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Article de revue

L'expertise politique et le tournant argumentatif

Vers une approche délibérative de l'analyse des politiques publiques

Pages 579 à 601

Notes

  • [1]
    N.d.T. : Nous traduisons ici « planning » par planification. Si, en France, le terme renvoie plutôt à une pratique technocratique qui s’est développée après la seconde guerre mondiale et qui a marqué l’orientation des politiques publiques en France jusqu’au milieu des années 1960, elle renvoie dans le monde anglo-saxon à un domaine de recherche appliquée encore présent aujourd’hui, notamment dans le champ de l’urbanisme et des politiques publiques.
  • [2]
    F. Fischer, H. Gottweis (eds), The Argumentative Turn Revisited. Public Policy as Communicative Practice, Durham, Duke University Press, 2012.
  • [3]
    Le post-positivisme réfère ici à une tradition établie depuis une vingtaine d’années en sciences sociales, qui approche le monde social comme uniquement construit autour de significations sociales inhérentes à l’action sociale et politique. Il n’est pas possible de produire une explication ayant un sens qui soit indépendante du contexte ou déconnectée de valeurs. Par conséquent, la mise en œuvre de méthodes fondées sur les épistémologies des « sciences de nature » conduit à une représentation déformée et donc à une mauvaise compréhension des objets sociaux enquêtés.
  • [4]
    H. Gottweis, « Argumentative Policy Analysis », dans B. G. Peters, J. Pierre (eds) Handbook of Policy Analysis, Thousand Oaks, Sage, 2006, p. 461-483.
  • [5]
    Cf. B. G. Peters, « Governance as Political Theory. », Critical Policy Studies, 5 (1), 2011, p. 63-72, ou dans des travaux antérieurs : B. G. Peters, J. Pierre, J. et D. S. King, « The Politics of Path Dependency : Political Conflict in Historical Institutionalism », Journal of Politics, 67 (4), 2005, p. 1275-1300.
  • [6]
    F. Fischer, Reframing Public Policy. Discursive Politics and Deliberative Practices, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; H. Gottweis, « Argumentative Policy Analysis », cité.
  • [7]
    Comme tous les concepts, ceux de « positivisme » et de « néopositivisme » ont leurs limites. Néanmoins, ces concepts s’inscrivent dans une longue tradition de discussions épistémologiques en sciences sociales. Le terme « néopositiviste » est employé pour signifier l’existence d’une position qui, sans toucher aux principes fondamentaux du positivisme, se propose de la réformer. De fait, il n’y a pas une seule approche néopositiviste. Ce terme est ainsi utilisé pour indiquer une orientation qui, tout en continuant à rechercher des explications causales empiriquement rigoureuses, qui transcendent le contexte social auquel elles s’appliquent, reconnaît les difficultés rencontrées pour réaliser ces explications. Les chercheurs développant une analyse néopositivistes des politiques publiques (Paul Sabatier, par exemple) s’inscrivent typiquement dans cette démarche. Or, la recherche en politique publique ne peut pas être complètement rationnelle ou indépendante de valeurs, l’analyse devrait néanmoins prendre cela comme des standards vers lesquels tendre. Pour des références générales sur ces débats, voir M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, Albany, Suny Press, 1988 ; F. Fischer, Democracy & Expertise. Reorienting Policy Inquiry, Oxford, Oxford University Press, 2009.
  • [8]
    N.d.T. : Dans le monde anglo-saxon, Policy Analysis renvoie d’abord à un savoir pratique, alimenté par une recherche appliquée, visant à construire des méthodes de résolution des problèmes sociaux, et non, comme en France, à un champ de recherche essentiellement académique et non appliquée. Nous faisons le choix de traduire toutefois le terme Policy Analysis tout en posant cette précaution.
  • [9]
    Ch. E. Linblom, D. K. Cohen, Usable Knowledge. Social Science and Social Problem Solving, New Haven, Yale University Press, 1979.
  • [10]
    Voir notamment les travaux suivants : K. Braun, A. Moore, S. L. Herrmann, S. Könninger, « Science Governance and the Politics of Proper Talk : Governmental Bioethics as a New Technology of Reflexive Government », Economy and Society, 39 (4), 2010, p. 510-533 ; P. H. Feindt., A. Oals, « Does Discourse Matter ? Discourse Analysis in Environmental Policy Making », Journal of Environmental Policy & Planning, 7 (3), 2005, p. 161-173 ; E. Gualini, S. Majoor, « Innovative Practices in Large Urban Development Projects : Conflicting Frames in the Quest for “New Urbanity” », Planning Theory and Practice, 8 (3), 2007, p. 297-318 ; ou T. Ney, J.-A. Stoltz, M. Maloney, « Voice, Power, and Discourse : Experiences of Participants in Family Group Conferences in the Context of Child Protection », Journal of Social Work, 13 (2), 2013, p. 184-202 ; P. Healey, « The Collaborative Planning’ Project in an Institutionalist and Relational Perspective : A Note », Critical Policy Studies, 1 (1), 2007, p. 123-130.
  • [11]
    J. Law, After Method. Mess in Social Science Research, Abington, Routledge, 2004, p. 6-7.
  • [12]
    N.d.T. : La Grande Société est un vaste programme politique développé par le président Lindon Johnson dans les années 1960 aux États-Unis. Ce programme regroupe un ensemble de mesures tournées vers la lutte contre la pauvreté et les inégalités.
  • [13]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, Newbury Park, Sage, 1990.
  • [14]
    F. Bacon, The Great Instauration, and the New Atlantis, Arlington Heights, Harlan Davidson, 1980.
  • [15]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [16]
    N.d.T. : « Progressive Era » est un mouvement allant de la fin du 19e siècle aux années 1920, caractérisé par la mise en place de nombreuses réformes en vue de favoriser le Progrès dans des domaines où jusque-là la puissance publique n’intervenait pas.
  • [17]
    R. H. Wiebe, The Search for Order, 1877-1920, New York, Hill and Wang, 1955.
  • [18]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [19]
    F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [20]
    W. Lippmann, Mastery and Drift. An Attempt to Diagnose the Current Unrest, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1961 (1re éd. : 1914).
  • [21]
    W. Wilson, « The Study of Administration », Political Science Quarterly, 2 (2), 1887, p. 197-222 ; M. Weber, Selections in Translation, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
  • [22]
    T. Veblen, The Engineers and the Price System, New York, Viking Press, 1933.
  • [23]
    O. L. Graham Jr., Toward a Planned Society. Roosevelt to Nixon, New York, Oxford University Press, 1976.
  • [24]
    B. D. Karl, « Presidential Planning and Social Science Research : Mr. Hoover’s Experts », Perspectives in American History, 3, 1969, p. 347-412.
  • [25]
    La perspective positiviste, d’après certains, minimise ou ignore les contributions antérieures de chercheurs en politique publique comme Aaron Wildavsky et Harold Lasswell, étant donné que ces derniers ont insisté sur le caractère « politique » du processus politique, ce qui implique aussi les arguments qui forment une partie centrale de l’enquête en politiques publiques. Cette remarque est en elle-même exacte, autant qu’elle peut l’être. Wildavsky a insisté sur la nature politique des politiques publiques et la posait en contraste avec une approche technique, ce qui a joué un rôle central dans le développement d’une approche plus critique de l’analyse des politiques publiques. Bien qu’il ne se soit pas focalisé sur l’analyse d’arguments en tant que tels, il a reconnu que ceux-ci étaient centraux dans le processus politique. Lasswell a aussi fait d’importantes avancées théoriques dans cette direction, mais son travail est resté souvent ambigu sur ce point-là. Tout en appelant à une science des politiques publiques plus interdisciplinaire et tout en reconnaissant son caractère politique, il a en même temps été associé au développement du behaviorisme en science politique. En résumé, ces deux orientations se trouvent souvent en tension l’une avec l’autre. Mais le point le plus important pour une perspective post-positiviste ou constructiviste, c’est le fait que Wildavsky et Lasswell ont tous les deux considéré les actions et les arguments politiques dans le processus politique comme donnés (et non construits). Ils n’ont pas cherché à aller derrière ces arguments pour mieux comprendre la façon dont ces derniers n’étaient que le reflet de constructions politiques du monde, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas examiné la construction sociale de ses arguments, ni d’où ceux-ci venaient, ni les présupposés normatifs sous-jacents ou les desseins plus profonds qu’ils servaient. À de nombreux égards, on ne peut les en rendre fautifs. Ils ont vécu et écrit à des époques différentes et la perspective constructiviste n’avait pas encore émergé. Wildavsky, cependant, a fini sa carrière comme un conservateur – ou mieux : comme un néoconservateur – et aurait sans aucun doute résisté à ce type d’approche. Bien que cela soit difficile à juger, Lasswell aurait probablement été plus ouvert à une orientation constructiviste, en particulier parce qu’il a toujours été sensible à l’importance du contexte, ce qui le pousse dans cette direction.
  • [26]
    R. C. Wood, Whatever Possessed the President ? Academic Experts and Presidential Policy, 1960-1988, Amherst, University of Massachusetts Press, 1993.
  • [27]
    D. P. Moynihan, « The Professionalization of Reform », Public Interest, 1, 1965, p. 6-16.
  • [28]
    T. White, « The Action Intellectuals », Life Magazine, juin 1967, p. 7-15.
  • [29]
    T. Saretzki, « The Policy Turn in German Political Science », dans F. Fischer, G. J. Miller, M. S. Sidney (eds), Handbook of Public Policy Analysis. Theory, Politics, and Methods, Boca Raton, CRC Press, 2006, p. 587-602.
  • [30]
    J.-E. Furubo, « Policy Analysis and Evaluation in Sweden : Discovering the Limits of the Rationalistic Paradigm », dans F. Fischer, G. J. Miller, M. S. Sidney (eds), ibid., p. 571-586.
  • [31]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [32]
    F. Fischer, « American Think Tanks : Policy Elites and the Politicization of Expertise », Governance, 4 (3), 1991, p. 332-353.
  • [33]
    C. Leggewie, Der Geist steht rechts. Ausflüge in die Denkfabriken der Wende, Berlin, Rotbuch Verlag, 1987.
  • [34]
    M. Tolchin, « Working Profile : Stuart Butler », New York Times, 22 juillet 1985, p. 10.
  • [35]
    B. Demongeot, Ph. Zittoun, « Debate in French Policy Studies : From Cognitive to Discursive Approaches », Critical Policy Studies, 3 (3-4), 2010, p. 391-406 ; Ph. Zittoun, « Policy Change as Discursive Approach », Journal of Comparative Policy Analysis, 11 (1), 2009, p. 65-82.
  • [36]
    F. Fischer, J. Forester (eds), The Argumentative Turn in Policy and Planning, Durham, Duke University Press, 1993.
  • [37]
    Il est clair que ces perspectives critiques ne sont pas toutes les mêmes. L’important ici est qu’elles ont toutes contribué à une critique de la science et de la connaissance qui a aidé à ouvrir les recherches vers une compréhension post-positiviste de la connaissance très différente. Elles ont interagi les unes avec les autres dans le sens où les théoriciens adhérant à ces approches ont produit une large littérature débattant de cette question selon leurs positions respectives. Les chercheurs du « tournant argumentatif » ont importé ces débats dans le champ de l’analyse des politiques publiques.
  • [38]
    E. G. Guba, The Paradigm Dialog, Newbury Park, Sage, 1990, p. 26.
  • [39]
    E. G. Guba, Y. S. Lincoln, Fourth Generation Evaluation, Newbury Park, Sage, 1989.
  • [40]
    S. Toulmin, « The Construal of Reality : Criticism in Modern and Postmodern Science », dans W. J. T. Mitchell (ed.), The Politics of Interpretation, Chicago, University of Chicago Press, 1983, p. 99-117, dont p. 113.
  • [41]
    D. A. Stone, Policy Paradox and Political Reason, Glenview, Scott, Foresman, and Company, 1988.
  • [42]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit.
  • [43]
    G. Majone, Evidence, Argument, and Persuasion in the Policy Process, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 43-44.
  • [44]
    G. Majone, ibid., p. 59.
  • [45]
    G. Majone, ibid., p. 66.
  • [46]
    G. Majone, ibid., p. 63.
  • [47]
    F. Fischer, Evaluating Public Policy, Belmont, Wadsworth, 1995.
  • [48]
    D. McClosky, Knowledge and Persuasion in Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [49]
    F. Fischer, Evaluating Public Policy, op. cit.
  • [50]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit.
  • [51]
    P. Bogason, Public Policy and Local Governance. Institutions in Postmodern Society, Cheltenham, Edward Elgar, 2000.
  • [52]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit., p. 193.
  • [53]
    J. Habermas, The Theory of Communicative Action, Cambridge, Polity, 1987.
  • [54]
    E. G. Guba, Y. S. Lincoln, Fourth Generation Evaluation, op. cit. ; E. G. Guba, The Paradigm Dialog, op. cit. ; F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [55]
    C. H. Weiss, « Policy Research : Data, Ideas or Arguments ? », dans P. Wagner, C. H. Weiss, B. Wittrock, H. Wollman (eds), Social Sciences and Modern States. National Experiences and Theoretical Crossroads, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 307-332.
  • [56]
    C. H. Weiss, ibid.
  • [57]
    D. MacRae, The Social Functions of Social Science, New Haven, Yale University Press, 1976.
  • [58]
    C. W. Churchman, The Designing of Inquiring Systems, New York, Basic Books, 1971.
  • [59]
    A. L. George, « The Case for Multiple Advocacy in Making Foreign Policy », American Political Science Review, 66 (3), 1972, p. 751-785.
  • [60]
    R. B. Porter, Presidential Decision Making. The Economic Policy Board, New York, Cambridge University Press, 1980.
  • [61]
    I. I. Mitroff, « A Communication Model of Dialectical Inquiring Systems – A Strategy for Strategic Planning », Management Sciences, 17 (10), 1971, p. 634-648.
  • [62]
    National Research Council. Understanding Risk. Informing Decisions in a Democratic Society, Washington, National Academy Press, 1996.
  • [63]
    National Research Council, ibid., p. 2.
  • [64]
    National Research Council, ibid.
  • [65]
    National Research Council, ibid., p. 3.
  • [66]
    National Research Council, ibid., p. 4.
  • [67]
    National Research Council, ibid.
  • [68]
    National Research Council, ibid.
  • [69]
    National Research Council, ibid., p. 7.
  • [70]
    National Research Council, ibid.
  • [71]
    National Research Council, ibid., p. 7.
  • [72]
    A. Wildavsky, But Is It True ? A Citizen Guide to Environmental Health and Safety Issues, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
  • [73]
    F. Fischer, Citizens, Experts, and the Environment. The Politics of Local Knowledge, Durham, Duke University Press, 2000.
  • [74]
    C. A. Willard, Liberalism and the Problem of Knowledge. A New Rhetoric for Modern Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 1996.
  • [75]
    Ch. E. Lindblom, D. K. Cohen, Usable Knowledge. Social Science and Social Problem Solving, New Haven, Yale University Press 1979. J. Forester, Planning in the Face of Power, Berkeley, University of California Press, 1989 ; P. Healey, « The Collaborative Planning’ Project… », art. cité ; ou D. W. Parsons, Public Policy. An Introduction to the Theory and Practice of Policy Analysis, Northampton, Edward Elgar, 1995.
  • [76]
    R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton, Princeton University Press, 1979.
  • [77]
    Cet article a été traduit de l’anglais par Sophie Allain, avec l’aide d’Anna Durnova et Philippe Zittoun.

