Notes
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[1]
Fabrice Plomb a participé à l’élaboration de versions antérieures de cet article.
-
[2]
Lucie Bargel, « Socialisation politique », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, nouvelle édition à paraître en 2019, p. 510-517. Anne Muxel, « Le pluralisme politique à l’épreuve de la vie privée : entre normes et pratiques », Revue française de sociologie, 56 (4), 2015, p. 735-769.
-
[3]
Bruno Cautrès, Flora Chanvril, Nonna Mayer, « Retour sur l’hypothèse de “l’homologie structurale“ : les déplacements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La Distinction », dans Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 327-337 ; Nonna Mayer, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin, 2010.
-
[4]
Michael X. Delli Carpini, « Works and Politics : A Decomposition of the Concept of Work and an Investigation of its Impact on Political Attitudes and Actions », Political Psychology, 7 (1), 1986, p. 117-140.
-
[5]
Francois Buton et al. (dir.), L’ordinaire du politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 17.
-
[6]
Pierre Lefébure, « Les rapports ordinaires à la politique », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 374-388 ; Myriam Aït-Aoudia et al., « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du croisement des regards », Critique internationale, 50, 2011, p. 9-20.
-
[7]
Roberta S. Siegel (dir.), Political Learning in Adulthood. A Sourcebook of Theory and Research, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 91-92.
-
[8]
Daniel Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 145-178, ici p. 173.
-
[9]
Certaines dimensions de ces schèmes peuvent se partager avec d’autres groupes et les opinions et votes idoines ne sont pas pleinement originaux, le spectre de l’offre politique étant moins large que l’espace des groupes professionnels. Voir Camille Peugny, « Pour une prise en compte des clivages au sein des classes populaires. La participation politique des ouvriers et des employés », Revue française de science politique, 65 (5-6), octobre-novembre 2015, p. 735-759.
-
[10]
Florent Champy, Liora Israël (dir.), « Professions et engagement public », Sociétés contemporaines, 73, 2009, p. 7-19 ; Philippe Coulangeon, Geneviève Pruvost, Ionela Roharik, « Les idéologies professionnelles. Une analyse en classes latentes des opinions policières sur le rôle de la police », Revue française de sociologie, 53 (3), 2012, p. 493-527.
-
[11]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique... », art. cité ; Id., « Retour sur les modes de production des opinions politiques », dans P. Coulangeon, J. Duval (dir.), Trente ans après..., op. cit., p. 295-306.
-
[12]
Sur l’articulation entre socialisation primaire et professionnelle, voir Muriel Darmon, « La socialisation secondaire ne s’exerce pas sur une page blanche mais sur une page déjà écrite et déjà froissée par les expériences antérieures », Émulations. Revue de sciences sociales, 25, 2018, p. 115-121. Sur les transformations de la sociabilité à l’entrée dans le monde du travail, voir Claire Bidart, Anne Pellissier, « Copains d’école, copains de travail. Évolution des modes de sociabilité d’une cohorte de jeunes », Réseaux, 115, 2002, p. 17-49.
-
[13]
Stephen Crawford, Technical Workers in an Advanced Society. The Work, Careers and Politics of French Engineers, New York/Paris, Cambridge University Press/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989.
-
[14]
A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité ; Boris Wernli, « Homogamie et hétérogamie dans les attitudes et le comportement politique en Suisse », Revue suisse de science politique, 12 (1), 2006, p. 33-72.
-
[15]
Dans la perspective interactionniste ici mobilisée, le concept de carrière professionnelle a indissociablement une dimension objective et subjective (Muriel Darmon, « La notion de carrière : un instrument interactionniste d’objectivation », Politix, 82, 2008, p. 149-167 ; Gilles Bastin, « Gravitation, aléas, séquence. Variations sociologiques autour du concept de carrière », dans Didier Demazière, Morgan Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage sociologique de Chicago, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016). La notion de parcours englobe différentes carrières (politique, conjugale) parallèles à la carrière professionnelle.
-
[16]
Fonds national suisse de la recherche, subside no 100017-122241. L’enquête s’est tenue en 2010-2012.
-
[17]
Muriel Surdez et al., L’enracinement professionnel des opinons politiques. Enquête auprès d’agriculteurs, d’ingénieurs et de directeurs de ressources humaines exerçant en Suisse, Zurich, Seismo, 2016 ; Muriel Surdez, Ivan Sainsaulieu, Éric Zufferey, « La sociabilité politique entre travail et hors travail. Enquête sur la socialisation politique d’agriculteurs, d’ingénieurs et de directeurs de ressources humaines exerçant en Suisse », dans F. Buton et al., L’ordinaire du politique..., op. cit., p. 139-156.
-
[18]
Betina Hollstein, Florian Straus (dir.), Qualitative Netzwerkanalyse. Konzepte, Methoden, Anwendungen, Wiesbaden, VS Verlag, 2006.
-
[19]
Sur cette difficulté méthodologique, voir F. Buton et al., L’ordinaire du politique..., op. cit., p. 337-407.
-
[20]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique... », art. cité, p. 149.
-
[21]
La « montée en généralité » saisit la manière dont les individus résolvent des contradictions vécues dans leur pratique de travail par une réflexivité qui vise un bien commun.
-
[22]
La « transposition » permet d’étudier l’activation ou la mise en veille de schèmes d’appréhension récurrents d’une sphère à l’autre du monde social. Voir Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013, p. 144-147.
-
[23]
Voir Christelle Didier, Les ingénieurs et l’éthique. Pour un regard sociologique, Paris, Lavoisier, 2008 ; S. Crawford, Technical Workers..., op. cit. ; Michel Grossetti, Science, industrie et territoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995. Les travaux sont rarement centrés sur les rapports au politique et nous ne disposons pas d’études pour la Suisse. Le découpage sectoriel public-privé est en Suisse moins prégnant qu’en France, les grandes entreprises du public moins nombreuses et moins attractives. Voir également Luc Rouban, « Les cadres du privé et du public : des valeurs sociopolitiques en évolution », Revue française d’administration publique, 98, 2001, p. 329-344. Les travaux constatent des différences, comme entre ingénieurs du privé ou du public, mais n’ont pas pour visée d’en reconstituer la genèse.
-
[24]
Daniel Oesch, Line Rennwald, « The Class Basis of Switzerland’s Cleavage between the New Left and the Populist Right », Revue suisse de science politique, 16 (3), 2010, p. 343-371. Les analyses électorales VOX se focalisent sur le niveau d’éducation plutôt que sur les catégories socioprofessionnelles, contrairement aux études qui se basent sur des comparaisons européennes.
-
[25]
Ibid.
-
[26]
Ayant obtenu 29,4 % des suffrages aux élections au parlement national de 2015, l’Union démocratique du centre (UDC) s’est déportée vers l’extrême droite depuis les années 1990 avec des discours identitaires et anti-étatistes ; elle concurrence le Parti libéral-radical (PLR) et le Parti démocrate-chrétien (PDC) à droite et au centre droit et le Parti socialiste (PS) à gauche. Les Verts et l’extrême gauche restent faiblement représentés.
-
[27]
Daniel Oesch, Linne Rennwald, « Electoral Competition in Europe’s New Tripolar Political Space : Class Voting for The Left, Centre-Right and Radical Right », European Journal of Political Research, 57 (4), 2018, p. 783-807.
-
[28]
Alberta Andreotti, Patrick Le Galès, Francisco Javier Moreno-Fuentes, Globalized Minds, Roots in the City. Urban Uper-Middle Classes in Europe, Oxford, Wiley Blackwell, 2015, en particulier p. 16-25.
-
[29]
Pour John H. Golthorpe, l’ascension sociale de la service class se traduisait plutôt par un conservatisme social et des attitudes anti-égalitaires : Social Mobility and Class Structure in Modern Britain, Oxford, Clarendon Press, 1987 [1980].
-
[30]
A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité, p. 739.
-
[31]
C. Didier, Les ingénieurs et l’éthique..., op. cit., 2008.
-
[32]
Dans les cibles, les interviewés placent les associations, surtout sportives (volley, rugby, plongée, escalade, voile), dans lesquelles ils sont actifs dans la sphère amicale plutôt que dans celle des associations.
-
[33]
L’hétérogamie par rapport aux parents augmente lors de trajectoires d’ascension sociale des enfants (A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité). Pour la description des effets de trajectoires inverses, voir Camille Peugny, « La mobilité sociale descendante et ses conséquences politiques : recomposition de l’univers de valeurs et préférence partisane », Revue française de sociologie, 47 (3), 2006, p. 443-478.
-
[34]
Les pères sont mécaniciens de précision, machiniste, carreleur, magasinier, cantonnier ou agriculteur ; les mères travaillent, à temps partiel ou avec des interruptions, dans le secrétariat ou le service (vendeuse, toiletteuse pour chien, fleuriste, confection).
-
[35]
Les pères sont actifs dans les professions techniques (ingénieurs, techniciens) et l’entrepreneuriat, les mères dans le secrétariat ou le service (caissière, vendeuse, nutritionniste), à une exception près (mère économiste).
-
[36]
Les pères enseignent plus souvent les disciplines scientifiques, les mères sont davantage littéraires.
-
[37]
Il se distingue par sa composante pratique de l’ethos scientifique des mathématiciens. Voir Bernard Zarca, « L’ethos professionnel des mathématiciens », Revue française de sociologie, 50 (2), 2009 p. 351-384.
-
[38]
Un seul ingénieur, dont les parents sont enseignants en lettres, exerce une activité annexe d’enseignement de la chimie (I16).
-
[39]
Sans nous focaliser sur le processus d’intériorisation de normes politiques dans les écoles d’ingénieurs, nous avons recueilli des matériaux sur l’importance de cette période pour le rapport normatif au monde social et sur la longévité des cercles de sociabilités qui y ont été noués par nos enquêtés. Nous avons pu voir comment une formation générale « technique » s’articulait avec des enseignements « non techniques » (voir Ivan Sainsaulieu, Thomas Jammet, « Les ingénieurs et leurs compétences non techniques. Le cas des diplômés de l’EPFL : une approche sociologique », rapport de recherche, Collège des humanités de l’EFPL, Lausanne, Suisse, 2011).
-
[40]
La filière plus technique (haute école spécialisée) est davantage valorisée socialement que son équivalent français des écoles d’ingénieurs dites de « la petite porte », du CNAM ou des IUT, même si cette catégorisation a connu quelques inflexions en France, notamment via l’essor d’une sorte de voie moyenne des diplômes universitaires (Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; Jean-Marie Duprez, André Grelon, Catherine Marry, « Les ingénieurs des années 1990 : mutations professionnelles et identité sociale », Sociétés contemporaines, 6, 1991, p. 41-64).
