Notes
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[1]
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1991, t. I, p. 196-197 ; Alain Rey, Josette Rey Debove, Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1983.
-
[2]
Michael Walzer, Critique et sens commun, Paris, La Découverte, 1990, p. 46-52, ici p. 52.
-
[3]
Dans l'« Essai sur les trois voies de la philosophie morale », l'idée d'interprétation vise à rappeler que la critique consiste rarement (sinon jamais ?) à inventer ou à découvrir une morale mais plutôt à interpréter une morale déjà là. En revanche, si l'on ne veut pas réduire la critique à un exercice de philosophie morale, comme y incline « l'Essai sur l'exercice de la critique sociale », il semble utile de prendre en compte, à côté des critiques interprétant le sens commun, des critiques le manifestant sans l'intellectualiser. C'est plutôt dans cette direction qu'a tranché la version française des Tanners Lectures en choisissant de traduire « Interpretation and social criticism » par « Critique et sens commun ». Elle a également opéré un second choix en ajoutant pour sous-titre « Essai sur la critique sociale et son interprétation » comme si cette tâche interprétative ne revenait qu'au chercheur et pas au critique social. Par rapport à cette lecture, l'approche non normative défendue ici consiste à ne privilégier aucune de ces formes critiques au détriment de l'autre et non pas à les « interpréter », au risque de les métamorphoser, mais à exposer leur contenu et leur logique propre (plus ou moins ou pas théorisée).
-
[4]
M. Walzer, Critique et sens commun, op. cit., p. 51.
-
[5]
Ces labels sont ceux de Luc Boltanski, respectivement dans « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, 3 (10), 1990, p. 124-134, et dans De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 16, on ne les reprendra ici que par commodité de présentation.
-
[6]
Pour un résumé : Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 (1re éd. : 1972), p. 234-285.
-
[7]
On connaît le presque adage : « Ce qui fait problème, c'est que, pour l'essentiel, l'ordre établi ne fait pas problème [...] en dehors des situations de crises [...] ». Cf. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 128.
-
[8]
Initiée dans Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987 (Cahiers du Centre d'études de l'emploi, no 31), popularisée dans « Sociologie critique... », art. cité, et resystématisée dans De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Pour un résumé de ce parcours : Luc Boltanski, L'amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990, p. 37-54.
-
[9]
Cf. la synthèse des deux programmes dans Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, 2007, p. 103.
-
[10]
Sur ce qui singularise ce modèle par rapport à la sociologie de P. Bourdieu et pour un résumé pragmatique d'une même interaction sociale envisagée des deux points de vue : Nicolas Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, 529-530, 1991, p. 427-458.
-
[11]
L. Boltanski, L'amour et la justice..., op. cit., p. 87.
-
[12]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 286.
-
[13]
Albert Ogien, « L'antinomie oubliée : ou la critique sociale a-t-elle besoin d'une théorie de la pratique ? », dans Michel De Fornel, Albert Ogien (dir.), Bourdieu, théoricien de la pratique, Paris, Raisons pratiques, 2011, p. 135-154, dont p. 136. « Dans la perspective d'une théorie de la pratique fondée sur le triptyque habitus/champ/sens pratique, il devient difficile de penser l'autonomie – même relative – des structures mentales, dont on peut pourtant supposer qu'elle est au principe de la formulation d'une critique sociale ».
-
[14]
A. Ogien, ibid., p. 136.
-
[15]
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 141. La notion désigne la prégnance de schèmes classificatoires communs rendant possible au sujet d'une même conduite (qualifiée de sans gêne versus sans façon) le désaccord d'acteurs situés dans des positions opposées.
-
[16]
Pour une systématisation, cf. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979.
-
[17]
Pour le dire dans les termes de la reproduction, cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964, p. 75.
-
[18]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 145 et suiv., et Esquisse d'une théorie..., p. 319-320.
-
[19]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 147.
-
[20]
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une autoanalyse, Paris, Raisons d'agir, 2004, p. 127 et suiv.
-
[21]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 131 et 226.
-
[22]
P. Bourdieu, ibid., p. 112.
-
[23]
Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-250, et « Dire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, 1981, p. 69-73.
-
[24]
Claudette Lafaye, « Situations tendues et sens ordinaires de la justice au sein d'une administration municipale », Revue française de sociologie, 31 (2), 1990, p. 199-223. Cette notion est courante dans les travaux pragmatiques.
-
[25]
Sur cette critique du modèle, cf. Claude Gautier, « La sociologie de l'accord », Politix, 14 (54), 2001, p. 197-220 ; Philippe Juhem, « Un nouveau paradigme sociologique ? », Scalpel, 1, 1994, p. 115-142 ; Elsa Rambaud, « L'organisation sociale de la critique à Médecins sans frontières, Revue française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 723-756.
-
[26]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 286 et suiv.
-
[27]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », art. cité, p. 129.
-
[28]
Cf., par exemple, L. Boltanski, De la critique..., op. cit. ; Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, p. 177-201.
-
[29]
Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1982, t. IV, texte no 306, p. 222-243.
-
[30]
Michel Foucault, « Qu'est-ce que la critique ? Compte rendu de la séance du 27 mai 1978 », Bulletin de la Société française de philosophie, 84 (2), 1978, p. 38 et 49. Pour un commentaire : Judith Butler, « Qu'est-ce que la critique ? Essai sur la vertu selon Foucault », dans Marie-Christine Granjeon (dir.), Penser avec Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, Paris, Karthala, 2005, p. 73-104.
-
[31]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 41 et 53.
-
[32]
L. Boltanski, ibid., p. 130 et 149-150.
-
[33]
Cf. par exemple Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Métailié, 1993 ; Thomas Angeletti, « (Se) rendre conforme : les limites de la critique au Conseil d'analyse économique », Tracés, 17, 2009, p. 55-72.
-
[34]
Dominique Cartron, Michel Gollac, « C'est quand même un peu violent ! Le désarmement de la critique dans les entreprises néo-libérales », dans Marc Breviglieri, Claudette Lafaye, Danny Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice, Paris, Economica, 2009, p. 333-343.
-
[35]
Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » [1844], Philosophie, Paris, Gallimard, 2000, p. 92.
-
[36]
Luc Boltanski, « Institutions et critique sociale : une approche pragmatique de la domination », Tracés, 8, 2008, p. 17-43, p. 34.
-
[37]
Sur cette distinction, cf. L. Boltanski, ibid., p. 30-32, et De la critique..., op. cit., p. 156-166.
-
[38]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 99-100 et 151-152.
-
[39]
Cf., par exemple, L. Boltanski, ibid., p. 163 : « Parce qu'elles se situent en marge de la réalité – de la réalité telle qu'elle est construite dans un certain ordre social – ces épreuves existentielles ouvrent un chemin vers le monde » (défini comme « tout ce qui arrive » p. 93).
-
[40]
M. Walzer, Critique et sens commun, op. cit., p. 80.
-
[41]
David Bloor, Sociologie de la logique. Les limites de l'épistémologie, Paris, Pandore, 1983 (1re éd. : 1976), p. 7 et suiv.
-
[42]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 99-100.
-
[43]
Sur ces qualités « symétriques et inverses », cf. L. Boltanski, ibid., p. 113.
-
[44]
Voir les passages consacrés à la confirmation « de ce qui a déjà eu lieu » comme (rhétorique ?) acritique (L. Boltanski, ibid., p. 151) et ceux sur la critique radicale émergeant d'épreuves existentielles sans « format préétabli » et donc d'« expériences dites subjectives » (L. Boltanski, ibid., p. 163 et suiv.). On emploie ici les mots de réalité et de monde dans leur sens courant et non au sens conceptuel que leur confère L. Boltanski.
-
[45]
Pour un aperçu de cette tension : Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 151.
-
[46]
Ainsi, au sein de l'internationale Médecins Sans Frontières, il est deux manières de critiquer une « médecine de pauvres pour de pauvres gens ». La première, portée sans hasard par la maison-mère, MSF-France, a consisté à défier les autorités en substituant ses propres protocoles à ceux validés par les autorités et à le dire ; la seconde, prise en charge par des sections plus périphériques du mouvement, à plaider pour une collaboration plus étroite avec les autorités. Mais toutes deux manifestent l'insertion étroite de ces collectifs dans l'espace du politique et la volonté de s'en démarquer pour améliorer la qualité des soins proposés. Et si, à l'estimer plus radicale, on ne veut considérer que la première, force est de constater qu'elle se comprend aussi, indissociablement, comme un rappel à l'ordre humanitaire, celui des organisations non gouvernementales. En d'autres termes, vouloir faire entrer les critiques réelles – difficilement triables – dans ce triptyque risque donc, loin de permettre de les saisir avec plus de clarté, d'en brouiller l'intelligibilité.
-
[47]
Selon les expressions respectives de Michael Walzer (Critique et sens commun, op. cit., p. 81) et Edward Palmer Thompson dans The Poverty of Theory and Other Essays, Londres, Merlin Press, 1978, p. 172-175.
-
[48]
Pour des remarques convergentes sur cette orientation normative de la sociologie du militantisme, cf. Frédéric Sawicki, Johanna Siméant, « Décloisonner la sociologie de l'engagement militant : note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51 (1), 2009, p. 97-125, dont p. 99 et suiv.
-
[49]
C'est le travers auquel réussit à échapper Albert Otto Hirschman dans sa « cartographie des rhétoriques de l'intransigeance » – mais dans lesquelles il est permis de voir d'abord des rhétoriques critiques avant de se demander si elles servent la qualité du débat démocratique – lorsqu'il démontre que les trois topiques de la rhétorique réactionnaire (perversity, jeopardy, futility) ont leur exact pendant dans la rhétorique progressiste. Cf. Albert Otto Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
-
[50]
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 238.
-
[51]
L. Boltanski, « Institutions et critique sociale... », art. cité, p. 42.
-
[52]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 73-76 et 183.
-
[53]
Puisqu'il est finalement question de révolution émancipatrice, plus que de critique, on se limitera à rappeler que les processus de démocratisation – dont ceux précipités par des situations de crise – ne sont pas toujours le fait de fervents démocrates. Cf. Adam Przeworski, « Some Problems in the Study of the Transition to Democracy », dans Guillermo O'Donnell, Philippe Schmitter, Laurence Whitehead (eds), Transitions from Authoritarian Rule. Comparative Perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, p. 47-63 ; Guy Hermet, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983, p. 207 et suiv.
-
[54]
Sigmund Freud, « Le tabou de la virginité » [1918], troisième des « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 71 et suiv.
-
[55]
Sur cette corrélation entre construction de la généralité (sociale et idéelle) d'un grief et critique reçue comme légitime, cf. Luc Boltanski, Yann Darré, Marie-Ange Schiltz, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51 (1), 1984, p. 3-40.
-
[56]
Dominique Memmi « Celui qui monte à l'universel et celui qui n'y monte pas », dans Bastien François, Érik Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 155-166.
-
[57]
P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 129 ; Pierre Bourdieu, Luc Boltanski « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (2-3), 1976, p. 3-73 ; Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008.
-
[58]
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 185, n. 18 ; L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 217.
-
[59]
P. Bourdieu, ibid.
-
[60]
Comme le résume Michael Kelly : « Habermas argues that Foucault's paradigm of critique is self refuting because of his theory of power : if critique itself is a form of power, then either it cannot be used to criticize power or if it is use it undermines itself ». Cf. Jürgen Habermas, « The Critique of Reason as an Unmasking of the Human Sciences : Michel Foucault » et « Some Questions Concerning the Theory of Power : Foucault Again », dans Michael Kelly (ed.), Critique and Power. Recasting the Foucault/Habermas Debate, Cambridge, MIT Press, 1994 (1re éd. : 1987), p. 47-77 et p. 79-107.
-
[61]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 226. Pour prolonger l'exemple évoqué plus haut des organisations non gouvernementales, les principaux leaders et intellectuels de l'humanitaire, à l'instar du « Roi René » des Médecins sans frontières, Rony Brauman, ont formalisé une théorie de la pratique sophistiquée rationalisant la préférence pour l'urgence ou la nécessité de quitter le terrain en cas de détournement de l'aide. Et c'est ce qui fait d'eux les plus capables de dénoncer le « dogme » du tout urgence et l'imbécilité de tel exit humanitaire, au grand dam de ceux qui, au sein de leur organisation non gouvernementale et dans l'espace humanitaire, ont cru suivre leurs préceptes.
-
[62]
Cf. Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1976, p. 671. On sait depuis Max Weber que l'exercice d'une domination ne serait rien sans la conviction de l'avoir méritée, c'est donc une conception singulièrement pauvre de la domination de croire qu'elle consiste à « endiguer la critique » des gouvernés (L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 176).
-
[63]
L. Boltanski, ibid., p. 22.
-
[64]
L. Boltanski, ibid., p. 100 et suiv.
-
[65]
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 152, et dans le même sens : Emmanuel Bourdieu, Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l'action, Paris, Seuil, 1998, p. 166.
-
[66]
Par analogie avec l'idée de « réflexifs de service » avancée par Wilfried Lignier et Nicolas Mariot dans « La réflexivité comme second mouvement », L'Homme, 203-204, 2012, p. 369-398.
-
[67]
Significativement, la plupart des travaux de « sociologie standard » se sont intéressés à ces pratiques critiques lorsqu'elles offraient empiriquement matière à montrer le caractère balbutiant et surtout défaillant de l'institution. Pour un aperçu : Choukri Hmed, Sylvain Laurens, « Les résistances à l'institutionnalisation », et Yann Raison du Cleuziou, « Des fidélités paradoxales : recomposition des appartenances et militantisme institutionnel dans une institution en crise », dans Jacques Lagroye, Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l'institution, Paris, Belin, 2010, p. 131-148 et p. 267-289.
-
[68]
Pour une illustration paradigmatique : C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 29.
-
[69]
Sur cet « art de la séparation » (M. Walzer) manifestant et prenant place dans le fouillis ordinaire des principes et des pratiques, cf. Eva Illouz, « Critiquer le talk show : le cas Oprah Winfrey », dans Jérôme Bourdon, Jean-Michel Frodon (dir.), L'oeil critique. Le journalisme critique de télévision ?, Bruxelles, De Boeck Université, 2003, p. 159.
-
[70]
Daniel Gaxie, « Les critiques profanes de la politique. Enchantements, désenchantements, réenchantements », dans Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud (dir.), Juger la politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 217-240.
-
[71]
Sur cette « proposition téméraire » postulant de la plus grande solidité des « montages purs » (N. Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », art. cité, p. 457), cf. l'étude de la fragilité des « arrangements composites » (L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 278 et 408) ou l'hypothèse d'« incompossibilité des grammaires » (C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 164 et p. 191).
-
[72]
François Héran, « La seconde nature de l'habitus : tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revue française de sociologie, 28 (3), 1987, p. 385-416, dont p. 411.
-
[73]
Wilfried Lignier, « Comment pratiquer la critique des institutions ? », Critique, 756, mai 2010, p. 421-434, p. 427-428.
-
[74]
À savoir la capacité des acteurs à « faire comme si » ils n'appartenaient pas au monde jugé et pouvaient se projeter dans un autre pour présenter une critique se revendiquant d'un nouvel ordre d'épreuves. Cf. L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 73.
-
[75]
On s'inspire ici librement du dialogue de P. Bourdieu (Méditations pascaliennes, op. cit., p. 78-79) avec Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, 1940, p. 110 et suiv.
-
[76]
Elsa Rambaud, Médecins sans frontières. Sociologie d'une institution critique, Paris, Dalloz, 2015, p. 38-48.
-
[77]
Pour une critique de cette appréhension rigide de la « coupure épistémologique » et de la réduction de la vraie science sociale à une « science du caché » (G. Bachelard), cf. Luc Boltanski, « La cause de la critique. I », Raisons politiques, 3, 2000, p. 159-184, dont p. 169 et suiv., et Philippe Corcuff, « Pour une épistémologie de la fragilité. Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières », Revue européenne des sciences sociales, 41 (127), 2003, p. 233-244.
