Couverture de RFSP_631

Article de revue

De l'île de Ré à l'ile d'Arros

Récits, symboles et statistiques dans l'expérience du bouclier fiscal (2005-2011)

Pages 7 à 27

Notes

  • [1]
    Pour une revue de littérature, voir Daniel Cefaï, « Les cadres de l’action collective. Définition et problème », dans Daniel Cefaï, Dany Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 51-98.
  • [2]
    Pour une critique plus développée de cette approche, voir Fabien Desage, Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales », Revue française de science politique, 55 (4), août 2005, p. 633-661.
  • [3]
    John Roemer, « Why the Poor Do Not Expropriate the Rich : An Old Argument in New Garb », Journal of Public Economics, 70, 1998, p. 399-424 ; Isaac Martin, « Redistributing Toward the Rich : Strategic Policy Crafting in the Campaign to Repeal the Sixteenth Amendment, 1938-1958 », American Journal of Sociology, 116 (1), 2009, p. 1-52 ; Paul Pierson, Dismantling the Welfare State. Reagan, Thatcher, and the Politics of Retrenchment, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
  • [4]
    Jakob Hacker, Paul Pierson, Winner-Take-All Politics. How Washington Made the Rich Richer and Turned Its Back on the Middle Class, New York, Simon & Schuster, 2010.
  • [5]
    Larry M. Bartels, « Homer Gets a Tax Cut : Inequality and Public Policy in the American Mind », Perspectives on Politics, 3, 2005, p. 15-31.
  • [6]
    Thomas Frank, What’s the Matter With Kansas ? How Conservatives Won the Heart of America, New York, Metropolitan Books, 2004.
  • [7]
    George Lakoff, Mark Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1985 (1re éd. : 1980).
  • [8]
    Michael J. Graetz, Ian Shapiro, Death by a Thousand Cuts. The Fight over Taxing Inherited Wealth, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [9]
    Patrick Hassenteufel, Andy Smith, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques “à la française” », Revue française de science politique, 52 (1), février 2002, p. 53-73, dont p. 57.
  • [10]
    Plusieurs sondages publiés au cours de l’année 2010 font état d’un rejet croissant de la mesure dans l’opinion publique. 67 % des personnes interrogées sont favorables à la suppression ou la suspension du dispositif en mars 2010 (sondage CSA réalisé le 31 mars 2010, cf. dépêche de l’Agence France Presse du 1er avril) ; ce chiffre s’élève à 71 % (en faveur de la suppression pure et simple) en octobre de la même année (sondage BVA réalisé les 5 et 6 octobre 2010, cf. dépêche de l’Agence France Presse du 8 octobre 2010).
  • [11]
    James Q. Wilson, American Government. Institutions and Policies, Lexington, D. C. Heath & Company, 1989 (1re éd. : 1980), chap. 15 et 22.
  • [12]
    Plus récemment, voir les analyses de Pepper D. Culpepper, Quiet Politics and Business Power. Corporate Control in Europe and Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
  • [13]
    J. Q. Wilson, American Government…, op. cit., p. 427. Il ajoute plus loin, p. 441 : « Un conflit politique est dans une large mesure […] une lutte pour modifier les perceptions et les croyances ».
  • [14]
    M. J. Graetz, I. Shapiro, Death by a Thousand Cuts…, op. cit. ; George Lakoff, Don’t Think of an Elephant ! Know Your Values and Frame the Debate, White River Junction, Chelsea Green Publishing, 2004, p. XIII.
  • [15]
    Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, « Wealth Concentration in a Developing Economy : Paris and France, 1807-1994 », American Economic Review, 96 (1), 2006, p. 236-256. En 1913, les 1 % des Français les plus riches possédaient plus de 55 % du patrimoine total. Ce chiffre a fortement baissé au cours du 20e siècle, pour atteindre 21 % en 1994.
  • [16]
    Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2011.
  • [17]
    Voir la séance du 24 novembre 1981 au Sénat (Journal officiel de la République française, p. 3069).
  • [18]
    Philippe Marini, « L’impôt de solidarité sur la fortune : éléments d’analyse économique pour une réforme de la fiscalité patrimoniale », Rapport d’information no 351 fait au nom de la commission des Finances du Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 16 juin 2004.
  • [19]
