'une formation organisée par une ONG pour des agents subalternes.

10L'article examine comment et pourquoi des acteurs deviennent passeurs. Il montre que des organisations tentent de diffuser leurs normes en cherchant à les faire connaître parmi les employés de l'administration cible des transferts, mais aussi à les y rendre plus acceptables. À cette fin, les organisations initient une production de passeurs le long d'une chaîne de transfert. Le texte analyse dans un premier temps l'émergence de passeurs non étatiques dans un contexte qui paraît peu favorable à la promotion de ces normes. Il explicite ensuite leurs pratiques de transfert. Dans un troisième temps, il s'intéresse à une modalité singulière de production du transfert, celle qui consiste à faire de certains agents étatiques des passeurs de normes et de standards.

Produire des passeurs non étatiques de profession : des transferts de normes et de tâches du HCR aux ONG locales

11Les passeurs de normes et de politiques n'émergent pas toujours spontanément, mais parfois à la suite d'une stratégie de transfert extérieure. Ainsi, l'apparition de passeurs peut être le fruit des efforts d'organisations internationales (OI) qui cherchent à établir des normes, par exemple liées aux droits humains, à des pratiques de bonne gouvernance ou de démocratie, dans des États dont elles estiment qu'ils ne les respectent pas ou pas assez. Ce transfert de normes par la production stratégique de passeurs faisant partie de la société cible échappe à la distinction faite entre imposition et importation volontaire. Elle fonctionne largement à travers des incitations financières, mais aussi par un processus de socialisation graduel dans le cadre d'une activité professionnelle.

12Depuis la fin des années 1990, des OI proposent des financements pour des programmes et projets censés rapprocher les politiques et pratiques de l'asile en Ukraine des standards internationaux. Une partie substantielle de ces financements provient initialement de la Commission européenne, l'Union européenne (UE) poursuivant depuis la fin des années 1990 l'objectif de réduire les flux d'immigration non souhaités en soutenant, dans les pays de transit, l'établissement de systèmes d'asile qu'elle pourra qualifier de fonctionnels puisqu'ils correspondent aux normes internationales et européennes [15].

13Ces grandes OI s'engagent elles-mêmes dans des activités de passage, notamment par leurs bureaux souvent situés dans la capitale de l'État visé. Le HCR de Kiev, sauf les postes de direction, est composé principalement d'employés ukrainiens pour la plupart anglophones et dotés d'une expérience internationale. C'est en recrutant du personnel pour des activités de transfert que les organisations peuvent créer des passeurs de profession en leur sein.

14De façon semblable, les OI produisent des postes de passeurs en proposant des financements destinés à des ONG locales. Afin d'élargir le nombre et la répartition géographique des points d'entrée de leurs normes, des OI suscitent l'émergence de passeurs. Ainsi, le HCR en Ukraine publie des appels à projets à travers lesquels il recrute des organisations appelées « partenaires », qui obtiennent un financement institutionnel et mettent en  uvre des projets du HCR. Si dans d'autres secteurs des chercheurs ont montré que ce type de fonds internationaux pouvait soutenir et accroître les moyens et l'influence d'acteurs nationaux déjà engagés pour les idées en question [16], ce n'est pas le cas dans le secteur de l'asile en Ukraine. La majorité des ONG sous-traitantes du HCR n'étaient pas actives dans ce domaine avant la mise à disposition de financements internationaux et leurs employés n'étaient pas des militants pour les droits des migrants avant de se faire embaucher dans une ONG pour la première fois [17]. Les salariés reconnaissent d'ailleurs régulièrement n'avoir aucune connaissance en matière d'asile avant leur premier contrat de travail dans une ONG qui fonctionne sur la base de financements internationaux. Avant leur premier travail dans une ONG de soutien aux migrants, les employés travaillaient dans des secteurs très divers, mais avaient besoin ou envie d'une reconversion professionnelle. Tous diplômés de l'enseignement supérieur, ils comprennent, à titre d'exemple, un docteur en physique, une ingénieure qui a perdu son emploi dans la crise économique à la suite de la chute de l'URSS et une enseignante d'anglais de lycée.

15Durant leur travail dans ces ONG, les salariés apprennent les normes internationales de l'asile, promues par le HCR. Ils adoptent ainsi également un discours engagé que l'on pourrait qualifier de militant ­ par exemple de critique émotionnelle des pratiques étatiques qu'ils dénoncent comme injustes envers les demandeurs. Néanmoins, leur discours reste généralement dans les limites des idées promues par le HCR (par exemple la revendication d'une procédure d'asile selon les standards internationaux et non l'abolition des frontières). Cette reprise des normes du HCR peut s'expliquer par la forte légitimité de l'agence des Nations unies en matière de réfugiés, mais aussi par l'absence de convictions fortes préalables parmi les employés des ONG [18].

16Outre la socialisation par le travail et les formations offertes par le HCR, les employés des ONG mettent en  uvre les standards de travail de leur bailleur de fonds, dont ils sont financièrement dépendants : ils adaptent leurs activités et pratiques aux attentes du HCR [19]. Grâce à son bureau proche, localisé à Kiev, et à son expertise, le HCR est en mesure de contrôler régulièrement le travail des salariés des ONG qu'il commandite [20]. Étant donné qu'ils exercent leurs activités de transfert dans le cadre d'un travail rémunéré, les passeurs de profession sont limités dans leurs libertés : si certaines marges de man uvre demeurent, ces passeurs doivent transmettre les normes de leur bailleur de fonds et opter pour des stratégies de transfert que leur bailleur approuve.

17En effet, le secteur non étatique de l'asile reste entièrement tributaire de l'existence des fonds internationaux, faute de bénévolat et de fondations ukrainiennes qui prendraient en charge le soutien aux demandeurs d'asile ou aux réfugiés. Quand une ONG se dissout ou met un terme à ses activités dans le domaine de l'asile par manque de moyens financiers, les employés cherchent généralement à retrouver un emploi dans le secteur non étatique relatif à l'asile. Ils maintiennent donc souvent leurs activités de passeurs dans une autre structure. Néanmoins, ceci n'est possible que s'il y a des financements internationaux destinés à ces activités [21]. L'existence de « passeurs de profession » ne garantit pas la stabilité du transfert ; en effet, les activités de ces passeurs dépendent de la mise à disposition de fonds internationaux, dont la pérennité n'est jamais acquise.

18Les employés des ONG et des OI deviennent passeurs en raison de leur recrutement dans ces organisations. Novices dans le domaine de l'asile lors de leur premier emploi dans une ONG de soutien aux demandeurs d'asile, ils apprennent les normes internationales à travers leur travail. Ils acquièrent un statut que nous qualifions de « passeur de profession » au moment de leur recrutement, de façon soudaine, et apprennent ensuite graduellement à l'assumer et le mettre en  uvre. Si le choix de candidater auprès d'une telle organisation est bien individuel (mais souvent plus pragmatique qu'idéologique, du moins dans le premier poste occupé), l'émergence de ces passeurs de profession est le fruit d'une stratégie réfléchie des OI.

19L'analyse de ces processus de production de passeurs permet de complexifier la distinction entre transferts imposés et transferts volontaires [22]. En effet, les employés de ces ONG échappent à la dichotomie habituelle entre entrepreneurs de normes (volontaires) d'un côté et destinataires de normes (auxquels le transfert serait imposé) de l'autre. Produits d'une stratégie de délégation par les initiateurs des transferts, ces acteurs occupent une position charnière dans la chaîne de transfert : ils sont à la fois destinataires et promoteurs de normes.

Les activités de transfert des passeurs de profession

20Les employés des ONG et du HCR, passeurs de profession, cherchent à transférer des normes relatives à l'asile aux agents étatiques ukrainiens qui mettent en  uvre les politiques dans ce secteur. Il s'agit notamment, mais pas exclusivement, des employés aux services de l'asile dans les services migratoires régionaux et central [23]. Le personnel des ONG explique dans les entretiens que le manque de savoir et les idées « fausses » parmi les agents étatiques entraînent des pratiques « problématiques » qui ne sont pas en règle avec les lois ukrainiennes et les normes internationales. Une des tâches principales des ONG actives en matière d'asile consiste à « éduquer » le personnel de l'administration ukrainienne pour que celui-ci adapte ses pratiques. On peut distinguer différents modes d'interaction qui caractérisent ces activités de transfert : formel ou informel, conflictuel ou non conflictuel, ponctuel ou régulier. Le mode d'interaction influe sur les processus et les effets des entreprises de transfert. Afin d'opérationnaliser le concept abstrait de « transfert », il est nécessaire d'identifier la connaissance de la norme ou son ignorance par les agents concernés, les discours encourageant la résistance ou l'adoption des normes transférées, et enfin leur application ou leur absence d'application.