-
[78]
Cf. par exemple le contraste entre le passage sur les ressources de grandissement (titres et qualités, relations avec des déjà grands, jeu sur les formes), dans L. Boltanski, Y. Darré, M. -A. Schiltz, « La dénonciation », art. cité, p. 31 et suiv., et leur caractère principalement discursif ou idéel dans L. Boltanski, L'amour et la justice..., op. cit., p. 61 et suiv. ; ou C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 190 et suiv.
-
[79]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 412.
-
[80]
L. Boltanski, L. Thévenot, ibid., p. 412.
-
[81]
Nicolas Dodier, « L'espace et le mouvement du sens critique », Annales, 60 (1), 2005, p. 7-31.
-
[82]
Sur cet « effort réflexif supplémentaire » du sociologue, cf. Yannick Barthe et al., « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, 103, 2013, p. 175-204, ici p. 186-187.
-
[83]
Cf. les observations de Michel Foucault dans « La grammaire générale de Port-Royal », Langages, 7, 1967, p. 5-17, dont p. 8, et pour une réflexion sur l'héritage linguistique de cette notion en matière de grammaire morale : Elsa Rambaud, « À propos du Devoir et la Grâce (Lemieux 2009) : réflexions sur les usages de la grammaire dans la sociologie des pratiques morales », Working Papers du CESSP, 6, 2016, p. 1-38, en ligne.
-
[84]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 412.
-
[85]
Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, « La critique en régime d'impuissance : une lecture des indignations des auditeurs de France Inter », dans B. François, É. Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, op. cit., p. 108. Sur cette difficulté à considérer comme telles les critiques inefficaces et la tendance à y voir une crise de la critique, cf. L. Boltanski, È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ; et Damien De Blic, « La cause de la critique. La sociologie politique et morale de Luc Boltanski », Raisons politiques, 3, 2000, p. 157-181.
-
[86]
Ne serait-ce que pour « transformer une impression indécise et flottante en une notion distincte » (Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthodes », dans Marcel Mauss, Paul Fauconnet, Essai de sociologie, Paris, Seuil, 1971, p. 30-32).
-
[87]
Encore faudrait-il préciser, à propos de la polarité raison/affect, qu'il faut avoir une conception idéalisée de ce qu'est une « oeuvre (critique) de l'esprit » ou un « esprit critique » pour considérer que la « tête de la passion » ne puisse pas être, aussi, une « passion de la tête ».
-
[88]
K. Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », cité, p. 99.
-
[89]
P. Veyne, Le pain et le cirque..., op. cit, p. 318.
-
[90]
Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
-
[91]
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 196 et suiv. De même, le maintien d'un régime – fut-il oppressif – s'explique aussi par les multiples avantages « triviaux » qu'il apporte à une fraction des gouvernés. Cf. Béatrice Hibou, « Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie », Raisons politiques, 20, 2005, p. 9-36.
-
[92]
Cf. P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 152. On ne sait jamais trop si P. Bourdieu parle des effets de l'interrogation savante ou des effets de l'interrogation indigène en elle-même.
-
[93]
Pour un cadrage : Johanna Siméant, « Friches, hybrides et contrebandes », et Brigitte Gaïti, « La science dans la mêlée », dans Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 17-53 et p. 293-309.
-
[94]
P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, op. cit., p. 305.
-
[95]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », art. cité, p. 124, repris dans L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 127.
-
[96]
Cette volonté de repenser la « dissymétrie entre acteur et sociologue » porte à oublier qu'une critique, même sociologisée, n'est pas mue par la volonté de « comprendre pour comprendre », que les critiques indigènes n'ont parfois qu'un vague air de famille avec quelque théorie sociologique ou encore que ces indigènes ne sont pas « n'importe quels » indigènes. Pour une illustration exemplaire de ces trois problèmes : François Dubet, « Principes de justice et expérience sociale », dans Marc Breviglieri, Claudette Lafaye, Danny Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy, Paris, Economica, 2009, p. 297-308.
-
[97]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », op. cit., p. 129. Une des difficultés de cet argument précité est de considérer confusément – et cette indistinction traverse la sociologie de P. Bourdieu, son analyse de la violence symbolique notamment – que les forces qui « travaillent et dominent les acteurs » s'exercent à « leur insu », comme si c'était là deux mots pour une même chose.
-
[98]
L'étude de cette genèse, comprise (au moins du point de vue de sa réception) comme une essence, traverse toute une tradition historiographique. Cf. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l'affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 2002.
-
[99]
Élisabeth Claverie, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l'innovation critique », Politix, 26, 1994, p. 76-85. Pour un aperçu de ces débats, cf. Arnaud Fossier et al., « Où en est la critique ? », Tracés, 13, 2007, p. 5-22.
-
[100]
Vincent Descombes, « De l'intellectuel critique à la critique intellectuelle », Esprit, 262, mars-avril 2000, p. 168. On reprend cette association car elle résume bien l'imaginaire conventionnel de la critique avec lequel l'auteur prend au demeurant ses distances, en récusant tout mentalisme pour rechercher les « institutions du sens ».
-
[101]
On se réfère bien sûr à Emmanuel Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? » [1784], dans La philosophie de l'histoire, Paris, Aubier, 1947, p. 46-55.
-
[102]
Isabelle Delpla, Le mal en procès, Paris, Hermann, 2011, p. 17.
-
[103]
En substance, la thoughtlessness est, au contraire, de la pensée donc : irrationalité, inhumanité et immoralité. Pour une synthèse : Géraldine Mulhman, « Pensée et non pensée selon H. Arendt et T. W. Adorno. Réflexions sur la question du mal », dans le numéro spécial dirigé par Michel Abensour et Géraldine Mulhman, « L'École de Francfort : la Théorie Critique entre philosophie et sociologie », Tumultes, 17-18, 2002, p. 279-319.
-
[104]
Auteur et dessinateur surréaliste. Cf. Bizarre, 45, numéro spécial Ylipe, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 17.
-
[105]
Pierre Bourdieu, avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 166-168 ; Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Paris, Agone, 2003, p. 174-175.
-
[106]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 16-17.
-
[107]
Jacques Bouveresse, Daniel Roche (dir.), La liberté par la connaissance. Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004.
-
[108]
Où l'on retrouve la critique comme test de cohérence, en l'espèce un test d'universabilité kantien. Cf. P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 237.
-
[109]
Préface de P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 41, et conclusion de Esquisse pour une autoanalyse, op. cit., p. 141.
-
[110]
Franck Poupeau, Les mésaventures de la critique, Paris, Raisons d'agir, 2012.
-
[111]
Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
-
[112]
Yannick Barthe, Cyril Lemieux, « Quelle critique après Bourdieu ? », Mouvements, 24, 2002, p. 33-38.
-
[113]
Pour n'en donner qu'un exemple, en excluant les systèmes de valeurs ne permettant pas un accès à la « commune humanité » en échange d'une formule d'investissement, le modèle des cités systématise un ensemble d'idéaux méritocratiques (marchand, domestique, civique, etc.) et ceux-là seulement.
-
[114]
L. Boltanski, « La cause de la critique. I », art. cité, p. 182-183.
-
[115]
Y. Barthe et al., « Sociologie pragmatique... », art. cité, 2013 ; Pascale Haag, Cyril Lemieux, « Critiquer : une nécessité », dans Emmanuel Désveaux et al., Faire des sciences sociales, t. I : Critiquer, Paris, Éditions de l'EHESS, 2012, p. 13-27.
-
[116]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 36.
-
[117]
Outre les ouvrages précités, on retrouve cet intérêt chez Nicolas Dodier, dans son invite à considérer l'« enchâssement respectif des épreuves et des pouvoirs » (« Le laboratoire des cités et les biens en soi », dans M. Breviglieri, C. Lafaye, D. Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice..., op. cit., p. 55-67), ou – bien que cette réflexion sur les « asymétries de prise » (1999) soit, chez cet auteur, plus ancienne – dans Françis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces, Paris, Pétra, 2011.
-
[118]
Pour un aperçu de ces deux argumentaires, on peut croiser F. Poupeau, Les mésaventures de la critique, op. cit., et A. Ogien, « L'antinomie oubliée... », cité, qui se répondent comme point par point.
-
[119]
J. Habermas, « The Critique of Reason as an Unmasking of the Human Sciences : Michel Foucault », cité.
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[120]
Il est possible que l'absence de définition expresse de la critique dans la sociologie dédiée à cette activité, outre qu'elle nourrit toutes sortes de malentendus (puisqu'on peut croire qu'elle les embrasse toutes) témoigne, comme l'absence de définition de la loyalty dans la trilogie d'Hirschman et en raison d'un même dégoût pour le silence (supposé) docile, de cette normativité mal contrôlée. Sur ce point : Patrick Lehingue, « L'éclipse de la loyalty dans la trilogie conceptuelle d'A. O. Hirschman », dans Josepha Laroche (dir.), La loyauté dans les relations internationales, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 59-86.
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[121]
Pour une application concrète, on se permet de renvoyer à E. Rambaud, Médecins sans frontières..., op. cit., p. 54-60.
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[122]
Sur ce « finalisme » consistant à expliquer les phénomènes sociaux par leurs effets réels ou perçus comme réels (et souvent à confondre l'effet avec la cause), cf. François Simiand, « Anthropomorphisme et finalisme », Notes critiques – Sciences sociales, 1904, p. 73-74. Cette entreprise de normalisation sociologique a montré sur d'autres terrains, sa fécondité. Cf., par exemple, Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l'allergie de la société française à la “Révolution fasciste” », Revue française de sociologie, 30 (3-4), 1989, p. 511-533.
1Cet article discute des difficultés soulevées par un sens commun savant qui transite dans l'acception, souvent tacite, de l'activité critique par l'essentiel de la tradition philosophique et sociologique.
2Pour en poser les contours, il est utile de faire un rapide détour par le jeu de ses définitions expresses, du Lalande au Petit Robert. La critique renvoie à deux univers de sens a priori bien distincts : soit à ce qui entretient un rapport avec la crise, soit à une appréciation normative. Il reste du premier ensemble une conception têtue de l'activité critique comme décision cruciale entraînant des changements importants. Dans le second ensemble, la critique désigne d'abord l'examen d'une uvre de l'esprit, généralement pour discriminer le bien du mal et le vrai du faux, avant d'être considérée, en un sens « restrictif » (sic) et/ou péjoratif comme un « jugement négatif » [1].
3On montrera que l'imaginaire de la critique opère dans un double mouvement de confusion et de hiérarchisation qui vient brouiller la pleine intelligibilité de l'ensemble de ces pratiques critiques. D'une part, les deux premières critiques l'action aux conséquences radicales cousine de la révolution et la critique intellectuelle associée à l'émancipation vont se trouver confondues en une seule. Elle recoupe peu ou prou la représentation usuelle de la « critique sociale » : une critique opérant de bas en haut de l'échelle sociale, radicale, lucide, théoriquement charpentée, émancipatrice, constitutive d'un patrimoine de gauche aussi. On en parlera comme d'une « grande » critique, dans ses formes, ses ressorts et ses effets, mais surtout pour signaler qu'elle l'est d'abord du point de vue normatif du social scientist. On invitera donc à mieux dissocier ce qui relève de la critique intellectuelle et de l'activité révolutionnaire pour penser ces deux figures du dissentiment avec davantage de réalisme.
4D'autre part, cette grande critique devient l'étalon de mesure de l'ensemble de la critique des acteurs sociaux, de sorte que des critiques différentes (portées par des acteurs dominants, aux prétentions ou effets modestes, obscures, non intellectuelles et/ou de droite), quand elles sont perçues comme critiques, sont au mieux considérées comme des « petites » critiques. Tant bien même elles ne seraient pas petites dans leurs occurrences, leurs ressorts ou leurs effets. C'est pourquoi, devenue le dernier refuge de ces critiques déconsidérées alors qu'elle pourrait accueillir toutes les critiques sans discrimination de grandeur, la troisième acception de la critique, le « jugement négatif », est jugée plus étroite, d'un point de vue moral toujours. Par contraste, on aimerait convaincre du profit qu'il y a à retenir préférentiellement cette dernière définition pour penser les petites critiques autant que pour repenser la grande en définitive pour s'arracher de cette partition.
5L'un dans l'autre, le principal enjeu est d'introduire un peu de doute méthodique sur l'évidence avec laquelle nous sommes portés à concevoir la (vraie) critique comme une « grande » critique et de questionner notre propension à amputer la compréhension de ces pratiques au couteau de notre propre normativité.
Retrouver les traces d'une « perspective conventionnelle » de la critique : périmètre de la discussion
6Cette réflexion doit beaucoup au corrosif « Essai sur l'exercice de la critique sociale » (entendue comme « critique de la société » prenant place dans la société) de Michael Walzer. On suit ici son invitation à considérer la force de critiques qui ne font pas toujours « preuve de détachement intellectuel ni [...] affectif » et ne s'embarrassent pas nécessairement de considérations altruistes [2]. Mais à sa manière, ambiguë, il nous semble que M. Walzer concède encore trop à la représentation « philosophiquement respectable » c'est-à-dire idéalisée de la critique qu'il vient déstabiliser. C'est ce qui nous a conduit à nous démarquer de son analyse sous trois principaux rapports. On considère tout d'abord que la critique ne peut être localisée du seul côté de l'« interprétation » d'un fonds commun de valeurs et qu'il faut se donner une chance de considérer qu'elle puisse être (aussi) une manifestation de sens commun, vide de toute interprétation, au sens exégétique du mot [3]. En outre, si l'on est entièrement d'accord qu'elle ne peut être affaire de pure extériorité, on trouve dommage de glisser qu'elle soit « vrai(e) marginal(ité) » [4]. Tirant toutes les conséquences de la manière suggestive dont M. Walzer compare le critique à un juge, on entend se donner une chance de penser qu'elle puisse (aussi) être affaire de centralité. Enfin, dernière inflexion, plus extérieure au cadre de son analyse mais qu'on estime fidèle à sa volonté de ne pas projeter dans la critique d'autrui sa propre morale, la critique de droite figure, selon nous, parmi les impensés de ce qu'on continuera à qualifier, à sa suite, de « perspective conventionnelle de la critique » même si, dans notre optique, son périmètre est sensiblement différent.
7Outre sa persistance dans les analyses les plus originales, un indice assez sûr du caractère « conventionnel » de cette acception de la critique tient au fait qu'elle bouscule les frontières intra et interdisciplinaires. Pour interroger ses points aveugles, on a donc choisi, tout en les mettant en perspective avec quelques-uns des travaux les plus centraux de la philosophie politique, de se concentrer principalement sur deux programmes sociologiques opposés sous tout (autre) rapport et qui, précisément, convergent sur ce point : la « sociologie critique » ou « standard » [5] formalisée par Pierre Bourdieu et la « sociologie de la critique » ou « pragmatique » initiée par Luc Boltanski. Croiser ces deux modèles, dont on résumera schématiquement les orientations (cf. encadré), permet en effet de discuter, sous deux formes systématisées et qui ont fait école la variante, française et contemporaine, de l'opposition entre une connaissance de type objectiviste et une connaissance de type plus subjectiviste ou phénoménologique.
Deux sociologies de la critique pour une (même) critique : remarques liminaires
La sociologie de P. Bourdieu [6] cherche à rendre compte du sens pratique des acteurs, des régularités de la pratique et de la légitimité d'un monde social largement indiscutée. Elle revendique pour ce faire un impératif de rupture épistémologique : avec le sens commun, les théories spontanées de la pratique et le biais scolastique. Elle objective la structure sociale en étudiant le façonnement des dispositions et des prises de position des acteurs par le jeu des positions sociales. Partant, elle « dévoile » l'arbitraire, au sens d'historiquement construit et sans doute un peu plus, de l'ordre établi, avec un intérêt marqué pour les processus de domination et de reproduction. La critique indigène apparaît peu dans ce programme, essentiellement dans des états critiques [7] brisant l'harmonie ordinaire entre structures objectives et subjectives.