    Voir l’intervention de Philippe Auberger dénonçant une « fiscalité spoliatrice, entraînant des délocalisations de capitaux, d’investissements et d’emplois », Assemblée nationale, Débats parlementaires, 1re séance du 20 octobre 2004.
  • [20]
    Ferdinando Targetti, « Due anni di politica economica », Il Mulino. Rivista bimestrale di politica et di cultura, 2, mars-avril 2003, p. 283-294.
  • [21]
    Isaac Martin, The Permanent Tax Revolt. How the Property Tax Transformed American Politics, Stanford, Stanford University Press, 2008.
  • [22]
    Position réaffirmée dans la décision no 2010-99 QPC du 11 février 2011 (consultée en ligne sur le site du Conseil constitutionnel le 22 novembre 2012).
  • [23]
    Le député Jean-Pierre Brard, apparenté communiste, affirme par exemple que, d’après le Conseil des impôts, le nombre de redevables de l’ISF qui se délocalisent pour des raisons fiscales resterait marginal (Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2004, 3e séance).
  • [24]
    Céline Barthon, L’île de Ré, Plomelin, Éditions Palantines, 2005.
  • [25]
    Annie Collovald, Brigitte Gaïti, « Des causes qui “parlent”… », Politix, 4 (16), 1991, p. 7-22.
  • [26]
    Cf. François Malye, « Enquête sur les millionnaires de l’île de Ré », Le Point, 8 septembre 2005.
  • [27]
    « Ré, île de millionnaires sans le sou », Libération, 5 avril 2005.
  • [28]
    « Impôt non exonéré d’effets pervers », L’Expansion, 28 septembre 2005.
  • [29]
    Journal de TF1 de Jean-Pierre Pernault, 3 mai 2005, 13h17 (Archives de l’INA).
  • [30]
    Le Point, 8 septembre 2005.
  • [31]
    C dans l’air, 22 septembre 2005, 18h33 (Archives de l’INA).
  • [32]
    Dans la théorie du récit, la coda est l’évaluation rétrospective – ou la morale – qui permet au lecteur de passer du « là-bas et alors » du récit à l’« ici et maintenant » du moment où il est raconté. Voir Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Paris, Retz, 2002, p. 33.
  • [33]
    On a tout essayé, France 2, 24 mars 2005, 19h11 (Archives de l’INA).
  • [34]
    Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 210.
  • [35]
    Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, février-mars 1981, p. 3-24, dont p. 5-6.
  • [36]
    Joseph Gusfield, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009 (1re éd. américaine : 1981).
  • [37]
    David A. Rochefort, Richard W. Cobb, The Politics of Problem Definition. Shaping the Policy Agenda, Lawrence, University Press of Kansas, 1994.
  • [38]
    Assemblée nationale, proposition de loi no 2268 tendant à la suppression de la résidence principale de l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune, déposée le 14 avril 2005.
  • [39]
    Le Figaro, 11 juillet 2005.
  • [40]
    Tino Sanandaji, Björn Wallace, « Fiscal Illusion and Fiscal Obfuscation : An Empirical Study of Tax Perception in Sweden », IFN Working Paper, 837, 2010.
  • [41]
    Intervention de Dominique Tian, député UMP des Bouches-du-Rhône, Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2005, 2e séance.
  • [42]
    Intervention de François Guillaume, député UMP de Meurthe-et-Moselle, Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2005, 2e séance.
  • [43]
    Il cite une enquête de l’Institut CSA sans en préciser la référence exacte, cf. Assemblée nationale, Débats parlementaires, 16 novembre 2005, 2e séance.
  • [44]
    Assemblée nationale, Débats parlementaires, 16 novembre 2005, 2e séance.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Discours de Nicolas Sarkozy à la porte de Versailles, 14 janvier 2007.
  • [47]
    D’après le sondage TNS Sofres-Fondation Jean Jaurès-Le Nouvel Obs du 29 mars 2007, 60 % des personnes interrogées se disent favorables à l’abaissement à 50 % du bouclier fiscal, dont 53 % pour les sympathisants de gauche et 76 % pour ceux de droite. Sur l’utilisation des sondages, voir Érik Neveu, « Les politiques de communication sous la présidence de Nicolas Sarkozy », dans Jacques de Maillard, Yves Surel (dir.), Les politiques publiques sous Sarkozy, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 47-69.
  • [48]
    Larry Bartels, Unequal Democracy. The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton, Princeton University Press, 2008.
  • [49]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [50]