Des interactions formelles et ponctuelles pour transférer des normes et établir des premiers contacts

21Les passeurs de profession ont recours à des interactions formelles, le plus souvent ponctuelles et de courte durée pour transférer des normes et pratiques standardisées aux acteurs étatiques. Le personnel du HCR et des ONG sous-traitantes organise des séminaires, formations et voyages d'études pour des agents étatiques, principalement subalternes, qui y participent sur décision d'un niveau hiérarchique supérieur. Le nombre de ces formations est tel que tous les agents administratifs interviewés pour cette enquête ont participé à au moins un de ces événements, qui portent notamment sur les thèmes suivants : normes internationales en matière d'asile, législation ukrainienne, techniques d'entretien, rédaction des recommandations pour le statut de réfugié, mineurs non accompagnés, informations sur certains pays d'origine de demandeurs d'asile. La directrice d'une ONG, organisatrice de ce type d'événements, explique :

22

[Notre organisation] a couvert cinq régions [avec des formations], peut-être plus. Couverture d'informations et peut-être, je vois, de la couverture d'émotions. Parce que nous avons essayé de changer l'esprit des autorités au niveau élevé et au niveau régional. Et nous travaillons avec des gens différents. La première idée est d'organiser des formations spéciales et de rassembler des organisations [ONG] et organisations étatiques au niveau régional, par exemple les services pour l'enfant, les services migratoires, d'éducation, des juges. Et quand nous avons parlé des problèmes, tant de personnes ont ouvert les yeux. La plupart d'entre elles sont des femmes, parce que nous avons parlé d'enfants, d'enfants qui ont perdu leurs familles. [...] Vous pouvez voir la situation des enfants en Somalie, en Afghanistan. [...] Par exemple une dame des services pour l'enfant d'une région est assise dans une formation et écoute des informations sur la Convention [relative aux droits de l'enfant] : Ah, je connais la Convention. Mais quand elles entendent parler des femmes mutilées dans les pays africains, elles ouvrent les yeux. Elles écoutent et c'est la première fois pour elles et elles s'écrient : Pauvres enfants ! Et peut-être qu'elles changent. Un des juges d'une région a dit après la formation : J'ai complètement changé mon opinion. Je vais mieux travailler. Je vais mieux travailler avec ces demandeurs [24].

23Lors de ces formations ponctuelles, les passeurs cherchent à déclencher des émotions particulières (compassion, reconnaissance du mérite, identification) [25], présentent des modèles étrangers de systèmes d'asile (parfois in situ) et mobilisent des arguments d'autorité faisant référence aux grandes normes internationales [26].

24Dans ces interactions, des divergences avec le cadre normatif préexistant parmi les participants administratifs provoquent fréquemment une remise en question des idées promues. Cela fait écho à l'argument avancé par beaucoup de recherches constructivistes pour lesquelles les caractéristiques des normes, et en particulier leur adéquation ou leur résonance avec le cadre normatif existant, déterminent les résultats des tentatives de transfert [27]. Les participants résistent également au message des organisateurs quand ces derniers critiquent le travail de l'administration et ne redeviennent réceptifs au contenu de la formation que quand les enseignants montrent du respect pour le travail des agents. Néanmoins, lors de ces événements, les employés d'ONG et d'OI bénéficient d'une forte légitimité puisqu'ils jouent le rôle des enseignants, se présentent comme des experts transnationaux, déterminent l'agenda et invitent occasionnellement des personnes qui soutiendront leurs positions (par exemple des avocats d'asile ou un employé du bureau de l'ombudsman).

25Au cours de la formation, un glissement discursif clair était observable. Si au début de l'événement, plusieurs participants remettaient vigoureusement en question certaines idées promues par les organisateurs, ces voix se taisaient dans le courant des deux journées. À la fin, tous les participants se conformaient dans leurs discours aux normes enseignées, même en petits groupes pendant les pauses. Ces participants, comme les agents étatiques des services de l'asile interviewés par ailleurs, avaient pris connaissance de l'existence de ces normes internationales ainsi que de leur légitimité dans certains contextes, ce qui les poussait à les respecter dans leurs discours.

Exemple d'un débat lors du séminaire de formation sur les mineurs non accompagnés pour agents étatiques ukrainiens

Un des débats entre participants et organisateurs de la formation porte sur la nouvelle procédure pour la détermination de l'âge des mineurs non accompagnés. Afin de pouvoir bénéficier du statut de mineur non accompagné, le jeune migrant a besoin d'être attesté mineur par l'État ­ souvent en absence de documents d'identité. Une nouvelle méthode de détermination d'âge, récemment introduite sous l'influence d'ONG et d'OI, n'a pas encore été appliquée au moment de la formation. Elle remplace celle de la radiographie des os par un examen en plusieurs étapes : évaluation des documents, évaluation psychologique et sociale, et examen médical. Pendant la première heure de la formation, plusieurs agents étatiques, âgés autour de la cinquantaine et employés dans des services étatiques d'aide aux enfants, remettent vigoureusement en question ces nouvelles modalités et expriment leur soutien à la procédure de radiographie. Ils formulent le soupçon que les mineurs non accompagnés risquent de vouloir éviter la radiographie pour dissimuler le fait qu'ils seraient en réalité majeurs. Une des formatrices leur répond en expliquant que la procédure de radiographie comporte une marge d'erreur importante. Pendant une phase intermédiaire, certains participants résistent à la diffusion de cette idée et formulent leur désaccord dans des discussions en petits groupes pendant les pauses. Finalement, durant la partie de la formation consacrée à la question de la détermination de l'âge, les participants ne remettent pas en question les propos des formateurs devant tout le groupe. Plus le temps passe, plus ils se mettent à reproduire le discours des organisateurs, même pendant les pauses et dans des conversations avec l'enquêteuse (par exemple en affirmant qu'il est difficile d'évaluer précisément l'âge biologique, l'inexactitude de la méthode par radiographie, l'écart potentiel entre apparence physique et âge réel, le bénéfice du doute). Une employée d'un orphelinat formule même une position plus radicale que le discours explicite des organisateurs : étant donné l'inexactitude des procédures de détermination d'âge, les autorités publiques devraient simplement reconnaître ce statut à tous les demandeurs qui affirment être mineurs. Tous les participants, même ceux qui avaient prononcé des positions critiques au début, reproduisent le discours des ONG à la fin de la formation. Si on ne peut pas savoir à quel point les participants ont été convaincus par ces propos, il est évident que les organisateurs ont réussi à diffuser la connaissance et la légitimité de leurs normes.

26Bien que les séminaires soient un cadre officiel d'enseignement, ils sont aussi des moments cruciaux de mise en réseau, au cours desquels les employés des ONG établissent des contacts personnels avec les agents étatiques. Ces contacts sont essentiels aux tentatives informelles et plus régulières de transfert. En plus d'interagir avec les agents étatiques par le biais d'un accord officiel avec l'institution en question, les acteurs non étatiques rencontrent les représentants de l'État individuellement, et ce souvent de manière informelle et sans déclarer ouvertement l'objectif d'influencer les pratiques étatiques.

Des interactions régulières et informelles pour transférer des normes et tisser des liens solides

27Les recherches sur les pays postcommunistes identifient deux types de positions parmi les ONG : celles qui sont professionnalisées, proches des OI et critiques à l'égard du gouvernement, et celles qui ont un rôle d'affilié gouvernemental soutenant l'État dans l'accomplissement de ses tâches [28]. Dans le cas présent, la plupart des ONG adoptent une stratégie de transfert fondée principalement sur des relations personnalisées avec les agents de l'État ­ en alternant entre une position critique à l'égard des autorités et un rôle d'affilié gouvernemental.