La sociologie de L. Boltanski [8] souhaite rendre compte du sens de la justice des acteurs, de l'incertitude des mondes sociaux et des différentes exigences de légitimité qui permettent de les discuter. Soucieuse de « prendre au sérieux leurs arguments », elle réduit la dissymétrie entre sociologue et acteurs. Elle « clarifie » les conventions morales soutenant leurs échanges par une « construction au second degré » [9] des référents idéels (cités ou grammaires) engagés à l'occasion d'« épreuves » à l'issue incertaine. Cette entreprise se conjugue donc avec une attention pour l'« action en train de se faire » dans des situations plurielles ouvrant des possibilités d'émancipation [10]. Placée au c ur de ce modèle, la critique suppose schématiquement trois conditions : l'« accès à une position d'extériorité » [11] rendue possible par la coexistence de mondes aux valeurs différentes sinon antagonistes (condition de possibilité), l'utilisation par l'acteur de son « libre arbitre » [12] dans un sens critique (condition d'effectuation), l'opération de montée en généralité, c'est-à-dire le recours à un socle idéel partageable par un tiers (condition de légitimité).
8En définitive, s'inscrire dans l'espace de débat entre ces deux programmes invite à le repenser, au sens où leur polarité, au principe d'une division du travail étonnamment résistante, repose aussi, en même temps qu'elle l'occulte, sur une façon convergente de concevoir « la » critique.
La sociologie critique : la rareté d'une critique peu ordinaire
9De prime abord, il peut paraître incongru de traiter d'un programme qui a peu considéré la critique profane pour rendre compte de l'imaginaire associé à cette activité. Mais, précisément, c'est parce que cet imaginaire de la critique est au travail que la critique s'y fait rare.
10La critique ordinaire peut parfaitement être appréhendée par une sociologie expliquant les (et donc ces) pratiques par l'état des rapports sociaux, ce n'est donc pas sa méthode qui l'empêche d'accéder aux formes les plus quotidiennes de la critique mais sa morale.
11Rare, cette critique indigène l'est aussi en raison d'une tendance à considérer la critique comme lucide alors que les acteurs sont réputés pris dans des formes de cécité à la vérité sociologique de leur pratique. En ce sens, il n'y a pas de hasard à ce que la critique à laquelle ce programme donne ses lettres de noblesses soit une critique (épistémologique) : celle des déterminations sociales qui biaisent l'intelligence des processus étudiés.
12Sous une forme ambiguë, cette sociologie contient également mais là encore, elle n'est pas indigène une critique politique ou militante transitant dans l'idée que ce savoir authentiquement sociologique pourrait avoir quelque chose de libérateur.
13 En résumé, si cette sociologie peut être qualifiée de critique, ce n'est pas parce qu'elle est incapable de penser l'« autonomie même relative des structures mentales (supposée être) au principe de la formulation d'une critique sociale » [13]. C'est plutôt qu'elle persiste à considérer la critique comme une forme (improbable donc) d'« autonomie du mental » [14]. Ce n'est pas non plus parce qu'elle ne fait pas de place au « libre arbitre » des acteurs ou désenchante le monde (ce qui n'est qu'un effet critique). C'est plutôt parce qu'il serait trop désenchantant de considérer des critiques socialement bornées comme critiques.
La sociologie de la critique : la quotidienneté d'une critique rare
14Avec l'abandon de cette « sociologie critique » pour une « sociologie de la critique », la critique profane semble changer radicalement de place et de statut. De fait, cette pratique qui n'apparaissait chez P. Bourdieu qu'en creux, comme une sorte d'exception qui confirme la règle, devient redevable d'une analyse systématique et approfondie.
15Pourtant, si elle est envisagée, par principe, comme une pratique quotidienne et non plus extra-ordinaire, c'est pour retrouver la même critique, synonyme d'émancipation. En outre, si les théories morales de la pratique ne sont plus considérées comme un handicap à l'analyse sociologique mais comme l'intrigue principale de cette sociologie, c'est parce qu'elle tend, elle aussi, à ne considérer de critique qu'intellectualisée ou intellectuelle. Si l'analyse insiste, non sur la rupture entre savoir savant et savoir militant, mais sur leur circularité, c'est bien parce que, de nouveau, c'est à l'aune de ce modèle que sont rapportées les activités critiques privilégiées. Enfin, si effectivement la critique devient un terrain d'étude pour cette sociologie de la critique, elle n'est pas moins critique, elle l'est autrement.
16Chacune selon sa pente et rejoignant celle de l'essentiel de la tradition philosophique, à la rencontre des idéaux marxistes et de ceux des Lumières, ces deux sociologies conçoivent la critique comme « grande » sinon comme nulle. Si tous les éléments font système, cette critique est grande du point de vue de sa cible (l'ordre établi), de ses effets (radicaux et émancipateurs), de ses ressorts (la distance entre acteurs), de ses auteurs (marginaux ou dominés), de son contenu idéologique (de gauche), de ses formes (lucides, équipées d'une théorie de la pratique) grande, du point de vue du sociologue. Car s'il n'est pas sûr qu'une critique puisse cumuler toutes ses grandeurs, cette focale conventionnelle vient écraser la compréhension des « petites » critiques tout en contribuant à la difficulté des sociologies de la critique à analyser la substantification sociale des unes et des autres.
17 Pour analyser cette série de difficultés, on étudiera, dans un premier temps, l'amalgame révolutionnaire et les conséquences de l'assimilation de la critique à la lutte des classes (la partition rappel à l'ordre versus critique réformiste/radicale, l'éviction de la critique de droite et celle des élites). Dans un second temps, prolongeant la réflexion sur l'opposition détachement idéel critique/enracinement social acritique, on questionnera le privilège consenti à la critique intellectuelle (théorisée, clairvoyante et tolérante) et à son statut (d'objectif plus que d'objet d'étude). Enfin, on détaillera le profit analytique d'une définition préalable non normative de la critique pour repenser ces différentes critiques.
La critique émancipée et émancipatrice, ou l'amalgame révolutionnaire
18La critique la plus ordinaire ou profane apparaît un peu partout dans l' uvre de P. Bourdieu mais jamais comme une critique véritable s'entend , d'abord comme un « accord dans le désaccord » [15].
19En de nombreuses occasions, P. Bourdieu montre avec finesse ce qu'on résume ici à gros traits : des acteurs qui se confrontent en prêtant un sens opposé à une même chose en fonction des positions auxquelles ils aspirent ou qu'ils occupent dans l'espace social [16]. Mais cette « connaissance praxéologique » reste à l'état d'esquisse. Car P. Bourdieu qualifie ces critiques qui « ne discutent pas de l'essentiel », voire et c'est plus discutable encore qu'il suppose « d'accord sur l'essentiel », d'« oppositions fictives ou formelles » [17].
20Cette disqualification est d'autant plus dommageable qu'il montrait la nécessité pour un critique d'emprunter aux schèmes de perception consacrés par son univers et, plus généralement, le profit qu'il y a à se mettre en règle [18]. Il y a donc de bonnes raisons de croire qu'un critique faisant ainsi la preuve de la force de l'institué (car c'est sous ce rapport que P. Bourdieu s'y intéresse) n'exprime pas nécessairement et par là même, une critique faible et, moins encore, l'inverse d'une critique.
21Et ce, même à y voir non pas seulement le reflet de ce qui est jouable à moindre coût dans un secteur social donné mais le reflet de l'adhésion idéelle et profonde des acteurs au jeu en question. Ainsi, on veut bien entendre que « l'hérétique reste un croyant qui prêche un retour à des formes de foi plus pures » [19]. Mais on ne saurait en déduire, parce qu'il est croyant ou se comporte en croyant, qu'il ne menace pas nombre de représentants de l'Église ou de représentations de la foi. Si, pour le dire crûment, les Églises ont davantage brûlé leurs hérétiques que les mécréants, c'est vraisemblablement parce qu'elles se sentaient davantage menacées et avant cela concernées par les premiers que par les seconds. À supposer qu'il fasse sens d'en parler en ces termes, ce désaccord dans l'accord n'en reste pas moins un désaccord.
22Et si P. Bourdieu répugne à lui concéder son authenticité critique, c'est parce que la critique, réelle, de fond, est celle qui renverse la table et/ou vient briser le cycle de la reproduction. D'où sa rareté et le fait qu'elle se trouve cantonnée dans cette sociologie à des états critiques. Elle est ainsi réservée à des habitus clivés [20], comme s'il n'était qu'un habitus clivé pour produire du clivage, ou à des situations de « porte-à-faux » [21], comme s'il fallait nécessairement que l'acteur provienne d'un « monde exotique » pour être à même de critiquer celui dans lequel il est pris ou, plus exactement, dans lequel il ne serait, dès lors, pas pris [22]. Surtout, plus qu'une crise personnelle, cette critique est essentiellement comprise comme l'indice tout autant que l'accélérateur d'une crise générale seule à même d'ébranler la complicité ordinaire unissant les structures mentales aux structures sociales. Un « moment critique » donc, où le « discours subversif » doit composer avec la « résistance de l'orthodoxie » [23].
23A priori, la « sociologie de la critique » semble suivre une autre voie. Dans les premiers temps du modèle, caractérisé par son intérêt pour les conventions idéelles stabilisées mobilisées par les acteurs à l'appui de leur « sens ordinaire de la justice » [24], on ne retrouve pas parmi les critères d'une authentique critique la mise à bas de l'ordre établi. Mais aussi, en forçant le trait, parce que tout ce que le monde social recèle de contraignant a pour ainsi dire disparu [25]. En d'autres termes, si la critique est considérée comme empêchée du fait de l'alignement des représentations mentales sur les possibilités réduites par un système social ou si elle est réputée « toujours ouverte » [26] du fait des latitudes offertes par la coexistence de différents systèmes idéels, c'est parce qu'il s'agit de la même critique, émancipée et émancipatrice. Outre son caractère éclairé, c'est cette acception de la critique qu'on retrouve dans l'un des principaux arguments fondateurs de cette sociologie de la critique.
24« Si les personnes habitaient un monde accepté comme allant de soi, si elles étaient travaillées et dominées par des forces qui s'exerçaient sur elles à leur insu, on ne pourrait comprendre ni le caractère éminemment problématique de l'environnement social que révèle l'inquiétude permanente de justice, ni la possibilité même de la remise en cause et de la critique. » [27]
25En effet, rien n'empêche, par exemple, de considérer que les acteurs puissent être « travaillés par des forces supérieures » et qu'ils soient critiques rien si ce n'est la conception de la critique qu'on y engage. C'est pourquoi la sociologie critique, en s'intéressant à la domination, s'est désintéressée de la critique et la sociologie de la critique, en s'intéressant à la critique, a cru devoir se désintéresser de la domination.
26Cela explique aussi qu'en réintégrant cette thématique longtemps abandonnée à la sociologie standard, la sociologie de la critique ait continué, en définitive, à l'opposer à la critique [28]. Il n'est pas jusqu'à Michel Foucault, pourtant fin penseur de la « double » dynamique de « subjectivation » ou plutôt de sa totalité (i.e. devenir sujet et être assujetti) [29] et sensible à l'affinité entre critique et pouvoir qui ne bute sur cette représentation. On le voit hésiter à définir la critique comme « art de n'être pas gouverné », « art de ne pas être gouverné comme ça et à ce prix », puis « art de ne pas être tellement gouverné » ou « de ne pas vouloir être gouverné » [30]. Aussi parce qu'il a en tête le modèle de la critique kantienne et que son « Qu'est-ce que la critique ? » aurait pu tout aussi bien s'appeler, comme c'est souvent le cas, « Qu'est-ce que l'Aufklräung ? » [31]. Et, plus largement, parce que cette approche de la critique est à ce point conventionnelle qu'elle persiste chez cet (autre) philosophe non conventionnel. Il en va de même dans cette seconde sociologie pragmatique puisque la critique se dresse, de nouveau, « face à l'institution » et surtout « constitue le seul rempart contre la domination » [32]. Dans un même ordre d'idées, les rares fois où le regard est porté sur des institutions critiques, qui se gouvernent par la critique ou sont chargées de missions critiques [33], c'est essentiellement pour pointer le caractère limité de cette critique ou insister sur la manière dont la critique y est « digérée » oubliant par là, s'il faut filer cette métaphore malheureuse, que, loin d'être évacuée dans ce transit, elle est aussi ce faisant assimilée.
27Car il faut également compter sur le fait que, dans cet imaginaire, la critique n'est que radicale : non seulement libératrice mais efficace. De sorte que la difficulté à penser que des critiques non émancipatrices puissent méritées d'être qualifiées de critiques se double ce qui n'est pas exactement la même chose d'une difficulté à penser que les critiques inefficaces demeurent des critiques, inefficaces. De ce point de vue, une critique qui ne fait pas taire la violence est une critique que « la violence fait taire », fait disparaître donc même quand elle se maintient [34].
L'alignement de la critique sur le modèle de la lutte des classes
28L'acception, marxienne et surtout marxiste, de la critique comme « lutte contre l'état de choses » visant non « ‟à réfuter” son ennemi mais à ‟l'anéantir” » et « tête de la passion » plus que « passion de la tête » [35] renseigne souvent davantage sur l'idéal (intellectuel) révolutionnaire que sur les critiques sociales, grandes ou petites, au concret. La synthèse entre sociologie critique et sociologie de la critique proposée par L. Boltanski dans le significativement nommé De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation offre un bon résumé de ces distorsions.
29À sa manière, plus attentive à la structuration idéelle des discours qu'à la structuration sociale des représentations, ce tableau laisse le même regret que l'esquisse de P. Bourdieu : celui de (dis)qualifier la critique à partir de son indice révolutionnaire ou subversif, supposé libérateur. Cet indice révolutionnaire est lui-même recherché dans trois critères qu'on distingue ici mais qui ne le sont pas dans cette perspective. 1/ Est critique la critique la plus décalée par rapport à l'ordre existant ; 2/ celle qui opère de bas en haut de l'échelle sociale ; 3/ celle qui est soutenue par une théorie de la pratique ou, au moins, par une entreprise exégétique consistant à rapporter l'action à une règle. Or, non seulement ces critères sont cumulatifs, alors qu'ils tirent tous empiriquement dans des sens contraires, mais ils révèlent chacun de sérieux biais de méthode. Cette opération de classement revient en effet à discriminer ce qui relève de la critique et ce qui n'en relève pas à partir : 1/ de son contenu et/ou de ses résultats (la confusion est permanente) et selon qu'ils sont plus ou moins extérieurs à ce qui est la cible de la critique ; 2/ de ses ressorts et/ou de ses auteurs (là encore confondus) et selon qu'ils sont plus ou moins sympathiques au sociologue ; 3/ de ses formes, selon qu'elles sont plus ou moins convaincantes, du point de vue du sociologue toujours.
La fragilité du hit-parade critique radicale/réformiste versus rappel à l'ordre
30Premier symptôme de cette référence entêtante à la révolution, la critique semble devoir gagner en force à mesure qu'on s'éloigne de l'« institution » et surtout en noblesse tant la distinction des contenus critiques épouse une sorte d'échelle des dignités critiques. En haut, on trouve la critique qui va loin, voire aussi loin qu'elle peut aller quand débute le « travail de libération » [36] : la critique « radicale » fonctionnant à « l'épreuve existentielle » (i.e. critique au nom d'un autre système d'épreuves). Au milieu, la critique qui ne va pas jusqu'au bout et reste inachevée : la critique « réformiste » marchant par « épreuve de réalité » (i.e. dénonciation de l'impureté du cadre d'épreuve existant) [37]. En bas, ou plutôt au dehors, la non-critique et, plus encore, l'entrave critique : le rappel à l'ordre, significativement qualifié de « confirmation » [38], se jouant dans des « épreuves de vérité » (i.e. rappelant que ce qui a été doit être).
31Opérant un début de banalisation de cette activité, la « critique réformiste » est cette fois considérée comme critique (et non comme « fictive »). Mais outre cette labellisation, sa dissociation d'avec la critique « radicale » reste fragile et problématique. Elle tend à laisser penser qu'une critique radicale dans ses prétentions l'est nécessairement dans ses effets [39]. Est-il pertinent de considérer la critique la plus marginale à moins qu'il ne s'agisse de la critique des acteurs les plus marginaux, le point reste irrésolu comme non seulement la plus centrale mais la plus efficace ? C'est oublier que les discours et les acteurs les plus subversifs sont loin d'avoir le monopole d'une critique forte permettant de toucher au fond. En témoignent le silence glacé qui peut accueillir la radicalité de ces « gens entiers » et la manière dont ils tendent à être rappelés, pour des considérations pragmatiques souvent et morales parfois, à davantage de « diplomatie ».