1Le « tournant argumentatif » dans le champ de l’analyse des politiques publiques a été introduit par Frank Fischer et John Forester en 1993. Ces derniers proposent de donner une nouvelle orientation à l’analyse dominée par l’approche « empirico-analytique » centrée sur la résolution des problèmes sociaux en considérant l’étude du langage et de l’argumentation comme des dimensions théorique et analytique essentielles pour produire des politiques publiques et faire de la planification [1]. L’ouvrage The Argumentative Turn in Policy Analysis and Planning dans lequel ce tournant est exposé a joué un rôle clé dans le développement d’un large corpus de travaux de recherche sur les politiques publiques tant aux États-Unis qu’en Europe au cours des décennies suivantes. Depuis la publication de ce livre, l’accent mis sur l’argumentation a convergé avec celui mis, par d’autres développements dans les sciences sociales, sur le discours, la délibération, le constructivisme social, la narration, ou bien encore l’inclusion des méthodes interprétatives [2].

2En quête d’une approche alternative à l’analyse dominante des politiques publiques, le « tournant argumentatif » propose de relier une épistémologie post-positiviste à une théorie sociale et politique et à la recherche d’une méthodologie pertinente [3]. Au départ, l’approche a notamment mis l’accent sur l’argumentation pratique, le jugement politique, les cadres analytiques, les récits et l’analyse rhétorique [4]. À partir du début des années 1990, l’analyse argumentative des politiques publiques a mûri pour devenir un des courants contemporains majeurs du champ de l’analyse des politiques publiques. Pour Guy Peters, par exemple, cette approche est devenue une des théories contemporaines les plus importantes [5].

3Au cours de ces dernières années, le tournant argumentatif a également intégré les travaux sur l’analyse de discours, la délibération, la démocratie délibérative, les jurys citoyens, la gouvernance, la participation, le rôle des experts, le « savoir-citoyen », l’étude de l’usage des médias et les méthodes d’interprétation. Malgré la diversité et l’hétérogénéité de ces approches, celles-ci ont en commun d’accorder une attention spécifique à la communication, à l’argumentation et plus particulièrement aux processus d’utilisation, de mobilisation et aux effets des pratiques communicationnelles dans la production et dans l’analyse des politiques publiques [6].

4En tout premier lieu, le tournant argumentatif remet en cause l’idée défendue par les approches néopositivistes [7] selon laquelle l’analyse des politiques publiques est un projet technique, c’est-à-dire « indépendant des valeurs », qui s’appuie sur une conception technico-rationnelle capable de fournir des réponses sans équivoque aux questions que pose la production des politiques publiques. Il en résulte qu’au lieu d’une focalisation étroite sur la mesure empirique des « inputs » et des « outputs » de l’action publique, cette approche propose de prendre les arguments comme point de départ de l’analyse. Sans nier l’importance de l’analyse empirique, elle cherche à comprendre la relation qui se noue entre l’empirique et le normatif au sein du processus argumentatif d’une politique publique. Si elle s’intéresse aussi à la validité des énoncés empiriques et normatifs, elle suggère de dépasser l’analyse traditionnelle en observant la manière dont ces deux types d’énoncés se combinent et sont utilisés dans le processus politique.

5Cette orientation est particulièrement importante pour une discipline appliquée telle que l’est l’analyse des politiques publiques [8]. Dans la mesure où cette discipline existe pour être au service du monde des décideurs, l’analyse des politiques publiques a besoin d’être pertinente pour ceux qu’elle a en charge d’aider au moyen de théories et de concepts analytiques À cet égard, le tournant argumentatif cherche à analyser les politiques publiques pour alimenter les pratiques communicationnelles et le langage ordinaire de l’argumentation, tels qu’ils se reflètent dans la réflexion et la délibération particulières des acteurs politiques, des agents de l’administration ou encore des citoyens [9]. Plutôt que d’imposer, d’une manière générale, un cadrage scientifique aux processus d’argumentation et de prise de décision, l’analyse argumentative des politiques publiques prend les arguments concrets comme unités de base de l’analyse. L’approche argumentative rejette les hypothèses « rationnelles » sous-jacentes aux nombreuses approches de la recherche en politique publique et propose de saisir l’action humaine entrelacée dans ses contextes social et culturel hautement symboliques.

6Reconnaissant que le processus de politique publique est constitué par et restitué à travers des pratiques communicationnelles, le tournant argumentatif s’efforce de rendre compte dans les mêmes termes du processus de production de l’action publique et des activités analytiques qui lui sont destinées. Au lieu de prescrire des procédures fondées sur des modèles abstraits, l’approche argumentative veut comprendre ce que les analystes de politiques publiques font lorsqu’ils construisent ce type de modèle, comment leurs résultats et leurs conseils sont communiqués et comment de tels conseils sont compris et utilisés par ceux qui les reçoivent. Une telle démarche méthodologique suppose une attention spécifique à la construction sociale des cadres normatifs des politiques publiques, qui se déroule le plus souvent dans un espace conflictuel structuré par des luttes de pouvoir.

7Ces considérations prennent un sens particulier dans le monde d’aujourd’hui, un monde de plus en plus turbulent. Les problèmes politiques contemporains auxquels font face les gouvernements sont plus incertains, complexes et souvent plus risqués qu’à l’époque où de nombreuses théories et méthodes de l’analyse des politiques publiques ont émergé. Ces problèmes ont été décrits par beaucoup de chercheurs comme plus « embrouillés » qu’auparavant – par exemple, dans les domaines du changement climatique, de la santé et des transports [10]. Ce sont en effet des problèmes pour lesquels aucune solution claire n’existe, y compris des solutions dites « techniques », et ce, en dépit des efforts réalisés par les approches traditionnelles, souvent technocratiques, qui ont montré ici leur inefficacité ou ont échoué. Source d’incertitude et d’ambiguïté, la science est souvent devenue partie prenante de ces problèmes. La connaissance scientifique génère ainsi des conflits politiques plutôt qu’elle n’aide à les résoudre. Dans un monde désordonné qui est en « flux continu », des méthodes de recherche qui se fondent sur l’hypothèse qu’il existe une réalité stable, extérieure et indépendante de la réalité sociale concrète, et qui n’attend que d’être découverte, ne se montrent pas utiles et conduisent à des interprétations erronées [11].

8Cet article explore de nombreux aspects de l’approche argumentative, particulièrement ceux qui concernent la pratique du conseil en politiques publiques réalisée par les analystes. Si la discussion sur l’expertise politique et le conseil en politique n’est pas nouvelle, les pratiques de l’expertise et du conseil ont, quant à elles, changé au cours de la dernière partie du 20e siècle. L’article montrera que le tournant argumentatif peut être employé pour expliquer ces changements, ainsi que pour produire nombre de suggestions potentiellement utiles. Dans cette perspective, l’article commence par évoquer la longue histoire de la pensée sur l’expertise politique et le conseil, qui émerge dans la philosophie politique pour se développer dans les sciences sociales. Il examine ensuite les limites des approches traditionnelles et présente la nouvelle approche argumentative comme une approche alternative, notamment dans le champ de l’analyse des politiques publiques. Dans la troisième partie, il s’agit d’évoquer les avantages de l’approche argumentative pour la recherche sur les politiques publiques et de proposer un aperçu de plusieurs contributions pratiques à la délibération politique inspirée par cette approche. L’article se termine par un examen des défis à venir pour les approches discursives, posés par la délibération dans les politiques publiques et par l’approche argumentative.

De la pensée politique à l’analyse des politiques publiques

9Le rôle de la pensée politique et du conseil en politique publique – et dans les deux cas, de l’argumentation qui l’accompagne – ne sont pas des sujets nouveaux pour la science politique et les sciences de gouvernement. L’importance de conseils politiquement pertinents et la question de qui devrait les fournir sont des problématiques dont on peut trouver trace dès les premières discussions sur l’art de gouverner. Dans la pensée politique occidentale, il s’agit d’un thème prédominant. On le retrouve dans les écrits de Platon, dans Le Prince de Machiavel où ce dernier suggère au prince de recourir à des conseillers qui s’y connaissent, dans La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon, dans les théories de la technocratie de Saint Simon et dans celles d’Auguste Comte, dans les travaux de Thorstein Veblen lorsqu’il met l’accent sur les ingénieurs dans le « Système des prix », dans le « Brain Trust » du New Deal de Franklin Roosevelt, dans les écrits des penseurs politistes de la Grande Société [12] des années 1960, ou bien encore dans les Think Tanks contemporains depuis Reagan et Thatcher [13]. Au cours des trois dernières décennies, ce besoin d’expertise a été un thème central de la littérature s’inscrivant dans l’analyse des politiques publiques.