28Les membres d'ONG expliquent systématiquement que le début de leurs interactions avec les autorités a été marqué par la méfiance des agents publics. Les associations cherchent à rassurer leurs interlocuteurs et à les convaincre des avantages qu'ils pourront tirer d'une coopération. Les ONG interagissent régulièrement avec certains représentants de l'État, y compris de manière informelle afin de personnaliser leurs relations. Le directeur d'une association confessionnelle décrit sa stratégie pour établir un réseau de contacts informels avec les acteurs étatiques importants en matière d'asile dans la région :

29

J'ai donc rencontré les gardes-frontières à ce moment-là, puis l'amitié a commencé avec eux. Ils ouvraient donc une nouvelle installation à [lieu], qui se trouve près de [pays voisin]. Le chef des gardes-frontières de la région, sur la base de cette rencontre avec ce réfugié, m'a donc demandé si je pouvais venir dire une prière à l'ouverture de ce centre à [lieu]. [...] Nous sommes donc allés là-bas et, depuis, cette amitié avec le chef des gardes-frontières est restée. [...] Alors ils nous appelaient de temps en temps. Ils ont dit : Avez-vous quelqu'un qui parle telle ou telle langue ? Et d'habitude, on le faisait. Donc, nous allions là-bas et... ensuite, ils demandaient même parfois de l'aide financière. Ils n'avaient pas d'argent, mais ils voulaient faire une salle pour les migrants qu'ils avaient en rétention là-bas. Pourrions-nous emprunter de la peinture ou quelque chose comme ça pour qu'ils s'installent ? On l'a fait plusieurs fois. Donc, et ensuite, lorsque nous avons commencé à travailler avec le service migratoire, nous avons fait de même. [...] C'est bon d'avoir des amis [friends], pas seulement des collègues. C'est pourquoi nous invitions toujours le chef du service migratoire et la personne qu'il souhaite emmener, afin qu'ils nous connaissent. Et c'était une relation amicale, et peut-être que nous pourrions dîner ici et prendre un verre de cognac après le dîner. Il y avait donc une atmosphère amicale, il n'avait pas à nous craindre, à s'inquiéter pour nous et ça... et les Ukrainiens répondent vraiment à l'amitié. Pareil pour l'hôpital et les bonnes relations avec les écoles. Donc, construire ce genre de réseaux avec des amis, juste en les appelant et en les invitant [29].

30C'est en offrant des faveurs grâce à leurs ressources que les ONG renforcent les liens avec les services étatiques. En effet, les ONG disposent de connaissances (notamment en matière de droit d'asile international et d'informations sur les pays d'origine des migrants), de compétences linguistiques (maîtrise plus répandue de l'anglais, accès à des interprètes et traducteurs pour les langues des migrants), de moyens financiers (pour des cours de langue, soins médicaux, bourses pour la création de petites entreprises), et parfois de légitimité (réputation morale, non corrompue ­ notamment pour les organisations confessionnelles). Dans un contexte de rareté des ressources à la disposition des organismes publics, et notamment pendant la période de conditionnalité du Plan pour la libéralisation des visas de l'UE et du changement politique après la révolution du Maïdan [30], les agents étatiques deviennent de facto dépendants du soutien des ONG [31]. Ainsi, pour remplir les attentes malgré l'absence de ressources, les autorités étatiques régionales indiquent dans leurs rapports des activités mises en  uvre, en réalité, par des ONG. Du fait des interactions répétées ­ y compris en dehors des heures de travail (voir citation ci-dessus), les employés des ONG tissent des liens personnels avec les agents étatiques qu'ils qualifient fréquemment d'amicaux (« friends » en anglais, «  » en russe).

31Ces contacts personnalisés avec les autorités permettent aux employés des ONG et OI non seulement de soutenir des migrants qu'ils n'auraient pas pu aider autrement, mais aussi d'agir comme conseillers des officiels. Ceux-ci leur demandent des conseils et des informations et acceptent que leurs pratiques soient critiquées. Quelques ONG et OI réussissent même à détacher un ou deux de leurs employés au sein d'administrations, leur permettant ainsi d'interagir quotidiennement avec les agents administratifs, de développer des liens collégiaux et d'influencer les normes et pratiques des agents étatiques au quotidien, par exemple en relisant et commentant les dossiers de demande d'asile. Ces employés des ONG brouillent les frontières entre sphère étatique et sphère non étatique, de telle sorte qu'ils parviennent discrètement à accéder aux prérogatives de l'État et à influencer directement les pratiques administratives.

Critiquer pour transformer ou éviter de critiquer les autorités en public pour maintenir les relations

32Cependant, lorsque les acteurs non étatiques critiquent les autorités de façon publique, ils révèlent au grand jour la frontière qu'ils avaient travaillée à effacer et s'exposent ainsi au risque de perdre leurs relations personnalisées et les possibilités de transfert de normes :

33

D'une part, nous essayons de travailler avec eux [les agents publics]. D'autre part, nous voulons les critiquer. Nous devons trouver le bon équilibre parce que [son organisation] n'est pas uniquement une organisation de défense des droits de l'homme. Nous avons une part assez importante d'aide sociale. Par conséquent, nous devons le garder à l'esprit, sinon nous entrons dans ce conflit et les autorités prennent tout personnellement et nos clients deviendraient alors les otages de nos dures paroles. Nous sommes donc censés être assez flexibles [32].

34L'enquêté cité ci-dessus est le directeur d'une ONG qui soutient, d'une part, des demandeurs d'asile individuels dans leurs demandes, leurs recours, et essaie de sauver des migrants du refoulement et qui tente, d'autre part, d'agir sur les pratiques quotidiennes de l'administration d'asile en établissant des liens cordiaux avec les employés. Ces objectifs et stratégies peuvent s'avérer contradictoires, les uns mettant en danger les autres ­ tension que l'enquêté rend acceptable en apparence par la dépolitisation en disant qu'il fallait être « flexibles » et en affirmant plus tard dans l'entretien que la majorité des problèmes émergerait à cause de « malentendus ».

35Dans ce type de conjonctures, l'économie relationnelle se retourne d'autant plus brutalement qu'elle reposait sur les relations personnalisées que les employés d'ONG avaient tissées avec leurs interlocuteurs étatiques, si bien que ceux-ci reçoivent des critiques sur l'action de leur État comme des atteintes qui leur sont personnellement destinées. Si les employés des ONG critiquent néanmoins l'administration en public, voire la poursuivent en justice (au niveau national ou devant la Cour européenne des droits de l'homme), ils vivront la punition comme une rupture du pacte amical. Le directeur cité ci-dessus explique ainsi que ses contacts dans l'administration l'appellent pour se plaindre d'un recours contre une décision négative concernant un demandeur d'asile et le menacent de ne plus prendre le petit-déjeuner avec lui. En cas de dévoilement des déficiences ukrainiennes à l'international, la punition peut signifier la rupture complète de la coopération avec l'ONG. Plusieurs ONG dépolitisent leurs activités et ne critiquent pas ouvertement l'État. Souvent, elles ont recours à des critiques publiques ou des recours en justice seulement quand elles considèrent les divergences des normes internationales comme trop importantes ou en cas de situation de danger majeur pour des demandeurs d'asile.

36Pour résumer, les employés des ONG et des OI agissent comme passeurs parmi les agents étatiques ukrainiens. Ils diffusent des valeurs abstraites, des discours légitimes, des principes et des normes de droit international et ukrainien, des procédures de travail standardisées, des manières de faire ainsi que des documents administratifs. Si les contacts formels et ponctuels leur permettent de diffuser la connaissance et la conscience de la légitimité de certains standards, ce sont des interactions régulières et informelles qui leur permettent de poursuivre les transferts et de tisser des liens plus solides avec des agents étatiques individuels. Pour forger ces relations, les passeurs non étatiques offrent des faveurs et du soutien aux acteurs administratifs puisque les ONG et OI disposent de ressources qui font défaut à l'administration. Dans certains contextes politiques, quand les agents administratifs sont sous pression pour remplir des objectifs, mais ne disposent pas des ressources nécessaires, ils peuvent devenir dépendants des acteurs non étatiques. Par ce soutien et des interactions régulières, les acteurs non étatiques cherchent à brouiller les frontières entre sphère étatique et sphère non étatique afin de faciliter leur influence. À travers le détachement de certains employés d'ONG et d'OI, ils réussissent à se multipositionner entre les sphères. Or cette stratégie de brouiller les limites se conjugue difficilement avec des critiques publiques ou des recours en justice. En plus de ces approches, les entrepreneurs de normes peuvent utiliser des stratégies non conflictuelles grâce à leurs contacts personnels auprès des autorités étatiques : ils essaient de transformer certains agents étatiques en passeurs.

Transformer des agents étatiques en passeurs de conviction

37Les entrepreneurs de normes non étatiques nouent des liens personnels avec des agents étatiques non seulement pour influencer leurs pratiques, mais aussi pour faire d'eux des passeurs de normes et de politiques publiques. L'endossement de ce rôle varie ensuite, chez ces agents, selon leur position dans l'appareil étatique.