-
[41]
M. Surdez et al., L’enracinement professionnel..., op. cit., en particulier p. 164-224 ; M. Surdez, I. Sainsaulieu, E. Zufferey, « La sociabilité politique entre travail et hors travail... », art. cité.
-
[42]
Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
-
[43]
Marc Perrenoud, Ivan Sainsaulieu (dir.), dossier « Identité au travail, identités professionnelles », SociologieS, novembre 2018, en ligne : https://journals.openedition.org/sociologies/8742.
-
[44]
Les ingénieurs étaient 45 996 en 1970 et 76 143 en 2000. Leur pourcentage diminue dans l’industrie (47,1 % en 1970, 29,9 % en 2000) ou la construction (27,0 % et 10,7 %) et augmente dans les services (21,6 % et 28,7 %) et les business services (2,9 % et 26,1 %) (Felix Bühlmann, Aufstiegskarrieren im flexiblen Kapitalismus, Wiesbaden, VS Verlag, 2010 ; Ivan Sainsaulieu, Dominique Vinck (dir.), lngénieurs d’aujourd’hui, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015). Selon Eurostat, en 2019, les ingénieurs résidant en Suisse se répartissent majoritairement dans deux catégories : d’une part, la catégorie « professions intellectuelles et scientifiques » qui comprend 820 569 personnes actives, dont 67 358 dans les secteurs « industrie manufacturière » et « construction » ; d’autre part, la catégorie « directeurs, cadres de direction et gérants » qui en compte 418 000, dont 71 000 dans l’industrie et 18 000 dans la construction : voir https://ec.europa.eu/CensusHub2/intermediate.do?&method=forwardResult.
-
[45]
Kevin John Boyett Anderson et al., « Understanding Engineering Work and Identity : A Cross-Case Analysis of Engineers within Six Firms », Engineering Studies, 2 (3), 2010, p. 153-174.
-
[46]
Florence Charue-Duboc, Christophe Midler, « L’activité d’ingénierie et le modèle de projet concourant », Sociologie du travail, 44 (3), 2002, p. 401-417 ; Paul Bouffartigue, Charles Gadéa, « Les ingénieurs français : spécificités nationales et dynamiques récentes d’un groupe professionnel », Revue française de sociologie, 38 (2), 1997, p. 301-326.
-
[47]
Teresa Carla Trigo Oliveira, João Fontes Da Costa, « We the Engineers and Them the Managers », dans Carolina Machado, J. Paulo Davim, Management and Engineering Innovation, Hoboken/Londres, Wiley/ISTE, 2013, p. 1-36.
-
[48]
Kevin J. B. Anderson et al., « Understanding engineering... », art. cité.
-
[49]
Michael Löwy, « Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, 127, 2004, p. 93-103.
-
[50]
Dans une perspective évolutive, l’interviewé peut indiquer depuis quand une personne est proche, éventuellement la placer dans une ou plusieurs sphères (par exemple un collègue devient un ami) ; il peut aussi spécifier quelles questions – familiales (F pour Famille), professionnelles (T pour Travail) ou politiques (P pour Politique) – sont abordées, avec qui, et si elles suscitent des avis convergents ou non au fil du temps.
-
[51]
M. Grossetti, Science..., op. cit.
-
[52]
Willem Schinkel, Mirko Noordegraaf, « Professionalism as Symbolic Capital : Materials for a Bourdieusian Theory of Professionalism », Comparative Sociology, 10, 2011, p. 67-96.
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[53]
Deux interviewés ont été contestés dans leur rôle de dirigeant par des propriétaires imposant des restructurations pilotées par des consultants externes dotés de savoirs managériaux « nouveaux ». L’un (I12) change d’entreprise pour prendre la tête d’une section d’ingénierie, l’autre (I13) se lance en indépendant.
-
[54]
F. Bühlmann, Aufstiegskarrieren..., op. cit., p. 194.
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[55]
Les noms ont été changés.
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[56]
F. Charue-Duboc, C. Midler, « L’activité d’ingénierie... », art. cité.
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[57]
Ici l’évitement du politique se manifeste dans la sphère privée (les proches) dans la même logique protectrice du collectif identifiée dans la sphère associative : Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris, Economica, 2010 [1998].
1En sociologie politique, identifier les espaces sociaux, les réseaux interpersonnels et les temporalités spécifiques de la socialisation politique est une gageure. La voie est certes bien balisée par la distinction diachronique entre socialisation primaire et secondaire, via le rôle des réseaux interpersonnels et des institutions de référence : famille, école, pairs, couple, amis [2]. La place accordée au travail dans cette optique est cependant restée insuffisante : longtemps subsumé par l’analyse des catégories socioprofessionnelles et du vote de classe [3], le travail a été relégué ensuite à l’arrière-plan, sans doute à la faveur d’un intérêt renouvelé pour la socialisation primaire et les engagements hors travail. De plus, il est difficile méthodologiquement de trouver des corrélations quantitatives stables expliquant les relations entre travail et politique. Ainsi, le niveau de formation, le statut d’emploi et l’autonomie au travail sont devenus des variables moins significatives que les « valeurs » et « compétences » attachées à une activité professionnelle [4].
2 Cette contribution se propose donc de considérer la sphère professionnelle comme un « cadre élémentaire », dans la lignée des travaux qui analysent ce qui y est de l’ordre « du quotidien et de l’institué [5] » dans les rapports ordinaires au politique des individus [6]. Elle vise à comprendre par quels processus les individus membres d’un même groupe professionnel – ici, des ingénieurs – « souscrivent à telle ou telle vision de la politique, des autorités, de l’État [7] » et à montrer qu’ils mobilisent des « schèmes d’appréhension des réalités politiques [8] » relativement similaires [9]. Ces schèmes d’appréhension évoluent en fonction du type de carrières des ingénieurs, qui cristallise des modalités différenciées d’insertion dans le collectif de travail et de mobilité dans la profession. Mettre en évidence cette articulation est un objectif d’autant plus original qu’il est peu visé par la sociologie des professions [10], qu’il concerne des professions situées en haut de la structure sociale et que l’aspect dynamique de la socialisation politique au travail a été jusqu’ici peu investigué [11].
Des parcours de socialisation politique
3Cette contribution vise à mettre en évidence : 1. que les rapports au politique des ingénieurs interviewés sont tributaires d’une socialisation commune au travail [12] ; 2. qu’ils évoluent en fonction des modalités de carrières professionnelles ; 3. qu’ils se distinguent en fonction des modalités d’articulation entre carrière professionnelle et carrière matrimoniale, dimension à prendre en considération au vu de la forte implication auto-déclarée des ingénieurs dans leur vie conjugale et familiale [13]. En effet, l’homogamie ou l’hétérogamie politique au sein des couples s’opère en fonction de l’investissement au travail de chacun des conjoints et, parallèlement, de l’évolution commune ou disjointe de leurs cercles de sociabilité, notamment amicaux. Dans cette perspective, nous verrons que les ingénieurs interrogés ne sont pas forcément plus politisés que leurs femmes, ce qui complexifie le modèle du leader d’opinion au sein des couples [14]. Le propos est structuré à partir d’un schéma en arbre, à valeur d’hypothèse, synthétisant plusieurs parcours types réels de politisation des ingénieurs [15].
Schéma 1. Parcours de socialisation politique des ingénieurs au travail
Schéma 1. Parcours de socialisation politique des ingénieurs au travail
Légende : en synthèse, la politisation des ingénieurs plonge ses racines dans une socialisation primaire diversifiée, avant de passer par le filtre unifiant d’une première socialisation professionnelle (acquisition du schème technoscientifique). Puis une première ramification figure une dualisation de la politisation selon que la carrière est plus individuelle ou collective. Enfin, une ultime ramification dédouble chacune de ces deux carrières, selon l’importance respective du travail et du hors travail.4La structure de l’article découle de ce schéma. Les ingénieurs rencontrés tendent à appréhender le politique à travers ce qui nous appelons un schème technoscientifique, assez lâche et généraliste, mais influençant leur vision politique (partie 1). Toutefois, ce schème se réaménage en fonction des trajectoires de carrière, dans le cadre de l’organisation du travail. Selon une division proche de celle entre professionnals et managers (voir ci-dessous), nous distinguerons donc des parcours types marqués par l’inscription dans le collectif professionnel des ingénieurs et orientés vers des rapports au politique insistant sur le collectif et la solidarité, par opposition aux carrières plus individualisées tournées vers le management (partie 2). Des parcours d’ascension managériale entraînent au contraire une affirmation du mérite individuel et un évitement de la discussion au travail (partie 3).
5Au sein de chacun de ces types, la conjugalité versus son absence (célibat), ou sa faible influence, introduit un double clivage ultérieur : d’un côté, des ingénieurs centrés sur le collectif de travail, alors que d’autres sont conduits à travers une mise en couple égalitaire à s’engager localement hors du travail ; de l’autre, des carrières très individualisées (le couple, comme le collectif, jouant un rôle plutôt secondaire), accompagnées d’une politisation à droite, affermie lors de parcours internationaux ou tempérée par le maintien d’un fort ancrage territorial, synonyme d’attachement aux cercles d’amis traditionnels.
Méthodologie : articuler entretiens biographiques et cibles
6Cette analyse d’un groupe d’ingénieur.e.s est issue d’une enquête plus large [16] qui a étudié les rapports ordinaires au politique au sein des ingénieur.e.s, des directeur.rice.s des ressources humaines (DRH) et des agriculteur.rice.s, exerçant en Suisse [17]. Utilisant une méthodologie qualitative, cette recherche se basait sur les entretiens biographiques et sur les « cibles égocentrées », outil de la sociologie des réseaux [18] peu usité en sociologie politique alors qu’il permet de reconstituer et de représenter graphiquement l’ensemble du réseau de personnes proches qui participent à la socialisation politique d’un individu [19].