10Aujourd’hui, le thème de l’expertise et du conseil en politique publique s’est répandu dans de nombreux pays européens. On trouve de nombreuses discussions dans les champs politiques et académiques sur le rôle du conseil politique donné par les experts non élus vers qui les acteurs politiques se sont tournés pour rechercher des idées et parfois même pour définir des éléments de leur programme politique. En Allemagne, par exemple, le chancelier Gerhard Schröder a engagé un groupe d’experts externes, dont beaucoup étaient issus du monde des affaires, pour refondre le modèle de protection sociale du pays. Cette « Commission Hartz » d’experts, appelée ainsi d’après le nom d’un ancien directeur de Volkswagen, a développé un programme controversé qui a été adopté plus ou moins en totalité par le gouvernement social-démocrate et ce, malgré une forte opposition publique et un large mécontentement à propos des lourdes charges imposées aux chômeurs et aux pauvres. Considéré par certains comme une nouvelle forme de gouvernance, ce nouveau modèle a été surnommé la « Räterepublik », c’est-à-dire la République des conseillers, référence ironique à l’ancien modèle de gouvernement soviétique par des Conseils (qui a aussi existé brièvement à Munich après la première guerre mondiale). La question du rôle des experts a également émergé dans les discussions à propos du Traité constitutionnel de l’Union européenne, considéré comme porté par des experts beaucoup trop éloignés des citoyens des pays que cette constitution devait rassembler. Cette discussion s’est intensifiée après le rejet du Traité par les citoyens français et néerlandais, plus ou moins au motif qu’il s’agissait d’une Constitution élaborée par des technocrates ayant peu de connaissance ou peu d’intérêt pour la vie quotidienne des Européens.

11Historiquement, un thème central de la littérature sur l’expertise politique s’est focalisé sur la minimalisation ou le remplacement de l’argumentation politique par des formes de pensée plus rigoureuses. Dans cette tradition, on observe aussi que la figure de l’homme éclairé – comme le philosophe-roi de Platon – est peu à peu remplacée par l’idée du conseil scientifiquement fondé. Cette idée est présente dans La Nouvelle Atlantide, une société utopique planifiée et administrée par des scientifiques inventée par Bacon [14]. Plus tard, Saint Simon et Auguste Comte ont développé une théorie de la gouvernance technocratique qui concernait plus spécifiquement les chercheurs en sciences sociales [15]. Ce qui est sous-jacent à tous ces écrits, c’est que l’épistémologie « positiviste » veut remettre en cause les formes antérieures de la connaissance philosophique, qu’elle caractérise de « négativisme ». Une telle épistémologie repose sur une analyse empirique pure, s’appuyant sur une théorie testable pour construire une meilleure théorie de la société. Elle se détache ainsi des modes d’enquête antérieurs reposant sur la spéculation et la critique et n’offrant aucune base pour le « progrès social ».

12L’accent mis sur le positivisme et la manière technocratique de produire de l’action politique au sein du gouvernement a été appliqué au début du 20e siècle, particulièrement aux États-Unis. Une grande partie de l’Europe continentale, au contraire, est restée attachée à la tradition germanique, plus philosophique (remontant à Kant et à Hegel), et donc opposée à l’orientation technico-empirique plus étroite de ce mouvement technocratique. De cette différence émerge une approche divergente de l’analyse des politiques publiques, les américains défendant une vision moins philosophique et d’avantage inspirée par une conception pragmatique du savoir et de ses usages que les Européens. Ces différences ont continué à séparer ces deux communautés au cours de la dernière partie du 20e siècle.

13L’histoire de cette conception technocratique aux États-Unis trouve ses racines dans l’« Ère progressiste » (« Progressive Era »[16]) au début du 20e siècle. L’un des auteurs inspirant ce mouvement, Herbert Croly, influencé par les écrits du sociologue français Auguste Comte, a plaidé pour que l’expertise joue un rôle dans le gouvernement afin de l’aider à traiter les problèmes économiques et sociaux auxquels était confrontée une nation s’industrialisant rapidement. Ainsi, il a plaidé pour l’utilisation des principes du taylorisme et du « management scientifique » pour produire des réformes gouvernementales [17]. S’inscrivant dans l’enthousiasme de l’époque, Lester Ward, sociologue éminent de l’Université de Chicago, a défendu l’idée selon laquelle les producteurs de loi devraient préalablement être formés aux sciences sociales, voire être eux-mêmes des chercheurs en sciences sociales [18]. Ainsi, en résumé, cette conception progressiste de construction d’une bonne société a reposé bien d’avantage sur la science que sur la délibération politique.

14S’appuyant sur les théories du positivisme émergeant à l’époque, ce mouvement s’apparente tout autant à un « état d’esprit » qu’à un ensemble de principes scientifiques concrets [19]. L’approche « empirique » ou « behavioriste » qui en a résulté a été ainsi, dès le départ, étroitement liée aux mouvements de réforme sociale orientés vers la résolution des problèmes des années 1920 et 1930. Ainsi, tout au long de cette période, les objectifs d’auteurs tels que Walter Lippman [20] ont été de remplacer le « public irrationnel » et les partis politiques corrompus par une administration technocratique s’appuyant sur les résultats de ces nouvelles sciences de gouvernance.

15L’influence de ce credo « progressiste » est attestée par l’élection de deux présidents progressistes aux États-Unis, un républicain, Théodore Roosevelt, et un démocrate, Woodrow Wilson. Ces élections et la politique qui les a entourées ont permis de rendre compte de cette soi-disant « indépendance des valeurs » du management scientifique et de cette approche « sans idéologie » qu’il prescrivait pour produire un bon gouvernement. En fait, Wilson, qui était lui-même un politiste (et qui est souvent considéré comme l’un des fondateurs des recherches sur l’administration publique), en appelait à une explication scientifique des pratiques efficaces de l’administration prussienne et à une application – indépendamment de la culture ou du contexte – au gouvernement américain. Dans ce processus, ce nouveau champ de recherche et de pratiques remplacerait l’accent mis traditionnellement sur l’autorité bureaucratique légale-rationnelle et sur les principes issus des sciences sociales à propos d’organisation et de management[21].

16Le projet technocratique a reçu dans les années 1920 un soutien renouvelé de Thorstein Veblen [22] qui propose de remplacer le système capitaliste par un système d’expertise d’ingénieurs efficaces. L’objectif de Veblen était d’éliminer les gaspillages et d’encourager l’efficacité dans l’économie américaine à travers des méthodes et pratiques d’experts. Mettant tous ses espoirs dans les possibilités politiques offertes par l’émergence d’une nouvelle élite professionnelle, il demandait aux « propriétaires absentéistes » de l’Amérique corporative de transférer leur pouvoir aux technocrates et aux travailleurs porteurs d’un état d’esprit réformiste. Dans tous ces premiers travaux, le terme « technocratie » était vu comme une nouvelle direction positive pour gouverner. Le message était simple : remplacer le discours des hommes politiques par l’analyse des experts. Une partie de cette pensée technocratique a été également influencée par les gouvernements socialistes émergents qui mettaient l’accent sur la planification, bien qu’il ait été souvent difficile d’exprimer ouvertement un enthousiasme à ce sujet, en particulier lorsque celle-ci se référait à l’Union soviétique nouvellement formée.

17Une expansion majeure des idées progressistes a accompagné le « Brain Trust » du New Deal des années 1930, ajoutant également une nouvelle dimension vis-à-vis des experts. Les écrits de John Maynard Keynes suggérant de gérer techniquement l’économie ont été particulièrement influents [23]. Cette période a vu un afflux massif d’économistes et de chercheurs en sciences sociales dans une administration de Washington en pleine croissance pour travailler à la planification des politiques publiques. Elle a aussi mis en lumière une nouvelle stratégie de production politique des politiques publiques. Appelée « stratégie de réforme libérale » du New Deal [24], cette stratégie politique propose de rassembler des experts et des responsables politiques dans des commissions intitulées « Blue Ribbon », « Ruban bleu », afin d’identifier et d’analyser les problèmes économiques et sociaux contemporains. Les rapports de ces commissions étaient ensuite transformés en composants essentiels d’une réforme libérale inscrite à l’agenda par les responsables des partis politiques et soumise aux votes lors des campagnes électorales. Dans le contexte européen, il est intéressant de noter que, dans les années précédant le développement de cette stratégie, Max Weber a avancé l’idée d’une commission d’enquête composée d’experts en Allemagne pour définir ce que devrait être la République de Weimar. Certaines de ces recommandations seront d’ailleurs reprises plus tard.

18Dans la période d’après-guerre, l’accent mis sur le rôle des sciences sociales empiriques dans le domaine de l’expertise et du conseil politique a pris complètement forme à travers le développement du champ de l’analyse des politiques publiques, d’Harold Lasswell à Aaron Wildavsky. Bien que l’analyse des politiques publiques ait émergé dans des termes moins grandioses que Lasswell l’avait imaginé et qu’elle ne soit pas finalement allée au-delà de l’enquête empirique, les pratiques d’analyse développées dans les années 1960 ont été dominées par des méthodes fondées sur le positivisme [25].

L’expertise technocratique et l’ascension de la contre-expertise : l’argumentation politique

19Dans les années 1960, pendant le programme de réforme de la « Grande Société » du Parti démocrate, la même orientation stratégique d’une réforme libérale s’appuyant sur l’expertise que celle des décennies précédentes s’est trouvée à l’œuvre à la Maison Blanche. Sous les présidences de Kennedy et de Johnson, les experts en politique publique ont préparé des programmes pour combattre la pauvreté. De même, ils ont établi une stratégie et une planification technocratiques de la guerre du Vietnam, ordonnées par le technocrate secrétaire de la Défense, Robert McNamara [26].

20Appréciant leur accès aisé au président Johnson, ces experts ont produit un large répertoire de stratégies et de lois qui ont façonné la Guerre contre la pauvreté de l’administration Johnson. Daniel Moynihan [27], chercheur en sciences sociales appartenant à l’administration, a nommé ce processus la « professionnalisation de la réforme ». L’historien Theodore White, spécialiste de la présidence Johnson [28], a parlé de cette période comme l’âge d’or des « intellectuels en politique publique ». Pour White, ce n’était rien de moins qu’un nouveau système de pouvoir dans la politique américaine. Agissant de concert avec les responsables politiques de la Maison Blanche et du Congrès, ces nouveaux experts en politiques publiques étaient les moteurs du projet « Great Society ». Cette nouvelle génération d’experts disposant de compétences spéciales en matière de résolution des problèmes a cherché à façonner la politique de défense du pays, redéfinir les stratégies d’urbanisme, mettre un terme à la pauvreté, réformer le système scolaire, et bien d’autres choses encore. Ces experts représentaient un pont permettant de franchir le fossé séparant le gouvernement des producteurs d’idées. La Maison Blanche servait de « courroie de transmission » par laquelle les idées des chercheurs se transformaient en programme proposé au Congrès.

21Nécessairement, l’ampleur de ces efforts a donné naissance à de nouveaux instruments pour le management et l’analyse des programmes, y compris le développement systématique d’une « analyse des politiques publiques ». Les universités – plus qu’enthousiasmées par le tournant pris vers l’expertise en matière de politique publique – se sont précipitées pour profiter des ressources financières issues du Congrès afin de développer et d’évaluer de tels programmes. Cela les a conduites à produire un très grand nombre de thèses de doctorat et à développer de nombreuses discussions théoriques et méthodologiques approfondies qui ont servi à élaborer les fondations d’un champ émergent. Conçue pour faire sortir les sciences sociales de leur « tour d’ivoire », l’analyse des politiques publiques devait leur conférer une « pertinence sociale » par la résolution des problèmes et le conseil érudit qu’elle pouvait proposer. Les politiques publiques ont rapidement envahi les sciences politiques pour devenir la sous-discipline spécialisée la plus à la mode.