32De ce point de vue, les acteurs sont plus réalistes sociologiquement parlant que les social scientists tendant à poser comme équivalentes critique forte = critique efficace = émancipation. En outre, comme le note avec acuité M. Walzer, le critique le plus radical et le plus extérieur est probablement celui qui aura le plus de chances, a fortiori si sa critique doit être efficace, de devoir recourir à la coercition [40]. On se trouve alors bien loin d'une critique émancipatrice, à supposer qu'une critique efficace ne soit pas tout simplement celle qui suscite la manifestation de formes d'obéissance. C'est une des multiples raisons pour lesquelles on a avancé que les éléments constitutifs de la critique conventionnelle, pour peu qu'on cesse de les penser comme un tout, s'additionnent en définitive bien mal.
33On commence à le deviner, si la dichotomie entre « rappel à l'ordre » et « critique » semble avoir tout de l'évidence, on a là un dualisme paralysant pour accéder à une pleine compréhension des pratiques critiques. Tout d'abord, même à vouloir mener de front sociologie de la critique et de l'émancipation (mais encore faut-il ne pas en faire des synonymes), le rappel à l'ordre ne peut être considéré comme intrinsèquement aliénant. Tout dépend de l'ordre en question et, comme toujours, pour qui. Surtout, force est de constater que cette activité de « confirmation » confirmant ce qui a été et devrait être passe bien souvent par une activité d'infirmation, donc de critique, de ce qui n'aurait pas dû être. À appliquer ce qui n'est rien d'autre qu'un principe de symétrie [41], on se donne également les moyens de nuancer sérieusement la proposition selon laquelle le rappel à l'ordre « a pour orientation principale de prévenir la critique » [42] (sous-entendu la vraie) pour se donner une chance de voir qu'il est une de ses orientations possibles et, parfois, un des multiplicateurs de cette critique, parmi d'autres, qu'est la critique la plus subversive. Et si le rappel à l'ordre peut s'opposer à la critique de l'ordre, on ne peut pour autant en déduire, comme le suggère L. Boltanski, qu'il est l'opposé d'une critique [43]. À la rigueur, il aurait mieux valu, pour peu qu'on veuille bien placer la critique des deux côtés, en rester au couple orthodoxie-hétérodoxie, moins saturé de normativité.
34Quant au dernier et principal argument justifiant cette partition entre rappel à l'ordre et critique par une différence de substrat critique, il apparaît faiblement convaincant. Le rappel à l'ordre se prononcerait au nom, voire en faveur de la réalité telle qu'elle est tandis que la critique de l'ordre se prononcerait contre la réalité telle qu'elle est, au nom et pour des idéaux qui ne sont pas encore réalité [44]. Jamais bien loin, témoignant d'une certaine propension à déduire du verbe du critique la cause de sa pratique, le rappel à l'ordre serait le pur produit de la réalité, la critique de l'ordre le produit pur des idéaux purs. L. Boltanski donne dès lors libre cours à une représentation contre laquelle bataillait déjà P. Bourdieu, avec un succès mitigé, en passant de la marginalité du discours hérétique à sa déconcertante « nouveauté » [45]. En bref, le rappel à l'ordre aurait partie liée avec la viscosité du monde qu'il défend, la critique de l'ordre serait détachée du monde qu'elle pourfend et, partant, la seule à avoir un statut critique. Il peut certes exister des différences, parfois empiriquement ténues, entre la critique de la transgression et la critique la plus transgressive. Mais l'une comme l'autre, sans jamais cesser de s'ancrer dans la réalité telle qu'elle est, invoquent bien la réalité telle qu'elle devrait être. Sans avoir nécessairement les mêmes, toutes deux ont un support social et des références normatives qui lui sont consubstantiellement liées [46].
35De ce point de vue et surtout, au lieu d'opposer critique et rappel à l'ordre, il serait sans doute plus judicieux de considérer que la critique est une forme de rappel à l'ordre et de chercher à identifier lequel. Cela permettrait de mieux en comprendre les ressorts c'est-à-dire de ne pas localiser l'explication de la critique dans des formes d'extériorité à l'ordre sociétal, comme s'il s'agissait là d'une pratique « asociale » ou d'« individus désocialisés » [47]. Et, au lieu d'en juger à leur place, de voir ce que les acteurs eux-mêmes considèrent comme une vraie critique.
Avec l'éviction du rappel à l'ordre, celle de la critique de « droite »
36Cela permettrait aussi de mieux saisir la diversité des contenus de la critique. Ne serait-ce que parce que l'échelle rappel à l'ordre critique réformiste critique radicale symbolise de manière suggestive la partition de l'échiquier politique de la droite au centre pour arriver à la gauche. Car l'autre symptôme de cette définition conventionnelle est de ne retenir que la seule critique de gauche réputée soucieuse de progrès social à l'exclusion des activités critiques qui, parce qu'elles sont mollement « réformistes » ou franchement « réactionnaires », ne peuvent être à proprement parler qualifiées de critiques. On a là une part de l'explication du déséquilibre notable entre la littérature de sciences sociales [48] consacrée à la critique de gauche et celle consacrée à la critique de droite le terme paraît d'ailleurs suffisamment rare pour avoir quelque chose de l'oxymore. Comme si la droite, à la différence de la gauche, ne connaissait pas ses critiques, ses élaborations théoriques et ses révolutions. Autre manière de signaler que cette façon de distinguer les critiques d'après leur coloration idéologique [49] n'est pas plus pertinente pour s'intéresser à la « grande » critique qu'à la « petite ». À titre d'aperçu de la surface de ces pratiques rarement considérées comme critiques, on peut citer entre autres exemples saillants : le répertoire de la Manif pour tous, la production intellectuelle d'un Charles Maurras, la doctrine des Chicago Boys, les « révolutions conservatrices » (« à la française », « tatchérienne » ou « reaganienne ») et autres « contre-révolutions » moins pacifiques.
37 En résumé, si l'opposition entre « rappel à l'ordre » et « critique » et sa réfraction dans la distinction entre « critique réformiste » et « critique radicale », puis entre (a)critique de droite et critique de gauche résiste si bien alors que ce hit parade est empiriquement débordé de toutes parts, c'est qu'il revient à écarter la mauvaise critique de la bonne.
La disqualification de la critique selon ses ressorts
38L'autre signe de la persistance de cette acception de la critique réside dans la disparition de toutes les critiques dont la dynamique ne paraît pas conforme à l'imagerie de la lutte des classes. Le second critère permettant d'identifier une (vraie) critique est en effet celui de ses ressorts révolutionnaires parfois présumés à partir de l'identité sociale de ses auteurs. Comme si leurs positions commandaient mécaniquement leurs dispositions et prises de position.
39Ainsi, les critiques reflétant des positions antagonistes dans l'espace social sont plus volontiers considérées comme critiques que celles se jouant dans des positions similaires, peu distinguables. P. Bourdieu signale pourtant, dans un lumineux passage, combien la distance minimale peut offrir un terrain favorable à l'expression du désaccord le « plus voisin étant celui qui menace le plus l'identité sociale » [50]. Mais, peut-être parce que ce structuralisme ne sait que faire de cet encombrant constat empirique et sans doute aussi parce que l'analogie révolutionnaire est au travail, la sociologie critique a surtout considéré ces critiques entre alter ego comme symptomatiques de l'alignement des espérances subjectives sur les chances objectives de les voir se concrétiser, garant de la préservation des hiérarchies sociales et « donc » sous l'angle d'un frein à la critique. Cette focale s'empêche donc de voir qu'il peut y avoir là un des combustibles de la critique et, avant cela, une de ses formes les plus ordinaires.
40On retrouve, dans De la critique, la difficulté présente en pointillé chez P. Bourdieu dans l'accolement « prises de position opposées = positions opposées » à penser, et cette fois à penser comme telles, les critiques consistant « à se retourner contre le proche » [51]. La tâche est d'autant plus difficile que ces concurrences minuscules ont été exclusivement localisées chez les acteurs les plus « dominés ». Comme s'ils étaient les seuls à ne pas savoir unir leur force, par contraste avec des dominants qui, eux, auraient toujours le sens objectif de leur intérêt bien compris, au point de savoir faire systématiquement taire la menace du plus voisin pour se garder de celle du plus lointain.
41La « fragmentation », entendue ici à la fois comme absence de solidarité des dominés et comme absence d'alternative morale systématisée, censée faire (doublement) obstacle à la critique, est extraite du tableau des critiques [52]. Comme si, à se tromper d'adversaire et de mobile, ces échanges critiques devaient perdre, en même temps que leur intérêt, leur qualité critique. Il semble problématique de se détourner d'une critique selon ce qui la motive et ceux à qui elle s'adresse imaginons que nous procédions de la sorte pour caractériser ce qu'on peut qualifier d'organisations partisanes. En outre, s'il faut absolument s'intéresser à des critiques parvenant à d'heureux résultats, on rappellera que les ressorts « médiocres » de ce type d'échanges critiques dont on trouverait sans peine des illustrations chez les acteurs les plus dominés comme chez les plus dominants ne présagent pas nécessairement d'une issue fâcheuse. Faut-il qu'en plus de parvenir à un joli résultat et pour y parvenir, la critique soit animée de nobles motifs et chez les bonnes personnes ? C'est en demander beaucoup à la critique [53].
42On comprend dès lors que la tentation soit forte, pour que ce genre d'activité critique qu'on serait portée à rapprocher d'un « narcissisme des petites différences » [54] si le terme était moins négativement connoté retrouve sa pleine authenticité critique, d'en distordre l'explication. À savoir de lui trouver des ressorts plus élevés en analysant la concurrence sociale du plus proche sous l'angle exclusif d'une opposition principielle du plus loin. C'est largement ce sens commun de la critique qui amène les acteurs aux prises avec des impératifs de justification à entreprendre de grandir leurs griefs [55]. Et c'est, selon nous, celui dont doit se défaire le chercheur pour comprendre non pas seulement comment les acteurs légitiment une critique (ce qui revient à ne s'intéresser qu'aux critiques « légitimes » sans qu'on ne sache jamais trop qui juge de cette légitimité) mais aussi ce qui les presse de porter une critique, en plus des valeurs auxquelles ils sont attachés et/ou dont ils se revendiquent. Ainsi, il serait dommage de réduire l'explication d'un certain nombre d'échanges humanitaires tenant au périmètre de l'action des organisations non gouvernementales à un conflit entre deux options irréductibles : l'« urgence » ou le « développement », comme s'il s'agissait là d'un choc entre deux planètes sans voir que cette opposition n'est jamais plus saillante qu'au sein de la famille « sans frontiériste ». Le point illustre, si besoin en était, que la concurrence institutionnelle la plus aiguë n'empêche en rien l'échange principiel.
Le point aveugle de la critique des dominants
43Toujours dans la série des ressorts et des auteurs disqualifiant la critique mais à l'autre bout du corps social, en vertu de l'idée têtue selon laquelle les dominants n'ont pas intérêt à la critique, cette acception conventionnelle tend à passer à côté de la critique portée par les élites alors même que la critique retenue est d'un genre plutôt élitiste.
44Commençons par le plus évident, si l'on souhaite étudier la critique convoquant de grands systèmes de valeur, sinon l'universel, à l'appui de ses griefs, on est bien forcé de constater, comme l'a finement montré Dominique Memmi au sujet du Conseil d'éthique, que « les voies de la généralisation éthique » [56] sont étroites, socialement sélectives.
45À vouloir retenir la critique la plus transgressive vis-à-vis des règles existantes, on ne peut pas davantage la réserver aux seuls dominés. On gagne ici à ne pas se satisfaire d'une équivalence un peu trop rapide entre « idéologie dominante » et « idéologie des dominants » [57] sans qu'on ne sache d'ailleurs jamais trop lesquels. Qu'elle aille dans leur sens, c'est-à-dire dans le sens objectif de quelque chose comme un intérêt de classe, peut-être. Mais il se trouve et P. Bourdieu comme L. Boltanski le disent à merveille qu'ils ont la faculté de « jouer avec la règle » [58], de ne pas s'y soumettre, de ne pas la prendre à la lettre, d'en faire une interprétation très libre : de ne pas la doter d'une force propre. Traité comme une marque d'excellence sociale, ce rapport « distancié » ou plutôt étroit aux règles apparaît tout aussi indéniablement comme une manière critique et, sans doute plus encore, comme un de ses ressorts ce qui contribue peut-être de son renvoi par P. Bourdieu en note de bas de page [59]. Car il n'est qu'à constater ce que la critique doit au pouvoir pour pressentir, avec embarras, qu'elle ne viendra pas nécessairement d'en bas pour bouleverser le haut de l'échelle sociale. C'est cet espoir trahi que relève J. Habermas en reprochant à M. Foucault ses « contradictions » à vouloir tenir ensemble critique et pouvoir, faisant montre d'une cruauté discrète qui n'a rien d'épistémologique [60]. Dans les suites de L. Boltanski cette fois, on veut bien croire que la propension des dominants à s'exonérer des règles en vigueur, ou à considérer qu'elles ne veulent rien dire d'autre que ce qu'ils leur font dire, renchérit le prix de la contestation de la part de ceux qui ne sont pas en capacité de « faire la règle » [61]. Mais cet art élitiste de la critique ne présage pas de son caractère nuisible au plus grand nombre. Car rien ne dit que l'activité critique des dominants soit nécessairement moins préoccupée de progrès social que celle des dominés, ni qu'elle soit moins efficace de ce point de vue puisque dans cette perspective conventionnelle, elle doit l'être.
46Autre manière de dire que, même à ne traiter que de la seule critique de la domination, on serait bien en peine de la placer dans le seul camp des acteurs les plus démunis. On peut évoquer, à titre d'illustration de cette difficulté, la critique féroce des discriminations sexistes à l'université par les normaliennes du fait de leur « handicap » de genre et (au moins autant) de leur excellence sociale et scolaire. Pour en contrarier une lecture conventionnelle, il faut cependant rappeler que, sauf à vouloir qualifier de fractions « dominées des dominants » l'ensemble des plus sensibles au sort des moins nantis, des puissants ne partageant en rien leur infortune ont néanmoins pu prendre le parti de la dénoncer. Plus encore, on observe que, loin de toujours « endiguer la critique » dont ils sont cette fois le principal objet, les leaders peuvent avoir à c ur de la rendre possible, parce qu'à l'instar des sénateurs romains s'entourant de conseillers susceptibles de leur signaler leurs errements, ils veulent mériter leur autorité [62].
47 Enfin, même à constater que la critique des grands n'épouse pas la cause des dominés et ne fait que la compliquer, il paraît délicat de lui ôter son caractère critique au regard de ses conséquences sur d'autres critiques estimées plus satisfaisantes a priori. En résumé, il n'y a pas de raisons autres que morales de croire que la critique attestant de la propre émancipation des dominants perde, à changer de style mais surtout d'auteur, sa « nature » critique elle-même. Il s'ouvrirait ainsi un passionnant chantier si la critique des dominants n'était plus seulement la critique visant les dominants mais aussi et cela n'a rien d'entièrement incompatible celle qu'ils prennent en charge.
Le retour de la polarité enracinement social versus détachement idéel
48Enfin, la dernière trace de cet amalgame révolutionnaire se trouve dans l'abandon de « la critique » comprise comme « formes de la critique socialement enracinées dans des contextes sociaux » au profit exclusif de la « métacritique » [63] : la critique qui consiste à convoquer... des règles. Doit-on croire que cette « métacritique » ne serait pas « socialement enracinée » ? Et qu'une critique « socialement enracinée » ne puisse pas être émancipatrice ? Et si L. Boltanski passe rapidement sur cette distinction, on la retrouve dans le fait de placer la critique, non dans les « moments pratiques », mais dans les « registres métapragmatiques », tous critiques à l'exception du rappel à l'ordre. Exagérant le zeste fonctionnaliste de la sociologie de P. Bourdieu et le teintant d'un biais scolastique, ce classement soulève trois séries de difficultés.