7Des entretiens de deux à quatre heures ont permis de reconstituer : 1. le milieu d’origine, les étapes de la carrière et les rapports à l’activité professionnelle des interviewés ; 2. les rapports au politique du moins au plus institués, avec des questions couvrant les pratiques et engagements hors du travail (associations civiques, religieuses, sportives, professionnelles) jusqu’aux opinions et préférences politiques, plus ou moins formalisées par le vote ou les affiliations partisanes, incluant, le cas échéant, les deux familles d’origine du couple ; 3. les individus ou groupes de personnes que chaque interviewé mentionne à la fin de l’entretien comme étant importants, c’est-à-dire qui comptent pour lui. Ces réseaux de relations interpersonnelles sont distribués, d’une part, selon trois cercles concentriques indiquant le degré de proximité affective par rapport à « ego » (du très proche au moins proche), d’autre part au sein de quatre « quarts » représentant chacun une sphère d’activités dans laquelle les personnes sont fréquentées : famille, amis/loisirs, profession, engagements civiques et politiques (voir ci-dessous pour la représentation graphique des cibles).
8Ce triptyque « rapports au travail, rapports au politique et réseaux interpersonnels » permet d’identifier les valorisations positives ou négatives [20] que les interlocuteurs attribuent à l’organisation hiérarchique, au consensus ou au conflit en tant que principes susceptibles de structurer l’ordre social comme les relations au travail et de générer des argumentaires. Dans une perspective diachronique, nous examinons comment ces rapports au politique résultent de « montées en généralité [21] » à partir de situations vécues au travail ou de schèmes d’appréhension plus durables. Ces schèmes peuvent en effet se transposer d’une sphère du monde social à une autre [22], se renforcer ou s’affaiblir selon les recompositions des réseaux personnels, les événements ou les ruptures qui jalonnent la trajectoire individuelle.
9Les ingénieurs interviewés (20 dont 16 entretiens sont utilisés ici, 4 ayant été exploratoires), qui présentent une variété d’âge, d’ancienneté, de formation et de fonctions, ont été sélectionnés dans une petite et moyenne entreprise (PME) d’environ 300 employés (appelée Nanochem) par un effet boule de neige, sans savoir s’ils avaient a priori un intérêt pour la politique ou des engagements. Cette entreprise est typique des firmes qui tentent d’intégrer les nanotechnologies pour rester compétitives à partir d’un secteur d’activité traditionnel. Internationale mais avec une forte implantation locale, elle a été touchée par des restructurations et des changements de propriétaires, ce qui est caractéristique des entreprises d’ingénierie en Suisse. Elle est connectée à deux entreprises (privées) et à un centre de recherche (semi-public) entre lesquels les trajectoires des personnels sont mobiles.
L’affirmation d’un rapport « scientifique » au politique
10Peut-on déceler un rapport au politique spécifique aux ingénieurs ? Sur un plan supranational, des travaux identifient une singularité que l’on retrouve dans notre échantillon : leur intérêt pour la politique ne semble pas coïncider avec leur niveau de diplôme. En France, il serait ainsi de 20 % inférieur à celui d’autres diplômés du supérieur (détenteurs d’une licence ou sortants d’une école de commerce), variant sensiblement en fonction du sentiment d’une forte ou faible « autonomie au travail » (61 % versus 48 %) et du secteur d’activité (50 % à gauche dans le secteur public, 40 % dans celui des technologies de l’information et de la communication en tant que « secteur innovant » et 25 % dans le privé) [23]. En outre, leurs représentations de la politique se différencieraient en fonction de propriétés sociales générales telles que le genre ou le lieu de résidence.
11En Suisse, les données électorales disponibles indiquent que les ingénieurs réaffirment des opinions éloignées d’une logique d’alignement partisan et a fortiori de l’extrême droite de l’échiquier [24], au sein de la catégorie statistique de « professionnels de la technique » (qui comprend aussi les architectes et les professionnels des technologies de l’information). Dans un espace politique qui tend à se polariser (malgré le legs historique de négociations interpartisanes et d’une culture politique du consensus), ils accentuent même ces traits par rapport à d’autres catégories socioprofessionnelles (« sociocultural professionals, service workers, production workers, managers, office clerks, liberal professionals and large employers, small business owners and farmers [25] »). En effet, ils votent un peu plus fréquemment à la fois pour la gauche (+ 5 % pour les Verts, + 4 % pour le PS) et pour la droite libérale (+ 9 % pour les radicaux-libéraux) et moins pour la droite nationaliste, l’UDC (– 13 %) [26].
12A-t-on affaire ici à une logique de labilité des opinions propres à un groupe professionnel diplômé ? Constatée dans de nombreux espaces nationaux, décrite comme tendance à l’individualisation et au bricolage, la volonté de tenir à distance un positionnement et des préférences partisanes stables, justifiant ainsi une labilité des opinions et attitudes politiques, n’est évidemment pas réservée à cette catégorie professionnelle. Pourtant, l’ambivalence politique et le refus de se positionner dans des espaces politiques tripartites (gauches, centre-droit, extrême droite) seraient aussi une spécificité de professionnels dont l’activité est guidée par une logique de travail technique (technical work logic), distincte de celles du travail de services interpersonnels, de l’organisation ou du travail indépendant [27]. Interroger les rapports au politique des ingénieurs renvoie ainsi aux débats récurrents sur l’opposition au sein de la service class (ou de la catégorie des cadres) entre professionals et managers [28], dont les antagonismes s’exprimeraient autant dans les modes de vie que dans les visions politiques [29]. Notre approche réexamine ces oppositions en prenant en considération « les évolutions temporelles, les remaniements et les réajustements, qui sont à l’œuvre dans le processus de formation et d’expression des identités comme des choix politiques [30] ». La tension entre professionnels et managers devient alors plus mouvante et traverse le métier d’ingénieur. Les schèmes communs, que les membres de ce groupe professionnel mobilisent pour donner du sens à leur positionnement politique, évoluent au fur et à mesure que la carrière s’oriente vers l’expertise technique ou vers le management.
La mise à distance de la socialisation primaire
13Quand on leur demande s’ils s’intéressent à la politique ou s’ils se sentent proches d’une famille ou d’un parti politique, les ingénieurs interviewés mettent en scène et explicitent d’abord un « rapport distancié à la politique institutionnelle [31] ». Seuls deux d’entre eux ont un engagement politique, à un niveau local et dans des formations « sans étiquettes », qu’ils s’empressent de caractériser comme « sans intérêts partisans ». Les engagements associatifs ou civiques sont systématiquement présentés comme apolitiques [32].
14 Or cette attitude ne constitue pas la simple reproduction d’un apolitisme familial, au contraire : elle prend une coloration professionnelle marquée et s’exprime par la mise à distance des opinions héritées. Qu’ils soient issus des classes moyennes inférieures ou supérieures, nos interviewés mettent à distance un héritage politique familial, le plus souvent ancré à droite (voir tableau 1), dans le cadre de trajectoires socioprofessionnelles globalement ascendantes [33].
Tableau 1. L’héritage social et politique des interviewés
Âge : entre 27 et 59 ansSexe : 17 hommes et 3 femmes (I6, I10, I11)Origine classe moyenne inférieure : I1, I2, I3, I5, I9, I14, I15Origine classe moyenne supérieure : I4, I6, I7, I8, I10, I11, I12, I13, I16Origine rurale : I2, I3, I7, I8, I10, I15, I16Origine urbaine : I1, I5, I6, 12, I9, I11, I13, I14Famille de gauche et centre gauche : I8, I16Famille centre (Parti démocrate-chrétien, PDC) : I5Famille au positionnement politique indéfini : I3, I13Famille de droite néolibérale : I2, I4, I6, I9, I10, I11, I12, I14, I15Famille de droite nationaliste : I1, I7Auto-positionnement pour le PS ou les Verts : I1, I7, I9, I14Auto-positionnement pour le PLR ou le PDC : I16, I13, I15, I5 |
Tableau 1. L’héritage social et politique des interviewés
15Parmi les sept enquêtés originaires des classes moyennes inférieures [34], quatre (I1, I2, I9, I14) se distancient d’un héritage politique de droite (centre-droit ou droite extrême) pour se positionner alternativement à gauche et au centre, aussi bien lors des élections de représentants que des votes sur enjeux. Trois (I3, I5 et I15) restent plus proches de leur socialisation politique primaire, mais l’amendent en évoquant des expériences liées à leur socialisation professionnelle ou conjugale, selon des modalités qui seront précisées dans la partie 2. Même processus d’aggiornamento chez les enquêtés issus des classes moyennes-supérieures ou supérieures. Six d’entre eux se montrent critiques envers les préférences familiales héritées situées plutôt à droite, alors même que leur position et leurs activités professionnelles sont proches de celles de leurs pères [35]. Quant aux trois enquêtés (I8, I13, I16) issus de familles d’enseignants du niveau secondaire [36], ils se démarquent de leur socialisation politique social-chrétienne, particulièrement de sa composante religieuse, pour adopter des idées plus libérales sur le plan des mœurs et/ou sur le plan économique.
16Pourquoi, toutes situations confondues, ces ingénieurs prennent-ils le même chemin de traverse en se démarquant de leur héritage politique familial ? En toute logique, nous postulons qu’une raison centrale se trouve dans le partage d’une même socialisation professionnelle : tout se passe comme si nos interlocuteurs partageaient une même culture professionnelle inspirant leur rapport au politique.
Un schème technoscientifique pour appréhender le politique
17L’examen du mode de raisonnement tenu par nos interviewés pour expliciter leurs positionnements à l’égard de la politique en général montre en effet qu’ils valorisent les prises de position qu’ils estiment étayées par « une connaissance des faits », opposées à des arguments partisans, nécessairement infondés. L’adhésion partisane suppose à leurs yeux une rigidité dogmatique, synonyme d’une relégation a priori de l’expertise, peu compatible avec ce qui est vécu dans les processus de travail : « On me prescrirait alors comment penser » (I12, 59 ans). Ignorant les controverses scientifiques, ils donnent une importance positiviste « aux chiffres » et « aux sources d’information » pour aborder toute thématique politique ou sociétale. On comprend donc qu’ils délégitiment tout positionnement transcendant, fût-il familial, et légitiment la labilité des opinions, en fonction de la connaissance circonstanciée des thèmes : « Je ne peux pas dire que je suis plutôt gauche ou droite, ça dépend toujours des décisions » (I2, 28 ans).
18Ils préconisent de développer une « vue générale » et fondée avant de se prononcer, arguant du fait que leur fonction professionnelle exige d’anticiper l’ensemble du processus de production ou de recherche, afin d’évaluer les contraintes et les solutions. Ce schème que nous avons qualifié de « technoscientifique » a donc une finalité pratique, ainsi qu’une composante technique, quelle que soit la spécialisation (ingénieurs produits, développement, recherche, direction de service). Il renvoie à la fois à un rapport privilégié aux savoirs scientifiques généralistes et à une composante technique et instrumentale [37]. Il n’est pas directement concurrencé par la possession de savoirs ou compétences plus littéraires : aucun interviewé ne déclare d’attrait, hérité ou acquis, pour la littérature, l’histoire, la géographie, même ceux issus de famille d’enseignants [38].