    Par comparaison, l’étude des comportements des contribuables est un champ de recherche assez développé aux États-Unis depuis plusieurs décennies. L’un des grands spécialistes du sujet est l’économiste Joel Slemrod, qui a notamment dirigé les ouvrages Why People Pay Taxes. Tax Compliance and Enforcement (Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992) et Behavioral Public Finance (New York, Russell Sage Foundation, 2006). L’Office of Tax Policy Research de la Michigan Ross School of Business, dont Slemrod est le directeur, vise officiellement à produire et diffuser de l’expertise pour les décideurs politiques, les administrations et les entreprises.
  • [51]
    Entretien d’Éric Woerth au journal Le Monde, 25 juillet 2007.
  • [52]
    La problématique du bouclier peut ici être rapprochée des pratiques de « non-recours » observées en matière de prestations sociales. Voir notamment Philippe Warin, « Non-demand for Social Rights : A New Challenge for Social Action in France », Journal of Poverty and Social Justice, 20 (1), 2012, p. 41-53.
  • [53]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [54]
    Le Monde, 1er décembre 2007.
  • [55]
    Cet argumentaire ressort des entretiens réalisés par deux journalistes avec plusieurs parlementaires spécialistes des questions économiques et financières : Thomas Bronnec, Laurent Farques, Bercy, au coeur du pouvoir. Enquête sur le ministère des Finances, Paris, Denoël, 2011.
  • [56]
    « Bouclier fiscal : les bénéficiaires n’auront bientôt plus à réclamer leur dû au fisc », Le Figaro, 29 août 2008.
  • [57]
    « Sarkozy sermonne Lagarde », L’Express, 11 septembre 2008.
  • [58]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [59]
    Philippe Bezes, Alexandre Siné (dir.), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
  • [60]
    Nicolas Delalande, Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte, 2010.
  • [61]
    Katia Weidenfeld, À l’ombre des niches fiscales, Paris, Economica, 2011.
  • [62]
    L’article 1er stipule que « les impôts directs payés par un contribuable ne peuvent être supérieurs à 50 % de ses revenus ».
  • [63]
    Discours de Christine Lagarde, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, au Sénat, 25 juillet 2007.
  • [64]
    Alexis Spire, Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Liber/Raisons d’agir, 2012.
  • [65]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [66]
    Cf. Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
  • [67]
    Monica Prasad, Yingying Deng, « Taxation and the Worlds of Welfare », Socioeconomic Review, 7 (3), 2009, p. 431-457.
  • [68]
    Olivier Morlighem, « L’agriculteur de l’île de Ré et le bouclier fiscal », La Tribune, 31 mars 2006.
  • [69]
    « Le bouclier fiscal peut aboutir, dans certaines situations, à ce que des redevables, après avoir le cas échéant réorganisé leur patrimoine et leurs revenus, se voient de facto exonérés non seulement d’ISF, mais aussi d’autres impôts directs comme les taxes foncières et d’habitation. Si de nouveaux prélèvements sur le patrimoine devaient être institués, la question du niveau du bouclier fiscal mériterait d’être posée » (« Le patrimoine des ménages », Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, mars 2009, p. 273).
  • [70]
    Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme (dir.), Scandales, affaires et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007.
  • [71]
    Martin Gilens, Affluence & Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton, Princeton University Press, 2012.
  • [72]
    Jakob Hacker, Paul Pierson, « Abandoning the Middle : The Bush Tax Cuts and the Limits of Democratic Control », Perspectives on Politics, 3 (1), mars 2005, p. 33-53.
  • [73]
    L’enquête « Perception des inégalités et sentiment de justice » réalisée à l’automne 2009 montre que 65 % des personnes interrogées estiment que le niveau des impôts des gens qui ont des hauts revenus devrait être plus élevé. Voir Michel Forsé, Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011.
  • [74]
    Nous remercions Philippe Bezes, Lucas Guffanti et les participants à la séance du séminaire général du Centre d’études européennes de Sciences Po Paris du 12 juin 2012, ainsi que les relecteurs anonymes de la revue, pour leurs commentaires sur des versions précédentes de cet article.