22Cette stratégie politique libérale a intéressé de nombreux observateurs étrangers, considérant ce développement comme à la fois positif et nécessaire. En Allemagne, par exemple, des chercheurs en sciences sociales aussi éminents que Fritz Scharpf et Renate Mayntz ont adopté et défendu ces idées et ces techniques scientifiques de l’analyse des politiques publiques comme faisant partie d’un nouveau dispositif stratégique pour l’État [29]. Au Danemark et en Suède, les chercheurs ont conçu l’analyse des politiques publiques comme un outil pour gérer et contrôler l’État providence, insistant en particulier sur les problèmes de mise en œuvre et d’évaluation des politiques publiques [30]. Or, les bénéfices positifs n’ont pas émergé aussi vite que prévu. Vers la fin des années 1970, beaucoup de professionnels ont considéré cette pratique de l’analyse des politiques publiques comme décevante. Si l’objectif était de résoudre les problèmes sociaux, il n’y a eu effectivement que peu de résultats. Cette perception a été la même en Europe et aux États-Unis.

23Le questionnement est allé au-delà d’une simple introspection académique et a abouti à deux réponses. La première a été d’ordre méthodologique : le problème a tout d’abord semblé être lié à un manque de rigueur empirique et à un besoin de développer de meilleurs outils méthodologiques et théoriques ; certains ont vu l’analyse des systèmes et l’arrivée des ordinateurs comme le moyen de dépasser les limites du projet. La seconde réponse a consisté à repenser l’analyse des politiques publiques comme pratique philosophique à la manière des « Lumières » plutôt que comme méthode pragmatique visant à résoudre les problèmes, une telle perspective reconnaissait que l’étude d’une politique publique relève autant, si ce n’est parfois d’avantage, d’une discussion sur les valeurs que sur les faits.

24C’était précisément dans la période des années 1970 et 1980 que les valeurs sont devenues un thème politique central des gouvernements néoconservateurs qui ont émergé et aux États-Unis et en Europe. Les théoriciens néoconservateurs de l’époque ont orienté différemment le développement de l’expertise sur les politiques publiques. Pour eux, les experts libéraux en politique publiques ont constitué une « nouvelle classe » qui a imposé son propre agenda libéral aux citoyens qui n’avaient pourtant pas demandé leur conseil [31]. Cette critique a débouché aux États-Unis et en Grande-Bretagne sur ce qui a été appelé « la Guerre des idées », menée par un réseau d’experts conservateurs hautement visibles et dotés de fonds importants [32]. Insistant sur la dérégulation, la privatisation et la théorie de l’offre, cette sorte de « contre-intelligentsia » a commencé à remplir deux fonctions fondamentales. La première a été d’organiser des discussions régulières entre les leaders économiques et politiques conservateurs et des éminents universitaires conservateurs. La deuxième a été d’aider à façonner, à travers ces interactions, un répertoire de politiques publiques conservatrices et de porter grâce à cela Ronald Reagan à la Maison Blanche. Ce fut un incontestable succès et ces efforts ont donné naissance à un climat politique conservateur qui perdure encore aujourd’hui. On trouve le même stratagème en Grande-Bretagne dans les années 1970, où il a joué un rôle important en aidant à porter Margaret Thatcher au pouvoir. Des tentatives identiques ont aussi existé en Allemagne [33].

25Dans la mesure où les conservateurs se sont surtout intéressés à l’analyse formelle des politiques publiques, ils ont déplacé la focale du développement vers la mise en œuvre et l’évaluation de ces dernières et ce, d’autant plus que ces recherches sur l’évaluation ont été utilisées pour mettre en évidence les échecs des programmes politiques libéraux, même quand ce n’était pas leur objectif initial. Mais l’initiative principale de ces réseaux d’experts a été la politisation de l’expertise et du conseil en politique publique, qui a en effet réduit la légitimité de l’approche technocratique. Au fur et à mesure que cette sorte de « contre-argumentation » idéologique a été plus visible, l’expertise technocratique et scientifique a été démystifiée. Revendiquant de moins en moins leur non-engagement partisan, voire l’abandonnant complètement, de nombreux experts en politique publique ont commencé à adopter un style de confrontation argumentaire au cours de laquelle ils ont affirmé plus ouvertement leur préférence politique [34]. Certains se sont même dépeints comme de véritables combattants, comparant leur rôle plutôt à celui d’avocat qu’à celui d’expert scientifique donnant des conseils objectifs.

26Un tel développement de l’analyse des politiques publiques « à l’américaine » a généré de la méfiance en Europe et ne s’y est donc pas produit. Ainsi, en Grande-Bretagne et encore plus en Allemagne, une analyse tournée vers la résolution des problèmes et l’examen des cadres normatifs de l’argumentation a été adoptée lentement. En France, où la discipline a été plutôt assimilée à une sociologie de l’action politique, ce type d’analyse a aussi mis du temps à se développer. Néanmoins, dans les années les plus récentes, surtout parmi de plus jeunes chercheurs européens, on observe un intérêt croissant pour les perspectives constructivistes de politiques publiques [35]. Une des preuves de cet intérêt est la participation croissante de jeunes chercheurs au colloque annuel de l’« Interpretative Policy Analysis Conference » (colloque sur l’analyse interprétative des politiques publiques), notamment les plus récents : Grenoble (2010), Cardiff (2011) et Vienne (2013).

Le tournant argumentatif comme épistémologie

27Alors que l’analyse des politiques publiques a été, à ses débuts, influencée largement par une conception néopositiviste de la connaissance – et par la compréhension technocratique de l’action politique qui lui est associée –, son accent mis sur les luttes argumentatives dans les débats des experts a involontairement contribué au développement d’une nouvelle orientation post-positiviste. Cette orientation repose sur une conception constructiviste de la connaissance, un modèle dialectique de l’argumentation et des méthodes interprétatives que le constructivisme et le modèle dialectique partagent. En résumé, cet accent a initié un tournant argumentatif [36]. Si la nouvelle approche suggérait le besoin d’une compréhension différente du savoir et de la production de la connaissance, les travaux influents qui l’ont permis ont été ceux de Habermas (à la fois sa critique du scientisme et sa théorie de la compétence communicationnelle), de Foucault (sa théorie du contrôle disciplinaire et du pouvoir discursif), du constructivisme social (par exemple, Kuhn aux États-Unis, Woolgar en Grande-Bretagne, Latour en France, et Knorr-Cetina en Allemagne), de la rhétorique de Toulmin et de McClosky, et du pragmatisme de Dewey et de Pierce. Ces perspectives théoriques ont été combinées dans la littérature de différentes façons au cours des trois dernières décennies et ont offert une manière plus critique de considérer l’expertise en matière de politique publique, l’enquête, les procédés analytiques, l’argumentation politique et la délibération publique [37].

28Certains travaux se sont concentrés sur l’analyse de pratiques communicatives spécifiques. D’autres ont porté sur une perspective théorique examinant d’une façon plus générale le discours et la délibération publique. Même si le développement ne s’est pas fait de manière linéaire, ces travaux pris tous ensemble ont enrichi l’analyse des politiques publiques par la production de nouvelles idées et de nouvelles façons de penser. Plus fondamentalement, ces perspectives reconnaissent que la réalité sociale n’est pas seulement reflétée par le langage, elle est également constituée par lui. Ainsi, ces approches sont sensibles à la manière dont le discours et les pratiques rhétoriques sélectionnent dans la réalité en choisissant certains éléments et en en excluant d’autres.

29En tant qu’orientation discursive, le tournant argumentatif dans les politiques publiques implique que la réalité sociale et les observations empiriques de cette réalité n’existent seulement qu’à travers les constructions intellectuelles utilisées pour la penser et pour l’expliquer. Ces constructions étant toujours fondées sur des valeurs qui orientent nos perceptions de la réalité, les résultats de l’analyse ne peuvent jamais les en extraire pour rendre leur analyse indépendante de ces valeurs, comme l’avaient suggéré les néopositivistes. La connaissance du monde social qui nous entoure est donc « une construction humaine qui ne peut jamais être certifiée comme définitivement vraie, mais qui est toujours problématique et changeante » [38]. Selon cette perspective, la théorie et la connaissance ne peuvent jamais être complètement explorées. Dès lors, non seulement la connaissance ne peut jamais être indépendante des valeurs mais, en plus, aucun critère définitif ne peut permettre de choisir une théorie plutôt qu’une autre. En outre, la connaissance est le produit d’une logique dialogique qui la comprend comme le résultat d’une confrontation entre différentes interprétations dont le produit peut être une synthèse constructive conduisant à une nouvelle compréhension intersubjective [39]. Du point de vue de cette nouvelle compréhension, la connaissance est définie comme un consensus qui n’est pas, à son tour, stable mais qui rend compte de la dynamique des différentes interprétations.

30À la différence de la conception néopositiviste de la connaissance, un tel consensus ne repose pas sur une réalité indépendante de ceux qui la fabriquent et la partagent. Dans la mesure où la possibilité de confrontations ultérieures avec des points de vue différents reste toujours ouverte, la construction d’un consensus n’est jamais complètement terminée ou complète. S’il peut y avoir un progrès dans la production du consensus, une telle connaissance ne peut jamais être prouvée au sens standard du terme. Le processus au travers duquel se fabrique un tel consensus devient alors une source d’intérêt particulier pour une recherche constructiviste.

31La perspective du constructivisme social décrit ainsi un monde plus riche et plus complexe que celui proposé par les théories empiristes. Plutôt que de décomposer la réalité en variables à mesurer, elle s’efforce d’incorporer de façon cohérente la multiplicité des perspectives théoriques et des explications qui portent sur un événement ou phénomène particulier. Selon Toulmin, une théorie post-empirique de la cohérence permet de montrer « l’intérêt et l’étendue des points de vue interprétatifs qui gagnent ainsi leur place » [40]. À côté de l’analyse quantitative, l’orientation inclut les perspectives historique, comparative, philosophique et phénoménologique. Dans ce processus, la recherche empirique quantitative perd sa prétention de position privilégiée parmi les méthodes d’investigation. Bien qu’elle reste une composante importante de la construction théorique, elle ne fournit plus l’épreuve cruciale.

32Alors que les approches scientifiques ont toujours été hostiles à prendre en compte l’argumentation politique considérée comme « irrationnelle » dans le processus de construction d’une politique publique, les travaux développant le tournant argumentatif en font l’unité de base de ce processus. La politique publique est comprise ici comme un « argument artisanal » [41]. L’objectif d’une telle analyse post-positiviste des politiques publiques se déplace ainsi vers l’amélioration des arguments à travers l’éclairage des « dimensions controversées des débats de politiques publiques, l’explication de leur caractère insoluble, l’identification des imperfections des arguments proposés et la mise en évidence des implications politiques des prescriptions effectuées » [42].

L’analyse des politiques publiques comme art délibératif : intégrer la recherche empirique et normative

33Dans cette perspective argumentative, on peut définir l’analyse des politiques publiques d’avantage comme un « art » ou un « artisanat » que comme une science au sens conventionnel du terme. Les professionnels de l’analyse des politiques publiques emploient en effet surtout des connaissances et des compétences acquises par l’imitation, l’expérience et la pratique que par des formations méthodologiques formelles. Comme l’explique Majone [43], la tâche de l’analyse des politiques publiques est « plus de “savoir comment” que de “savoir pourquoi” ». Plus qu’une pure activité logique, un tel travail d’analyse est, selon la perspective socioconstructiviste, un processus social. Le répertoire de connaissances et de compétences artisanales mis en œuvre par l’analyste est constitué de procédures, de conventions, de jugements qui combinent des facteurs sociaux, institutionnels et personnels. En décidant si des données spécifiques sont d’une qualité acceptable, l’analyste de politique publique « applique des critères qui dérivent de sa propre expérience mais qui reflètent aussi les normes professionnelles des enseignants et des collègues, aussi bien que des critères d’adéquation culturellement et institutionnellement déterminés » [44].