19Renvoyant à un attachement fort au titre d’ingénieur acquis dans la première partie de la formation [39], ce schème annihile les différences de diplôme et d’école. Il est similaire chez les ingénieurs issus des écoles polytechniques fédérales (EPF) de Zurich et Lausanne, des universités ou des écoles étrangères (I4, I9, I11). Il se retrouve aussi chez ceux qui sont devenus ingénieurs par la voie de la formation professionnelle, tels les laborantins en chimie, les automaticiens ou les constructeurs d’appareils industriels qui ont d’abord suivi une formation professionnelle en alternance, prolongée ensuite dans une haute école spécialisée (HES) en ingénierie (I2, I3, I7 et I15). Ce peu de différenciation entre titulaires de différents diplômes est sans doute accentué en Suisse, où la hiérarchie entre écoles et filières de formation des ingénieurs n’est pas aussi marquée qu’en France [40]. Si la voie « généraliste » EPF/universités favorise des carrières professionnelles plus ascendantes sur le long terme et globalement plus orientées vers des fonctions de direction, le triptyque formation initiale, formation sur le tas et promotion à l’ancienneté forme toujours un schéma traditionnel de réussite sociale, tous secteurs confondus. Dans ce contexte, le niveau de diplôme ou de capital scolaire semble moins importer aux yeux des ingénieurs que la position d’ingénieur elle-même. Ainsi, parmi nos interviewés, ceux détenant un doctorat ne montrent pas d’intérêt plus poussé pour la chose politique, au contraire : leur spécialisation scientifique renforce la mise à distance « scientifique ».
20 Ce schème technoscientifique est par contre bien propre aux ingénieurs. Au cours de notre recherche interprofessionnelle (voir ci-dessus), nous avons pu constater que les directeurs de ressources humaines interrogés, qui constituaient un deuxième groupe de même niveau socioculturel que les ingénieurs, étaient également peu enclins à un engagement marqué politiquement. Toutefois, ils ne mentionnent ni « le sérieux scientifique », ni même « le pragmatisme », pour rendre compte de leur réticence à se positionner en politique [41]. Pour justifier de la labilité de leurs opinions, notamment sur l’échelle gauche-droite, ils se réfèrent à un univers de sens tout autre, composant un autre schème d’appréhension spécifique. Ils évoquent « l’éclectisme » et la « créativité », en tant que valeurs et compétences générant de « l’innovation », en politique comme au travail. Dans leur pratique professionnelle, ils font d’ailleurs usage de savoirs hétérogènes, voire hétéroclites, académiques (principalement droit, gestion, psychologie et communication) autant que profanes (équithérapie, futurologie, religion, etc.), caractéristiques de leurs formations et de leurs trajectoires hybrides. Dit autrement, leur positionnement évoque davantage une « cité artiste » qu’une « cité industrielle » [42], dans une logique qui réfère là aussi aux particularités de l’univers de travail considéré [43].
21Sur la base de cette distanciation avec la socialisation primaire et du partage de cette référence à un schème technoscientifique, deux parcours types de socialisation politique peuvent ensuite être distingués, selon la bipartition énoncée plus haut (voir schéma 1).
Solidarité professionnelle et critique du management
22Les ingénieurs dont nous interrogeons les rapports ordinaires au politique ont été sélectionnés dans le secteur des nanotechnologies. Celui-ci exprime bien le développement et les tensions récentes de l’ingénierie. Le groupe des ingénieurs diplômés est en constante croissance et marqué par des recompositions sectorielles : l’industrie traditionnelle recule face à la haute technologie, aux services ou aux fonctions de direction, de management, de contrôle ou de vente [44]. Dans le contexte suisse, les nanotechnologies reposent sur les progrès de la microscopie pour manipuler la matière. En sus des procédés de miniaturisation (électronique, supraconducteur), elles font une large place à des procédés chimiques qui permettent à des PME de la chimie, de la mécanique et des machines (secteurs dominants dans la région où travaillent nos interviewés) de rénover des procédés industriels traditionnels. Ce domaine émergent implique des collaborations transversales entre spécialités (chimie, chimie-physique, sciences des matériaux), entre fonctions (ingénieurs de production, de développement et de recherche), entre professions (techniciens, commerciaux, financiers...) ainsi qu’entre départements de management et de recherche universitaire.
23 Le « management par projet », comme mode de gestion et d’organisation du travail, y a pris de l’ampleur [45], impliquant notamment un rapprochement entre activités de recherche, d’ingénierie et de production, pour mettre en application des techniques et produits nouveaux [46]. Si la mise en relation des différentes fonctions est globalement bien vécue – elle participe à enrichir le métier –, c’est moins le cas de l’injonction à collaborer plus étroitement avec les acteurs du management, du marketing et de la finance, porte-parole des exigences commerciales « du client [47] » – et a fortiori des restructurations d’entreprises qui interviennent dans les trajectoires de nos interlocuteurs. Dans les entreprises où ils ont travaillé, et particulièrement à Nanochem, ils considèrent que les départements marketing imposent des coûts et des délais ciblés qui tendent à empêcher le déploiement d’une expertise technique approfondie : les projets successifs doivent aboutir dans un temps très court, ou sont abandonnés, en même temps que les effectifs des équipes d’ingénieurs de recherche sont réduits.
24 Afin d’atténuer les contraintes organisationnelles et managériales sur leur activité, les ingénieurs du premier type que nous décrivons, surtout les plus jeunes, défendent leur professionnalité en mettant l’accent sur la collégialité plutôt que sur la concurrence entre fonctions ou entre secteurs/départements. Ils cherchent à créer une appartenance à un collectif professionnel solide, vue comme la condition de l’épanouissement de l’expertise technique. Dès lors, ils valorisent des relations de travail non hiérarchiques non seulement entre pairs mais aussi avec les employés de la production moins haut placés dans la hiérarchie. Ils promeuvent une « culture de la discussion » au travail fondée sur les échanges d’arguments, la transparence, l’honnêteté et, conséquemment, la prise de décision au consensus [48]. Le schème technoscientifique s’infléchit alors vers la prise en compte d’intérêts collectifs et la valorisation de relations peu hiérarchiques, montant en généralité à partir d’une posture critique à l’égard de la logique purement managériale. Il en résulte un glissement des affinités électives [49] vers le centre ou la gauche du spectre politique. Markus et François incarnent ce type d’ingénieurs amenés au fil des étapes de leurs trajectoires à se référer au collectif professionnel.
Trajectoires orientées vers le collectif et déplacement vers la gauche
25Après un apprentissage comme laborant et des études en HES, Markus (I7, 38 ans) travaille neuf ans comme ingénieur chimiste dans un laboratoire public d’analyses alimentaires et environnementales. Il apprécie ce poste pour la « flexibilité » du cadre de travail associée aux possibilités de mobilité interne et d’échanges entre collègues, par ailleurs globalement jeunes. Mais, à la suite de l’arrivée dans sa section d’une subordonnée qui lui « crée des problèmes » et entretient une relation officieuse avec son chef (manquant donc de loyauté à son égard), il quitte à contrecœur cet emploi et décroche un poste d’ingénieur test à Nanochem.
26S’il présente l’organisation du travail à Nanochem comme plus rigide, il se félicite de retrouver dans cette deuxième étape de sa carrière un collectif de travail solidaire, marqué par une relation de confiance avec sa cheffe ainsi qu’une bonne entente avec ses collègues : « On s’aide l’un l’autre pour obtenir ce dont on a besoin. Tout le monde dans cet endroit a un peu cette vue générale. » Malgré les difficultés économiques de l’entreprise, qui ont incité un certain nombre de ses collègues à chercher un emploi ailleurs, Markus désire rester à Nanochem, car il dit placer au premier plan l’identification à l’entreprise, même s’il doute que cela soit le meilleur ressort pour sa propre carrière : « Bien sûr, ce n’est pas toujours la meilleure situation pour chaque personne. C’est clair. Pour moi c’est aussi plus important qu’on ait des solutions qui jouent pour l’entreprise. » Recherchant l’ambiance qu’il a appréciée dans son premier poste, Markus privilégie un environnement de travail peu stable mais lui permettant de mettre en valeur ses compétences au sein d’une équipe de pairs.
27Parallèlement à son parcours professionnel, il continue à se distancier de la socialisation familiale, alors même que son père était ingénieur pour une grande entreprise suisse. Ce dernier avait une conception « traditionnelle » du travail d’ingénieur (encadrement des ouvriers, entreprise suisse comme fleuron national) et le couple parental affirme des affinités avec l’extrême droite, l’Union démocratique du centre (UDC), à mesure que ce parti progresse. Travaillant dans un contexte plus internationalisé, Markus considère cette posture nationaliste comme datée et se reconnaît plus volontiers dans les discours d’ouverture au monde et aux autres cultures : « Maintenant ça évolue, on a beaucoup de connexions dans tout le monde. » Il accorde également de l’importance à une vision sociale du partage et de l’entraide : « On est dans une société et on doit réussir ensemble et faire quelque chose ensemble, alors on doit regarder pour tout le monde. »
28Ayant un parcours professionnel fait de ruptures et bifurcations plus marquées que celui de Markus, François (I4, 40 ans), un docteur en chimie français passé par une grande école d’ingénieur, va également développer un rapport au travail tourné vers le collectif et la solidarité entre pairs. Il se prononce contre le « formatage » et l’« élitisme individualiste exacerbé » inculqués par son père, enseignant en technologie à l’université (« Mes parents voulaient faire de moi le meilleur des meilleurs ! »).