Les agents subalternes : des passeurs-diffuseurs d'informations et de normes

38Les employés d'ONG et d'OI en Ukraine transforment certains agents subalternes de l'État en passeurs, qui diffusent l'information sur les règles formelles, mais aussi des idées et valeurs parmi leurs collègues. Quelques agents qui traitent les demandes d'asile restent dans le même service pendant une période exceptionnellement longue (plus de dix ans) et jouent un rôle crucial dans le fonctionnement de ces services migratoires régionaux. En effet, l'agent avec le plus d'expérience est la personne ressource pour les nouveaux employés ; il les introduit au travail et est auprès d'eux le premier diffuseur de normes et pratiques. Ceci se reflète dans des idées et interprétations des lois qui sont partagées parmi les salariés d'un même service régional ­ même lorsque les normes ainsi partagées ne sont pas déduites de la législation nationale ­ et différent des idées défendues dans d'autres bureaux. Nous avons ainsi observé que dans certains services régionaux tous les employés défendaient l'idée selon laquelle les migrants ayant été interceptés en train de traverser la frontière avec l'UE ne pouvaient pas être des réfugiés, alors que les agents dans d'autres bureaux régionaux soutenaient le contraire, ce qui correspondait aux idées diffusées par les organisations internationales et non gouvernementales. En effet, les employés de longue date ont généralement participé à de nombreuses formations organisées par des acteurs non étatiques. Ayant graduellement fait leurs nombres de normes internationales en matière d'asile, ils ont acquis un rôle de passeurs de ces normes au sein de leur propre institution, ce qui était précisément recherché par les acteurs non étatiques. Aussi, ces dernières années, ceux-ci ont commencé à formaliser et à renforcer ce rôle de « passeurs de conviction ».

39Des acteurs internationaux ont tenté de déléguer la diffusion des standards internationaux en matière d'asile à des agents ukrainiens subalternes [33]. En 2015, le HCR a réussi à influencer la sélection par le service migratoire central de quatre officiers d'asile que l'agence des Nations unies considérait comme expérimentés et adhérant à ses idées [34]. L'agente interviewée pour cette recherche a commencé à travailler dans le département d'asile d'un service migratoire régional directement après ses études de droit il y a 16 ans ­ et y est restée. Durant toutes ces années, l'enquêtée, que ses collègues surnomment « mère Teresa », s'est fortement engagée en faveur des demandeurs d'asile au-delà du strict cadre professionnel ; employée par l'administration pour faire passer des entretiens aux migrants afin de déterminer le droit à l'asile, elle accompagne en effet des migrants dans les hôpitaux et cherche à les aider à démêler leurs autres problèmes administratifs ­ pendant et hors de son temps de travail. Elle a également suivi de multiples formations organisées par le HCR avant de devenir formatrice à son tour. Elle explique ce choix par sa volonté de continuer à apprendre et de renouveler son quotidien professionnel.

40Après avoir participé à une formation sur les normes européennes et internationales durant leur temps libre, ces agents administratifs ont formé leurs collègues qui ont suivi le même programme. Pendant un mois, ces agents ont en effet participé à un cours en ligne sur les normes d'asile et les techniques de travail (la détermination du statut de réfugié, la Convention sur les réfugiés, la façon de mener un entretien, etc.). Les participants se sont ensuite réunis pour une dernière formation en présentiel de trois jours en Pologne et en Roumanie, dispensée par des agents étatiques d'Allemagne et de Suède, où ils ont rencontré et échangé avec d'autres participants, à savoir des employés de l'administration de Pologne, de Roumanie ainsi que de six autres pays du Partenariat oriental. Ils ont cette fois été initiés à « l'approche européenne de la rédaction d'une décision, de l'évaluation, sur quoi se baser, comment cela se fait en Europe, comment cela fonctionne ». À l'issue de cette formation, ces quatre agents se sont vu attribuer le rôle de « formateurs nationaux » en Ukraine. D'autres agents, pour la plupart juniors, ont participé à la formation en ligne du Bureau européen d'appui en matière d'asile, les « formateurs nationaux » nouvellement formés étant censés les guider dans leur processus d'apprentissage. Chaque formateur était responsable de quatre participants qui faisaient des exercices en ligne corrigés par leur tuteur. Finalement, une formation en présentiel fut organisée à Kiev par les formateurs nationaux au bénéfice des autres agents ukrainiens.

41Cette approche consistant à former des formateurs vise clairement à déléguer la tâche de diffusion des standards et pratiques internationaux en matière d'asile aux agents internes des administrations concernées. En effet, ces officiels bénéficient d'un réseau interne à l'administration et d'une légitimité comme agents de l'État dont ne bénéficient pas les acteurs non étatiques. La sélection d'agents étatiques expérimentés repose sur l'espoir que, à la différence des cadres ou chefs de service, ils resteront au service migratoire et continueront à diffuser les normes d'asile acquises pendant une longue période. Cela peut être considéré comme un moyen de rendre les transferts plus durables, en contrebalançant le taux élevé de rotation du personnel administratif des services migratoires.

42Ces agents étatiques endossent donc graduellement un rôle de passeur de conviction, un choix individuel qui se fait en partie en raison de leur longue expérience de travail, leurs valeurs et leur engagement en faveur des migrants, potentiellement à la suite des stratégies de valorisation professionnelle et (partiellement) aux stratégies de transfert et de production de passeurs étatiques par les ONG et les OI. S'ils sont formés en partie par les ONG et les OI, ils restent plus indépendants d'elles ­ de leurs financements et leurs normes ­ que les passeurs salariés de ces organisations. Ils gardent la liberté de choisir quelles normes internationales appliquer dans leur travail quotidien et lesquelles diffuser de façon informelle parmi leurs collègues. Par ailleurs, si ces agents étatiques subalternes agissent en passeurs-diffuseurs horizontaux de normes et de conceptions du monde, leur influence effective est à la mesure de leur position peu élevée dans l'appareil étatique. En revanche, des agents publics de niveau moyen ou supérieur sont dans une meilleure position pour promouvoir, voire imposer, des normes au sein de l'administration.

Les agents en position hiérarchique : des passeurs qui peuvent imposer des changements dans l'administration

43Les acteurs non étatiques cherchent à transformer en passeurs des agents administratifs dans des positions hiérarchiques supérieures. Il s'agit par exemple de la directrice et des chargés de mission du département en matière d'asile dans le service migratoire central, mais aussi de personnes qui travaillent pour le commissaire du Parlement ukrainien pour les droits de l'homme (fréquemment appelé « ombudsman », il a été élu par la Verkhovna Rada pour la première fois en 1998). Les employés des ONG considèrent ces acteurs de niveau intermédiaire comme plus accessibles et moins impliqués dans la corruption de grande envergure ou des affaires criminelles que les acteurs de niveau politique, tels que le directeur du service migratoire central, les députés ou les ministres. Les membres des ONG soulignent également que ces acteurs étatiques gèrent les situations concrètes de l'asile et sont généralement plus informés sur les questions dont les ONG souhaitent discuter [35]. Les employés des ONG à Kiev sont souvent en contact direct avec les agents des autorités centrales alors que les salariés des ONG d'autres régions interagissent davantage avec des officiels des institutions régionales.

44Les contacts avec des agents qui occupent des positions clés permettent aux ONG de provoquer des changements de pratiques étatiques. Ces passeurs étatiques jouent différents rôles dans les processus de transfert selon leur position institutionnelle. La directrice d'une ONG locale, qui soutient des demandeurs d'asile et réfugiés dans leurs démarches pour obtenir des droits sociaux et cherche à modifier les pratiques administratives dans ce secteur de façon plus généralisée et durable, explique :

45

Nous avons discuté d'un problème avec le pôle emploi dans une région, mais le personnel d'autres régions ne le sait pas. Nous avons donc besoin de l'aide du service migratoire [central] pour informer toutes les autres administrations [36].

46Les passeurs qui sont dans des positions clés peuvent diffuser des informations et recommander certains changements de pratiques auprès des administrations sur lesquelles ils ont de l'autorité. Comme le soulève la directrice d'une ONG citée ci-dessus, un passeur dans une position clé peut diffuser dans toutes les institutions ukrainiennes la solution qu'a arrêtée l'ONG et telle institution régionale. Les ONG peuvent aussi inciter leurs passeurs étatiques à publier des recommandations pour les institutions subordonnées. Par exemple, grâce à des rencontres avec des représentants de la Cour suprême administrative, des acteurs non étatiques sont parvenus à faire en sorte qu'entre 2009 et 2014 la cour publie plusieurs résolutions () pour les juges sur le processus décisionnel en matière d'asile [37]. Ces résolutions sont adaptées aux normes internationales en matière d'asile. Par exemple, l'article 10 de la résolution de 2014 indique que les demandeurs d'asile ne sont pas tenus de fournir des preuves sur tous les points de leur dossier et qu'une variété de sources d'information fiables, parmi lesquelles les rapports du HCR, peuvent servir de preuves. Cependant, quand les passeurs internes ne peuvent émettre que des recommandations non contraignantes ou quand ils ne disposent pas de l'autorité légale sur les agents qui mettent en  uvre les politiques, ceux-ci peuvent résister à ces tentatives d'influence en ignorant les règles émises. Cela a été par exemple le cas de la recommandation de la Cour suprême administrative qui n'a été suivie que d'une mise en pratique très hétérogène par les juridictions [38].