49Tout d'abord, détachée des « moments pratiques » régis par le « ça va de soi » [64], la critique n'est critique qu'à la condition de rompre avec l'ordre de la pratique. À l'instar de la réflexivité dans la sociologie critique, la critique est « échec des automatismes » [65] et elle n'est que cela. Si l'on devait retenir cette acception conventionnelle, on serait nécessairement conduit à râter les « critiques de service » [66] et à extraire du champ de la critique toutes les critiques caractérisées par leur forte routinisation et/ou leur faible explicitation [67].
50Ensuite, placée du côté des moments « métapragmatiques », la (vraie) critique consiste à convoquer des règles : en montrant comment des règles ont été malmenées alors qu'elles méritent d'être conservées (la « critique réformiste ») ou doivent être abandonnées en vertu de règles nouvelles et plus parfaites (la « critique radicale »). Au vu de ce qu'on a dit plus haut des capacités exégétiques de certains dominants notamment des plus portés à des formes de virtuosités interprétatives voilà qui rend moins tenable encore l'exclusion de la critique des élites.
51Surtout, cette perspective fait disparaître toutes les critiques qui fonctionnent à autre chose et prennent d'autres formes qu'un test de cohérence, ce qui tend à être une de ses formes les plus légitimes dans le milieu intellectuel. Elle oublie que l'expression du désaccord, même à la vouloir radicale, ne réside pas, toujours et partout, en une opération consistant à relever ou démontrer une contradiction entre des pratiques et des règles [68]. Plus exactement, en faisant peu de cas des critiques floues réputées peu robustes , cette acception s'empêche non seulement de les considérer mais aussi de mesurer l'efficace critique du flou [69]. On pense ici, d'une part, à des critiques suggestives, pointes d'ironie, boutades, calembours et autres mots d'esprit, susceptibles de mettre les rieurs de leur côté tout en laissant à chacun le soin de remonter comme il l'entend la chaîne des « parce que ». Ainsi, la petite main malicieuse qui a requalifié la façade de la « banque postale » en « poste bancale » a une épaisseur critique propre, sensiblement différente et non moins corrosive, de celle, plus conventionnelle, consistant à argumenter en ces termes de l'incompatibilité des logiques marchandes avec les exigences du service public. De même, la fausse brève du Gorafi révélant la « découverte d'une queue sans fin », à la Poste toujours, a un pouvoir comico-critique qui se suffit à lui-même et à signifier un dysfonctionnement. On pense surtout, d'autre part, à des critiques invoquant dans un même élan des pratiques, des discours, des avis et/ou des règles contradictoires à l'image de ces critiques « profanes » des politiques « tous pourris mais pas tous mauvais » [70], ou des critiques politiques, cette fois tout à fait professionnelles, mélangeant les registres, les références et/ou les symboles les plus opposés. Or, à rebours d'une conception de la (vraie) critique livrée en solution idéelle pure [71], il est possible que ces critiques ambivalentes, loin de se court-circuiter et d'être inaudibles à ne pas être plus précises quant à leurs visées et mieux organisées dans leurs énoncés, puissent, précisément du fait des malentendus opératoires qu'elles favorisent, être relayées par les acteurs les plus hétérogènes.
52Enfin, cette acception se prive de comprendre complètement la seule critique qui lui importe : la critique exégétique. Parce qu'elle s'interdit de voir que cette réflexivité critique, quel que soit le parti qu'elle épouse, n'échappe pas, comme par essence, au domaine du réflexe [72]. Comme le résume Wilfried Lignier, au sujet de l'enseignant prenant devant ses collègues « son habituel ton accusateur », elle rate le « caractère pratique de la mise à distance pratique » [73] et les critiques qui, même à convoquer des règles, « vont de soi ». Il faut donc sortir de cette focale pour se donner une chance de penser que la critique, y compris la plus « radicale », l'« adoption d'un point de vue à l'écart de la réalité », cette « expérience de pensée au caractère fictionnel » [74], puisse être d'abord une expérience sensible et pratique, en un mot, réelle.
53Plus encore, en posant comme équivalent critique = arrachement à la pratique = détachement idéel, cette focale s'avère lourde de conséquences du point de vue de l'analyse. Elle revient en effet à postuler pour le résumer dans une formule de Gaston Bachelard familière au lecteur de P. Bourdieu que « le monde où l'on pense n'est pas le monde où l'on vit » [75]. De sorte qu'à la question de savoir dans quel monde nous pouvons bien penser si ce n'est pas celui où l'on vit, la sociologie se condamne à répondre : dans un autre, offrant une alternative idéelle [76].
54 On le comprend ici tout à fait : si la critique est radicale dans son contenu et ses effets, mue par de grands clivages sociaux, exercée par les dominés à l'encontre des dominants, fait éclater des contradictions et se rapporte à quelque chose comme une théorie de la pratique qui, seule, permettrait de mesurer l'injustice de la réalité, si elle est tout cela ensemble ou n'est pas critique, c'est parce qu'elle est pensée sur l'exact modèle de la révolution marxiste.
La critique des Lumières : théorique, lucide et généreuse
55C'est sur cette question de la place conférée aux théories de la pratique dans l'activité critique qu'on prolongera la discussion. On touche ici plus directement son héritage marxiste en est le prolongement à autre filiation de cette acception conventionnelle de la critique : celle des Lumières.
La critique comme généralisation théorique : l'oubli de la critique locale
56On se recentrera davantage sur la sociologie de la critique, car à rebours d'une tendance de la sociologie critique à considérer les théories indigènes comme un obstacle à l'analyse de la pratique [77], le programme pragmatique les considère comme un objet d'analyse légitime de la pratique mais aussi par une succession de glissements comme indissociable d'une critique légitime ou efficace, puis d'une critique tout court. En effet, la critique est principalement, voire exclusivement envisagée comme une mobilisation de grandes théories morales, systématisées, cohérentes qui plus est. Or, à supposer que ces théories, ces « cités » ou ces « grammaires » soient bien celles des acteurs, il est aussi réducteur que normatif, scolastique en un mot, de ne retenir comme critiques que les vastes déploiements argumentatifs déroulant la trame de ces principes. Car non seulement la critique montant en généralité est réduite à une critique montant en idéalité [78] mais toutes les critiques n'empruntant pas le chemin de ce grandissement principiel se trouvent extraites du champ de la critique.
57Dans ces études, le local par opposition au global des « principes » (et à l'ailleurs des « mondes ») est réputé incapable de soutenir la critique. Ainsi, l'« invocation des circonstances locales » est une « tentative de suspension de la critique » [79], alors même qu'elle est, pour des acteurs n'ayant pas la capacité et/ou le désir de théoriser leurs griefs, une façon de les faire valoir. Est-il si difficile de concevoir que la référence à des circonstances singulières, la « relativisation », soit une manière de s'engager dans la critique en signifiant ce qui ici et maintenant est important et non pas une manière « d'épuiser la querelle » en convenant que « rien n'importe » [80] ? Saturés de critique autant que de détails, Sitreps (Situation Reports) humanitaires, « Retours d'expérience » des militaires (dit « RETEX ») et autres arts de l'(auto-)évaluation circonstanciée nous rappellent que le local, faute d'être le tout d'un principe, n'est pas « rien ».
58Quand elle ne les exclut pas, cette conception de la critique peut conduire à appréhender les critiques les plus avares de théorie comme de pleines opérations de théorisation critique. Elle amène surtout à considérer les critiques vides de toute théorie comme équipées, en dernière instance, d'une théorie de la pratique réputée présente dans autant de « mots atomes » [81], pour reprendre la formule désolée de Nicolas Dodier. L'un dans l'autre, la focale revient à considérer que les critiques doivent bien avoir quelque part en tête et, dans le meilleur des cas, en bouche une théorie de la pratique qu'ils peuvent exhumer au prix d'un effort réflexif supplémentaire celui dont s'acquitte le sociologue en clarifiant ce sens assez peu ordinaire de la justice [82]. Notons que le double sens du mot « grammaire », désignant à la fois les règles immanentes aux discours et, dans sa signification la plus têtue, la discipline de la langue, offre un berceau particulièrement accueillant à cet imaginaire de la critique [83].
59Dans un même ordre d'idées, quand les critiques locales n'ont pas été comprises comme principielles au prix de considérables distorsions et parce que l'absence de principialisation continue à être considérée comme une « fuite hors de la justification » [84], ces critiques qualifiées de « fragmentaires » (où l'on retrouve la « fragmentation » comme absence de mouvement de masse théorique cette fois), « fugitives » ou, en substance, émotives ont, au mieux, été considérées comme un « témoignage ». Voire, alors qu'elles en sont une des formes les plus communes et les plus prégnantes, comme l'indice d'une « crise de la critique » [85]. Parce que, dans cette optique, la (vraie) critique est une critique de la société dans son ensemble et du pouvoir en particulier censée rivaliser, par son ampleur, avec sa cible.
60Cependant, même à ce qu'il ne soit question que de cette « critique sociale » ce qui gagnerait à être explicitement posé [86] le privilège accordé aux critiques les plus sophistiquées théoriquement n'est guère plus défendable. Tout d'abord, la critique de la société peut parfaitement être parcellaire, approximative ou sentimentale [87] (on manque de mots moins négativement connotés !) bref aussi éloignée que possible d'une théorie, sans qu'on puisse être autorisé à la considérer comme inexistante.
61Ensuite, rien ne dit, si ce n'est une fois encore un intellectualisme tenace, qu'il faille qu'une critique sociale soit totalisante et/ou explicite pour être, de ce seul fait, dotée d'efficacité. Tout en l'amalgamant dans la figure de la révolution marxiste, cette acception de la critique néglige donc l'un des principaux apports sociologiques de Karl Marx, à savoir que « de toute évidence, l'arme de la critique ne peut pas remplacer la critique des armes » [88], par les armes, quelles qu'elles soient. On ne rappellera donc vraisemblablement jamais assez que la dynamique des révolutions est souvent sans grand rapport avec quelques théories de la justice sociale. Loin d'être affaire de « Tout mal réparti » [89], ces grands chamboulements opèrent dans de petits libelles pornographiques et autres plaisanteries minuscules échangées sous le manteau ou dans l'entre-soi [90] et se jouent « aussi, si ce n'est d'abord, dans des problèmes de logements surpeuplés et de robinetteries taries » [91]. Voilà qui laisse à penser que la « petite » critique n'est pas nécessairement « petite » dans ses conséquences et la « grande » pas nécessairement mieux armée.
La critique du sens commun au mépris de la critique de sens commun
62Le périmètre déjà réduit de la critique aux seules critiques théorisées se réduit plus encore si elles doivent être pensées sur le modèle d'une compétence sociologique.
63En suivant P. Bourdieu, considérer ces théories critiques profanes comme la production d'un « point de vue qui n'est plus celui de l'action sans être celui de la science » [92] a le mérite de rappeler qu'on ne peut attendre de l'acteur qu'il soit son propre sociologue. Elle a l'inconvénient de mettre l'accent sur ce qui fait défaut à ces théories critiques plutôt que de s'intéresser à ce dont elles sont faites : à savoir d'une logique pratique (même si elle n'offre pas un reflet exact de la pratique ainsi rationalisée), parfois riche de fragments de connaissance sociologique. Il convient donc d'étudier sous cet angle la connaissance hybride [93] mobilisée dans ces entreprises de rationalisation normatives, sans réduire ces dernières à une « forme de conscience [...] lacunaire » [94] ce qui est encore une manière de les rapporter à une connaissance sociologique pure et entière.
64Mais, à rebours de cette conception parfois trop rigide de la rupture épistémologique, on ne peut pour autant tordre le bâton trop loin dans l'autre sens en considérant que les critiques ordinaires seraient « similaires en tout point » [95] aux dénonciations d'injustice contenues dans la « sociologie critique ». Au lieu d'être l'exact contraire d'un sociologue craignant de construire l'acteur à son image, le critique indigène tend à être compris sur des terrains qui s'y prêtent comme son double presque parfait, accréditant la conviction que le chercheur peut s'en tenir à clarifier ce qu'il dit de lui-même et du monde [96]. S'il s'agit de lui attribuer cette faculté et non de l'en priver, on retrouve là cette même tendance à considérer la critique comme sociologiquement équipée ou, puisque ça ne saurait toujours suffire, comme philosophiquement équipée.
65Sur ce point, on veut bien entendre qu'une des topiques ordinaires de la dénonciation consiste, comme le fait la « sociologie standard » (à des fins de connaissance), à rapporter (à des fins critiques) des prises de position à des positions. Mais il est dommage que cette réduction en petitesse (« évidemment, c'est le fils de X qui a été promu ») soit envisagée, de nouveau, comme une référence tacite à quelque grande théorie de la justice, quand il s'agit bien plus prosaïquement d'une compréhension pratique des logiques de situation.
66Surtout, la critique retenue, loin d'être générique, est d'un genre très particulier. Puisque l'« exercice des forces supérieures aux acteurs » ne marche plus « à leur insu » [97], elle est consciente de ses déterminations, voire critique de ces déterminations. Or, la réflexion critique ne suppose pas, de la part des acteurs, une connaissance des ressorts effectifs de leur pratique, même à constater qu'ils n'en sont pas toujours ignorants.
67Si l'on s'est attardée sur la manière dont transite, dans des préceptes de méthode opposés, une acception de la critique comme consciente du fonctionnement objectif du monde social, c'est qu'il n'y a jamais là qu'une déclinaison professionnelle, en l'occurrence sociologique, d'un imaginaire, celui des Lumières, qui ne conçoit de critique que lucide en plus d'être intellectuelle mais, dans la perspective conventionnelle, ce n'est pas loin d'être deux mots pour une même chose. La (vraie) critique est affaire de Raison mais aussi au sens de la bonne raison. Elle est une critique du sens commun, pas une critique de sens commun. Elle est critique des préjugés, pas une critique pleine de préjugés. Significativement, c'est l'affaire Dreyfus qui est réputée précipiter, en France, l'émergence de l'« intellectuel critique » et symboliser, plus qu'un idéal critique, ce que doit être la critique au nom des idéaux. Comme si l'intellectuel critique, au sens littéral du terme, épousait nécessairement le parti de la tolérance [98]. Et si l'on dispute avec force sur sa datation historique (Platon ? Voltaire ? Zola ?), il semble aujourd'hui impensable de dissocier l'« intellectuel » de « la » critique, et acquis que ces deux figures du dissentiment émergent conjointement dans un « espace public » réputé se construire au frottement mais surtout contre le pouvoir d'État, contre la foi aveugle de la religion, contre l'obscurantisme des traditions [99]. Autre indice de la force de cette représentation, on la retrouve dans les stratégies de democratic building privilégiant l'« empowerment » de la « société civile » à travers un appui à ses leaders associatifs, c'est-à-dire à l'intelligentsia laïque et non gouvernementale. Car cette perspective, négligeant d'autres chemins de démocratisation non moins concrets, se nourrit également de la conviction sourde que le peuple, rendu aux lumières d'un cerveau supérieur, se mettrait à (bien) penser, à (bien) critiquer c'est-à-dire à critiquer pour le bien (et celui du plus grand nombre), en scellant l'heureux passage de « l'intellectuel critique à la critique intellectuelle » [100]. Derrière cela, sous des formes plus ou moins nuancées, on retrouve toute une représentation de la critique comme une entreprise intellectuelle devant aider les dominés à sortir de leur « état de minorité » et portée à oublier que le « courage » n'est pas qu'affaire d'« entendement » [101]. Car il semble acquis croire le contraire serait, pour un intellectuel, trop désolant que si jusque-là les hommes ne se révoltaient pas contre l'oppression, c'est qu'ils ne savaient pas penser puisqu'on ne peut que bien penser. Comme le montre de manière éclatante Isabelle Delpla, en déstabilisant la thèse de la « banalité du mal » popularisée par Hannah Arendt à partir du cas (trompeur) d'Adolf Eichmann : si le mal « ne pense pas, alors la pensée est sauve » [102]. Mieux, elle peut sauver. A fortiori s'il s'agit, comme pour conjurer définitivement le mal la thoughlessness [103] de l'École de Francfort donc d'une « pensée critique ». Il faut ainsi toute la force surréaliste d'un Ylipe pour nous convaincre que, de même que « les gens idiots ne pensent pas moins » [104], les critiques les plus déplaisantes peuvent parfois être très soigneusement pensées et résister à la tentation de les mettre au vestiaire des pratiques acritiques.