29Pour François, une première prise de distance avec cet héritage intervient avant l’entrée dans le monde du travail, plus précisément pendant le service militaire qu’il effectue « comme n’importe quel quidam ». Il y expérimente la suspension des marqueurs d’inégalité sociale (« On est tous pareils, on est habillés pareil, on est rasés pareil ») et la solidarité lors des exercices difficiles, ce qui l’amène à réviser son attitude antérieure : « Si ça se trouve, plein de gens que j’ai abordés, je n’ai peut-être même pas vu qu’ils appelaient à l’aide et ça a changé complètement ma vision de la communication et de l’écoute. »
30Son parcours professionnel vient confirmer cette distanciation. Après sa thèse, il trouve un poste d’ingénieur recherche et développement (R&D) dans une multinationale française, où il prend rapidement la tête d’une équipe de développement technique. Il cherche à instaurer une ambiance de travail collégiale et se distancie de certains collègues « arrogants » avec les collègues plus proches de la « technique » : « Toi, t’es juste l’exécutant qui est à mon service si j’ai besoin de toi. »
31Cette posture se renforce lorsque l’entreprise connaît une restructuration. Il décrit un conflit social avec le management (« Là, beaucoup de déception aussi [vis-à-vis du management]. On a tous appris une belle leçon ») qui débouche sur une action en justice, le plan social ayant été « bafoué par des logiques de cooptation ». Il mobilise son carnet d’adresses pour aider les membres de son équipe à se reclasser : lui-même étant licencié, il trouve un poste de chef de projet en Suisse, dans un centre de recherche mi-public mi-privé (partenaire de Nanochem). Il y apprécie particulièrement le contexte de travail « sain » et « solidaire », et « la collaboration entre individualités comme force de l’entreprise ». Il voit là le fondement de la professionnalité : « J’avais connu tellement d’aspects négatifs [...] que je me demandais s’il n’y avait pas quelque chose qui se cachait... d’avoir des gens qui étaient aussi ouverts et professionnels. »
32S’agissant des opinions, François, comme Markus, se distancie de sa famille qui vote à droite et est attachée à des valeurs axées autour du mérite individuel. Il s’auto-définit comme proche d’une orientation écologiste et d’« une vision relativement sociale de partage, avec malgré tout la récompense de l’effort ». Cette vision s’actualise dans une critique de la « corruption liée à des intérêts parasites ou personnels qui passent avant l’intérêt collectif ». Tantôt, il développe une critique générale du système politique actuel, notamment du discours d’hommes politiques ne contenant « aucune décision concrète montrant l’impact que l’on veut avoir et ce que l’on veut améliorer », qu’il oppose aux décisions pragmatiques que les ingénieurs doivent prendre au quotidien. Tantôt, il désapprouve des objets particuliers, comme « le bouclier fiscal en France », qui « pourrait rapporter plus d’argent » mais qui selon lui n’a pas été chiffré assez précisément.
33Toutefois, les schèmes d’appréhension du politique de ces ingénieurs préoccupés par le maintien du collectif professionnel se différencient en fonction de la trajectoire matrimoniale et des transformations des réseaux interpersonnels.
Maintien du schème par la centralité de la sociabilité au travail
34François représente un « cas chimique pur » car le schème technoscientifique se maintient et est peu retravaillé au cours de la carrière professionnelle, la socialisation professionnelle n’étant pas concurrencée par d’autres instances ou effets socialisateurs. En effet, François est célibataire et, à la suite de son déménagement en Suisse, il n’a plus guère de contacts avec ses relations amicales les plus anciennes (amis du rugby, voir schéma 2). Il a donc reconstruit son réseau de sociabilité par le biais de son activité professionnelle.
35François reste également attaché à son « réseau professionnel » antérieur (l’association des anciens élèves de son école d’ingénieur) car il voit dans ces organisations un moyen pour les ingénieurs de « faire entendre leur voix, pour prendre les bonnes décisions, d’éviter aussi la manipulation de l’opinion ». Bien que les contacts soient peu fréquents, ils lui permettent d’« apprendre et éventuellement faire part de [son] expérience, donc dans un échange mutuel ».
36La convergence de ses expériences professionnelles et de ses cercles de relations renforce les schèmes technoscientifiques et favorise leur transposition sur le terrain politique. Autrement dit, chez François, le rapport au politique est quasi exclusivement traversé par des réflexions et des enjeux professionnels. C’est de plus un sujet dont il discute principalement avec des collègues de travail, la frontière entre argumentation scientifique politique et scientifique étant très poreuse : « Avec ces collègues avec qui il y a des divergences d’opinion [lors de discussions politiques], effectivement j’étais assez critique sur leurs sources. De dire, finalement pour estimer, pour décider, juger, c’est bien de prendre le temps de vérifier ses sources. »
37Dans sa perspective, comme dans celle d’autres ingénieurs du même type, plutôt jeunes (I2, I3, I10), les sujets politiques doivent être débattus non seulement de façon « scientifique » et informée mais d’une façon collégiale, qualifiée d’ouverte et de consensuelle, en prolongement du fonctionnement souhaité du collectif de travail.
La dynamique professionnelle infléchie par la conjugalité
38Par contraste, l’homogamie et la parentalité peuvent favoriser une implication plus importante dans la vie locale et le hors travail, ainsi qu’une politisation graduelle – comme c’est clairement le cas pour Markus et chez deux autres interviewés (I14, I16).
Schéma 3. La cible relationnelle de Markus
Schéma 3. La cible relationnelle de Markus
39Lors de la première partie de son parcours, Markus connaît une importante mobilité géographique : il se distancie de ses relations de jeunesse et s’investit fortement dans son travail. La mise en couple s’appuie sur une trajectoire de mobilité sociale commune avec sa future épouse : de milieu populaire, celle-ci a d’abord travaillé comme vendeuse avant de devenir laborantine en chimie, première étape de la carrière professionnelle de son conjoint. C’est donc dans une dynamique conjugale qu’ils se distancient de leurs cercles de socialisation primaire orientés vers des opinions de droite.
40Avec l’arrivée de son premier enfant, Markus s’investit moins au travail et plus dans la sphère familiale et des loisirs, ce qui va modifier graduellement son rapport au politique. Alors qu’il travaille depuis peu à Nanochem, la famille déménage et investit une sociabilité associative de quartier, trait par ailleurs spécifique aux ingénieurs [51]. La volonté de concilier les carrières des deux conjoints (Markus réduit son temps de travail à 80 %) fait évoluer leur réseau relationnel. Ils s’engagent dans une association d’assistantes maternelles et dans un club d’escalade. Markus prend des responsabilités, exprimant le souhait de mettre ses compétences professionnelles au service d’autrui. Les schèmes professionnels (prudence, culture de discussion) restent compatibles avec cet engagement local, à travers lequel Markus ne pense pas du tout faire de la politique au sens institutionnel.
41Mais la distanciation avec les schèmes professionnels prend un nouveau tournant lorsque Markus accepte de rejoindre une formation politique locale, par l’entremise des relations nouées dans ses réseaux associatifs (voir la flèche « conseiller communal » dans la cible). Bien que cette formation soit indépendante des partis nationaux et axée « sur la résolution de problèmes pratiques », Markus adopte progressivement une vision plus conflictuelle de la réalité sociale : « J’ai maintenant souvent une opinion [petit rire] et je ne peux pas du tout comprendre si quelqu’un pense quelque chose d’autre. Ah, quelquefois c’est dur [petit rire]. » Travaillé par une dissonance possible entre le schème professionnel d’appréhension du politique et cette nouvelle perception plus proprement politique, il envisage même une réorientation professionnelle, encore floue : « J’aimerais aussi faire des choses dans le domaine social, je deviens de plus en plus social. »
42Dans ce type de parcours, la dynamique de couple est un vecteur d’engagement civique et politique local, par le truchement d’une sociabilité amicale partagée avec le ou la conjointe, rencontré.e souvent durant les études. Les conjoints partagent une dynamique professionnelle et des engagements domestiques et civiques qui débouchent sur une relativisation de la sphère du travail et, partant, du schème technoscientifique en ce qui concerne le mari ingénieur. Lorsque le couple est homogame en termes d’origine sociale, de niveau de diplômes ou d’activités professionnelles, les préférences politiques des deux conjoints peuvent évoluer dans une même direction, à partir d’une socialisation politique familiale plutôt similaire et peu politisée, le plus fréquemment sous l’égide du membre masculin du couple. Lors d’un apport culturel équivalent ou supérieur de la conjointe (comme chez I16 dont la conjointe est psychologue et celle de I14 juriste), le schème technoscientifique masculin se voit relativisé par la réciprocité des apports, la fréquentation de cercles de sociabilité amicale plus diversifiés, certains étant communs aux deux membres du couple (ainsi le couple comprenant la psychologue fréquente depuis leur jeunesse un « écologiste prosélyte »).
Adhésion et adaptation aux transformations managériales du métier
43L’ensemble des ingénieurs interviewés est confronté à un « aplatissement » du modèle de carrière, où la mobilité verticale est moins fréquente, plus lente, entrecoupée par des phases de mobilité horizontale, voire de mobilité descendante [52]. La professionnalisation concurrente des managers impose un nouvel étalon en matière de promotion au sein de l’entreprise et renforce la concurrence, en termes de positions et de savoirs valorisés [53]. Les possibilités de mobilité verticale ne disparaissent pas pour autant, mais se traduisent par des parcours de promotion individualisés, hors de la technique.
44Ces parcours s’observent lorsque les collectifs d’ingénieurs sont dans l’incapacité de maintenir leur position face aux commerciaux et aux financiers. Les enquêtés confrontés à de telles expériences professionnelles cherchent à s’orienter vers des fonctions de vente ou de management. Ils acquièrent les compétences managériales qui leur manquent, par exemple en suivant un master of business administration (MBA) ou une formation continue en gestion de projet. L’accession à ces postes de « managers » suppose une mobilité interentreprises forte [54]. Si ce type de carrières favorise un détachement progressif de la socialisation politique familiale et amicale, il infléchit également les appréhensions du politique vers la droite et une idéologie plus individualiste. Cette inflexion est moins prononcée chez Paul que chez Luc, en raison d’une dynamique conjugale qui le rattache à des réseaux anciens plus locaux.
Carrière d’ascension managériale et orientation à droite
45Paul (I8, 39 ans) a grandi dans une famille d’enseignants (niveau secondaire) catholiques-sociaux dont les opinions oscillent entre le PDC – parti catholique de centre droite, historiquement majoritaire dans sa région d’origine – et le Parti socialiste (PS), selon un syncrétisme minoritaire et relativement atypique. Paul a suivi des études de chimie, réalisé un doctorat en science des matériaux en Suisse puis un post-doctorat axé sur la physique aux États-Unis.