47Par conséquent, les transferts de la part des acteurs non étatiques sont d'une utilité proportionnelle à l'autorité dont les agents étatiques qui mettent en  uvre des politiques d'asile sont investis à l'égard des services publics ou administrations. Certaines ONG réussissent à mettre en place des réunions régulières avec leurs contacts, au cours desquelles ces ONG formulent leurs récriminations sur le non-respect des lois par des agents subordonnés à ces contacts. À l'issue de ces réunions informelles, ceux-ci demandent, par courrier ou échanges téléphoniques, le respect de certaines normes formelles. À titre d'exemple, des membres d'une ONG se sont plaints lors d'une réunion auprès de la directrice du département d'asile du service migratoire central que les services migratoires régionaux imposaient des amendes trop élevées aux réfugiés qui n'avaient pas enregistré leur lieu de résidence, les traitant comme des étrangers et non comme des citoyens ukrainiens. La directrice, jugeant en accord avec l'ONG que ce traitement n'était pas légal, a envoyé une lettre aux services responsables [39].

48De façon semblable, les acteurs non étatiques peuvent occasionnellement obtenir des réunions avec des acteurs étatiques grâce à des passeurs bien positionnés à l'intérieur de l'appareil étatique. Cependant, un passeur qui ne fait pas partie de la même institution que celle visée et qui manque donc d'autorité légale sur l'agent en question est souvent incapable de garantir que cet agent participe effectivement à la réunion.

49Par contre, l'ombudsman, bien que situé en dehors des institutions visées, est considéré par les ONG comme un passeur puissant. Il peut intervenir directement auprès de l'organisme local de mise en  uvre pour des changements spécifiques ou auprès d'organismes publics de niveau supérieur pour qu'ils envoient un ordre formel aux organismes de mise en  uvre. Les acteurs non étatiques affirment que des institutions supérieures, telles que le cabinet des ministres, ne peuvent pas ignorer les requêtes de l'ombudsman et se voient obligées d'ordonner aux ministères d'entreprendre des changements. En effet, le premier ombudsman ukrainien (Nina Karpachova, 1998-2012) a soutenu des acteurs non étatiques dans leur lutte contre des organes étatiques puissants, par exemple dans des cas de tentatives de refoulement. Un représentant du bureau de l'ombudsman indique qu'en 2008 les autorités ukrainiennes ont arrêté un ressortissant russe de Tchétchénie, qui faisait l'objet de poursuites pénales en Russie, et refusé d'accepter sa demande d'asile [40]. Selon les affirmations de membres du bureau de l'ombudsman, celui-ci et le HCR ont réussi à permettre au ressortissant russe de déposer une demande d'asile contre la volonté du centre de détention provisoire « Sizo », d'empêcher l'extradition et enfin d'obtenir la libération du demandeur d'asile contre la position du bureau du procureur général. Quand une personne active et critique occupait le poste d'ombudsman, cette coopération a permis au HCR de contrer des acteurs étatiques puissants.

50Si un lecteur francophone peut considérer que ces activités font partie du travail officiel des agents administratifs, tel n'est pas l'avis des acteurs sur le terrain ukrainien. Pour la plupart des officiels, interagir avec des ONG et OI, donner suite à leurs demandes et s'opposer à d'autres acteurs administratifs pour des migrants, relèvent d'un engagement qui dépasse le strict minimum de travail qui leur est demandé officiellement (et peut même être considéré comme de la corruption). Néanmoins, si les passeurs non étatiques réussissent parfois à trouver des alliés étatiques en position hiérarchique, ils n'ont que peu d'emprise sur les normes que poursuivent ces officiels. Ils peuvent choisir de s'engager dans un cas et de ne pas le faire dans un autre ; de soutenir la diffusion d'une norme et pas d'une autre.

51En résumé, on voit émerger deux types de passeurs de conviction étatiques. La partie précédente a présenté les passeurs qui agissent de façon horizontale comme diffuseurs d'idées et d'information parmi leurs homologues du même niveau hiérarchique. La suivante a introduit les passeurs de conviction qui ont une position hiérarchique dans l'appareil étatique. Cette position leur confère une autorité légale sur les agents, ce qui leur permet non seulement de diffuser des savoirs, mais également d'imposer le respect de certaines normes. En effet, des passeurs dans des positions stratégiques au sein des autorités publiques peuvent arranger des rendez-vous entre les acteurs non étatiques et d'autres agents étatiques, informer d'autres agents de l'État des règles formelles et des procédures standardisées, recommander certaines pratiques en interne, exiger le respect des normes formelles ou encore en produire.

Dépasser la précarité de l'approche par les passeurs. Formaliser des changements par le recours aux passeurs

52Les contacts personnels permettent de contourner, par les niveaux médians de l'organisme public, les résistances politiques imposées depuis leur sommet : cette stratégie reste toutefois fragile du fait même de sa dépendance à l'égard d'agents publics individuels. Selon les enquêtés parmi les ONG et les OI, pour ne prendre qu'un exemple, alors que le premier ombudsman les soutenait activement, celui qui lui a succédé (Valeriya Lutkovska, 2012-2017), peu enclin à critiquer le gouvernement, avait de fait rompu le circuit de circulation entre ONG et État. La directrice d'une ONG critique cette personnalisation :

53

Le problème est qu'aujourd'hui le système fonctionne sur la base des individus, des relations personnelles. Il fonctionne parce que Mme G. [directrice du service des réfugiés du service migratoire central] et Mme P. [la personne interrogée] se rencontrent. Mais quand Mme G. partira, nous devrons devenir amis avec le nouveau directeur. Ce n'est pas une obligation pour eux, mais c'est personnel. Les gens travaillent, pas le système [41].

54L'enquêtée, directrice d'une ONG locale de soutien aux droits sociaux des demandeurs d'asile et des réfugiés, a adopté une stratégie d'établissement de liens personnels de confiance, notamment aux échelons intermédiaires des autorités centrales. Si elle apprécie les entrées que ces contacts lui procurent, elle craint pour la pérennité de cette influence lors de changements de personnels de direction.

55Aussi, les employés des ONG et OI cherchent à formaliser les échanges en favorisant la modification ou l'introduction de normes et de règles formelles qui fassent obligation aux agents de la mise en  uvre. Là encore, cette formalisation du transfert passe par les contacts personnels : les entrepreneurs de normes ne changent pas la nature de leur travail, mais l'échelon des contacts individuels en démarchant les agents publics de niveau de direction de départements ou de services étatiques afin que des documents officiels, des instructions et des modèles de travail à l'attention du personnel soient produits. L'ancien directeur du Comité d'État pour les nationalités et les religions (institution qui a précédé celle du service migratoire central) explique que les procédures de travail internes proviennent du HCR : sur proposition de l'agence des Nations unies et en collaboration avec elle, les agents de son institution ont développé des instructions pour l'administration régionale (par exemple, les documents requis, le système selon lequel les dossiers doivent être classés, la forme d'une demande d'asile, les aspects à vérifier dans l'histoire du demandeur d'asile) [42]. Des employés du HCR ont aussi distribué dans l'administration des brochures, des documents d'information et son manuel sur la manière de travailler conformément aux normes du HCR. Une employée du service migratoire central présente l'émergence du modèle pour rédiger les décisions d'asile :

56

Cela nous a pris du temps avant d'établir une structure standard pour écrire une décision pour tous les bureaux régionaux. Nous utilisons l'exemple de décision du HCR. Ils ont une bonne structure : d'abord ils indiquent des informations de base sur la personne, ensuite le récit, de quoi est-ce qu'elle a peur, la véracité de ses raisons, si elle est un réfugié conventionnel ou [relève] de la protection subsidiaire. Si ni l'un ni l'autre alors... C'est plus facile avec ce standard car avant chacun écrivait juste comme il voulait [43].