La critique comme objectif plus qu'objet
68On comprend dès lors que la sociologie, cette science du social, a fortiori dans un des berceaux (français) de la philosophie des Lumières, tende à ne s'intéresser qu'à un genre de critique (i.e. « la critique sociale ») et à en faire, plus qu'un objet d'étude, un but.
69Ainsi, P. Bourdieu ne se défait pas entièrement de la conviction, au moins de l'envie de croire, qu'une critique est d'autant plus efficace qu'elle est « vraie », sera d'autant plus porteuse d'effets émancipateurs qu'elle s'appuie sur des données objectives. On connaît pourtant sa répugnance à recourir au vocable de « la prise de conscience » et son insistance à rappeler qu'elle ne saurait suffire à une dynamique d'émancipation [105]. Mais, sans doute parce qu'il est douloureusement confronté à l'incapacité de sa sociologie à offrir les clés d'un monde plus égalitaire, à moins qu'il ne faille y voir aussi les limites du combat permanent contre l'intellectuel qui est en lui [106], il peine à sacrifier tout à fait cette conception du savoir libérateur [107]. Soit le dévoilement de déterminations rendues à leur dimension arbitraire peut accompagner l'expérimentation des possibles latéraux à la condition d'être soutenue par une « Realpolitik de la raison » au « réalisme » discutable, même « pour un intellectuel » [108]. Soit et ça n'en est pas moins scolastique car qui mieux que l'intellectuel peut trouver sa liberté et son plaisir dans le savoir pour le savoir ? le seul fait de les connaître peut faire de l'acteur « quelque chose comme un sujet » [109]. S'intéresser à la critique revient dès lors à s'intéresser « aux mésaventures de la critique » [110] et comprendre le monde, c'est « comprendre le monde pour le changer » [111], pour reprendre la formule qui le résume le mieux au-delà de l'espace de la recherche revendiquant une « sociologie critique ».
70De même, contrairement à ce que le label de « sociologie de la critique » et sa critique de la « sociologie critique » suggèrent, ce programme n'entend pas brider sa normativité pour rendre mieux compte de celle des acteurs sans quoi on s'y retrouverait entièrement. Il ne s'agit pas de dire que P. Bourdieu a trop concédé dans sa sociologie à son militantisme ce qu'on est porté à penser mais plutôt qu'il ne lui a pas assez concédé : en refusant de voir combien sa sociologie critique était partagée, en sous-estimant les marges de liberté offertes aux acteurs et en s'interdisant d'exposer les motifs moraux sous-jacents à son analyse, celle des inégalités notamment [112]. Il ne s'agit donc plus, pour alimenter la critique, de suggérer que le monde ne marche pas aux idéaux dont il se réclame mais de clarifier de quels idéaux il devrait se réclamer pour mieux marcher. En forçant le trait, l'objectivation de la structure grammaticale, une théorie des idées justes [113], remplit désormais l'office critique associé à l'objectivation de la structure sociale, une théorie des idées vraies. On comprend également que la première critique reviendrait à rabaisser celle des acteurs en la rattachant à ses déterminants sociaux là où la seconde l'élèverait en la rapportant à ses impératifs moraux [114]. Ce n'est donc pas la critique, entendue comme objectif militant, que les sociologues pragmatiques proposent d'abandonner mais une critique jugée malheureuse, au double sens du terme. Au point de regretter que le qualificatif de « sociologie de la critique » ne rende pas suffisamment justice aux ambitions normatives propres à leur « sociologie morale » qui, ces derniers temps, réaffirme avec force sa « vocation critique » et autant de préconisations mélioratives [115]. Sous ce rapport, ces travaux incarnent un postulat qui les déborde : l'idée que « la dépendance de la sociologie à l'égard de la critique a pour corollaire la dépendance de la critique à l'égard de la sociologie » [116]. Dans cette perspective qui veut désormais croire à une certaine efficacité critique de la « sociologie critique », une place commence à être faite aux « rapports de force » [117], principalement considérés comme facteurs d'empêchement à contrarier. De même que leur opposition, leur rapprochement avec les thématiques de la sociologie « standard » paraît surdéterminé par des considérations d'ordre militant.
71Par suite, les échanges entre ces deux courants prennent rapidement la tournure d'un procès croisé en inefficacité critique [118]. La question, pertinente en tant que telle, de savoir si la critique a besoin d'une théorie de la pratique n'est posée que pour savoir laquelle, d'une théorie « déterministe » de la pratique ou d'une théorie morale de la justice, lui serait la plus profitable. S'interroger sur la place de la contrainte dans l'activité critique revient à se demander s'il est décourageant de s'y attarder ou inconséquent de ne pas le faire et si, pour éveiller en lui quelques velléités critiques, il vaut mieux dresser le portrait d'un acteur déjà libre ou pas encore. Si le caractère problématique de l'élitisme des deux programmes affleure dans ces débats, ce n'est pas pour se demander à quelles critiques (peu communes) accèdent ces travaux mais lequel de ces travaux, jusqu'à son style, est le plus accessible au commun. Et quand il ne s'agit pas de dire que le modèle concurrent est dénué de conséquences critiques, ce qui reste une manière de dire qu'il devrait chercher à en avoir, il semble s'agir de montrer qu'il n'en a que de désastreuses, comme s'il n'était pas possible qu'il n'en ait aucune. Il s'ensuit un relevé de contradictions qui ne sont contradictoires qu'à la condition de considérer qu'objectifs de connaissance et de lutte doivent aller de concert pointant l'incapacité de l'alternative concurrente à se garder des formes de domination qu'elle entendait contrarier. Comment se fait-il que le « sociologue critique » soit le seul lucide dans un monde d'aveugles et, si sa sociologie vaut pour lui-même, ne reproduit-il pas une autorité indiscutée dont il entendait libérer les acteurs ? N'est-il pas regrettable qu'en renouant avec le « libre arbitre », le « sociologue de la critique » se fasse l'écho d'une philosophie conservatrice, voire la légitime ? De l'autre côté de l'Atlantique et de celui de la philosophie mais ces territoires nationaux et disciplinaires n'ont guère de frontières en matière critique les débats se ressemblent étonnamment. On peut ainsi entendre J. Habermas reprocher à M. Foucault de nier lui-même sa théorie, voire de « s'abdiquer » en persistant à montrer les affinités entre critique et pouvoir sans suffisamment renseigner les principes dont il se revendique [119]. C'est donc principalement sous l'angle de leur apport respectif à la « critique sociale » et non à la compréhension de la critique des acteurs sociaux que ces épistémologies se trouvent interrogées.
72On ne saurait donc s'étonner que leur attention se porte principalement sur les critiques ressemblant le plus à des critiques sociologiques (ou à leur idéal) et, surtout, qu'essentialisant cette conception, ils ne définissent, ne reconnaissent comme (véritablement) critiques que celles-là.
Changer de perspective : repenser « la » critique sociale et la critique des acteurs sociaux
73À ce point de la démonstration, on pourrait bien sûr nous objecter que les sociologies, sous d'autres mots et surtout sous ce terme polysémique, se sont intéressées à un aspect de cette activité et que c'était là leur droit. Certes. Mais on gagnerait sans doute, au moins en clarté, à ce que cette préférence soit dite, peut-être sue [120]. Ne serait-ce que pour ne pas laisser à croire que cette critique sociale est la (seule) critique et risquer de passer toutes les critiques à la moulinette de cette critique bien particulière. Car la discussion aura eu au moins le mérite de montrer, espérons-le de convaincre, que les sciences sociales se sont intéressées quasi exclusivement à une critique, la grande à supposer qu'il s'agisse encore d'une critique tout en passant à côté de la « petite » et de certaines des formes les plus ordinaires de la critique. On résumera donc ici cette double distorsion avant de préciser l'intérêt d'une acception générique de la critique susceptible de suspendre cette attribution de grandeur pour renouveler le spectre et l'orientation de l'investigation.
Les impensés et trop pensés de la « grande » critique
74Non seulement cette perspective conventionnelle ne retient qu'un type de critique la « critique sociale » mais elle retient sans doute autre chose : l'émancipation voire encore autre chose : l'idéal (intellectuel) de l'émancipation, c'est-à-dire, confusément l'émancipation par l'intellection.
75On touche ici à la première série de difficultés de cette définition conventionnelle de la critique. En posant comme équivalents (grande) critique et émancipation, c'est-à-dire en confondant « uvre de l'esprit » et « décision cruciale », cette focale néglige toutes les critiques ne menant pas à l'émancipation tout en suggérant que l'émancipation est nécessairement affaire de grande critique. Or, on croit l'avoir démontré, c'est là une conception sociologique naïve des dynamiques à l' uvre dans la critique et dans les processus révolutionnaires puisque c'est de cela dont il s'agit. Travailler à ces différents chantiers suppose aussi vraisemblablement de démêler les différentes facettes de la « grande » critique qui, si elles forment un tout cohérent pour qui entend énoncer une théorie politique de la libération, ont quelque chose d'une chimère forçant la cohabitation de réalités sociales vraisemblablement peu convergentes les unes avec les autres. C'est pêcher par irénisme et/ou par mécanisme que d'inscrire dans une relation de réfraction parfaite, les (grandes) formes, les (grands) ressorts, les (grands) auteurs, les (grands) résultats de la critique. Il est ainsi peu réaliste sociologiquement qu'une critique puisse être à la fois radicale et émancipatrice dans ses prétentions et dans ses effets tout en étant portée par les acteurs les plus dominés et sur le mode le plus intellectualisé qui puisse être.
76Plus encore, c'est la partition entre grande et petite critique qui ne résiste pas à l'examen empirique. Il paraît ainsi impossible de présager de l'ampleur respective et comme proportionnelle des effets de la grande critique et de la petite critique. En outre, rien ne laisse à penser qu'elles résulteraient, par essence, de processus sociaux singulièrement différents. Enfin, même si ces petites critiques n'avaient effectivement rien de commun avec la grande, elles n'en demeureraient pas moins des critiques pour peu qu'on cesse d'y investir tout le poids de sa propre normativité et qu'on veuille bien considérer celle des acteurs, dans sa diversité.
Petite et acritique : les impensés de la « petite » critique
77On touche ici à la seconde série de difficultés. L'empreinte de la critique sociale (ces deux acceptions de la critique confondues en une seule) fait disparaître ou amène à disqualifier toutes les petites critiques. La critique qui, au lieu de s'attaquer aux fondements de l'ordre existant au nom d'un autre à inventer, réprime, comme sans grand courage ni créativité, le début d'un désordre. Celle qui, supposée étriquée, se borne à revendiquer des améliorations marginales et, ce faisant, est censée se saborder elle-même. Celle qui, indifférente à l'émancipation des autres et des dominés, est indissociable de l'émancipation propre au dominant qui la porte. Celle dont la clairvoyance n'est pas pleine et entière dans un état de conscience des pesanteurs sociales, voire d'apesanteur sociale. Celle qui n'est pas adossée à une théorie de la pratique à caractère sociologique et/ou philosophique, une théorie des inégalités injustes ou des égalités justes. Celle qui, au lieu de démontrer une contradiction entre des pratiques et des règles, révèle la confusion ordinaire des pratiques et des règles. Celle qui, parce qu'elle exprime des émotions et non des raisons, des appréciations et non des jugements, des impressions et non des argumentations, des singularités et non des généralités, est censée ne parler que de l'écume des choses, sinon de rien. Celle qui, à l'écart des grands débats d'idées ou des grands clivages sociaux, se joue dans des concurrences minuscules, voire « mesquines » car cette perception n'est pas étrangère à leur disqualification. Celle, enfin, qui dénuée d'idéologie ou saturée d'une idéologie déplaisante, n'est pas ou pas vraiment ou pas assez de gauche.
78De même que la grande dont elles sont l'exact pendant, ces critiques sont « petites » du point de vue de leurs formes, de leurs ambitions, de leurs résultats, de leurs ressorts souvent confondus mais toujours d'un point de vue moral, si ce n'est moralisateur, et qui n'est autre que celui du sociologue lui-même. Lequel, à emmêler les visages de la critique dans la figure de « la » révolution et finalement à ne jamais la penser pour elle-même, juge ces critiques tellement « petites », inconsistantes, qu'il leur dénie toute consistance critique, leur consistance critique propre. À moins qu'il soit conduit, à l'endroit où le sol de l'imaginaire de la révolution se dérobe et pour sauver l'idée qu'il se fait des bons ressorts de la bonne critique à en distordre l'explication : transformer une critique marginale en une critique de marginaux, une critique émancipatrice de dominants en critique de dominés, une concurrence sociale faite de proximité forte en extériorité idéelle.
79Au-delà de ces déformations et comme les résumant, cet imaginaire de la critique n'est pas sans effet, on l'a vu, sur la difficulté des sociologies à en renseigner l'enracinement social. Il explique la résistance des deux variantes de la thèse de la sous-détermination sociale de la critique. Celle de la sociologie critique qui en localise les ressorts dans des formes de désorganisation sociale qui, seules, pourraient permettre d'accéder à d'autres possibles idéels. Celle de la sociologie de la critique qui les trouve dans des formes d'organisation idéelles, certes sociales, mais indépendantes de toute organisation sociale.
Penser la critique comme « jugement négatif » : une acception non normative
80Pour mieux comprendre de quoi est faite la critique, il y aurait donc un certain nombre d'avantages à retenir comme définition préalable de la critique la dernière à apparaître : le « jugement négatif » donc [121]. Rappelons-le, l'enjeu n'est pas de renverser, avec l'ordre des définitions, la hiérarchie entre grandes et petites critiques mais, de s'en affranchir pour les penser toutes deux et autrement, en passant par cette définition indifférente à leur grandeur.
81Pour la sociologiser encore davantage, on peut accepter d'étudier comme critique n'importe quelle pratique consistant à manifester publiquement un jugement négatif sur quelqu'un ou quelque chose. « Pratique » pour nous installer dans l'idée que la critique est une pratique, même à vouloir s'arracher à l'ordre de la pratique. « Publiquement », pour échapper à la conception de la critique comme « décision » prise en son for intérieur et se garder du risque de surinterprétation des pratiques trop étroitement apparentées à des « uvres de l'esprit ». « Manifester » car, n'en déplaise à nos penchants intellectualistes, la critique ne passe pas toujours par le Verbe et, même à être verbalisée, passe encore incomplètement par le Verbe. L'expérience suffit en effet à nous enseigner qu'un simple soupir vaut, dans son contexte, parfois bien de longs discours. « Sur quelqu'un ou quelle chose » pour se rappeler que les idées critiques sont incarnées.
82Sous ces différents rapports, un jugement négatif donc. Nous sommes tellement habitués à une autre acception de la critique que celle-là risque de paraître terriblement lâche et affreusement appauvrissante, au point de ne plus rien désigner. On la croit au contraire plus exigeante, car non normative, et plus riche, du point de vue de ce qu'elle permet d'observer. Elle permet de ne pas réduire la critique à l'une de ses formes (la plus sophistiquée intellectuellement), à l'une de ses orientations politiques (la critique de gauche), à l'une de ses cibles (la norme la plus consacrée), à l'un de ses auteurs (les plus dominés), à l'un de ses ressorts (la distance sociale et/ou idéelle) et, enfin, à l'une de ses issues (la plus heureuse). Il s'agit plus exactement de ne pas discriminer, parmi l'ensemble des pratiques de dissentiment, ce qui relève de la critique de ce qui n'en relèverait pas sur ces différents critères. Il suffirait de remplacer « critique » par un autre terme désignant une autre pratique sociale « contestation » ou « conformation », par exemple pour lever les derniers doutes sur le bien-fondé de cette orientation de méthode.