1Tout au long du 20e siècle, l’impôt est devenu une matière de plus en plus technique et un enjeu majeur du débat public. Pour les acteurs du champ politique, cette double évolution suppose un travail permanent de dramatisation des enjeux fiscaux qui, du 19e siècle à l’entre-deux-guerres, a pris la forme de caricatures et de slogans : d’un trait de plume et d’une formule, il s’agissait de convaincre un public de profanes. Les considérations statistiques étaient déjà présentes, mais elles occupaient une place secondaire dans les controverses sur la répartition des contributions de chaque catégorie sociale. Dans la période plus récente, le débat fiscal s’est indéniablement complexifié, les chiffres et le droit y prenant une part grandissante. Pourtant, la figure de la métaphore et du récit, même fictionnel, est restée une composante essentielle des controverses autour de l’impôt.

2De nombreux travaux consacrés à la construction des problèmes publics ont mis en évidence l’importance des enjeux de catégorisation et de cadrage (framing) dans la dynamique des politiques publiques [1]. Les tenants de l’approche cognitiviste considèrent que les gouvernants élaborent des cadres d’interprétation communs à tous, mais ils négligent les luttes et les usages différenciés qu’en font les acteurs selon leurs intérêts [2]. Dans le domaine fiscal, la question de savoir quelles sont les catégories sociales affectées par une injustice et quels sont les bénéficiaires de tel dispositif est centrale pour comprendre les débats qui en découlent. Outre-Atlantique, cette perspective a pris la forme d’une énigme : comment comprendre que des responsables politiques parviennent à conduire, avec le soutien de la majorité de la population, des politiques fiscales à l’avantage des plus riches [3], comme lors de l’adoption des réductions d’impôt voulues par George W. Bush en 2001 [4] ? Parmi les explications avancées, certains soulignent les inégalités d’accès des différents groupes sociaux aux enjeux implicites des messages politiques : dans l’esprit des contribuables-électeurs, l’attachement au principe d’égalité peut se combiner avec la conviction que les impôts des plus riches doivent être allégés [5]. Pour expliquer l’adhésion des Américains à la suppression de l’impôt sur les successions, d’autres ont insisté sur l’habileté des Républicains à insérer cet enjeu dans une campagne plus vaste de défense des valeurs morales comme la lutte contre le droit à l’avortement ou au mariage homosexuel [6]. Dans la continuité des thèses du linguiste George Lakoff qui plaide pour un traitement des métaphores comme des instruments cognitifs à part entière [7], Michael Graetz et Ian Shapiro proposent une autre interprétation de ce « mystère politique » : selon eux, la réussite de la croisade antifiscale des Républicains s’explique par leur capacité à médiatiser quelques cas individuels édifiants, tandis que les défenseurs de l’impôt s’en tenaient à l’argument statistique, en répétant inlassablement que les droits de succession ne concernaient que 2 % des Américains [8]. Autrement dit, le discours moral des opposants à l’impôt l’emporterait nécessairement sur la froide objectivité des chiffres.

3Cette réflexion sur le rôle de la rhétorique dans la construction des controverses politiques reste peu développée en France, si ce n’est par le biais de l’analyse des « fenêtres d’opportunité », qui se limite le plus souvent aux décisions des hauts fonctionnaires selon le calendrier électoral [9]. Or, la genèse, le succès puis la disparition du « bouclier fiscal » sont un bon exemple pour étudier plus largement la manière dont récits, symboles et statistiques sont utilisés pour justifier ou critiquer une politique publique. Voté à l’automne 2005 par le gouvernement de Dominique de Villepin, le bouclier fiscal instaure un plafond d’imposition au-delà duquel l’État doit rembourser les contribuables excessivement taxés : l’impôt maximal est d’abord fixé à 60 % des revenus en 2005, puis abaissé à 50 % après la victoire de Nicolas Sarkozy en 2007. Cette mesure a très vite été présentée comme un « marqueur politique », signant l’entrée dans une nouvelle ère fiscale, plus protectrice vis-à-vis des contribuables, destinée à récompenser le travail et s’inscrivant dans une dynamique de réduction du poids global des prélèvements obligatoires. D’après différents sondages, ce dispositif aurait d’abord été largement approuvé par l’opinion publique (à plus de 70 % en 2005) puis tout aussi largement rejeté à partir de 2009-2010 [10]. Son adoption puis sa suppression (votée en 2011, effective en 2013) par une même majorité, à six ans d’intervalle, constituent une singularité qui mérite qu’on s’y arrête.

4Le bouclier fiscal permet d’examiner les ressorts argumentatifs d’une politique de redistribution inversée (« upward-redistributive policy »), dont les bénéfices sont concentrés sur quelques milliers de contribuables parmi les plus aisés. Dans la typologie du politiste américain James Q. Wilson, les politiques de clientèle (« client politics ») se distinguent nettement des politiques « majoritaires » (« majoritarian politics »), non seulement du point de vue de la répartition de leurs coûts et de leurs bénéfices (coûts diffus et bénéfices concentrés pour les premières, coûts et bénéfices largement partagés pour les secondes), mais surtout du point de vue de leur visibilité et de leur exposition [11]. Une politique de clientèle a en principe d’autant plus de chances de réussir qu’elle est recouverte d’un épais voile d’opacité [12]. Inversement, une politique majoritaire s’exhibe au grand jour, par le recours à l’opinion publique, aux sondages, aux symboles, afin que ses promoteurs puissent en retirer de substantiels gains politiques. Le bouclier fiscal présente l’originalité de combiner des propriétés issues de ces deux types de politiques : bien que ses effets soient très concentrés sur une minorité de contribuables, les dirigeants politiques qui l’ont soutenu ont tenté de le présenter comme une mesure à vocation majoritaire, populaire et susceptible de profiter aux pauvres comme aux riches. L’affrontement entre droite et gauche a précisément porté sur la manière de qualifier cette politique publique, opération qui suppose, de part et d’autre, de mobiliser des récits et des symboles pour convaincre l’opinion qu’il s’agit d’une politique de clientèle ou d’une politique à vocation majoritaire. En effet, comme l’écrit Wilson, c’est la « perception des coûts et des bénéfices qui affecte la politique », plutôt que leur distribution objective [13]. Tout l’intérêt d’une étude sur le bouclier fiscal repose sur cette tension fondamentale, et sur le rôle des récits et des statistiques dans l’évolution des perceptions.