46Désireux de travailler pour l’industrie, il revient à Nanochem, entreprise de sa région d’origine, dans laquelle il reste six ans. Il y est promu à la tête d’un nouveau groupe de recherche visant à développer des produits innovants, mais celui-ci sera supprimé lors de restructurations, la production de produits éprouvés devenant prioritaire pour la direction. Paul poursuit sa carrière dans un centre d’innovation de la région, dont il devient vice-directeur. L’évolution de sa carrière l’a donc conduit de la recherche fondamentale (au contact de chercheurs) à la gestion de la recherche appliquée (au contact d’ingénieurs et de commerciaux), dans une trajectoire de promotion sociale marquée par le passage d’un milieu régional lettré d’enseignants à un milieu de recherche international.
47Resté attaché à ses premières expériences chez Nanochem (« La production, ça m’a toujours intéressé parce que c’est passionnant de voir comment après on produit »), il conserve en tant que vice-directeur du centre de recherche un attrait pour la recherche appliquée. Dans l’articulation entre ingénierie et management, il promeut le développement économique par le transfert de technologies en fondant un cluster d’entreprises régionales et de chercheurs ; il valorise « l’innovation management » pour la recherche appliquée, tout en se distanciant d’une rationalité managériale indifférenciée qui « gouverne les projets [de recherche] de la même manière qu’un projet produit ».
48Ce parcours amène Paul à se distancier de ses opinions de jeunesse : « Au début j’étais très idéaliste, et puis j’étais très à gauche. » Si elles présentent une forme de continuité avec son héritage familial catholique-social, ces opinions se forgent lors d’un engagement dans une organisation proche du scoutisme et d’inspiration catholique, la FOMA [55] : « C’était social, on travaillait avec des enfants, et le capital et les entreprises, c’était mauvais. » A posteriori, il se sent plus proche d’une autre figure marquante de sa jeunesse, son entraîneur d’athlétisme, avec qui il avait des débats animés : « En ce temps-là, il était sur l’autre position du spectre [la droite]. Maintenant je le comprends un peu mieux. » S’il ne renie pas toutes ses opinions de jeunesse, il se positionne au moment de l’entretien entre le PS et le Parti libéral-radical (PLR) : « Je suis plutôt gauche, un côté social comme ça. Mais sur d’autres sujets, [...] il faut être réaliste, quelqu’un doit créer de la valeur », explique-t-il en se référant à son intérêt pour la recherche industrielle associée au développement régional.
49Issu d’une famille paysanne, Luc (I15, 27 ans) connaît une importante mobilité sociale. Après un apprentissage de constructeur d’appareils industriels et une formation en mécanique dans une HES, il entre chez Milling SA en tant que chef de projet, puis devient responsable d’un projet « nano », ce qui répond à son désir d’évoluer dans son travail : « Ça faisait deux ans que j’étais là-dessus, sur ces machines, j’avais envie de voir autre chose. »
50Mais la promotion recherchée par Luc ne pourra pas être pleinement satisfaite dans cette entreprise où les dimensions de gestion et de management sont plus externalisées que chez Nanochem. Une importante réorganisation du travail est intervenue, encadrée par une entreprise de consulting en vue d’implanter un management par projet plus « concourant [56] ». Les premières expériences de Luc se font donc dans le cadre d’un collectif d’ingénieurs faiblement auto-organisé et où les activités techniques sont fragilisées par des logiques hétéronomes. Selon lui, les vendeurs ne prenaient pas suffisamment en compte l’avis des ingénieurs : « Il faut que je fasse du chiffre donc j’y vais et puis après, ils passent la patate chaude à quelqu’un d’autre. » Le projet « nano » sur lequel il travaille ne décolle jamais, bloqué par un conflit de brevet. On lui assigne « plein de petits boulots que les autres ne voulaient pas faire, donc pas forcément très intéressants. C’est une situation qui a duré ».
51Ces expériences mitigées l’incitent à s’éloigner du cœur de métier de l’ingénieur pour se projeter dans des activités managériales plus séduisantes à ses yeux. Il déménage en Suisse alémanique, pour occuper un poste comprenant « plus de la théorie et de la documentation, de la validation, des vérifications d’audit ». Il s’agit d’une première étape en vue de poursuivre une carrière hors de la technique : « Il y aurait des moyens d’évoluer, pas forcément de redevenir chef de projet, mais en prenant d’autres postes. »
52Reprenant l’affiliation familiale au PLR, Luc se positionne plus clairement à droite que Paul. Les schèmes professionnels l’amènent toutefois à s’éloigner des opinions localistes ou xénophobes de son milieu d’origine. Il affiche une préférence pour la politique nationale et internationale et se distancie de la forte implication de son père dans la politique locale : « Il aurait dû sortir de [nom du bourg]. Des fois, il fait de ces théories de vieux con, je trouve. » De même, il stigmatise les opinions « facho » d’un ami d’enfance, puis déclare qu’une fermeture de la Suisse d’un point de vue économique le ferait « bondir » et serait le seul sujet qui l’amènerait à descendre dans la rue.
53Il ressort de ces deux parcours que moins les ingénieurs sont capables collectivement d’assurer des conditions de travail leur permettant de mettre en œuvre leur expertise technique, plus ils développent un attrait, à titre individuel, pour les compétences managériales et la perspective de changer d’entreprise. Ce rapport individualisé à la carrière présente une affinité élective avec la droite du spectre politique, tout comme il favorise la perpétuation d’un héritage de droite, avec certains aménagements, ou la mise en veille d’opinions de gauche. Ces aménagements résultent aussi de carrières avec des expériences internationales (passage à l’étranger, contacts avec des collègues étrangers) ou de mobilité vers les villes, comparativement à la génération des parents.
54Comme pour le premier type, les schèmes de ces ingénieurs se différencient ensuite en deux sous-types, selon l’importance respective des réseaux de sociabilité au travail et conjugaux.
Des réseaux professionnels élitistes et internationaux
55Comme celle de François dans le premier type (voir ci-dessus), la carrière professionnelle de Luc n’est pas tributaire d’une dynamique de couple : « Je suis célibataire, ce qui fait que je me suis dit : “Bon, c’est le moment de me remettre en question et de trouver un autre challenge” ». Ainsi, il a pu privilégier la mobilité professionnelle à la sécurité de l’emploi, refusant une augmentation de salaire chez Milling SA pour trouver un nouveau poste plus orienté vers le management.
56Bien que récente, sa mobilité géographique et professionnelle induit des repositionnements vis-à-vis de son réseau de relations. Si son milieu d’origine (famille, amis d’enfance, sociétés locales) y occupe toujours une place importante, il s’en distancie sur plusieurs sujets politiques (voir ci-dessus). Sur ce terrain, les collègues de travail deviennent progressivement des interlocuteurs plus importants et, conséquemment, l’univers professionnel est le prisme dominant par lequel il pense la politique. Ainsi, il considère que des responsabilités découlent de sa position d’ingénieur, sur le plan économique (éthique de travail, croissance) mais aussi sur le plan environnemental, sans pour autant se dire « écolo » : « Une des responsabilités qu’on a, c’est plus par rapport à l’environnement. C’est d’avoir en tête cet aspect-là quand on conçoit une machine. Quand on envoie des pièces à l’autre bout du monde, éviter de faire 15 allers et retours en avion. » De même, ses intérêts professionnels peuvent l’amener à nuancer sa distance au localisme de son milieu d’origine : « Plutôt la politique nationale ou extranationale, un peu la politique cantonale parce que, là, c’est plus lié à mon travail. Là, ils ont vraiment un impact sur la formation, sur le soutien aux jeunes entreprises et la recherche. »
57Pour ce type d’ingénieurs, le poids de l’univers professionnel dans le façonnement des rapports au politique est donc d’autant plus important que les réseaux de relations se construisent indépendamment du couple et d’un ancrage local. Les trajectoires de deux ingénieures femmes étrangères (I6, I11), dont le couple suit un modèle de double carrière, l’illustrent bien. Leurs réseaux sont avant tout professionnels, dominés par les étapes de mobilité spatiale caractéristiques de leurs carrières. Leurs schèmes professionnels mettent en exergue l’idée de succès individuel et économique. Ainsi, l’attrait pour le business development se reflète dans une vision de la politique dominée par la performance économique : « La politique, pour moi, c’est la manière qu’a un pays [...] de construire des règles et des objectifs favorables pour des citoyens. Favorables pour pouvoir gagner le budget chaque année, pour bien vivre, pour être compétitif. » (I11) Inversement, les catégories du bas de l’échelle sociale et les syndicats ouvriers sont considérés avec une certaine condescendance : « C’est bien parce qu’ils ont déjà un salaire assez bas. Ils ont besoin de quelqu’un qui peut dire : “Alors ça, maintenant, on n’accepte pas.” Par contre, les ingénieurs, on est assez capables d’argumenter pour nous-mêmes. » (I6)
Un carriérisme tempéré par une sociabilité conjugale et locale
58Enfin, le dernier type qui englobe le cas de Paul (I3), le vice-directeur du centre de recherche, renvoie à un fort ancrage local du couple (comme chez un autre interviewé, I10). Formé tôt, le couple s’inscrit directement dans la socialisation familiale locale – proximité géographique et familiale, cercles d’amis partagés. Il s’agit de couples inégalitaires (le conjoint occupe une position professionnelle inférieure), immergés dans la vie rurale d’origine. Si ces ingénieurs connaissent une ascension sociale par rapport à leur milieu d’origine, ils témoignent d’une forte permanence sociale et cognitive. Les phases de mobilité géographique, à l’instar des hautes études, gardent un statut d’exceptionnalité et n’alimentent guère le réseau en nouvelles relations proches d’un point de vue affectif. Leurs cercles relationnels ont très peu évolué ; ils se caractérisent par leur stabilité et leur ancrage local important, obéissant à une forte proximité avec la famille et les amis de jeunesse.
59Ainsi, Paul connaît une carrière ascendante, mais la dynamique de couple modère son affinité élective avec la droite de l’échiquier politique. Comme dit précédemment, c’est à la FOMA, cercle de sociabilité villageoise d’une jeunesse portée à gauche, qu’il a rencontré sa femme – enseignante du primaire avec laquelle il a trois enfants. En raison de la dynamique de couple, le cœur affectif du réseau relationnel de Paul reste centré sur les « Amis de plus de dix ans issus de la FOMA » (dont « A.B. », initiales de son ami le plus proche).
Schéma 4. La cible relationnelle de Paul
Schéma 4. La cible relationnelle de Paul
60La dynamique de couple cristallise cette sociabilité et la fait perdurer dans le temps. De fait, Paul est un peu nostalgique de cette période politique, atypique dans l’espace politique régional. Mais il reste impliqué à 100 % dans sa carrière, laissant à son épouse (qui travaille à temps partiel comme enseignante dans le primaire dans le lieu où ils résident) le domaine domestique et la charge des enfants.