83Faire abstraction des formes de la critique permet de faire de la critique intellectuelle ce qu'elle aurait dû rester : une forme critique parmi d'autres et un objet d'étude tout en faisant place aux critiques peu ou pas théorisées : aux plus circonstanciées. Suspendre la question de leur teneur idéologique ouvre le passionnant chantier de la critique de droite qui a sans doute beaucoup à nous apprendre sur elle-même et sur celles qui lui portent la réplique. S'arracher au hit-parade « rappel à l'ordre » versus « critique réformiste » et « radicale » permet de se donner une chance de ne plus confondre la cause et l'effet, le fond et la forme. Surtout, le point est suffisamment important pour être répété, cela revient à considérer que la critique ne peut pas être autre chose qu'une forme de rappel à l'ordre, au sens littéral du terme. Étudier la critique des acteurs les moins dotés comme celle des plus dotés en différents types de capitaux, c'est cesser de penser les relations entre domination et critique comme celles du poison à son antidote. Et ce n'est pas nécessairement perdre notre réflexion suggère plutôt le contraire la critique telle que la perspective conventionnelle la conçoit. Ne pas lui prêter pour seul ressort des formes de distance, de détachement d'extériorité augmente la possibilité d'améliorer la compréhension des dynamiques les plus ordinaires des critiques (plus ou moins) ordinaires. Ne pas la penser comme (a)critique selon ses résultats et selon que ce résultat est plus ou moins satisfaisant, c'est s'autoriser à penser que des critiques illégitimes et, avant cela, des critiques inefficaces car l'équivalence un peu rapide entre légitimité et efficacité mérite d'être interrogée restent des critiques inefficaces et/ou illégitimes. Non seulement leur étude permettrait de mieux comprendre les critiques à audience mais elle ferait échapper l'analyse à un biais finaliste [122] énoncé ici dans des termes dans lesquels aucun esprit sociologique sérieux ne se reconnaîtrait mais qui n'en reste pas moins un trait marquant des sociologies de la critique.
84En outre, s'il semble utile, dans la délimitation du périmètre des pratiques comprises comme critiques et à titre de décision de méthode, d'être indifférent aux formes, aux ressorts aux conséquences de la critique, c'est aussi pour (mieux) les retrouver dans l'étude, dès lors qu'il faut expliquer cette pratique. C'est à la condition que ces trois facettes du fait critique ne soient pas prises dans la définition même de l'objet qu'il devient possible d'étudier en quoi les conditions d'entrée dans un échange critique peuvent influencer la tournure des échanges et/ou leurs issues et comment les formes et les effets de ces interactions critiques peuvent ôter et/ou conférer de nouvelles prises critiques aux acteurs et lesquels.
85Enfin, cette acception mettant à distance la définition conventionnelle de la critique qui, plus qu'une définition, est une essentialisation normative de cette activité, peut servir une entreprise de normalisation sociologique de son étude. En cessant de considérer que la critique suppose au sens plein du mot (obtient, nécessite et se définit comme) une suspension de l'attraction sociale exercée sur les représentations mentales, elle invite à rompre avec tout exceptionnalisme explicatif, c'est-à-dire à restituer l'ordinaire des rapports sociaux dans lesquels elle s'insère.
86Il est vrai qu'en cessant de comprendre la critique comme une pure affaire d'idées et d'idées pures, cette réorientation pourra sembler discréditer la critique des acteurs, un peu comme si cela revenait à y voir une affaire d'idées sales. Cet effet critique d'une approche non normative dans ses postulats, conséquence directe du sens commun savant de la critique, est sans doute le prix à payer pour mieux renseigner la diversité de ses formes et penser un impensé des sociologies de la critique : leur organisation sociale.
87En ce sens, il est possible que cette réflexion puisse être utile à qui entend travailler sur des activités critiques, même à en retenir une autre acception. On veut surtout croire qu'en se contraignant à en faire un objet d'étude et rien d'autre qu'un objet d'étude, c'est-à-dire à l'appréhender comme n'importe quel autre objet sociologique et à ne céder aux sirènes de la critique qu'à la condition qu'elle soit de l'ordre de la méthode, il sera possible de renouveler la connaissance (pour la connaissance) de la critique des acteurs sociaux et, dans ce vaste ensemble, de « la » « critique sociale ».
Notes
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[1]
André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 1991, t. I, p. 196-197 ; Alain Rey, Josette Rey Debove, Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1983.
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[2]
Michael Walzer, Critique et sens commun, Paris, La Découverte, 1990, p. 46-52, ici p. 52.
-
[3]
Dans l'« Essai sur les trois voies de la philosophie morale », l'idée d'interprétation vise à rappeler que la critique consiste rarement (sinon jamais ?) à inventer ou à découvrir une morale mais plutôt à interpréter une morale déjà là. En revanche, si l'on ne veut pas réduire la critique à un exercice de philosophie morale, comme y incline « l'Essai sur l'exercice de la critique sociale », il semble utile de prendre en compte, à côté des critiques interprétant le sens commun, des critiques le manifestant sans l'intellectualiser. C'est plutôt dans cette direction qu'a tranché la version française des Tanners Lectures en choisissant de traduire « Interpretation and social criticism » par « Critique et sens commun ». Elle a également opéré un second choix en ajoutant pour sous-titre « Essai sur la critique sociale et son interprétation » comme si cette tâche interprétative ne revenait qu'au chercheur et pas au critique social. Par rapport à cette lecture, l'approche non normative défendue ici consiste à ne privilégier aucune de ces formes critiques au détriment de l'autre et non pas à les « interpréter », au risque de les métamorphoser, mais à exposer leur contenu et leur logique propre (plus ou moins ou pas théorisée).
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[4]
M. Walzer, Critique et sens commun, op. cit., p. 51.
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[5]
Ces labels sont ceux de Luc Boltanski, respectivement dans « Sociologie critique et sociologie de la critique », Politix, 3 (10), 1990, p. 124-134, et dans De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation, Paris, Gallimard, 2009, p. 16, on ne les reprendra ici que par commodité de présentation.
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[6]
Pour un résumé : Pierre Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Seuil, 2000 (1re éd. : 1972), p. 234-285.
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[7]
On connaît le presque adage : « Ce qui fait problème, c'est que, pour l'essentiel, l'ordre établi ne fait pas problème [...] en dehors des situations de crises [...] ». Cf. Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Paris, Seuil, 1994, p. 128.
-
[8]
Initiée dans Luc Boltanski, Laurent Thévenot, Les économies de la grandeur, Paris, PUF, 1987 (Cahiers du Centre d'études de l'emploi, no 31), popularisée dans « Sociologie critique... », art. cité, et resystématisée dans De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991. Pour un résumé de ce parcours : Luc Boltanski, L'amour et la justice comme compétences, Paris, Métailié, 1990, p. 37-54.
-
[9]
Cf. la synthèse des deux programmes dans Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Armand Colin, 2007, p. 103.
-
[10]
Sur ce qui singularise ce modèle par rapport à la sociologie de P. Bourdieu et pour un résumé pragmatique d'une même interaction sociale envisagée des deux points de vue : Nicolas Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », Critique, 529-530, 1991, p. 427-458.
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[11]
L. Boltanski, L'amour et la justice..., op. cit., p. 87.
-
[12]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 286.
-
[13]
Albert Ogien, « L'antinomie oubliée : ou la critique sociale a-t-elle besoin d'une théorie de la pratique ? », dans Michel De Fornel, Albert Ogien (dir.), Bourdieu, théoricien de la pratique, Paris, Raisons pratiques, 2011, p. 135-154, dont p. 136. « Dans la perspective d'une théorie de la pratique fondée sur le triptyque habitus/champ/sens pratique, il devient difficile de penser l'autonomie – même relative – des structures mentales, dont on peut pourtant supposer qu'elle est au principe de la formulation d'une critique sociale ».
-
[14]
A. Ogien, ibid., p. 136.
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[15]
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 141. La notion désigne la prégnance de schèmes classificatoires communs rendant possible au sujet d'une même conduite (qualifiée de sans gêne versus sans façon) le désaccord d'acteurs situés dans des positions opposées.
-
[16]
Pour une systématisation, cf. Pierre Bourdieu, La distinction, Paris, Minuit, 1979.
-
[17]
Pour le dire dans les termes de la reproduction, cf. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964, p. 75.
-
[18]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 145 et suiv., et Esquisse d'une théorie..., p. 319-320.
-
[19]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 147.
-
[20]
Pierre Bourdieu, Esquisse pour une autoanalyse, Paris, Raisons d'agir, 2004, p. 127 et suiv.
-
[21]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 131 et 226.
-
[22]
P. Bourdieu, ibid., p. 112.
-
[23]
Pierre Bourdieu, Homo Academicus, Paris, Minuit, 1984, p. 207-250, et « Dire et prescrire », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, 1981, p. 69-73.
-
[24]
Claudette Lafaye, « Situations tendues et sens ordinaires de la justice au sein d'une administration municipale », Revue française de sociologie, 31 (2), 1990, p. 199-223. Cette notion est courante dans les travaux pragmatiques.
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[25]
Sur cette critique du modèle, cf. Claude Gautier, « La sociologie de l'accord », Politix, 14 (54), 2001, p. 197-220 ; Philippe Juhem, « Un nouveau paradigme sociologique ? », Scalpel, 1, 1994, p. 115-142 ; Elsa Rambaud, « L'organisation sociale de la critique à Médecins sans frontières, Revue française de science politique, 59 (4), août 2009, p. 723-756.
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[26]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 286 et suiv.
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[27]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », art. cité, p. 129.
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[28]
Cf., par exemple, L. Boltanski, De la critique..., op. cit. ; Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce, Paris, Economica, 2009, p. 177-201.
-
[29]
Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1982, t. IV, texte no 306, p. 222-243.
-
[30]
Michel Foucault, « Qu'est-ce que la critique ? Compte rendu de la séance du 27 mai 1978 », Bulletin de la Société française de philosophie, 84 (2), 1978, p. 38 et 49. Pour un commentaire : Judith Butler, « Qu'est-ce que la critique ? Essai sur la vertu selon Foucault », dans Marie-Christine Granjeon (dir.), Penser avec Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, Paris, Karthala, 2005, p. 73-104.
-
[31]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 41 et 53.
-
[32]
L. Boltanski, ibid., p. 130 et 149-150.
-
[33]
Cf. par exemple Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Métailié, 1993 ; Thomas Angeletti, « (Se) rendre conforme : les limites de la critique au Conseil d'analyse économique », Tracés, 17, 2009, p. 55-72.
-
[34]
Dominique Cartron, Michel Gollac, « C'est quand même un peu violent ! Le désarmement de la critique dans les entreprises néo-libérales », dans Marc Breviglieri, Claudette Lafaye, Danny Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice, Paris, Economica, 2009, p. 333-343.
-
[35]
Karl Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » [1844], Philosophie, Paris, Gallimard, 2000, p. 92.
-
[36]
Luc Boltanski, « Institutions et critique sociale : une approche pragmatique de la domination », Tracés, 8, 2008, p. 17-43, p. 34.
-
[37]
Sur cette distinction, cf. L. Boltanski, ibid., p. 30-32, et De la critique..., op. cit., p. 156-166.
-
[38]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 99-100 et 151-152.
-
[39]
Cf., par exemple, L. Boltanski, ibid., p. 163 : « Parce qu'elles se situent en marge de la réalité – de la réalité telle qu'elle est construite dans un certain ordre social – ces épreuves existentielles ouvrent un chemin vers le monde » (défini comme « tout ce qui arrive » p. 93).
-
[40]
M. Walzer, Critique et sens commun, op. cit., p. 80.
-
[41]
David Bloor, Sociologie de la logique. Les limites de l'épistémologie, Paris, Pandore, 1983 (1re éd. : 1976), p. 7 et suiv.
-
[42]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 99-100.
-
[43]
Sur ces qualités « symétriques et inverses », cf. L. Boltanski, ibid., p. 113.
-
[44]
Voir les passages consacrés à la confirmation « de ce qui a déjà eu lieu » comme (rhétorique ?) acritique (L. Boltanski, ibid., p. 151) et ceux sur la critique radicale émergeant d'épreuves existentielles sans « format préétabli » et donc d'« expériences dites subjectives » (L. Boltanski, ibid., p. 163 et suiv.). On emploie ici les mots de réalité et de monde dans leur sens courant et non au sens conceptuel que leur confère L. Boltanski.
-
[45]
Pour un aperçu de cette tension : Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, Paris, Fayard, 1982, p. 151.
-
[46]
Ainsi, au sein de l'internationale Médecins Sans Frontières, il est deux manières de critiquer une « médecine de pauvres pour de pauvres gens ». La première, portée sans hasard par la maison-mère, MSF-France, a consisté à défier les autorités en substituant ses propres protocoles à ceux validés par les autorités et à le dire ; la seconde, prise en charge par des sections plus périphériques du mouvement, à plaider pour une collaboration plus étroite avec les autorités. Mais toutes deux manifestent l'insertion étroite de ces collectifs dans l'espace du politique et la volonté de s'en démarquer pour améliorer la qualité des soins proposés. Et si, à l'estimer plus radicale, on ne veut considérer que la première, force est de constater qu'elle se comprend aussi, indissociablement, comme un rappel à l'ordre humanitaire, celui des organisations non gouvernementales. En d'autres termes, vouloir faire entrer les critiques réelles – difficilement triables – dans ce triptyque risque donc, loin de permettre de les saisir avec plus de clarté, d'en brouiller l'intelligibilité.
-
[47]
Selon les expressions respectives de Michael Walzer (Critique et sens commun, op. cit., p. 81) et Edward Palmer Thompson dans The Poverty of Theory and Other Essays, Londres, Merlin Press, 1978, p. 172-175.
-
[48]
Pour des remarques convergentes sur cette orientation normative de la sociologie du militantisme, cf. Frédéric Sawicki, Johanna Siméant, « Décloisonner la sociologie de l'engagement militant : note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51 (1), 2009, p. 97-125, dont p. 99 et suiv.
-
[49]
C'est le travers auquel réussit à échapper Albert Otto Hirschman dans sa « cartographie des rhétoriques de l'intransigeance » – mais dans lesquelles il est permis de voir d'abord des rhétoriques critiques avant de se demander si elles servent la qualité du débat démocratique – lorsqu'il démontre que les trois topiques de la rhétorique réactionnaire (perversity, jeopardy, futility) ont leur exact pendant dans la rhétorique progressiste. Cf. Albert Otto Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
-
[50]
Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 238.
-
[51]
L. Boltanski, « Institutions et critique sociale... », art. cité, p. 42.
-
[52]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 73-76 et 183.
-
[53]
Puisqu'il est finalement question de révolution émancipatrice, plus que de critique, on se limitera à rappeler que les processus de démocratisation – dont ceux précipités par des situations de crise – ne sont pas toujours le fait de fervents démocrates. Cf. Adam Przeworski, « Some Problems in the Study of the Transition to Democracy », dans Guillermo O'Donnell, Philippe Schmitter, Laurence Whitehead (eds), Transitions from Authoritarian Rule. Comparative Perspectives, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986, p. 47-63 ; Guy Hermet, Aux frontières de la démocratie, Paris, PUF, 1983, p. 207 et suiv.
-
[54]
Sigmund Freud, « Le tabou de la virginité » [1918], troisième des « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », dans La vie sexuelle, Paris, PUF, 2002, p. 71 et suiv.
-
[55]
Sur cette corrélation entre construction de la généralité (sociale et idéelle) d'un grief et critique reçue comme légitime, cf. Luc Boltanski, Yann Darré, Marie-Ange Schiltz, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, 51 (1), 1984, p. 3-40.
-
[56]
Dominique Memmi « Celui qui monte à l'universel et celui qui n'y monte pas », dans Bastien François, Érik Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1999, p. 155-166.
-
[57]
P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 129 ; Pierre Bourdieu, Luc Boltanski « La production de l'idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 2 (2-3), 1976, p. 3-73 ; Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable, Paris, Demopolis, 2008.
-
[58]
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 185, n. 18 ; L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 217.