5Les tentatives pour rendre crédible l’instauration puis la généralisation du bouclier fiscal montrent que la mise en récit symbolique ne s’oppose pas mécaniquement à la mise en cohérence statistique. Les chiffres eux-mêmes participent de la construction narrative. La formulation des problèmes publics relatifs à l’impôt suppose de pouvoir se référer alternativement à ces deux registres pour être durablement crédible et susciter l’adhésion. On se propose donc ici d’étudier d’abord la fabrication d’un récit et d’un corpus de métaphores susceptibles d’emporter la conviction du plus grand nombre : dans un premier temps, le procédé consiste à faire de la situation atypique d’une poignée d’agriculteurs un emblème à valeur nationale, tout en maintenant un voile pudique sur les caractéristiques sociales de l’ensemble des bénéficiaires potentiels. Mais, très vite, les promoteurs du bouclier ont aussi eu besoin de recourir à l’argument statistique pour justifier la dimension majoritaire de la mesure. La mise en lumière des profils des bénéficiaires a alors constitué un terreau favorable à la réversibilité des symboles et des récits. D’instrument destiné à protéger des contribuables d’un impôt excessif au regard de leurs revenus, le bouclier est alors devenu l’incarnation de l’injustice fiscale et du clientélisme politique.

Méthodes et matériaux de l’enquête

Pour restituer les multiples dimensions de la construction du bouclier fiscal comme problème public, nous avons mobilisé plusieurs types de matériaux très hétérogènes. Nous avons cherché systématiquement les occurrences du mot dans les débats parlementaires, les rapports du Sénat et de l’Assemblée. Pour couvrir le spectre le plus large possible du champ médiatique nous avons eu recours au logiciel Factiva, pour la presse écrite. Une recherche du terme « bouclier fiscal », sur la période allant du 1er septembre 2005 au 31 décembre 2011, produit 5 391 documents – articles de la presse quotidienne (à l’exclusion, notable, du Monde) et hebdomadaire, dépêches des agences de presse – qui atteignent un pic en 2010 (cette seule année concentre 2 041 documents, soit près de 38 % du corpus total). Nous avons accordé une attention particulière à la presse audiovisuelle, que nous avons analysée en consultant les archives de l’Inathèque et en retenant toutes les occurrences mentionnant le bouclier fiscal et l’impôt sur la fortune de 2005 à 2011. Un troisième type de sources a été mobilisé par le biais d’entretiens auprès de deux hauts fonctionnaires de la Direction générale des finances publiques et d’un député particulièrement impliqué dans les controverses sur le bouclier fiscal. Le caractère parcellaire de cette campagne d’entretiens s’explique en grande partie par les réticences des principaux acteurs à évoquer un sujet encore brûlant politiquement au moment de notre enquête en 2011 et en 2012. De même, les instituts de sondage ont refusé de nous communiquer les noms des commanditaires et les résultats précis d’enquêtes d’opinion portant sur le bouclier et largement exploités par les acteurs politiques.

La protection contre l’impôt : une cause « populaire » ?

6La transformation d’un préjudice ou d’une revendication en problème politique suppose en premier lieu l’adoption d’un langage susceptible de susciter l’adhésion du plus grand nombre. Tout comme le terme « death tax » (impôt sur la mort) était une innovation sémantique destinée à délégitimer l’impôt sur les successions [14], l’expression de « bouclier fiscal » est une taxinomie qui permet d’incarner positivement le principe d’une protection contre l’impôt, tout en préservant une ambiguïté sur le statut des victimes ainsi mises à l’abri.