61Pris entre deux socialisations politiques contradictoires, il renforce son schème de neutralité scientifique. Ainsi, dans le débat public sur les « nano » dans lequel il s’investit, il s’autorise à s’adresser aux médias et aux autorités pour « essayer de garder la discussion sur le niveau le plus rationnel possible », et préconise une « juste prise en compte des avantages et des dangers », à distance de « l’émotionnel ». Il évite dès lors les discussions politiques avec ses amis d’enfance qui ont conservé leur « idéalisme de jeunesse » : « Avec certains, ça ne vaut pas la peine de discuter parce qu’ils n’ont pas la même culture de discussion. Ils ont des opinions très prononcées [57]... » Il justifie cet évitement de la discussion avec ses amis anciens par le schème technoscientifque (primat de l’argumentation rationnelle). En revanche, il apprécie les relations dans son nouveau club de sport, moins proches affectivement et moins marquées à gauche, pour évoquer des thèmes politiques. Les valeurs du succès individuel ou de la performance économique sont dès lors tempérées car elles créeraient des dissonances trop importantes au sein du couple et de la partie du réseau amical qui lui est liée...
Conclusion
62Examiner sous un angle diachronique la logique professionnelle de production des rapports ordinaires au politique fournit des éléments explicatifs du « désintérêt relatif » des ingénieurs pour la politique, que ne captent ni la thèse de l’individualisation ou de la labilité des opinions, ni la distinction public/privé, ni le statut d’emploi, ni les caractéristiques générales des catégories socioprofessionnelles. Ce qui est tenu pour un désintérêt est en fait une forme particulière d’intérêt et de rapport ordinaire au politique, qui se forge au cours des étapes de la carrière professionnelle et se caractérise comme un schème d’appréhension technoscientifique.
63Élément explicatif clé ici, la socialisation professionnelle permet à la fois de prendre en considération une dynamique des affinités/opinions (sur un plan individuel et qualitatif, par contraste avec des enquêtes quantitatives par panel) et de mettre en perspective l’articulation entre socialisation primaire et secondaire. Dans le cas des ingénieurs rencontrés, la socialisation professionnelle introduit certaines prises de distance à l’égard de la socialisation familiale, comme l’amoindrissement d’idées conservatrices et l’adoption de valeurs plus tournées vers l’international.
64Nous avons ensuite montré que les rapports entretenus avec la profession au cours de la carrière permettaient de distinguer deux types – qui ne recoupent pas l’opposition publique/privé attendue, puisque la plupart de nos interviewés ont franchi à plusieurs reprises cette frontière. Le premier, orienté vers la préservation de l’autonomie professionnelle et de l’expertise technique par l’insertion dans un collectif de travail, contraste avec le second, qui conduit à évoluer hiérarchiquement vers des fonctions de management. La sociologie des groupes professionnels éclaire ici sous un angle diachronique des items importants en sociologie électorale, tels que « l’autonomie au travail » et « les rapports à l’autorité, à la hiérarchie ». Ces deux types d’ingénieurs confirment les dynamiques professionnelles au cœur des professions techniques contemporaines, tiraillées entre des évolutions vers les professionals ou vers les managers, plutôt que divisés en deux blocs statiques. Ces tensions génèrent des divisions politiques au sein du groupe, selon des configurations familiales, professionnelles, conjugales et nationales.
65Dans cette perspective, carrière professionnelle et carrière hors travail, particulièrement les parcours de conjugalité et de mobilité, n’apparaissent ni disjoints, ni homogènes. La vie de couple vient renforcer, atténuer ou amender les perspectives de carrière professionnelle, de même que les schèmes d’appréhension du politique. Schématiquement, une vie de couple égalitaire, associée à un investissement amoindri dans la vie professionnelle, peut réactiver le maintien dans le collectif technique des ingénieurs, les valeurs associées à la solidarité ou à l’engagement civique. A contrario, une vie de couple absente ou asymétrique peut favoriser la valorisation de la promotion individuelle et des carrières plus tournées vers des fonctions managériales, susceptibles de réactiver une socialisation primaire de droite.
66Au-delà du groupe investigué, se dessine un ensemble de médiations pour l’analyse de la socialisation politique des individus au travail : d’un côté, la formation, la carrière et les réformes de l’organisation du travail ; de l’autre, la famille d’origine, le couple, et par cercles concentriques les loisirs et les engagements civiques. Au gré d’événements forts (comme des restructurations, une forte mobilité géographique, une promotion managériale, la maternité), des relations clés se dégagent (avec la famille d’origine et le conjoint d’un côté ; les collègues et la hiérarchie de l’autre), tandis que d’autres sont apparues comme jouant un rôle moindre (les associations professionnelles ou scientifiques, les élus ou membres de partis, les représentants syndicaux ou les militants, les relations résidentielles).
67In fine, il paraît peu pertinent de distinguer la socialisation politique primaire d’une socialisation politique au travail. En effet, les branches de l’arbre sont-elles l’expression de la continuité avec les racines ou, au contraire, l’expression d’une solution de continuité ?
Mots-clés éditeurs : ingénieurs, travail, carrière professionnelle, socialisation politique, réseaux de sociabilité, homogamie politique
Mise en ligne 11/07/2019
https://doi.org/10.3917/rfsp.693.0439Notes
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[1]
Fabrice Plomb a participé à l’élaboration de versions antérieures de cet article.
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[2]
Lucie Bargel, « Socialisation politique », dans Olivier Fillieule, Lilian Mathieu, Cécile Péchu (dir.), Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, nouvelle édition à paraître en 2019, p. 510-517. Anne Muxel, « Le pluralisme politique à l’épreuve de la vie privée : entre normes et pratiques », Revue française de sociologie, 56 (4), 2015, p. 735-769.
-
[3]
Bruno Cautrès, Flora Chanvril, Nonna Mayer, « Retour sur l’hypothèse de “l’homologie structurale“ : les déplacements des catégories sociales dans l’espace politique français depuis La Distinction », dans Philippe Coulangeon, Julien Duval (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, 2013, p. 327-337 ; Nonna Mayer, Sociologie des comportements politiques, Paris, Armand Colin, 2010.
-
[4]
Michael X. Delli Carpini, « Works and Politics : A Decomposition of the Concept of Work and an Investigation of its Impact on Political Attitudes and Actions », Political Psychology, 7 (1), 1986, p. 117-140.
-
[5]
Francois Buton et al. (dir.), L’ordinaire du politique. Enquêtes sur les rapports profanes au politique, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2016, p. 17.
-
[6]
Pierre Lefébure, « Les rapports ordinaires à la politique », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 374-388 ; Myriam Aït-Aoudia et al., « Indicateurs et vecteurs de la politisation des individus : les vertus heuristiques du croisement des regards », Critique internationale, 50, 2011, p. 9-20.
-
[7]
Roberta S. Siegel (dir.), Political Learning in Adulthood. A Sourcebook of Theory and Research, Chicago, University of Chicago Press, 1989, p. 91-92.
-
[8]
Daniel Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 52 (2-3), avril-juin 2002, p. 145-178, ici p. 173.
-
[9]
Certaines dimensions de ces schèmes peuvent se partager avec d’autres groupes et les opinions et votes idoines ne sont pas pleinement originaux, le spectre de l’offre politique étant moins large que l’espace des groupes professionnels. Voir Camille Peugny, « Pour une prise en compte des clivages au sein des classes populaires. La participation politique des ouvriers et des employés », Revue française de science politique, 65 (5-6), octobre-novembre 2015, p. 735-759.
-
[10]
Florent Champy, Liora Israël (dir.), « Professions et engagement public », Sociétés contemporaines, 73, 2009, p. 7-19 ; Philippe Coulangeon, Geneviève Pruvost, Ionela Roharik, « Les idéologies professionnelles. Une analyse en classes latentes des opinions policières sur le rôle de la police », Revue française de sociologie, 53 (3), 2012, p. 493-527.
-
[11]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique... », art. cité ; Id., « Retour sur les modes de production des opinions politiques », dans P. Coulangeon, J. Duval (dir.), Trente ans après..., op. cit., p. 295-306.
-
[12]
Sur l’articulation entre socialisation primaire et professionnelle, voir Muriel Darmon, « La socialisation secondaire ne s’exerce pas sur une page blanche mais sur une page déjà écrite et déjà froissée par les expériences antérieures », Émulations. Revue de sciences sociales, 25, 2018, p. 115-121. Sur les transformations de la sociabilité à l’entrée dans le monde du travail, voir Claire Bidart, Anne Pellissier, « Copains d’école, copains de travail. Évolution des modes de sociabilité d’une cohorte de jeunes », Réseaux, 115, 2002, p. 17-49.
-
[13]
Stephen Crawford, Technical Workers in an Advanced Society. The Work, Careers and Politics of French Engineers, New York/Paris, Cambridge University Press/Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989.
-
[14]
A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité ; Boris Wernli, « Homogamie et hétérogamie dans les attitudes et le comportement politique en Suisse », Revue suisse de science politique, 12 (1), 2006, p. 33-72.
-
[15]
Dans la perspective interactionniste ici mobilisée, le concept de carrière professionnelle a indissociablement une dimension objective et subjective (Muriel Darmon, « La notion de carrière : un instrument interactionniste d’objectivation », Politix, 82, 2008, p. 149-167 ; Gilles Bastin, « Gravitation, aléas, séquence. Variations sociologiques autour du concept de carrière », dans Didier Demazière, Morgan Jouvenet (dir.), Andrew Abbott et l’héritage sociologique de Chicago, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016). La notion de parcours englobe différentes carrières (politique, conjugale) parallèles à la carrière professionnelle.
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[16]
Fonds national suisse de la recherche, subside no 100017-122241. L’enquête s’est tenue en 2010-2012.
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[17]
Muriel Surdez et al., L’enracinement professionnel des opinons politiques. Enquête auprès d’agriculteurs, d’ingénieurs et de directeurs de ressources humaines exerçant en Suisse, Zurich, Seismo, 2016 ; Muriel Surdez, Ivan Sainsaulieu, Éric Zufferey, « La sociabilité politique entre travail et hors travail. Enquête sur la socialisation politique d’agriculteurs, d’ingénieurs et de directeurs de ressources humaines exerçant en Suisse », dans F. Buton et al., L’ordinaire du politique..., op. cit., p. 139-156.