-
[59]
P. Bourdieu, ibid.
-
[60]
Comme le résume Michael Kelly : « Habermas argues that Foucault's paradigm of critique is self refuting because of his theory of power : if critique itself is a form of power, then either it cannot be used to criticize power or if it is use it undermines itself ». Cf. Jürgen Habermas, « The Critique of Reason as an Unmasking of the Human Sciences : Michel Foucault » et « Some Questions Concerning the Theory of Power : Foucault Again », dans Michael Kelly (ed.), Critique and Power. Recasting the Foucault/Habermas Debate, Cambridge, MIT Press, 1994 (1re éd. : 1987), p. 47-77 et p. 79-107.
-
[61]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 226. Pour prolonger l'exemple évoqué plus haut des organisations non gouvernementales, les principaux leaders et intellectuels de l'humanitaire, à l'instar du « Roi René » des Médecins sans frontières, Rony Brauman, ont formalisé une théorie de la pratique sophistiquée rationalisant la préférence pour l'urgence ou la nécessité de quitter le terrain en cas de détournement de l'aide. Et c'est ce qui fait d'eux les plus capables de dénoncer le « dogme » du tout urgence et l'imbécilité de tel exit humanitaire, au grand dam de ceux qui, au sein de leur organisation non gouvernementale et dans l'espace humanitaire, ont cru suivre leurs préceptes.
-
[62]
Cf. Paul Veyne, Le pain et le cirque, Paris, Seuil, 1976, p. 671. On sait depuis Max Weber que l'exercice d'une domination ne serait rien sans la conviction de l'avoir méritée, c'est donc une conception singulièrement pauvre de la domination de croire qu'elle consiste à « endiguer la critique » des gouvernés (L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 176).
-
[63]
L. Boltanski, ibid., p. 22.
-
[64]
L. Boltanski, ibid., p. 100 et suiv.
-
[65]
P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 152, et dans le même sens : Emmanuel Bourdieu, Savoir faire. Contribution à une théorie dispositionnelle de l'action, Paris, Seuil, 1998, p. 166.
-
[66]
Par analogie avec l'idée de « réflexifs de service » avancée par Wilfried Lignier et Nicolas Mariot dans « La réflexivité comme second mouvement », L'Homme, 203-204, 2012, p. 369-398.
-
[67]
Significativement, la plupart des travaux de « sociologie standard » se sont intéressés à ces pratiques critiques lorsqu'elles offraient empiriquement matière à montrer le caractère balbutiant et surtout défaillant de l'institution. Pour un aperçu : Choukri Hmed, Sylvain Laurens, « Les résistances à l'institutionnalisation », et Yann Raison du Cleuziou, « Des fidélités paradoxales : recomposition des appartenances et militantisme institutionnel dans une institution en crise », dans Jacques Lagroye, Michel Offerlé (dir.), Sociologie de l'institution, Paris, Belin, 2010, p. 131-148 et p. 267-289.
-
[68]
Pour une illustration paradigmatique : C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 29.
-
[69]
Sur cet « art de la séparation » (M. Walzer) manifestant et prenant place dans le fouillis ordinaire des principes et des pratiques, cf. Eva Illouz, « Critiquer le talk show : le cas Oprah Winfrey », dans Jérôme Bourdon, Jean-Michel Frodon (dir.), L'oeil critique. Le journalisme critique de télévision ?, Bruxelles, De Boeck Université, 2003, p. 159.
-
[70]
Daniel Gaxie, « Les critiques profanes de la politique. Enchantements, désenchantements, réenchantements », dans Jean-Louis Briquet, Philippe Garraud (dir.), Juger la politique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 217-240.
-
[71]
Sur cette « proposition téméraire » postulant de la plus grande solidité des « montages purs » (N. Dodier, « Agir dans plusieurs mondes », art. cité, p. 457), cf. l'étude de la fragilité des « arrangements composites » (L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 278 et 408) ou l'hypothèse d'« incompossibilité des grammaires » (C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 164 et p. 191).
-
[72]
François Héran, « La seconde nature de l'habitus : tradition philosophique et sens commun dans le langage sociologique », Revue française de sociologie, 28 (3), 1987, p. 385-416, dont p. 411.
-
[73]
Wilfried Lignier, « Comment pratiquer la critique des institutions ? », Critique, 756, mai 2010, p. 421-434, p. 427-428.
-
[74]
À savoir la capacité des acteurs à « faire comme si » ils n'appartenaient pas au monde jugé et pouvaient se projeter dans un autre pour présenter une critique se revendiquant d'un nouvel ordre d'épreuves. Cf. L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 73.
-
[75]
On s'inspire ici librement du dialogue de P. Bourdieu (Méditations pascaliennes, op. cit., p. 78-79) avec Gaston Bachelard, La philosophie du non, Paris, PUF, 1940, p. 110 et suiv.
-
[76]
Elsa Rambaud, Médecins sans frontières. Sociologie d'une institution critique, Paris, Dalloz, 2015, p. 38-48.
-
[77]
Pour une critique de cette appréhension rigide de la « coupure épistémologique » et de la réduction de la vraie science sociale à une « science du caché » (G. Bachelard), cf. Luc Boltanski, « La cause de la critique. I », Raisons politiques, 3, 2000, p. 159-184, dont p. 169 et suiv., et Philippe Corcuff, « Pour une épistémologie de la fragilité. Plaidoyer en vue de la reconnaissance scientifique de pratiques transfrontalières », Revue européenne des sciences sociales, 41 (127), 2003, p. 233-244.
-
[78]
Cf. par exemple le contraste entre le passage sur les ressources de grandissement (titres et qualités, relations avec des déjà grands, jeu sur les formes), dans L. Boltanski, Y. Darré, M. -A. Schiltz, « La dénonciation », art. cité, p. 31 et suiv., et leur caractère principalement discursif ou idéel dans L. Boltanski, L'amour et la justice..., op. cit., p. 61 et suiv. ; ou C. Lemieux, Le devoir et la grâce, op. cit., p. 190 et suiv.
-
[79]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 412.
-
[80]
L. Boltanski, L. Thévenot, ibid., p. 412.
-
[81]
Nicolas Dodier, « L'espace et le mouvement du sens critique », Annales, 60 (1), 2005, p. 7-31.
-
[82]
Sur cet « effort réflexif supplémentaire » du sociologue, cf. Yannick Barthe et al., « Sociologie pragmatique : mode d'emploi », Politix, 103, 2013, p. 175-204, ici p. 186-187.
-
[83]
Cf. les observations de Michel Foucault dans « La grammaire générale de Port-Royal », Langages, 7, 1967, p. 5-17, dont p. 8, et pour une réflexion sur l'héritage linguistique de cette notion en matière de grammaire morale : Elsa Rambaud, « À propos du Devoir et la Grâce (Lemieux 2009) : réflexions sur les usages de la grammaire dans la sociologie des pratiques morales », Working Papers du CESSP, 6, 2016, p. 1-38, en ligne.
-
[84]
L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 412.
-
[85]
Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, « La critique en régime d'impuissance : une lecture des indignations des auditeurs de France Inter », dans B. François, É. Neveu (dir.), Espaces publics mosaïques, op. cit., p. 108. Sur cette difficulté à considérer comme telles les critiques inefficaces et la tendance à y voir une crise de la critique, cf. L. Boltanski, È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit. ; et Damien De Blic, « La cause de la critique. La sociologie politique et morale de Luc Boltanski », Raisons politiques, 3, 2000, p. 157-181.
-
[86]
Ne serait-ce que pour « transformer une impression indécise et flottante en une notion distincte » (Marcel Mauss, « La sociologie : objet et méthodes », dans Marcel Mauss, Paul Fauconnet, Essai de sociologie, Paris, Seuil, 1971, p. 30-32).
-
[87]
Encore faudrait-il préciser, à propos de la polarité raison/affect, qu'il faut avoir une conception idéalisée de ce qu'est une « oeuvre (critique) de l'esprit » ou un « esprit critique » pour considérer que la « tête de la passion » ne puisse pas être, aussi, une « passion de la tête ».
-
[88]
K. Marx, « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel », cité, p. 99.
-
[89]
P. Veyne, Le pain et le cirque..., op. cit, p. 318.
-
[90]
Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990.
-
[91]
Jean-François Bayart, L'illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 196 et suiv. De même, le maintien d'un régime – fut-il oppressif – s'explique aussi par les multiples avantages « triviaux » qu'il apporte à une fraction des gouvernés. Cf. Béatrice Hibou, « Économie politique de la répression : le cas de la Tunisie », Raisons politiques, 20, 2005, p. 9-36.
-
[92]
Cf. P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 152. On ne sait jamais trop si P. Bourdieu parle des effets de l'interrogation savante ou des effets de l'interrogation indigène en elle-même.
-
[93]
Pour un cadrage : Johanna Siméant, « Friches, hybrides et contrebandes », et Brigitte Gaïti, « La science dans la mêlée », dans Philippe Hamman, Jean-Matthieu Méon, Benoît Verrier (dir.), Discours savants, discours militants, Paris, L'Harmattan, 2002, p. 17-53 et p. 293-309.
-
[94]
P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, op. cit., p. 305.
-
[95]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », art. cité, p. 124, repris dans L. Boltanski, L. Thévenot, De la justification..., op. cit., p. 127.
-
[96]
Cette volonté de repenser la « dissymétrie entre acteur et sociologue » porte à oublier qu'une critique, même sociologisée, n'est pas mue par la volonté de « comprendre pour comprendre », que les critiques indigènes n'ont parfois qu'un vague air de famille avec quelque théorie sociologique ou encore que ces indigènes ne sont pas « n'importe quels » indigènes. Pour une illustration exemplaire de ces trois problèmes : François Dubet, « Principes de justice et expérience sociale », dans Marc Breviglieri, Claudette Lafaye, Danny Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy, Paris, Economica, 2009, p. 297-308.
-
[97]
L. Boltanski, « Sociologie critique... », op. cit., p. 129. Une des difficultés de cet argument précité est de considérer confusément – et cette indistinction traverse la sociologie de P. Bourdieu, son analyse de la violence symbolique notamment – que les forces qui « travaillent et dominent les acteurs » s'exercent à « leur insu », comme si c'était là deux mots pour une même chose.
-
[98]
L'étude de cette genèse, comprise (au moins du point de vue de sa réception) comme une essence, traverse toute une tradition historiographique. Cf. Christophe Charle, Naissance des « intellectuels », 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 ; Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l'affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 2002.
-
[99]
Élisabeth Claverie, « Procès, affaire, cause : Voltaire et l'innovation critique », Politix, 26, 1994, p. 76-85. Pour un aperçu de ces débats, cf. Arnaud Fossier et al., « Où en est la critique ? », Tracés, 13, 2007, p. 5-22.
-
[100]
Vincent Descombes, « De l'intellectuel critique à la critique intellectuelle », Esprit, 262, mars-avril 2000, p. 168. On reprend cette association car elle résume bien l'imaginaire conventionnel de la critique avec lequel l'auteur prend au demeurant ses distances, en récusant tout mentalisme pour rechercher les « institutions du sens ».
-
[101]
On se réfère bien sûr à Emmanuel Kant, « Qu'est-ce que les Lumières ? » [1784], dans La philosophie de l'histoire, Paris, Aubier, 1947, p. 46-55.
-
[102]
Isabelle Delpla, Le mal en procès, Paris, Hermann, 2011, p. 17.
-
[103]
En substance, la thoughtlessness est, au contraire, de la pensée donc : irrationalité, inhumanité et immoralité. Pour une synthèse : Géraldine Mulhman, « Pensée et non pensée selon H. Arendt et T. W. Adorno. Réflexions sur la question du mal », dans le numéro spécial dirigé par Michel Abensour et Géraldine Mulhman, « L'École de Francfort : la Théorie Critique entre philosophie et sociologie », Tumultes, 17-18, 2002, p. 279-319.
-
[104]
Auteur et dessinateur surréaliste. Cf. Bizarre, 45, numéro spécial Ylipe, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1967, p. 17.
-
[105]
Pierre Bourdieu, avec Loïc Wacquant, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 166-168 ; Jacques Bouveresse, Bourdieu, savant et politique, Paris, Agone, 2003, p. 174-175.
-
[106]
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, op. cit., p. 16-17.
-
[107]
Jacques Bouveresse, Daniel Roche (dir.), La liberté par la connaissance. Pierre Bourdieu (1930-2002), Paris, Odile Jacob, 2004.
-
[108]
Où l'on retrouve la critique comme test de cohérence, en l'espèce un test d'universabilité kantien. Cf. P. Bourdieu, Raisons pratiques, op. cit., p. 237.
-
[109]
Préface de P. Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 41, et conclusion de Esquisse pour une autoanalyse, op. cit., p. 141.
-
[110]
Franck Poupeau, Les mésaventures de la critique, Paris, Raisons d'agir, 2012.
-
[111]
Pierre Favre, Comprendre le monde pour le changer, Paris, Presses de Sciences Po, 2005.
-
[112]
Yannick Barthe, Cyril Lemieux, « Quelle critique après Bourdieu ? », Mouvements, 24, 2002, p. 33-38.
-
[113]
Pour n'en donner qu'un exemple, en excluant les systèmes de valeurs ne permettant pas un accès à la « commune humanité » en échange d'une formule d'investissement, le modèle des cités systématise un ensemble d'idéaux méritocratiques (marchand, domestique, civique, etc.) et ceux-là seulement.
-
[114]
L. Boltanski, « La cause de la critique. I », art. cité, p. 182-183.
-
[115]
Y. Barthe et al., « Sociologie pragmatique... », art. cité, 2013 ; Pascale Haag, Cyril Lemieux, « Critiquer : une nécessité », dans Emmanuel Désveaux et al., Faire des sciences sociales, t. I : Critiquer, Paris, Éditions de l'EHESS, 2012, p. 13-27.
-
[116]
L. Boltanski, De la critique..., op. cit., p. 36.
-
[117]
Outre les ouvrages précités, on retrouve cet intérêt chez Nicolas Dodier, dans son invite à considérer l'« enchâssement respectif des épreuves et des pouvoirs » (« Le laboratoire des cités et les biens en soi », dans M. Breviglieri, C. Lafaye, D. Trom (dir.), Compétences critiques et sens de la justice..., op. cit., p. 55-67), ou – bien que cette réflexion sur les « asymétries de prise » (1999) soit, chez cet auteur, plus ancienne – dans Françis Chateauraynaud, Argumenter dans un champ de forces, Paris, Pétra, 2011.
-
[118]
Pour un aperçu de ces deux argumentaires, on peut croiser F. Poupeau, Les mésaventures de la critique, op. cit., et A. Ogien, « L'antinomie oubliée... », cité, qui se répondent comme point par point.
-
[119]
J. Habermas, « The Critique of Reason as an Unmasking of the Human Sciences : Michel Foucault », cité.
-
[120]
Il est possible que l'absence de définition expresse de la critique dans la sociologie dédiée à cette activité, outre qu'elle nourrit toutes sortes de malentendus (puisqu'on peut croire qu'elle les embrasse toutes) témoigne, comme l'absence de définition de la loyalty dans la trilogie d'Hirschman et en raison d'un même dégoût pour le silence (supposé) docile, de cette normativité mal contrôlée. Sur ce point : Patrick Lehingue, « L'éclipse de la loyalty dans la trilogie conceptuelle d'A. O. Hirschman », dans Josepha Laroche (dir.), La loyauté dans les relations internationales, Paris, L'Harmattan, 2010, p. 59-86.
-
[121]
Pour une application concrète, on se permet de renvoyer à E. Rambaud, Médecins sans frontières..., op. cit., p. 54-60.
-
[122]
Sur ce « finalisme » consistant à expliquer les phénomènes sociaux par leurs effets réels ou perçus comme réels (et souvent à confondre l'effet avec la cause), cf. François Simiand, « Anthropomorphisme et finalisme », Notes critiques – Sciences sociales, 1904, p. 73-74. Cette entreprise de normalisation sociologique a montré sur d'autres terrains, sa fécondité. Cf., par exemple, Michel Dobry, « Février 1934 et la découverte de l'allergie de la société française à la “Révolution fasciste” », Revue française de sociologie, 30 (3-4), 1989, p. 511-533.