Les mots pour le dire : la reformulation des termes de l’injustice fiscale

7Dans un pays comme la France où les inégalités de patrimoine étaient très importantes au 19e et au début du 20e siècle [15], le projet d’un impôt sur le capital a été défendu par la gauche et contesté par la droite dès les années 1920 [16]. Longtemps repoussée, la mesure ne s’est concrétisée qu’avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 et la création d’un Impôt sur les grandes fortunes (IGF). D’emblée, la droite parlementaire s’y oppose vigoureusement et, à défaut d’obtenir son abandon, dépose, par la voix de Maurice Schumann (sénateur RPR du Nord), un amendement instaurant un « plafond » qui limiterait l’imposition à 80 % du revenu fiscal [17]. L’amendement est rejeté par la majorité parlementaire, mais dès cette époque, le plafond proposé mêle deux notions économiques distinctes, le patrimoine et le revenu, qui ne sont pas forcément corrélées.

8Supprimé en 1986 par la droite, l’IGF est rétabli par la gauche en 1988 et rebaptisé Impôt de solidarité sur la fortune (ISF), dans l’optique affichée de financer le tout nouveau Revenu minimum d’insertion (RMI). Le gouvernement de Michel Rocard reprend alors à son compte le principe du plafonnement permettant que la somme de l’ISF et de l’impôt sur le revenu ne puisse dépasser un certain seuil (initialement fixé à 70 % du revenu imposable, puis relevé à 85 % en 1991). L’objectif était de faire accepter la restauration d’un impôt sur la fortune en affichant la garantie qu’il ne puisse être confiscatoire (le mécanisme consistait à autoriser le contribuable à déduire le trop-perçu du montant de son ISF). Après la tourmente des grèves de 1995, c’est le gouvernement Juppé qui, pour mieux faire accepter d’autres prélèvements, instaure un « plafonnement du plafonnement » destiné à limiter les effets du plafonnement pour ceux qui possèdent de gros patrimoines. Victorieuse aux élections de 2002, la droite parlementaire relance ses critiques contre l’ISF, sans oser demander sa suppression que beaucoup considèrent comme déterminante dans la défaite électorale de Jacques Chirac en 1988. Dans le rapport qu’il remet au Sénat en 2004 [18], Philippe Marini (sénateur UMP de l’Oise) dresse un réquisitoire contre l’ISF accusé d’être un impôt coûteux (au regard de ses effets négatifs sur la compétitivité et l’attractivité du territoire), injuste (en raison du décalage entre l’évolution nominale des patrimoines et un barème non actualisé) et producteur de délocalisations. L’argument statistique est alors au c œur de sa démonstration. S’appuyant sur les données de l’observatoire de la Direction générale des impôts qui comptabilise chaque redevable à l’ISF ayant déménagé à l’étranger, le sénateur Marini évalue à environ 350 ou 370 par an le nombre d’exilés, sans savoir en réalité si ces départs sont motivés ou non par des raisons fiscales. Pour être plus convaincant, il brandit le nombre de 2 525 contribuables délocalisés au cours des six années précédentes, en faisant abstraction du nombre de retours sur la même période. Le résultat en serait catastrophique en raison des pertes pour le tissu économique national et du manque à gagner pour les finances publiques [19].

9C’est à la suite de ce rapport que le terme de « bouclier » fait son apparition dans le débat politique français. Le mot est directement emprunté de l’italien, où le gouvernement de Silvio Berlusconi a créé en 2001 un « scudo fiscale »[20]. Comme dans tout transfert lexical, le passage de l’italien au français implique un déplacement de signification et d’objectif. Le but initial du bouclier italien était de permettre aux capitaux expatriés de revenir en Italie en étant « protégés » du fisc, moyennant l’acquittement d’un droit modique de 2,5 %. Sous couvert d’élargir la base d’imposition et de renflouer les finances publiques, le « scudo » protégeait les capitaux expatriés de l’application ordinaire de la loi et instaurait un droit exceptionnel et temporaire distinct – selon ses concepteurs – d’une « amnistie ». Le terme de bouclier, tel qu’il est repris par la droite française, recèle quant à lui une ambiguïté sur le statut social de ses bénéficiaires qui sont tantôt les assujettis à l’ISF, tantôt tous les contribuables susceptibles d’être imposés excessivement. Le changement taxinomique du « plafonnement » au « bouclier » n’est pas anodin. Tandis que le plafonnement visait exclusivement les titulaires de gros patrimoines ayant de faibles revenus, le terme de bouclier a une acception plus large et associe implicitement l’impôt à une attaque ou oppression contre laquelle tous les contribuables doivent être protégés.