34La plus grande partie de la connaissance expérimentale sur laquelle de tels jugements reposent est souvent aussi implicite qu’explicite. Ainsi, des pratiques couronnées de succès dépendent, comme dans le cas de l’artisanat traditionnel, d’une connaissance très personnelle de la part de l’artisan d’outils, de matériaux et de tâches. Plutôt que de traiter de matériaux tels que la pierre ou le bois, l’analyste de politique publique, en tant qu’artisan, travaille avec des instruments techniques, des données, des concepts et des théories pour structurer des preuves et des arguments à l’appui de conclusions particulières. Bien que les principes et préceptes de base d’un art ne puissent jamais être complètement explicités clairement, en particulier ceux qui constituent une forme de connaissance implicite fondée sur l’expérience, le bon artisan peut généralement distinguer le bon travail du mauvais [45]. Afin de comprendre et d’apprécier correctement ces aspects artisanaux de l’analyse des politiques publiques et d’être capable de juger avec compétence la qualité du produit fini, l’analyste a besoin d’apprendre comment expliquer et explorer les microstructures d’un argument de politique publique.

35Une telle exploration des activités de l’analyse des politiques publiques aurait suscité plus qu’un simple intérêt académique si la tâche de l’analyse consistait seulement à comparer les résultats à la réalité politique spécifique. Or, cette réalité est si complexe et incertaine qu’il est nécessaire de compléter les résultats par une réflexion sur les procédés (argumentatifs et communicatifs) par lesquels on a abouti à ces résultats. L’analyse des politiques publiques doit être jugée en fonction de la nature du problème, du contexte dans lequel elle se situe, de l’utilisation de méthodes appropriées, du degré d’incertitude entourant les problèmes qui s’y rapportent, etc.

36Dans cette perspective, l’attention se tourne vers l’argument d’une politique publique et ses caractéristiques. À cet égard, Majone [46] suggère que la structure d’un argument de ce type peut être comprise comme un mélange complexe d’énoncés factuels, d’interprétations, d’opinions et d’évaluation. La fonction de l’argument lui-même est de fournir les liens qui connectent les données et informations pertinentes aux conclusions d’une analyse. Au-delà de la connexion de données et d’informations, l’argument d’une politique publique doit aussi, dans une perspective délibérative, inclure et clarifier les dimensions normatives qui interviennent entre les résultats et les conclusions. Pour étendre cette approche, il faut établir la nature des interconnexions entre les données empiriques, les affirmations normatives qui structurent nos compréhensions du monde social, les jugements interprétatifs impliqués dans le processus de collecte de données, les circonstances particulières du contexte situationnel (dans lequel les résultats sont générés ou les prescriptions appliquées) et les conclusions spécifiques [47]. L’acceptabilité scientifique des conclusions de l’analyse dépend in fine de sa capacité à fournir l’éventail complet des interconnexions, et pas seulement des résultats empiriques.

37Alors que les empiristes considèrent que leur approche est plus rigoureuse et donc supérieure aux méthodes moins empiriques et moins déductives, ce modèle d’argumentation d’une politique publique rend en réalité la tâche plus exigeante et plus complexe [48]. Ce modèle s’appuie non seulement sur une logique de falsification/validation empirique mais aussi sur les problématiques normatives tout aussi sophistiquées dans lesquelles il opère. Si le chercheur collecte toujours des données, il doit maintenant les situer ou les inclure dans le cadre interprétatif à l’intérieur duquel elles font sens. Il n’est plus possible de prétendre que de telles investigations normatives peuvent être ignorées comme si elles relevaient en quelque sorte d’un autre champ de recherche. Cela implique un cadre pluri-méthodologique permettant d’intégrer ces différentes composantes. Dans Evaluating Public Policy[49], j’ai exposé les grandes lignes d’un tel cadre fondé sur les idées de la logique informelle de la raison pratique. Dans ce modèle, les résultats empiriques sont normativement explorés dans un ensemble inter-relié de contextes normatifs, du local au sociétal et à l’idéologique, chacun avec ses propres exigences logiques.

38L’analyse des politiques publiques, en tant qu’art délibératif, cherche ainsi à sensibiliser les critères empiriques et normatifs au contexte de l’argument examiné. Comme l’explique Hawkesworth [50], les raisons en faveur d’un argument particulier fonctionnent comme moyens qui organisent les preuves, rassemblent les données, appliquent les critères explicatifs, traitent de multiples niveaux de délibération, et emploient des stratégies de présentation variées. Mais les raisons données à l’appui d’une théorie plutôt qu’une autre offrent rarement, sinon jamais, des preuves définitives de la validité d’une politique publique particulière alternative. À travers les processus de délibération et de débat, un consensus émerge entre des chercheurs particuliers sur ce qui sera pris comme une raison valide. Bien que le choix soit soutenu par des raisons factuelles et normatives qui peuvent être articulées et avancées comme appui à l’inadéquation d’interprétations alternatives, c’est le jugement pratique de la communauté de chercheurs, et non les données elles-mêmes, qui permet d’établir l’explication acceptée. Il est entendu que la logique informelle de la raison pratique ne peut pas garantir la vérité éternelle de conclusions particulières, mais la rationalité sociale du processus est loin d’être faite au hasard ou d’être illogique.

39Dans cette perspective, le rôle de l’expert délibératif est celui d’un médiateur interprétatif opérant entre les cadres analytiques disponibles des sciences sociales et des perspectives locales en concurrence, ce qui inclut une connaissance locale des citoyens concernés. L’échange dialectique peut être comparé à une conversation dans laquelle les compréhensions tant de l’analyste de politique publique que du citoyen sont étendues à travers leurs interactions discursives. Ainsi, les échanges entre les experts de politiques publiques, les citoyens et les policymakers sont restructurés comme une discussion composée de multiples voix. Reconnaissant l’importance épistémique de ces relations délibératives, tout comme l’importance de prendre en compte la perspective des citoyens, Bogason [51] défend une approche bottom-up de la fabrique des politiques publiques et propose une approche qui rassemble les parties pertinentes.

40La tâche est d’élargir l’éventail des possibilités politiques à travers une plus grande reconnaissance des dialectiques de contestation et de ses implications pour étendre le spectre des choix, bien que le jugement de l’analyste ne puisse jamais se substituer aux choix de la communauté politique. L’approche requiert ainsi une pratique participative de la délibération démocratique. « En encourageant ceux qui produisent des politiques publiques d’une part et les citoyens d’autre part à s’engager dans une délibération informée sur les options auxquelles la communauté politique est confrontée », une telle investigation (peut, comme Hawkesworth [52] l’a indiqué, « contribuer à une compréhension de la politique qui entraîne une prise de décision collective sur un mode de vie déterminé ».

41Le tournant argumentatif souligne aussi les capacités productives de la délibération – c’est-à-dire sa capacité à générer des façons de penser qui ouvrent de nouvelles possibilités pour la résolution des problèmes et pour l’action. Ou, selon le langage d’Habermas [53], il met l’accent sur le « pouvoir communicationnel ». Des processus argumentatifs bien conçus permettent de faciliter les compétences communicationnelles et donc l’apprentissage citoyen, ce qui attire l’attention sur le potentiel démocratique de l’analyse des politiques publiques. Ce tournant répond ainsi à l’appel antérieur de Lasswell pour des « sciences des politiques publiques de la démocratie ».

L’enquête délibérative en politique publique comme argumentation dialectique : théorie et méthodes

42À partir du type de travail dont les grandes lignes ont été exposées ci-dessus, nous pouvons commencer à construire de façon plus pratique une nouvelle manière de penser et de concevoir des méthodes de recherche qui s’appuient sur une prise en compte de l’argumentation pour la délibération et la prise de décision. Le point de départ d’un tel système est l’adoption d’une compréhension dialectique de la recherche et la reconnaissance que l’aspect le plus fondamental de cette dernière est l’identification des différentes façons de voir [54]. Si les aspects techniques de résolution de problème ont encore un rôle important à jouer dans la formulation et l’évaluation des politiques publiques, ce qui est encore plus significatif dans la perspective d’une argumentation dialectique, c’est la manière dont les acteurs voient un enjeu particulier et donc façonnent l’agenda des problèmes. Dans le jargon méthodologique contemporain, on l’évoque en termes de cadrage des problèmes. Ce processus de cadrage est fondamental pour non seulement identifier le problème, mais aussi définir sa nature. En ce sens, le cadrage prédétermine la direction et la nature de l’analyse technique qui pourrait suivre. Ainsi, la perspective argumentative élargit le champ étroit de la science des politiques publiques en proposant d’éclairer les complexités des problèmes plutôt que de les résoudre. L’idée n’est pas vraiment nouvelle dans le champ des études de politiques publiques. Bien que travaillant dans un contexte différent, Carol Weiss [55] a défendu cette fonction d’éclairage comme objectif de l’analyse des politiques publiques au cours de la première vague de critique des méthodes traditionnelles d’analyse des politiques publiques. Cette première vague de critique a été mal comprise dans son effort pour expliquer pourquoi les décideurs n’adoptent pas facilement une analyse [56]. Même si celui-ci n’a pas offert de solutions de politique publique incontestées, ce qui est l’objectif affiché de la discipline, il a vraiment fourni des perspectives éclairantes aux décideurs. Et à de nombreux égards, la contribution aux processus plus vastes de délibération et d’argumentation compte autant sinon plus que la focalisation rigide sur la résolution d’un problème spécifique. Cette prise de conscience permet de souligner clairement que la découverte des limites et des échecs des recherches scientifiques rigoureuses en matière de politique publique n’est pas inutile. Bien que Weiss ne l’ait pas prolongée en soi, l’accent ainsi mis sur l’éclairage a aussi impliqué des façons alternatives de voir un problème, introduisant potentiellement une compréhension phénoménologique de la réalité sociale et politique. Fondée sur cette idée et d’autres similaires, l’approche délibérative de l’analyse des politiques publiques porte son attention vers les processus d’argumentation de politique publique. Comment l’argumentation fonctionne-t-elle ? Et comment peut-elle être mieux informée ?

43Une fois que l’on considère comme essentiel dans ce travail d’éclaircissement la juxtaposition des différentes façons de voir un problème, il est plus facile de comprendre pourquoi la démarche post-positiviste s’est appuyée sur une dialectique du conflit plutôt que sur un consensus fondé sur une recherche rigidement empirique. Ce n’est pas tant que le consensus soit sans importance mais plutôt qu’il tend à opérer davantage à l’intérieur d’un même cadre normatif plutôt qu’il ne cherche à l’ouvrir. Cette recherche de consensus favorise alors un retour de l’orientation technique qui continue de dominer l’analyse des politiques publiques. Du point de vue de la perspective dialectique, c’est justement la confrontation d’idées qui conduit les gens à un consensus plus profond et potentiellement plus durable, même si le chemin vers un tel consensus est généralement plus long et plus consommateur de temps. Mais un tel conflit, essentiellement argumentatif, emmène les chercheurs au-delà d’un consensus facile fondé sur des façons conventionnelles de voir les choses, typiquement encastrées dans un ensemble établi de relations de pouvoir et des construits discursifs qui lui sont attachés.

44Une approche dialectique/argumentative commence ainsi par une démarche normative plutôt qu’empirique. Au lieu d’adapter les normes et valeurs au cadre empirique, la démarche consiste à mettre à l’épreuve les résultats empiriques à l’intérieur de leurs cadres normatifs. Dans cette perspective, l’analyse normative peut être facilitée par une délibération organisée entre des positions normatives concurrentes. Conçu pour à la fois identifier des conflits potentiels ou créer un consensus, ce modèle met l’accent sur le rôle interactif et productif de la communication dans les processus cognitifs. À la différence des modes de raisonnement plus abstraits ou académiques éloignés du monde réel, le pouvoir du jugement critique dépend de l’accord potentiel avec les autres. En fait, un tel jugement repose, et même anticipe, la communication avec les autres.