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[18]
Betina Hollstein, Florian Straus (dir.), Qualitative Netzwerkanalyse. Konzepte, Methoden, Anwendungen, Wiesbaden, VS Verlag, 2006.
-
[19]
Sur cette difficulté méthodologique, voir F. Buton et al., L’ordinaire du politique..., op. cit., p. 337-407.
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[20]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique... », art. cité, p. 149.
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[21]
La « montée en généralité » saisit la manière dont les individus résolvent des contradictions vécues dans leur pratique de travail par une réflexivité qui vise un bien commun.
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[22]
La « transposition » permet d’étudier l’activation ou la mise en veille de schèmes d’appréhension récurrents d’une sphère à l’autre du monde social. Voir Bernard Lahire, Dans les plis singuliers du social. Individus, institutions, socialisations, Paris, La Découverte, 2013, p. 144-147.
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[23]
Voir Christelle Didier, Les ingénieurs et l’éthique. Pour un regard sociologique, Paris, Lavoisier, 2008 ; S. Crawford, Technical Workers..., op. cit. ; Michel Grossetti, Science, industrie et territoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1995. Les travaux sont rarement centrés sur les rapports au politique et nous ne disposons pas d’études pour la Suisse. Le découpage sectoriel public-privé est en Suisse moins prégnant qu’en France, les grandes entreprises du public moins nombreuses et moins attractives. Voir également Luc Rouban, « Les cadres du privé et du public : des valeurs sociopolitiques en évolution », Revue française d’administration publique, 98, 2001, p. 329-344. Les travaux constatent des différences, comme entre ingénieurs du privé ou du public, mais n’ont pas pour visée d’en reconstituer la genèse.
-
[24]
Daniel Oesch, Line Rennwald, « The Class Basis of Switzerland’s Cleavage between the New Left and the Populist Right », Revue suisse de science politique, 16 (3), 2010, p. 343-371. Les analyses électorales VOX se focalisent sur le niveau d’éducation plutôt que sur les catégories socioprofessionnelles, contrairement aux études qui se basent sur des comparaisons européennes.
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[25]
Ibid.
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[26]
Ayant obtenu 29,4 % des suffrages aux élections au parlement national de 2015, l’Union démocratique du centre (UDC) s’est déportée vers l’extrême droite depuis les années 1990 avec des discours identitaires et anti-étatistes ; elle concurrence le Parti libéral-radical (PLR) et le Parti démocrate-chrétien (PDC) à droite et au centre droit et le Parti socialiste (PS) à gauche. Les Verts et l’extrême gauche restent faiblement représentés.
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[27]
Daniel Oesch, Linne Rennwald, « Electoral Competition in Europe’s New Tripolar Political Space : Class Voting for The Left, Centre-Right and Radical Right », European Journal of Political Research, 57 (4), 2018, p. 783-807.
-
[28]
Alberta Andreotti, Patrick Le Galès, Francisco Javier Moreno-Fuentes, Globalized Minds, Roots in the City. Urban Uper-Middle Classes in Europe, Oxford, Wiley Blackwell, 2015, en particulier p. 16-25.
-
[29]
Pour John H. Golthorpe, l’ascension sociale de la service class se traduisait plutôt par un conservatisme social et des attitudes anti-égalitaires : Social Mobility and Class Structure in Modern Britain, Oxford, Clarendon Press, 1987 [1980].
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[30]
A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité, p. 739.
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[31]
C. Didier, Les ingénieurs et l’éthique..., op. cit., 2008.
-
[32]
Dans les cibles, les interviewés placent les associations, surtout sportives (volley, rugby, plongée, escalade, voile), dans lesquelles ils sont actifs dans la sphère amicale plutôt que dans celle des associations.
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[33]
L’hétérogamie par rapport aux parents augmente lors de trajectoires d’ascension sociale des enfants (A. Muxel, « Le pluralisme politique... », art. cité). Pour la description des effets de trajectoires inverses, voir Camille Peugny, « La mobilité sociale descendante et ses conséquences politiques : recomposition de l’univers de valeurs et préférence partisane », Revue française de sociologie, 47 (3), 2006, p. 443-478.
-
[34]
Les pères sont mécaniciens de précision, machiniste, carreleur, magasinier, cantonnier ou agriculteur ; les mères travaillent, à temps partiel ou avec des interruptions, dans le secrétariat ou le service (vendeuse, toiletteuse pour chien, fleuriste, confection).
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[35]
Les pères sont actifs dans les professions techniques (ingénieurs, techniciens) et l’entrepreneuriat, les mères dans le secrétariat ou le service (caissière, vendeuse, nutritionniste), à une exception près (mère économiste).
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[36]
Les pères enseignent plus souvent les disciplines scientifiques, les mères sont davantage littéraires.
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[37]
Il se distingue par sa composante pratique de l’ethos scientifique des mathématiciens. Voir Bernard Zarca, « L’ethos professionnel des mathématiciens », Revue française de sociologie, 50 (2), 2009 p. 351-384.
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[38]
Un seul ingénieur, dont les parents sont enseignants en lettres, exerce une activité annexe d’enseignement de la chimie (I16).
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[39]
Sans nous focaliser sur le processus d’intériorisation de normes politiques dans les écoles d’ingénieurs, nous avons recueilli des matériaux sur l’importance de cette période pour le rapport normatif au monde social et sur la longévité des cercles de sociabilités qui y ont été noués par nos enquêtés. Nous avons pu voir comment une formation générale « technique » s’articulait avec des enseignements « non techniques » (voir Ivan Sainsaulieu, Thomas Jammet, « Les ingénieurs et leurs compétences non techniques. Le cas des diplômés de l’EPFL : une approche sociologique », rapport de recherche, Collège des humanités de l’EFPL, Lausanne, Suisse, 2011).
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[40]
La filière plus technique (haute école spécialisée) est davantage valorisée socialement que son équivalent français des écoles d’ingénieurs dites de « la petite porte », du CNAM ou des IUT, même si cette catégorisation a connu quelques inflexions en France, notamment via l’essor d’une sorte de voie moyenne des diplômes universitaires (Pierre Bourdieu, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989 ; Jean-Marie Duprez, André Grelon, Catherine Marry, « Les ingénieurs des années 1990 : mutations professionnelles et identité sociale », Sociétés contemporaines, 6, 1991, p. 41-64).
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[41]
M. Surdez et al., L’enracinement professionnel..., op. cit., en particulier p. 164-224 ; M. Surdez, I. Sainsaulieu, E. Zufferey, « La sociabilité politique entre travail et hors travail... », art. cité.
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[42]
Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
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[43]
Marc Perrenoud, Ivan Sainsaulieu (dir.), dossier « Identité au travail, identités professionnelles », SociologieS, novembre 2018, en ligne : https://journals.openedition.org/sociologies/8742.
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[44]
Les ingénieurs étaient 45 996 en 1970 et 76 143 en 2000. Leur pourcentage diminue dans l’industrie (47,1 % en 1970, 29,9 % en 2000) ou la construction (27,0 % et 10,7 %) et augmente dans les services (21,6 % et 28,7 %) et les business services (2,9 % et 26,1 %) (Felix Bühlmann, Aufstiegskarrieren im flexiblen Kapitalismus, Wiesbaden, VS Verlag, 2010 ; Ivan Sainsaulieu, Dominique Vinck (dir.), lngénieurs d’aujourd’hui, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2015). Selon Eurostat, en 2019, les ingénieurs résidant en Suisse se répartissent majoritairement dans deux catégories : d’une part, la catégorie « professions intellectuelles et scientifiques » qui comprend 820 569 personnes actives, dont 67 358 dans les secteurs « industrie manufacturière » et « construction » ; d’autre part, la catégorie « directeurs, cadres de direction et gérants » qui en compte 418 000, dont 71 000 dans l’industrie et 18 000 dans la construction : voir https://ec.europa.eu/CensusHub2/intermediate.do?&method=forwardResult.
-
[45]
Kevin John Boyett Anderson et al., « Understanding Engineering Work and Identity : A Cross-Case Analysis of Engineers within Six Firms », Engineering Studies, 2 (3), 2010, p. 153-174.
-
[46]
Florence Charue-Duboc, Christophe Midler, « L’activité d’ingénierie et le modèle de projet concourant », Sociologie du travail, 44 (3), 2002, p. 401-417 ; Paul Bouffartigue, Charles Gadéa, « Les ingénieurs français : spécificités nationales et dynamiques récentes d’un groupe professionnel », Revue française de sociologie, 38 (2), 1997, p. 301-326.
-
[47]
Teresa Carla Trigo Oliveira, João Fontes Da Costa, « We the Engineers and Them the Managers », dans Carolina Machado, J. Paulo Davim, Management and Engineering Innovation, Hoboken/Londres, Wiley/ISTE, 2013, p. 1-36.
-
[48]
Kevin J. B. Anderson et al., « Understanding engineering... », art. cité.
-
[49]
Michael Löwy, « Le concept d’affinité élective chez Max Weber », Archives de sciences sociales des religions, 127, 2004, p. 93-103.
-
[50]
Dans une perspective évolutive, l’interviewé peut indiquer depuis quand une personne est proche, éventuellement la placer dans une ou plusieurs sphères (par exemple un collègue devient un ami) ; il peut aussi spécifier quelles questions – familiales (F pour Famille), professionnelles (T pour Travail) ou politiques (P pour Politique) – sont abordées, avec qui, et si elles suscitent des avis convergents ou non au fil du temps.
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[51]
M. Grossetti, Science..., op. cit.
-
[52]
Willem Schinkel, Mirko Noordegraaf, « Professionalism as Symbolic Capital : Materials for a Bourdieusian Theory of Professionalism », Comparative Sociology, 10, 2011, p. 67-96.
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[53]
Deux interviewés ont été contestés dans leur rôle de dirigeant par des propriétaires imposant des restructurations pilotées par des consultants externes dotés de savoirs managériaux « nouveaux ». L’un (I12) change d’entreprise pour prendre la tête d’une section d’ingénierie, l’autre (I13) se lance en indépendant.
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[54]
F. Bühlmann, Aufstiegskarrieren..., op. cit., p. 194.
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[55]
Les noms ont été changés.
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[56]
F. Charue-Duboc, C. Midler, « L’activité d’ingénierie... », art. cité.
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[57]
Ici l’évitement du politique se manifeste dans la sphère privée (les proches) dans la même logique protectrice du collectif identifiée dans la sphère associative : Nina Eliasoph, L’évitement du politique. Comment les Américains produisent l’apathie dans la vie quotidienne, Paris, Economica, 2010 [1998].