10Cette idée s’inscrit dans la lignée des revendications de mouvements sociaux étatsuniens ayant fait du plafonnement des impôts une mesure populaire de justice sociale. La Proposition 13 adoptée en 1978 par les deux tiers des électeurs californiens consistait ainsi à limiter l’impôt foncier à 1 % de la valeur de l’immeuble (contre 3 % auparavant) et à plafonner l’augmentation des impôts fonciers à 2 % par an, quelle que soit l’inflation [21]. Plusieurs autres États américains adoptèrent ensuite des dispositifs comparables inspirés de la fameuse formule d’Arthur Laffer selon laquelle, au-dessus d’un certain seuil, « trop d’impôt tue l’impôt ». Les défenseurs français du bouclier fiscal préfèrent néanmoins se référer au cas allemand, plus contemporain et surtout plus légitime, même s’ils amalgament en réalité deux expériences très différentes. L’Allemagne a certes aboli son impôt sur le patrimoine, mais sans mettre en place un quelconque « bouclier ». Pour autant, l’exemple allemand fournit une légitimité juridique aux adversaires de l’ISF, qui se réfèrent à la décision de la cour de Karlsruhe de 1995 jugeant l’impôt sur la fortune inconstitutionnel lorsqu’il conduit à une taxation supérieure à la moitié des revenus des contribuables. Dans ses attaques contre le « plafonnement du plafonnement », Philippe Marini brandit notamment la menace que la France puisse être un jour condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme, pour atteinte au droit de propriété. Le bouclier, en ce sens, est présenté comme une mesure devant permettre de restaurer la constitutionnalité de l’ISF. Cependant, le Conseil constitutionnel a plusieurs fois validé la conformité de cet impôt à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en soulignant que les revenus ne pouvaient servir de base adéquate pour évaluer les facultés contributives des assujettis lorsqu’il s’agit de taxer leur patrimoine [22].

11Le passage du « plafonnement » au « bouclier » permet donc d’élargir la portée de la mesure sans risquer d’être accusé de clientélisme en faveur des plus fortunés. Renvoyant à une métaphore guerrière et protectrice, le terme de bouclier suggère qu’il puisse s’appliquer à tous les contribuables, de façon à rendre l’impôt plus juste et plus respectueux du droit. Populariser un tel dispositif suppose néanmoins de « cadrer » le débat, d’y associer des valeurs, des images et des symboles susceptibles d’emporter la conviction du plus grand nombre.

Une parabole médiatique : la mobilisation des propriétaires de l’île de Ré

12Le bouclier doit servir à « protéger ». Pour le rendre légitime, il faut désigner les catégories de la population qui sont susceptibles d’en bénéficier. L’idée que les riches possédants fuyant l’Hexagone sont les victimes du fisc est largement développée dans le rapport de Philippe Marini de 2004. Pour autant, les chiffres fournis à l’appui de cette thèse sont incertains et controversés [23]. L’argument selon lequel l’ISF serait un impôt archaïque supprimé par la plupart des pays européens ne suffit pas non plus. En revanche, la configuration singulière de l’île de Ré offre un moyen d’illustrer l’injustice que représenterait l’ISF, en mettant en scène des victimes beaucoup plus familières et sympathiques que les exportateurs de capitaux.

13La parabole visant à présenter les paysans de l’île de Ré comme d’injustes victimes du fisc prend sa source dans un contexte particulier. L’achèvement en 1988 du pont reliant l’île au continent a augmenté la demande d’infrastructures touristiques haut de gamme, tandis que la volonté de la population locale et des résidents secondaires aisés de patrimonialiser l’île (classement de sites fragiles, délimitation de zones non constructibles) a considérablement limité l’offre de terrains disponibles [24]. La conjonction de ces deux processus a engendré une explosion du prix des terrains qui, pour certains, ont été multipliés par 80 en 20 ans. Tant qu’ils cultivaient leur terre, les agriculteurs pouvaient ignorer cette évolution du marché, les biens professionnels étant exclus de l’assiette de l’ISF. L’envolée des prix les a pourtant bel et bien placés à la tête d’un patrimoine de plusieurs millions d’euros, imposable au même titre que les autres. Mais cette configuration ne suffit pas à expliquer l’impact politique produit par cette situation pour le moins singulière. La publicisation, puis la politisation de cette configuration locale passe par l’intervention d’« entrepreneurs de cause » [25] sachant transformer une indignation insulaire en injustice nationale.