45Dans un tel schéma, les analystes des politiques publiques et les décideurs acceptent chacun la mission de préparer des arguments pour et contre des politiques publiques particulières. Dans ce processus, ils expliquent clairement leurs positions dans la délibération et délaissent la tâche de démonter les arguments du bord opposé, y compris en utilisant des preuves empiriques à l’appui. Une telle argumentation à propos d’une politique publique particulière commence avec la prise de conscience que les analystes et les décideurs n’ont pas de réponses solides aux questions soumises à la délibération, ni même de méthodes non ambigües pour obtenir ces réponses. Ils cherchent à organiser les données établies et à les adapter aux cadres normatifs qui soulignent et appuient leurs propres arguments. Ainsi chacun se confronte à l’autre avec des contre-propositions en comparant les hypothèses sous-jacentes et les résultats utilisés, à la fois normatifs et empiriques. Les raisons ou les critères pour accepter ou rejeter une proposition sont les mêmes que ceux pour accepter ou rejeter une contre-proposition et doivent être basés précisément sur les mêmes données. Le but est de synthétiser les positions en compétition dans une perspective qui ait du sens, capable de générer un consensus exploitable. Le problème posé par l’absence de critères d’évaluation appropriés peut être atténué par la conception de procédures rationnelles pour guider la communication formelle entre les différents points de vue qui portent sur le processus de décision. À cette fin, certains ont suggéré que les procédures des cours de justice pourraient fournir des idées pour développer des règles de gestion de telles délibérations discursives sur les politiques publiques [57].

46Dans la mesure où le modèle argumentatif renverse le processus analytique – parce qu’il remplace la démarche standard d’adaptation des données qualitatives sur les normes et les valeurs, dans un modèle empirique par quantification, par un processus d’examen des données empiriques par rapport à leur cadre normatif – le lieu central où se déroule le cœur de l’analyse doit s’étendre au-delà de la communauté des experts pour inclure l’ensemble des acteurs. Dans ce modèle, chaque participant évoque non seulement ce qu’il considère être les relations causales pertinentes, mais aussi les normes, les valeurs et les circonstances appuyant ou justifiant une décision particulière. Le résultat final de cette recherche évaluative est déterminé par les raisons données et l’appréciation des arguments pratiques plutôt que par une démonstration et une vérification technique. Comme dans une explication interprétative en général, l’interprétation valide est celle qui survit à l’éventail le plus large de critiques et des objections. De telles évaluations interprétatives, en tant qu’arguments pratiques, connectent les options politiques et les situations en éclairant les caractéristiques de ces situations qui fournissent des bases pour les décisions en matière de politiques publiques.

47Dans ce schéma, la délibération formalisée est vue elle-même comme la partie la plus instructive du processus analytique. La technique est conçue pour clarifier les buts sous-jacents et les normes qui donnent forme aux positions concurrentes, et permet d’exercer un jugement qualitatif sans entrave, autant qu’il soit possible. L’exercice libre du jugement normatif, dégagé des restrictions du modèle formel de politique publique, accroît les chances de développer une synthèse entre différentes perspectives normatives qui puisse fournir une base légitime et acceptable pour des décisions et des actions fondées sur l’argument le plus fort possible. Même si les analystes ne peuvent pas se mettre d’accord, l’approche argumentative offre une procédure de mise à l’épreuve des implications normatives des recommandations et indiquant des conclusions consensuelles potentielles qui puissent offrir des voies constructives pour avancer. Dans le processus se clarifient également les points fondamentaux de dissensus qui se dressent sur le chemin de l’accord.

48Un des principaux avantages de cette approche est qu’elle informe mieux le processus décisionnel en matière de politique publique que ne le fait l’analyse empirique traditionnelle. En particulier, elle reflète la façon dont la délibération en matière de politique publique fonctionne vraiment en pratique. En politique, les responsables et les décideurs avancent des propositions sur ce qu’il convient de faire, fondées sur des arguments normatifs. Les questions empiriques sont rarement à l’origine du processus politique et de politique publique. Elles entrent en scène, certes. Mais elles le font principalement quand il y a des raisons de douter des aspects factuels de l’argument.

49À nouveau, des travaux allant dans cette direction ont émergé, provenant principalement cette fois-ci de la théorie des organisations. Les travaux, novateurs à l’époque mais négligés aujourd’hui, de C. West Churchman [58] et ses collègues sur les systèmes de recherche dialectique pour la décision managériale sont fondés sur une compréhension dialectique de la délibération. Malheureusement, cette importante ligne de recherche théorique a été perdue lorsque la recherche en politiques publiques est retournée, aux époques plus conservatrices, vers les pratiques décisionnelles traditionnelles telles que la théorie du choix rationnel et « l’action politique basée sur des preuves ». Des observations méthodologiques fondamentales peuvent aussi être trouvées dans les travaux de George [59] et de Porter [60], qui proposent d’organiser une expertise au niveau présidentiel dans des domaines de politiques publiques tels que la sécurité nationale et l’économie. L’hypothèse fondamentale sous-jacente à ce que George appelle le « plaidoyer multiple » est que la meilleure méthode pour développer une politique publique de sécurité passe par une compétition d’idées et de points de vue plutôt que par l’adhésion aux analyses ou aux recommandations de conseillers qui partagent les mêmes perspectives que les décideurs. En tant que tel, le plaidoyer multiple est décrit comme un processus de débat et de persuasion conçu pour exposer systématiquement le producteur de politique publique aux arguments concurrents établis par leurs avocats eux-mêmes. Mobilisant les efforts d’un « intermédiaire honnête », son approche tente de s’assurer que toutes les parties intéressées sont vraiment représentées dans le processus de confrontation et que le débat est structuré et équilibré.

50Ces approches argumentatives représentent des étapes importantes dans le développement d’une méthodologie dynamique conçue pour faciliter l’exploration dialectique complexe des faits et des valeurs et l’investigation empirique et normative au sein du processus décisionnel [61]. Au minimum, les travaux de ces théoriciens contribuent à retirer le masque idéologique qui a souvent recouvert l’analyse des politiques publiques et l’expertise afférente. Cependant, comme n’importe quelle avancée, celle-ci nous conduit devant une nouvelle série d’obstacles. L’un d’eux porte sur l’étendue de la participation. Bien que Churchman et ceux qui l’ont suivi se focalisent plutôt étroitement sur la prise de décision managériale, une telle approche communicationnelle n’a pas besoin d’être confinée aux interactions entre les producteurs ou bien les fonctionnaires et les analystes de politiques publiques. Idéalement, elle pourrait être étendue à un large ensemble d’intérêts et de points de vue politiques différents issus de l’environnement de la politique publique. Il est notable que cette considération ait été adoptée par une organisation scientifique majeure aux États-Unis, le Conseil national de la recherche (National Research Council), une branche de l’Académie américaine des sciences (US Academy of Sciences) [62].

Au-delà de la délibération : citoyens et acteurs concernés

51Au cours de ces dix dernières années, la recherche en analyse des politiques publiques a de plus en plus reconnu le besoin de développer les interactions délibératives avec un public plus large. Un important signe de ce développement a été l’appel du Conseil national de la recherche pour une méthode « analytico-délibérative » afin de rassembler un éventail plus large d’acteurs concernés. Bien que le Conseil focalise son attention sur des questions relatives à la science, à la technologie et à l’environnement, ses propositions sont plus généralement largement applicables à l’analyse des politiques publiques. En particulier, le Conseil a pris position sur le fait que le traitement des risques technologiques et environnementaux requiert « une compréhension large des pertes, préjudices ou conséquences pertinentes [causées] aux parties intéressées et affectées, en incluant ce que les parties affectées croient être les risques dans des situations particulières » [63]. Il devient donc nécessaire de trouver les moyens d’intégrer les perspectives de ces groupes dans les processus d’analyse des politiques publiques et de prise de décision.

52À cette fin, toutes les organisations doivent faire des efforts particuliers pour s’assurer que les parties intéressées et affectées trouvent raisonnables les hypothèses analytiques fondamentales des processus qui génèrent ces risques et des méthodes qui les estiment. Bien que cela soit reconnu comme étant souvent consommateur de temps et lourd, au moins à court terme, le Conseil argumente qu’il est plus sage de « pécher par excès de participation trop large que trop étroite » [64]. Il est conseillé aux organisations d’« évaluer sérieusement le besoin d’impliquer l’ensemble des parties intéressées et affectées à chaque étape, avec une présomption en faveur de l’implication » [65].

53Ce défi méthodologique est décrit comme un besoin de développer « une méthode analytico-délibérative » [66] capable de rassembler les citoyens et les experts. Une telle méthode délibérative est requise pour guider un processus participatif capable de « façon large de formuler le problème décisionnel, de guider l’analyse pour améliorer la compréhension de la décision par les participants, de chercher la signification des résultats analytiques et des incertitudes, et d’améliorer l’aptitude des parties intéressées et affectées à participer de manière effective au processus de décision sur le risque » [67]. À chaque étape, le processus doit intégrer une participation large et variée qui représente toutes les parties concernées, les décideurs et les spécialistes de l’analyse des risques. Le plus important est la nécessité d’une participation dans les premières étapes de la formulation de problème.

54Dans cette perspective, l’analyse et la délibération sont présentées comme des approches complémentaires pour obtenir des connaissances sur le monde, former une compréhension sur la base de ces connaissances, et parvenir à un accord entre les participants. Tandis que l’analyse « utilise des méthodes rigoureuses, reproductibles, évaluées par les protocoles agréés d’une communauté d’experts » [68], la délibération est un processus « dans lequel les participants discutent, pondèrent, échangent des observations et des vues, réfléchissent et tentent de se persuader les uns les autres » [69]. En outre, la délibération ne doit pas juste être une action ponctuelle coiffant l’opération. Elle est importante à chaque étape du processus qui informe les décisions, depuis décider quels problèmes considérer jusqu’à analyser comment décrire l’incertitude scientifique et négocier les désaccords. Une telle délibération structurée contribue à une analyse approfondie parce qu’elle ajoute des connaissances et des perspectives qui améliorent la compréhension et qui favorisent l’acceptabilité de la caractérisation du problème en traitant d’intérêts procéduraux potentiellement sensibles. Comme le Conseil le formule, « la délibération cadre l’analyse, l’analyse informe la délibération et le processus bénéficie des effets retours des deux » [70].

55Pour organiser un tel processus délibératif, le Conseil avance encore d’un pas en plaidant pour que les organisations étendent leur assistance technique aux groupes inorganisés ou inexpérimentés en matière d’analyse des risques et de politique réglementaire. Comme le Conseil l’explique, « si certaines parties sont inorganisées, inexpérimentées [en ce qui concerne] la politique réglementaire, ou ne sont pas familières avec les sciences liées à ces risques […], cela vaut la peine pour des organisations responsables de leur fournir une assistance technique provenant de sources en qui elles ont confiance » [71]. À cet égard, le Conseil suggère que les experts aient parfois à assumer le rôle de facilitateurs.

56Il est clair qu’une telle délibération ne peut pas mettre un terme à toutes les controverses. Elle ne garantit pas que les décideurs prêtent attention aux résultats de la délibération ou que les participants déçus ne décident de retarder ou de s’éloigner des solutions proposées. Dans cette perspective, les controverses ne sont pas vues comme de simples obstacles dans le déroulement de l’expertise au sein du processus décisionnel mais sont traitées comme des moments constructifs, en aidant à identifier les points faibles dont fait preuve l’expertise scientifique. Non seulement les controverses encouragent une analyse en profondeur pour identifier et expliquer les implications sociales d’une solution en matière de politique publique mais elles peuvent aussi faire remonter à la surface des conflits partiels qui peuvent alors être gérés au cours d’une controverse. Dans cette optique, la fonction propre d’une controverse est l’identification et l’évaluation des problèmes potentiels, en complément des méthodes conventionnelles d’analyse des politiques publiques.

57Au regard des débuts technocratiques du Conseil en termes d’analyse et de gestion des risques, ce nouvel accent mis sur une délibération orientée vers le public peut être jugé comme une avancée impressionnante. Bien que les pratiques technocratiques restent encore dominantes, le fait que de nombreuses méthodes contemporaines d’analyse des politiques publiques en matière d’évaluation des risques aient été initialement influencées par le Conseil lui-même donne de l’espoir pour un changement, même si celui-ci se produit lentement et avec réticence. La reconnaissance de la centralité de la participation et de la délibération par ce corps prestigieux ne doit pas être sous-estimée. À cet égard, le tournant effectué par le Conseil d’une perspective technocratique vers un modèle délibératif-analytique est un signe important d’un mouvement vers une approche argumentative de l’analyse des politiques publiques.