57Les agents des services à l'asile présentent les modèles importés comme utiles et les acceptent comme les leurs ­ comme des procédures étatiques. Ils soulignent qu'elles facilitent et standardisent leur travail et les protègent de remises en question devant des juridictions. Les normes et pratiques diffusées par le HCR sont intégrées dans un processus et un discours de standardisation et de professionnalisation des organes de l'État. Ces documents et procédures homogénéisées perdurent au-delà de l'affectation du personnel qui les a produits ou importés.

58Cependant, lorsque les documents élaborés par les autorités étatiques sous l'influence des ONG ne sont pas suffisamment précis ou clairs, les ONG doivent à nouveau compter sur les individus dans l'administration pour une mise en  uvre conforme aux normes des acteurs non étatiques. Par exemple, des employés d'ONG ont participé à l'élaboration de la procédure officielle d'évaluation de l'âge des mineurs non accompagnés. Néanmoins, certains points n'ont pas été clarifiés dans le document, de sorte qu'une certaine ambiguïté et des contradictions subsistent, laissant une marge de man uvre majeure au personnel qui les met en  uvre. Par la suite, le passeur de conviction au ministère de la Santé, qui avait promis une interprétation de l'ambiguïté du document conforme aux normes de l'ONG, a quitté son poste et les autres agents de l'État appliquent le document différemment [44]. Plus les textes sont imprécis, plus les agents en charge de leur exécution disposent de marges d'interprétation [45], si bien que même en situation de succès des opérations de transfert (les administrations et autorités publiques ont adopté les textes visés par les ONG et les OI), les passeurs au sein de l'administration restent un atout nécessaire pour les promoteurs de normes internationales, dès lors qu'ils endossent un rôle non plus d'introducteur ou de relais de la norme, mais de scrutateurs de la juste interprétation de la norme.

Conclusion

59Cette recherche montre l'importance de compléter les approches institutionnalistes dominantes dans le champ des études sur les transferts par des approches centrées sur les acteurs. En effet, si les institutions rendent possibles les transferts, ce sont les acteurs qui réalisent le changement [46]. Ceux-ci n'agissent pas uniquement ou pas toujours comme de simples représentants de leur institution, mais comme des passeurs individuels qui tissent des liens avec d'autres acteurs individuels. Ainsi, les transferts ne semblent se faire entre ONG et administration qu'observés à une échelle méso, alors qu'à une échelle micro ils semblent se faire entre certains membres d'ONG et certains agents étatiques. Plus précisément, certains acteurs jouent un rôle clé dans la diffusion de normes : les passeurs.

60L'article contribue à une meilleure compréhension du rôle des passeurs dans les processus de transfert. Il porte sur les origines, les ressources, les obstacles et les stratégies des passeurs, mais aussi les temporalités des activités de passage. Ce faisant, cette recherche développe et nuance la distinction proposée dans l'introduction de ce dossier entre passeurs de profession et passeurs de conviction.

Devenir passeur

61Les passeurs de profession acquièrent leur statut le jour de leur recrutement dans une ONG ou OI qui institue ce rôle comme stratégie de diffusion de ses normes. Lors de leur premier recrutement par une organisation active dans le secteur de l'asile, ces personnes sont généralement novices et apprennent sur le tas les normes à diffuser ainsi que les stratégies de diffusion. Avec le temps, beaucoup endossent le rôle de passeur et s'engagent dans des activités de transfert hors du strict cadre de leur travail, par exemple en interagissant avec les destinataires de normes le soir dans un cadre informel, tout en poursuivant les objectifs de transfert qui sont les leurs.

62De leur côté, les passeurs de conviction investissent graduellement un rôle de passeur, après souvent de longues années de travail dans l'administration d'asile et de nombreuses formations suivies auprès des ONG et OI. Si les deux types de passeurs deviennent opérationnels à travers un processus d'apprentissage et de formation, des différences émergent entre le statut de passeur de profession qui s'impose de façon immédiate avec la signature d'un contrat de travail et le rôle de passeur de conviction que l'on adopte de façon graduelle. Par ailleurs, les premiers acquièrent leur statut à la suite d'une stratégie d'une OI (qui les recrute directement ou délègue leur recrutement à une ONG) alors que les seconds, bien qu'influencés par les stratégies des mêmes OI, choisissent individuellement de devenir passeurs de conviction.

Agir en passeur

63Certaines différences entre les passeurs sont dues à leur position à l'égard des bailleurs ou initiateurs des transferts. Si pour les passeurs de profession, les activités de passage font partie intégrante des tâches pour lesquelles ils sont officiellement rémunérés, pour les passeurs de conviction, les activités de passage s'imbriquent ou s'ajoutent à leurs tâches officielles, parfois durant leur temps libre. Par ailleurs, les employés des ONG doivent diffuser les normes de leur organisation et de leur bailleur de fonds, souvent selon des méthodes prédéfinies [47]. Les agents étatiques, n'étant pas financés par les initiateurs des entreprises de transfert, peuvent choisir de refuser certaines normes et ne pas agir comme passeurs dans certains contextes. Certains d'entre eux défendent des normes très proches de celles des ONG, alors que d'autres n'en partagent qu'une partie et ne les soutiennent que ponctuellement.

64En plus de ces différentes libertés d'action, ces groupes se distinguent par leurs positions à l'égard de l'institution cible des transferts. Les passeurs externes aux institutions étatiques qu'ils cherchent à influencer essaient de brouiller les limites entre sphère étatique et sphère non étatique en interagissant régulièrement avec les agents publics, en établissant des liens informels, voire amicaux, avec eux, en détachant certains de leurs employés quelques jours par semaine au sein de l'administration ukrainienne et, finalement, en transformant des agents étatiques en passeurs. Ceci est nécessaire car, malgré tous leurs efforts, les employés des ONG n'arrivent jamais à faire oublier complètement à l'administration leur statut d'externe à l'institution. En effet, les passeurs non étatiques recherchent une multipositionnalité qui ne leur est autorisée par les instances publiques que dans le cadre très restreint du détachement. En augmentant la distance perceptible entre l'origine externe des normes promues par des organisations internationales et leur cible qu'est l'administration nationale, la multipositionnalité des passeurs ou le fait de brouiller les limites entre sphère interne et sphère externe permet de rendre les normes plus acceptables, plus nationales, plus internes à l'institution cible.

65Au sein du groupe des passeurs internes à la cible des transferts, une nouvelle distinction s'impose entre acteurs subalternes et acteurs en position supérieure. Les passeurs subalternes qui sont internes à l'institution visée adoptent des méthodes horizontales de diffusion d'informations et d'idées. Les passeurs en position supérieure peuvent, s'ils bénéficient d'une autorité légale sur des agents étatiques qui mettent en  uvre les politiques en question, employer des stratégies verticales, c'est-à-dire essayer d'imposer des normes et des pratiques, par exemple en produisant des règles formelles et des prescriptions administratives. En raison de leur position à l'égard de l'institution cible, les passeurs étatiques avec une position supérieure peuvent imposer des décisions de façon coercitive [48]. Les passeurs non étatiques mais aussi les passeurs étatiques subalternes privilégient des stratégies non conflictuelles. Si les premiers, grâce à leur position externe à l'institution, peuvent décider de prendre des risques et d'utiliser des stratégies conflictuelles, les deuxièmes n'ont pas cette possibilité. Par ailleurs, tous les passeurs, notamment ceux qui ne disposent pas d'autorité légale sur des agents pertinents, cherchent à établir un réseau au sein des autorités étatiques. À cet égard, les passeurs internes à l'appareil étatique bénéficient d'une certaine légitimité parmi les autres acteurs étatiques. Les passeurs externes doivent rassurer les acteurs ciblés et les convaincre des avantages d'interagir avec eux, afin de nouer puis d'entretenir des contacts.

66En plus de ces ressources relationnelles, les passeurs se différencient en fonction de leurs ressources matérielles et informationnelles. Les acteurs des OI et des ONG disposent de plus de moyens financiers, de connaissances spécifiques au sujet de l'asile et de compétences qui sont utiles aux acteurs administratifs, qui en sont dépourvus. Ces ressources inégales renforcent la position des passeurs non étatiques à l'égard des acteurs étatiques. En effet, ces derniers peuvent devenir dépendants des premiers. Cela est particulièrement le cas quand la conditionnalité de l'UE [49] augmente la pression sur les agents étatiques sans que le gouvernement mette à leur disposition les moyens nécessaires. Ainsi, la valeur des ressources des passeurs dépend aussi du contexte politique national et international. L'approche par les passeurs permet ainsi de mieux comprendre comment des relations de pouvoir internationales, y compris la conditionnalité de l'UE, affectent les processus de transfert à une échelle micro.