58Mais, une fois encore, un pas en avant nous amène à un nouveau problème. Dans une perspective constructiviste et post-positiviste, la question concerne alors plus spécifiquement la séparation entre délibération empirique et normative. Le travail analytique et la délibération normative doivent-ils rester des processus séparés et complémentaires ? L’enjeu de l’approche délibérative est de les rapprocher dans des interactions plus étroites.

Épistèmè des politiques publiques (Policy Epistemics) : perspectives conclusives

59Tandis que l’approche « analytico-délibérative » avancée par le Conseil national de la recherche américain reste attachée aux notions conventionnelles de la science, en particulier la séparation épistémologique entre la recherche empirique et la recherche normative, la perspective post-positiviste cherche à dépasser cette séparation en interrogeant avec un regard minutieux et critique les pratiques de la science elle-même. Ce qui est essentiel ici, c’est le fait que les éléments normatifs présents dans la construction de la recherche empirique sur les politiques publiques reposent sur des jugements interprétatifs et ont besoin d’être accessibles pour l’étude et la discussion. Reconnaissant que les significations sociales sous-jacentes à la recherche en politique publique sont toujours interprétées dans un contexte sociopolitique particulier – que ce soit celui d’une communauté d’experts, d’un groupe social particulier ou de la société en général – une approche délibérative post-positiviste pleinement développée se focalise sur les façons dont cette recherche et ses résultats sont eux-mêmes élaborés sur la base d’un contexte sociopolitique et normatif qui, à son tour, a des implications pour la prise de décision. En effet, les résultats de la recherche sont indissociables des processus de compréhension mêmes des objets et des relations qu’ils nouent entre eux que la science des politiques publiques interroge. En fait, les approches empiriques se retrouvent piégées par leur propre question épistémologique.

60Pour cette raison, la science empirique des politiques publiques ne peut exister indépendamment de ces constructions normatives. Si l’introduction de la délibération comme complément au processus analytique est une avancée importante par rapport à une orientation technique étroite, elle ne peut, du point de vue de la perspective post-positiviste, être considérée que comme une étape en vue de la suivante. Loin d’être une dimension complémentaire, la délibération doit être aussi intégrée dans les processus analytiques eux-mêmes. Au-delà d’une appréhension des recherches empirique et normative comme deux activités distinctes qui peuvent potentiellement s’informer mutuellement, celles-ci ont besoin d’être considérées comme un même processus continu de recherche le long d’un spectre délibératif allant du technique au normatif. Comme la délibération et le jugement interprétatif se produisent à la fois dans les recherches empirique et normative, elles ont besoin d’être approchées comme deux dimensions le long d’un continuum.

61Il est important de concéder que la recherche délibérative post-positiviste en politique publique entre ici dans des territoires inexplorés. Aux vues d’un ensemble d’expérimentations pratiques, comme les conférences de consensus et les jurys de citoyens, il ressort de façon évidente que les citoyens sont capables de participer à des processus délibératifs bien plus que cela n’est généralement reconnu. Mais les questions sur l’extension de la participation, aussi bien que sur le quand et le où celle-ci est la plus appropriée, soulèvent des problèmes compliqués et doivent donc occuper une place centrale sur l’agenda de recherche. L’enjeu est particulièrement de savoir jusqu’où des citoyens peuvent réellement s’engager dans des démarches analytiques de recherche. Différents projets de recherche montrent qu’ils peuvent au moins y participer partiellement, mais où tracer la frontière [72] ? Re-conceptualiser les recherches empirique et normative le long d’un continuum interprétatif permet d’élaborer une approche en quête de réponses à ces questions. Ailleurs, j’ai proposé qu’une telle démarche soit abordée comme une composante d’une nouvelle spécialisation de recherche appelée « l’épistémè des politiques publiques » [73].

62Le développement d’une épistémique des politiques publiques s’appuierait largement sur les travaux du constructivisme social, de la sociologie des sciences interprétative plus récente et des travaux post-kuhniens en philosophie des sciences. Cependant, là où les approches constructivistes en sociologie et en philosophie se focalisent sur la conduite de la science, l’épistémique des politiques publiques et le tournant argumentatif élargiraient cette focalisation aux objectifs d’une science sociale appliquée – qu’est l’analyse des politiques publiques – et touchent au travail de conseil aux décideurs. En tant que telle, cette orientation se situe entre la recherche en politique publique et l’action de production d’une politique publique. Cette orientation explore ainsi les voies à travers lesquelles la recherche parle aux différentes perspectives normatives du monde pratique de la politique – quels types de connaissance(s) sont pertinents dans tels types de situations spécifiques ? Quelles sont les implications normatives de résultats empiriques particuliers ? Comment des résultats empiriques en politique publique et des perspectives normatives peuvent-ils être rassemblés dans un même processus délibératif ? Ce sont des questions qui s’appuient sur une approche constructiviste, mais qui, en même temps, requièrent des modes pratiques de pensée et de délibération différents.

63Ainsi, l’épistémè des politiques publiques rassemble les travaux pertinents en analyse discursives des politiques publiques, en expérimentation délibérative, en analyse des pratiques discursives et de narration politique pour explorer les voies par lesquelles la brèche entre empirique et normatif peut être agrandie et par lesquelles elle peut faciliter une délibération plus proche et plus significative entre les citoyens et les experts. En tant que telle, l’épistémè des politiques publiques se focalise sur les façons dont les gens communiquent entre eux malgré leurs différences et dont les idées circulent et se transforment au travers des frontières de divers champs. De plus, elle examine comment différents groupes professionnels et communautés locales voient et enquêtent différemment, et comment ces différences deviennent des conflits. À l’instar de Willard [74], elle prend le « champ de l’argument » comme unité d’analyse. En tant que discussion polémique, l’argumentation est le moyen par lequel les gens – citoyens, scientifiques et décideurs – maintiennent, relatent, adaptent, transforment et ignorent les conventions et produisent des consensus.

64Alors que l’analyse traditionnelle des politiques publiques s’est focalisée sur l’avancement et l’évaluation de solutions techniques, l’épistémè des politiques publiques s’intéresse à la façon dont des jugements sont à l’œuvre dans la production et la distribution de connaissance. En particulier, elle examine les jugements sociaux ancrés dans le façonnage de la recherche, les relations spécifiques entre les différents types d’information et la prise de décision, les usages de ce type d’information, les différents chemins par lesquels les arguments traversent différentes disciplines et discours, la transmission des connaissances d’une communauté à l’autre, et les interrelations entre discours et institutions.

65Élaborer une compréhension de la dynamique épistémique des controverses publiques permettrait une compréhension plus éclairée de ce qui est en jeu dans une dispute particulière, y compris l’évaluation des différents points de vue en concurrence et de l’efficacité des différentes alternatives de politiques publiques. Ainsi, les perspectives contextuelles et les différentes valeurs, souvent distinguées tacitement, pourraient être juxtaposées. De même, les points de vue et demandes des experts, des groupes d’intérêt particuliers et un public plus large pourraient être mis en comparaison. La dynamique discursive entre les participants pourrait être également examinée minutieusement. Une telle démarche ne mettrait nullement sur la touche ni n’exclurait une évaluation scientifique ; elle la situerait seulement dans un cadre plus compréhensif.

66Ce sont des questions qui sous-tendent les types d’intérêts et de problèmes auxquels sont confrontés les décideurs et les citoyens. Il ne manque pas de littérature [75] pour illustrer comment les échecs dans l’action politique sont souvent attribuables aux compréhensions technocratiques simplistes des relations entre connaissance et politique. C’est justement sur ces sortes de rationalités différentes sous-jacentes aux réponses que des citoyens et des experts s’échangent entre eux que l’épistémique des politiques publiques devrait porter son attention. Si un tel travail n’a pas besoin de couvrir tout le champ, il pourrait devenir l’une des spécialisations importantes de l’analyse des politiques publiques. Ceux qui s’engagent dans une telle spécialisation pourraient œuvrer à faciliter la démocratie tout en étudiant, en même temps, plus spécialement les processus impliqués dans son développement. Hormis fournir des solutions de politiques publiques en elles-mêmes, cela avancerait l’élaboration d’une discipline de politique publique appliquée plus pertinente vis-à-vis des besoins et des intérêts des décideurs tout autant que ceux des citoyens. Et ce qui n’est pas le moins important, cela nous aiderait à « faire que la conversation se poursuive », ainsi que Rorty [76] le formule [77].