Rester passeur

67L'approche par les passeurs permet aussi de contribuer aux réflexions émergentes sur les temporalités dans les transferts [50]. Si la majorité des études sur les transferts assume que les transferts pour les uns stagnent, pour les autres progressent, attirer l'attention sur le fait que les transferts dépendent d'acteurs individuels et de leurs relations indique que les transferts peuvent s'accélérer ou ralentir, mais aussi être inversés, par exemple quand un passeur change d'organisation. Les transferts ne sont ainsi pas forcément linéaires ni stables dans le temps.

68La distinction entre passeurs de profession et passeur de conviction permet de nuancer encore cette observation. Les passeurs de conviction peuvent avoir tendance à maintenir leur engagement sur une certaine durée, soit dans le cadre de leur travail, soit hors de leur temps de travail, ce qui favorise une certaine indépendance à l'égard des financements spécifiques et temporaires destinés aux transferts. Néanmoins, la rotation du personnel de la fonction publique ukrainienne est forte, ce qui rend leurs activités de passage instables. Les activités de transfert des passeurs de profession reposent sur leur emploi dans une organisation qui poursuit la finalité de transfert. Dans le cas étudié, les activités des employés des ONG dépendent des moyens financiers internationaux pour des activités de transfert ­ moyens financiers accordés à des projets relativement courts. Cependant, les passeurs de profession cherchent souvent à maintenir leur travail dans le même secteur au-delà de la fin d'un financement international, ce qui peut permettre de stabiliser leurs activités de transfert dans la limite de la mise à disposition de financements internationaux.