Notes

  • [1]
    N.d.T. : Nous traduisons ici « planning » par planification. Si, en France, le terme renvoie plutôt à une pratique technocratique qui s’est développée après la seconde guerre mondiale et qui a marqué l’orientation des politiques publiques en France jusqu’au milieu des années 1960, elle renvoie dans le monde anglo-saxon à un domaine de recherche appliquée encore présent aujourd’hui, notamment dans le champ de l’urbanisme et des politiques publiques.
  • [2]
    F. Fischer, H. Gottweis (eds), The Argumentative Turn Revisited. Public Policy as Communicative Practice, Durham, Duke University Press, 2012.
  • [3]
    Le post-positivisme réfère ici à une tradition établie depuis une vingtaine d’années en sciences sociales, qui approche le monde social comme uniquement construit autour de significations sociales inhérentes à l’action sociale et politique. Il n’est pas possible de produire une explication ayant un sens qui soit indépendante du contexte ou déconnectée de valeurs. Par conséquent, la mise en œuvre de méthodes fondées sur les épistémologies des « sciences de nature » conduit à une représentation déformée et donc à une mauvaise compréhension des objets sociaux enquêtés.
  • [4]
    H. Gottweis, « Argumentative Policy Analysis », dans B. G. Peters, J. Pierre (eds) Handbook of Policy Analysis, Thousand Oaks, Sage, 2006, p. 461-483.
  • [5]
    Cf. B. G. Peters, « Governance as Political Theory. », Critical Policy Studies, 5 (1), 2011, p. 63-72, ou dans des travaux antérieurs : B. G. Peters, J. Pierre, J. et D. S. King, « The Politics of Path Dependency : Political Conflict in Historical Institutionalism », Journal of Politics, 67 (4), 2005, p. 1275-1300.
  • [6]
    F. Fischer, Reframing Public Policy. Discursive Politics and Deliberative Practices, Oxford, Oxford University Press, 2003 ; H. Gottweis, « Argumentative Policy Analysis », cité.
  • [7]
    Comme tous les concepts, ceux de « positivisme » et de « néopositivisme » ont leurs limites. Néanmoins, ces concepts s’inscrivent dans une longue tradition de discussions épistémologiques en sciences sociales. Le terme « néopositiviste » est employé pour signifier l’existence d’une position qui, sans toucher aux principes fondamentaux du positivisme, se propose de la réformer. De fait, il n’y a pas une seule approche néopositiviste. Ce terme est ainsi utilisé pour indiquer une orientation qui, tout en continuant à rechercher des explications causales empiriquement rigoureuses, qui transcendent le contexte social auquel elles s’appliquent, reconnaît les difficultés rencontrées pour réaliser ces explications. Les chercheurs développant une analyse néopositivistes des politiques publiques (Paul Sabatier, par exemple) s’inscrivent typiquement dans cette démarche. Or, la recherche en politique publique ne peut pas être complètement rationnelle ou indépendante de valeurs, l’analyse devrait néanmoins prendre cela comme des standards vers lesquels tendre. Pour des références générales sur ces débats, voir M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, Albany, Suny Press, 1988 ; F. Fischer, Democracy & Expertise. Reorienting Policy Inquiry, Oxford, Oxford University Press, 2009.
  • [8]
    N.d.T. : Dans le monde anglo-saxon, Policy Analysis renvoie d’abord à un savoir pratique, alimenté par une recherche appliquée, visant à construire des méthodes de résolution des problèmes sociaux, et non, comme en France, à un champ de recherche essentiellement académique et non appliquée. Nous faisons le choix de traduire toutefois le terme Policy Analysis tout en posant cette précaution.
  • [9]
    Ch. E. Linblom, D. K. Cohen, Usable Knowledge. Social Science and Social Problem Solving, New Haven, Yale University Press, 1979.
  • [10]
    Voir notamment les travaux suivants : K. Braun, A. Moore, S. L. Herrmann, S. Könninger, « Science Governance and the Politics of Proper Talk : Governmental Bioethics as a New Technology of Reflexive Government », Economy and Society, 39 (4), 2010, p. 510-533 ; P. H. Feindt., A. Oals, « Does Discourse Matter ? Discourse Analysis in Environmental Policy Making », Journal of Environmental Policy & Planning, 7 (3), 2005, p. 161-173 ; E. Gualini, S. Majoor, « Innovative Practices in Large Urban Development Projects : Conflicting Frames in the Quest for “New Urbanity” », Planning Theory and Practice, 8 (3), 2007, p. 297-318 ; ou T. Ney, J.-A. Stoltz, M. Maloney, « Voice, Power, and Discourse : Experiences of Participants in Family Group Conferences in the Context of Child Protection », Journal of Social Work, 13 (2), 2013, p. 184-202 ; P. Healey, « The Collaborative Planning’ Project in an Institutionalist and Relational Perspective : A Note », Critical Policy Studies, 1 (1), 2007, p. 123-130.
  • [11]
    J. Law, After Method. Mess in Social Science Research, Abington, Routledge, 2004, p. 6-7.
  • [12]
    N.d.T. : La Grande Société est un vaste programme politique développé par le président Lindon Johnson dans les années 1960 aux États-Unis. Ce programme regroupe un ensemble de mesures tournées vers la lutte contre la pauvreté et les inégalités.
  • [13]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, Newbury Park, Sage, 1990.
  • [14]
    F. Bacon, The Great Instauration, and the New Atlantis, Arlington Heights, Harlan Davidson, 1980.
  • [15]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [16]
    N.d.T. : « Progressive Era » est un mouvement allant de la fin du 19e siècle aux années 1920, caractérisé par la mise en place de nombreuses réformes en vue de favoriser le Progrès dans des domaines où jusque-là la puissance publique n’intervenait pas.
  • [17]
    R. H. Wiebe, The Search for Order, 1877-1920, New York, Hill and Wang, 1955.
  • [18]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [19]
    F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [20]
    W. Lippmann, Mastery and Drift. An Attempt to Diagnose the Current Unrest, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1961 (1re éd. : 1914).
  • [21]
    W. Wilson, « The Study of Administration », Political Science Quarterly, 2 (2), 1887, p. 197-222 ; M. Weber, Selections in Translation, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
  • [22]
    T. Veblen, The Engineers and the Price System, New York, Viking Press, 1933.
  • [23]
    O. L. Graham Jr., Toward a Planned Society. Roosevelt to Nixon, New York, Oxford University Press, 1976.
  • [24]
    B. D. Karl, « Presidential Planning and Social Science Research : Mr. Hoover’s Experts », Perspectives in American History, 3, 1969, p. 347-412.
  • [25]
    La perspective positiviste, d’après certains, minimise ou ignore les contributions antérieures de chercheurs en politique publique comme Aaron Wildavsky et Harold Lasswell, étant donné que ces derniers ont insisté sur le caractère « politique » du processus politique, ce qui implique aussi les arguments qui forment une partie centrale de l’enquête en politiques publiques. Cette remarque est en elle-même exacte, autant qu’elle peut l’être. Wildavsky a insisté sur la nature politique des politiques publiques et la posait en contraste avec une approche technique, ce qui a joué un rôle central dans le développement d’une approche plus critique de l’analyse des politiques publiques. Bien qu’il ne se soit pas focalisé sur l’analyse d’arguments en tant que tels, il a reconnu que ceux-ci étaient centraux dans le processus politique. Lasswell a aussi fait d’importantes avancées théoriques dans cette direction, mais son travail est resté souvent ambigu sur ce point-là. Tout en appelant à une science des politiques publiques plus interdisciplinaire et tout en reconnaissant son caractère politique, il a en même temps été associé au développement du behaviorisme en science politique. En résumé, ces deux orientations se trouvent souvent en tension l’une avec l’autre. Mais le point le plus important pour une perspective post-positiviste ou constructiviste, c’est le fait que Wildavsky et Lasswell ont tous les deux considéré les actions et les arguments politiques dans le processus politique comme donnés (et non construits). Ils n’ont pas cherché à aller derrière ces arguments pour mieux comprendre la façon dont ces derniers n’étaient que le reflet de constructions politiques du monde, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas examiné la construction sociale de ses arguments, ni d’où ceux-ci venaient, ni les présupposés normatifs sous-jacents ou les desseins plus profonds qu’ils servaient. À de nombreux égards, on ne peut les en rendre fautifs. Ils ont vécu et écrit à des époques différentes et la perspective constructiviste n’avait pas encore émergé. Wildavsky, cependant, a fini sa carrière comme un conservateur – ou mieux : comme un néoconservateur – et aurait sans aucun doute résisté à ce type d’approche. Bien que cela soit difficile à juger, Lasswell aurait probablement été plus ouvert à une orientation constructiviste, en particulier parce qu’il a toujours été sensible à l’importance du contexte, ce qui le pousse dans cette direction.
  • [26]
    R. C. Wood, Whatever Possessed the President ? Academic Experts and Presidential Policy, 1960-1988, Amherst, University of Massachusetts Press, 1993.
  • [27]
    D. P. Moynihan, « The Professionalization of Reform », Public Interest, 1, 1965, p. 6-16.
  • [28]
    T. White, « The Action Intellectuals », Life Magazine, juin 1967, p. 7-15.
  • [29]
    T. Saretzki, « The Policy Turn in German Political Science », dans F. Fischer, G. J. Miller, M. S. Sidney (eds), Handbook of Public Policy Analysis. Theory, Politics, and Methods, Boca Raton, CRC Press, 2006, p. 587-602.
  • [30]
    J.-E. Furubo, « Policy Analysis and Evaluation in Sweden : Discovering the Limits of the Rationalistic Paradigm », dans F. Fischer, G. J. Miller, M. S. Sidney (eds), ibid., p. 571-586.
  • [31]
    F. Fischer, Technocracy and the Politics of Expertise, op. cit.
  • [32]
    F. Fischer, « American Think Tanks : Policy Elites and the Politicization of Expertise », Governance, 4 (3), 1991, p. 332-353.
  • [33]
    C. Leggewie, Der Geist steht rechts. Ausflüge in die Denkfabriken der Wende, Berlin, Rotbuch Verlag, 1987.
  • [34]
    M. Tolchin, « Working Profile : Stuart Butler », New York Times, 22 juillet 1985, p. 10.
  • [35]
    B. Demongeot, Ph. Zittoun, « Debate in French Policy Studies : From Cognitive to Discursive Approaches », Critical Policy Studies, 3 (3-4), 2010, p. 391-406 ; Ph. Zittoun, « Policy Change as Discursive Approach », Journal of Comparative Policy Analysis, 11 (1), 2009, p. 65-82.
  • [36]
    F. Fischer, J. Forester (eds), The Argumentative Turn in Policy and Planning, Durham, Duke University Press, 1993.
  • [37]
    Il est clair que ces perspectives critiques ne sont pas toutes les mêmes. L’important ici est qu’elles ont toutes contribué à une critique de la science et de la connaissance qui a aidé à ouvrir les recherches vers une compréhension post-positiviste de la connaissance très différente. Elles ont interagi les unes avec les autres dans le sens où les théoriciens adhérant à ces approches ont produit une large littérature débattant de cette question selon leurs positions respectives. Les chercheurs du « tournant argumentatif » ont importé ces débats dans le champ de l’analyse des politiques publiques.
  • [38]
    E. G. Guba, The Paradigm Dialog, Newbury Park, Sage, 1990, p. 26.
  • [39]
    E. G. Guba, Y. S. Lincoln, Fourth Generation Evaluation, Newbury Park, Sage, 1989.
  • [40]
    S. Toulmin, « The Construal of Reality : Criticism in Modern and Postmodern Science », dans W. J. T. Mitchell (ed.), The Politics of Interpretation, Chicago, University of Chicago Press, 1983, p. 99-117, dont p. 113.
  • [41]
    D. A. Stone, Policy Paradox and Political Reason, Glenview, Scott, Foresman, and Company, 1988.
  • [42]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit.
  • [43]
    G. Majone, Evidence, Argument, and Persuasion in the Policy Process, New Haven, Yale University Press, 1989, p. 43-44.
  • [44]
    G. Majone, ibid., p. 59.
  • [45]
    G. Majone, ibid., p. 66.
  • [46]
    G. Majone, ibid., p. 63.
  • [47]
    F. Fischer, Evaluating Public Policy, Belmont, Wadsworth, 1995.
  • [48]
    D. McClosky, Knowledge and Persuasion in Economics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994 ; F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [49]
    F. Fischer, Evaluating Public Policy, op. cit.
  • [50]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit.
  • [51]
    P. Bogason, Public Policy and Local Governance. Institutions in Postmodern Society, Cheltenham, Edward Elgar, 2000.
  • [52]
    M. E. Hawkesworth, Theoretical Issues in Policy Analysis, op. cit., p. 193.
  • [53]
    J. Habermas, The Theory of Communicative Action, Cambridge, Polity, 1987.
  • [54]
    E. G. Guba, Y. S. Lincoln, Fourth Generation Evaluation, op. cit. ; E. G. Guba, The Paradigm Dialog, op. cit. ; F. Fischer, Reframing Public Policy…, op. cit.
  • [55]
    C. H. Weiss, « Policy Research : Data, Ideas or Arguments ? », dans P. Wagner, C. H. Weiss, B. Wittrock, H. Wollman (eds), Social Sciences and Modern States. National Experiences and Theoretical Crossroads, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 307-332.
  • [56]
    C. H. Weiss, ibid.
  • [57]
    D. MacRae, The Social Functions of Social Science, New Haven, Yale University Press, 1976.
  • [58]
    C. W. Churchman, The Designing of Inquiring Systems, New York, Basic Books, 1971.
  • [59]
    A. L. George, « The Case for Multiple Advocacy in Making Foreign Policy », American Political Science Review, 66 (3), 1972, p. 751-785.
  • [60]
    R. B. Porter, Presidential Decision Making. The Economic Policy Board, New York, Cambridge University Press, 1980.
  • [61]
    I. I. Mitroff, « A Communication Model of Dialectical Inquiring Systems – A Strategy for Strategic Planning », Management Sciences, 17 (10), 1971, p. 634-648.
  • [62]
    National Research Council. Understanding Risk. Informing Decisions in a Democratic Society, Washington, National Academy Press, 1996.
  • [63]
    National Research Council, ibid., p. 2.
  • [64]
    National Research Council, ibid.
  • [65]
    National Research Council, ibid., p. 3.
  • [66]
    National Research Council, ibid., p. 4.
  • [67]
    National Research Council, ibid.
  • [68]
    National Research Council, ibid.
  • [69]
    National Research Council, ibid., p. 7.
  • [70]
    National Research Council, ibid.
  • [71]
    National Research Council, ibid., p. 7.
  • [72]
    A. Wildavsky, But Is It True ? A Citizen Guide to Environmental Health and Safety Issues, Cambridge, Harvard University Press, 1997.
  • [73]
    F. Fischer, Citizens, Experts, and the Environment. The Politics of Local Knowledge, Durham, Duke University Press, 2000.
  • [74]
    C. A. Willard, Liberalism and the Problem of Knowledge. A New Rhetoric for Modern Democracy, Chicago, University of Chicago Press, 1996.
  • [75]
    Ch. E. Lindblom, D. K. Cohen, Usable Knowledge. Social Science and Social Problem Solving, New Haven, Yale University Press 1979. J. Forester, Planning in the Face of Power, Berkeley, University of California Press, 1989 ; P. Healey, « The Collaborative Planning’ Project… », art. cité ; ou D. W. Parsons, Public Policy. An Introduction to the Theory and Practice of Policy Analysis, Northampton, Edward Elgar, 1995.
  • [76]
    R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton, Princeton University Press, 1979.
  • [77]
    Cet article a été traduit de l’anglais par Sophie Allain, avec l’aide d’Anna Durnova et Philippe Zittoun.
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