Mots-clés éditeurs : Ukraine, transfert, administration, asile, ONG, courtier

Mise en ligne 15/10/2020

https://doi.org/10.3917/rfsp.705.0595

Notes

  • [1]
    Entretien en anglais avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une petite ville en Ukraine, 26 mai 2014.
  • [2]
    David Dolowitz, David Marsh, Learning from Abroad : The Role of Policy Transfer in Contemporary Policy-Making, Governance, 13 (1), 2000, p. 5-23, ici p. 5 (traduction de l'auteur).
  • [3]
    Olivier Nay, Andy Smith, Le gouvernement du compromis. Courtiers et généralistes dans l'action politique, Paris, Économica, 2002.
  • [4]
    Yves Dezalay, Les courtiers de l'international : héritiers cosmopolites, mercenaires de l'impérialisme et missionnaires de l'universel, Actes de la recherche en sciences sociales, 151-152, 2004, p. 4-35.
  • [5]
    Thibaut Rioufreyt, Les passeurs de la Troisième Voie : intermédiaires et médiateurs dans la circulation transnationale des idées, Critique internationale, 59 (2), 2013, p. 33-46.
  • [6]
    Virginie Guiraudon parle, par exemple, de passeurs d'idées : Construire une politique européenne de lutte contre les discriminations : l'histoire de la directive race, Sociétés contemporaines, 53 (1), 2004, p. 11-32. Plus récemment, Thibaut Rioufreyt parle des passeurs de la Troisième Voie (blairiste), acteurs secondaires et moins visibles qui ont pourtant joué un rôle essentiel, ajoutant : Sans eux, la circulation des idées néotravaillistes aurait été impossible. Cette approche est également celle que nous endosserons ici (T. Rioufreyt, Les passeurs de la Troisième Voie..., art. cité, p. 34).
  • [7]
    Lison Guignard, La construction d'une norme juridique régionale : le cas des mutilations génitales féminines en Afrique, Critique internationale, 70, 2016, p. 87-100.
  • [8]
    Michel Crozier, Erhard Friedberg, L'acteur et le système. Les contraintes de l'action collective, Paris, Seuil, 1977.
  • [9]
    Si, pour Luc Boltanski, la multipositionnalité est une caractéristique des élites, le travail présent ainsi que les recherches sur le militantisme montrent que d'autres acteurs, du moins ceux issus des classes moyennes, peuvent également bénéficier de la ressource que représente la multipositionnalité, même si celle des classes moyennes peut être plus limitée que celles des élites. Voir Luc Boltanski, L'espace positionnel : multiplicité des positions institutionnelles et habitus de classe, Revue française de sociologie, 14 (1), 1973, p. 3-26.
  • [10]
    Hélène Charton, De l'art de bien gouverner l'école en Afrique : domination gestionnaire et élimination des résistances, Éducation et sociétés, 39 (1), 2017, p. 101-117.
  • [11]
    Geneviève Pagé, La lente intégration du queer au féminisme québécois francophone : douze ans de résistance et le rôle de passeur des Panthères roses, Canadian Journal of Political Science/Revue canadienne de science politique, 50 (2), 2017, p. 535-558.
  • [12]
    Un concept voisin est celui de courtier, utilisé notamment par Patrick Hassenteufel, Jacques de Maillard. Convergence, transferts et traduction : les apports de la comparaison transnationale, Gouvernement et action publique, 3, 2013, p. 377-393, ici p. 387. Cependant, courtier (ou broker, en anglais) fait habituellement référence à des acteurs qui se situent entre et interagissent avec plusieurs sphères. Ils sont perçus comme neutres et respectés par les parties impliquées et permettent de trouver des compromis. C'est sur ces derniers aspects qu'ils se distinguent particulièrement de notre conception des passeurs. Voir Paul A. Sabatier, Top-Down and Bottom-Up Approaches to Implementation Research : a Critical Analysis and Suggested Synthesis, Journal of Public Policy, 6 (1), 1986, p. 21-48. Voir sur ce point l'introduction générale du dossier.
  • [13]
    Elsa Tulmets, Analyser l'exportation des normes au-delà de l'Union européenne : pour une approche éclectique, Politique européenne, 46, 2014, p. 8-32.
  • [14]
    Contrairement aux cas analysés par Julia Langbein, Transnationalization and Regulatory Change in The EU's Eastern Neighbourhood. Ukraine between Brussels and Moscow, Abingdon, Routledge, 2015.
  • [15]
    Oxana Shevel, Migration, Refugee Policy, and State Building in Postcommunist Europe, Abingdon, Cambridge University Press, 2011, p. 1.
  • [16]
    Tanja A. Börzel, Thomas Risse, From Europeanisation to Diffusion : Introduction, West European Politics, 35 (1), 2012, p. 1-19 ; Laszlo Bruszt, Gerald A. McDermott, Integrating Rule Takers : Transnational Integration Regimes Shaping Institutional Change in Emerging Market Democracies, Review of International Political Economy, 19 (5), 2012, p. 742-778.
  • [17]
    L'asile n'est pas perçu comme un problème de politiques publiques ni par les acteurs politiques ni par la société plus large, ce qui implique une très faible mobilisation des acteurs de la société civile pour cette cause. Ce manque d'attention et d'intérêt pour l'asile en Ukraine est dû, d'une part, au nombre très faible de demandes d'asile (en avril 2020 il y avait environ 2 500 demandeurs d'asile en Ukraine) et, d'autre part, au faible héritage soviétique en ce qui concerne les normes internationales relatives à l'asile. Voir Irina Mützelburg. L'empowerment par des financements internationaux ? Comment les donateurs créent un secteur non étatique en Ukraine, Revue Gouvernance, 15 (1), 2018, p. 63-85 ; Id., Asylum Policies and Practices in Ukraine. Europeanisation and Multi-Level Transfer of International Norms, Basingstoke, Palgrave Macmillan, à paraître.
  • [18]
    Jeffrey T. Checkel, Persuasion in International Institutions, ARENA Working Papers, 02/14, 2002 ; Id., Why Comply ? Social Learning and European Identity Change, International Organization, 55 (3), 2001, p. 553-588, ici p. 563.
  • [19]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [20]
    Cette proximité géographique rend le processus de decoupling décrit par Christian Fröhlich plus difficile : dans le cas analysé par C. Fröhlich, les ONG russes financées par des bailleurs de fonds internationaux obtiennent une marge de man uvre considérable en adaptant leur discours à leur public. Ceci est notamment rendu possible par la distance géographique avec leur bailleur de fonds. Voir Christian Fröhlich, Walking The Tightrope. Russian Disability NGOs' Struggle with International and Domestic Demands, dans Sabine Fischer, Heiko Pleines (dir.), Civil Society in Central and Eastern Europe, Stuttgart, ibidem Press, 2010, p. 77-87.
  • [21]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [22]
    Les chercheurs soit distinguent transferts volontaires et imposés, soit affirment qu'ils se situent le long d'un continuum entre ces deux pôles. Voir Frank Schimmelfennig, Ulrich Sedelmeier (dir.), Conceptualizing The Europeanization of Central and Eastern Europe, dans F. Schimmelfennig, U. Sedelmeier, The Europeanization of Central And Eastern Europe, Ithaca, Cornell University Press, 2005, p. 1-28. En revanche, Didier Georgakakis et Julien Weisbein soulignent que la sociologie des acteurs permet de nuancer des dichotomies, par exemple celle qui oppose niveau national et niveau international. Voir Didier Georgakakis, Julien Weisbein, From Above and From Below : A Political Sociology of European Actors, Comparative European Politics, 8 (1), 2010, p. 93-109, ici p. 95-96.
  • [23]
    Le Service migratoire étatique de l'Ukraine () est une agence étatique sous le contrôle du cabinet des ministres, qui dépend du ministère de l'Intérieur.
  • [24]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG dans une grande ville en Ukraine, 22 mai 2013.
  • [25]
    Coline Salaris, Mobiliser par émotions, mobiliser les émotions, Revue française de science politique, 67 (5), octobre 2017, p. 857-878 ; Christophe Traïni, Des sentiments aux émotions (et vice-versa), Revue française de science politique, 60 (2), avril 2010, p. 335-358.
  • [26]
    Ces analyses se fondent sur une observation d'une formation de deux jours organisée par un sous-traitant du HCR, financée par l'UE dans une ville de taille moyenne en Ukraine en 2014, sur du matériel pédagogique mis à disposition par une ONG qui dispense des formations ainsi que sur les récits d'organisateurs et de participants lors d'entretiens effectués en Ukraine entre 2013 et 2015.
  • [27]
    Martha Finnemore, Kathryn Sikkink, International Norm Dynamics and Political Change, International Organization, 52 (4), 1998, p. 887-917, ici p. 914-915 ; Tanja A. Börzel, Thomas Risse, When Europe Hits Home : Europeanization and Domestic Change, European Integration Online Papers, 4 (15), 2000, en ligne : http://eiop.or.at/eiop/pdf/2000-015.pdf.
  • [28]
    Kerstin Jacobsson, Steven Saxonberg (dir.), Beyond NGO-ization. The Development of Social Movements in Central and Eastern Europe, Abingdon, Routledge, 2016, p. 2 ; Tsveta Petrova, Sidney Tarrow, Transactional and Participatory Activism in The Emerging European Polity : The Puzzle of East-Central Europe, Comparative Political Studies, 40 (1), 2007, p. 74-94 ; Christian Fröhlich, Civil Society and The State Intertwined : The Case of Disability NGOs in Russia, East European Politics, 28 (4), 2012, p. 371-389.
  • [29]
    Entretien en anglais avec le directeur d'une association confessionnelle dans une ville moyenne en Ukraine, 11 mai 2014.
  • [30]
    En Ukraine, les manifestations menées fin 2013-début 2014 contre l'élite politique (et le président Viktor Ianoukovytch), souvent qualifiées de pro-européennes, ont amené de nouveaux acteurs politiques au pouvoir, parmi lesquels, en juin 2014, le président Petro Porochenko. Celui-ci a signé l'accord d'association avec l'UE et a activement poursuivi l'objectif d'un régime sans visa pour les ressortissants ukrainiens voyageant dans l'espace Schengen, ce qui impliquait de remplir les conditions formulées par l'UE, y compris dans le domaine de l'asile. La phase post-Maïdan a également été marquée par une montée en confiance de groupes non gouvernementaux à l'égard des pouvoirs publics ainsi que par des lustrations et craintes de lustrations dans le secteur public.
  • [31]
    Si, en Ukraine, les OI financent et façonnent le travail des ONG, en France beaucoup d'ONG d'asile dépendent des financements publics et agissent comme délégataires de l'État. Les relations de dépendance varient donc fortement. Voir Estelle d'Halluin-Mabillot, Les épreuves de l'asile. Associations et réfugiés face aux politiques du soupçon, Paris, Éditions de l'EHESS, 2012, p. 89.
  • [32]
    Entretien en anglais avec le directeur d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 20 mai 2013.
  • [33]
    Cette initiative a été initiée par le Processus de Prague, financé par l'UE et dirigé par l'Office suédois des migrations et l'Office fédéral allemand pour les migrations et les réfugiés, ainsi que, dans une moindre mesure, par les ministères de l'Intérieur de la République tchèque, de la Hongrie, de la Pologne, de la Roumanie et de la Slovaquie. Voir Prague Process, Asylum and International Protection, en ligne : www.pragueprocess.eu/en/asylum-and-international-protection (consulté le 27 septembre 2016).
  • [34]
    Entretien en anglais avec un employé ukrainien de niveau intermédiaire du bureau du HCR en Ukraine, à Kiev, 22 juillet 2015.
  • [35]
    Les ONG citent aussi des agents de l'État de ce niveau hiérarchique qu'ils voient comme corrompus, pas informés et pas motivés mais, contrairement aux échelons politiques, les ONG arrivent à identifier certains agents de l'administration qu'ils apprécient.
  • [36]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [37]
    Voir, en particulier, la résolution, de mai 2014, sur la pratique judiciaire de l'examen des différends concernant le statut de réfugié, l'expulsion d'un étranger ou d'un apatride d'Ukraine et les différends liés au séjour d'un étranger et d'un apatride en Ukraine ; décision sur la pratique judiciaire de l'examen des différends concernant le statut de réfugié et d'une personne ayant besoin de protection subsidiaire ou temporaire, le retour forcé et l'expulsion forcée d'un étranger ou d'un apatride d'Ukraine et les différends liés au séjour d'un étranger et d'un apatride en Ukraine.
  • [38]
    Astapov Lawyers, Analysis of the court practice of the Ukrainian administrative courts dealing with the complaints of the asylum seekers challenging the negative decisions of the migration authorities on their applications, mai 2011.
  • [39]
    Au moment de l'entretien les services n'avaient pas encore répondu à cette lettre. Entretien en russe avec la directrice d'une ONG locale sous-traitante du HCR à Kiev, 30 juillet 2015.
  • [40]
    Entretien en russe avec un employé du secrétariat du commissaire pour les droits de l'homme du Parlement ukrainien à Kiev, 8 avril 2015.
  • [41]
    Entretien en russe avec la directrice d'une ONG sous-traitante du HCR dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [42]
    Entretien en russe avec l'ancien directeur du comité d'État pour les nationalités et les religions à Kiev, 19 juin 2014.
  • [43]
    Entretien en russe avec une employée du service migratoire central à Kiev, 11 juin 2014.
  • [44]
    Entretien en anglais avec une employée d'une ONG dans une grande ville en Ukraine, 30 avril 2014.
  • [45]
    Michael Lipsky, Street-Level Bureaucracy. The Dilemmas of the Individual in Public Service, New York, Russell Sage Foundation, 1980 ; Alexis Spire, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l'immigration, Paris, Raisons d'agir, 2008.
  • [46]
    David Dolowitz, Rodica Plugaru, Sabine Saurugger, The Process of Transfert : The Micro-Influences of Power, Time and Learning, Public Policy Administration, 35 (4), 2020, p. 445-464 ; Sabine Saurugger, Constructivism and Public Policy Approaches in The EU : From Ideas to Power Games, Journal of European Public Policy, 20 (6), 2013, p. 888-906 ; Nikolaos Zahariadis, Ambiguity and Multiple Streams, dans Paul A. Sabatier, Christopher M. Weible (dir.), Theories of The Policy Process, Boulder, Westview Press, 2014, p. 25-58, ici p. 28.
  • [47]
    I. Mützelburg, L'empowerment par des financements internationaux..., art. cité.
  • [48]
    Dans les limites de leurs capacités de contrôle et de la marge de man uvre des agents au guichet.
  • [49]
    Anja Franke et al., The European Union's Relations with Ukraine and Azerbaijan, Post-Soviet Affairs, 26 (2), 2010, p.  149-183 ; Heather Grabbe, Europeanization Goes East : Power and Uncertainty in The EU Accession Process, dans Kevin Featherstone, Claudio M. Radaelli (dir.), The Politics of Europeanization, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 303-327 ; Milada Anna Vachudová, Europe Undivided. Democracy, Leverage, and Integration After Communism, Oxford, Oxford University Press, 2005.
  • [50]
    D. Dolowitz, R. Plugaru, S. Saurugger, The Process of Transfer..., art. cité.
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