14À la suite de plusieurs contrôles diligentés par les services fiscaux, des propriétaires terriens se fédèrent au sein de l’Association de défense des habitants de l’île de Ré (Adhir) qui, forte de ses 160 adhérents, se consacre bientôt exclusivement à dénoncer les injustices de l’ISF, par la voix de sa présidente, Valérie Constancin. Le tour de force consiste à faire de quelques paysans rétais au patrimoine 20 fois supérieur à celui des autres agriculteurs de l’île, des victimes désargentées et représentatives des redevables de l’ISF à l’échelle nationale.

15Née à Antony en 1964, Valérie Constancin a fait une première partie de sa scolarité à Versailles avant de poursuivre des études de droit à la faculté d’Assas. Après avoir rejoint l’île de Ré dont son conjoint est originaire, elle se lance dans la restauration, reprenant à son compte un hôtel 3 étoiles qui lui permet de devenir l’une des premières fortunes de l’île (avec un patrimoine de 15 millions d’euros) [26]. Candidate sur une liste de droite battue aux élections municipales de 2001 à Sainte-Marie, elle ne renonce pas pour autant à la politique et se lance dans une croisade pour faire connaître la situation des paysans de l’île de Ré et en faire un argument pour la suppression de l’ISF.

16Pour l’association, la notification des premiers redressements est l’occasion d’acquérir une audience nationale. Dans un article du 19 mars 2005 intitulé « Sur l’île de Ré, l’ISF frappe les non imposables », Le Parisien dénonce la situation ubuesque de ces ménages qui sont assujettis à l’ISF alors qu’ils gagnent à peine le salaire minimum. L’information est d’autant plus frappante qu’elle se présente comme allant à l’encontre du sens commun. Elle est même illustrée par des récits présentés comme emblématiques et repris en boucle d’un support à l’autre. Ainsi, Noëllie Plaideau, une ancienne assistante maternelle gagnant moins de 1 000 euros par mois, aurait, à la mort de son mari, appris qu’elle devait dix années d’ISF au fisc, soit 50 000 euros. Elle est d’abord citée pour illustrer l’article du Parisien puis réapparaît dans le journal de TF1 du même jour et on la retrouve au détour d’un article de Libération[27], puis de nouveau à l’appui d’un article de L’Expansion appelant à la réforme de l’ISF [28]. Le cas le plus abondamment cité par les journalistes est celui de René et Jacqueline Passé, un couple de retraités qui aurait été obligé de vendre l’un de ses deux champs pour payer l’ISF. Il apparaît une première fois dans le journal de TF1 pour regretter un « patrimoine qui nous appartenait, qui est parti et qu’on ne reverra plus jamais » [29]. Quelques semaines plus tard, ils sont de nouveau à l’honneur dans un autre reportage du journal de TF1, puis leur cas est cité en exemple dans un article du Point[30] et on les retrouve dans le magazine C dans l’air, se plaignant de n’avoir jamais rien pu se payer [31]. Des 500 Rétais censés être concernés par l’injustice de l’ISF, seuls quelques retraités apparaissent dans les médias, toujours pour illustrer les propos de Valérie Constancin qui, à chaque occasion, livre le récit et sa coda[32] : l’aberration de ces situations montrerait l’effet pervers d’un impôt qui spolie d’honnêtes paysans. L’audience de cette rhétorique est encore amplifiée lorsqu’une émission de divertissement à une heure de très grande écoute s’empare de la cause des petits propriétaires terriens de l’île de Ré, par la voix de l’animatrice vedette de l’émission (Christine Bravo).

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« Moi ce qui me fout la trouille, c’est que ça risque de nous arriver à tous son machin, ça peut m’arriver à moi qui ne suis pas rétaise : mon quartier tout d’un coup se met à flamber et moi je vais payer l’ISF parce qu’à côté, il y a des gens qui sont milliardaires qui ont fait monter les prix dans mon arrondissement. » [33]

18La force de conviction de Valérie Constancin réside ainsi dans sa capacité à susciter de l’empathie, non seulement chez les animateurs présents sur le plateau mais aussi chez les téléspectateurs. Dans son discours, le monde se divise en deux catégories : d’un côté, le « propriétaire de l’île de Ré, qui fait simplement acte de civisme en maintenant ses traditions et en voulant transmettre son patrimoine à ses enfants » et qui « se retrouve à payer l’ISF » et, de l’autre, « les milliardaires qui possèdent des Van Gogh et des Renoir, qui eux ne payent pas l’ISF ». Se présentant comme l’avocate d’une « population traditionnelle française, des terroirs, qui forme le tissu de la France », elle réactualise une longue tradition de résistance à l’impôt associant le petit propriétaire paysan à la figure de victime emblématique de l’hydre fiscale. Elle s’appuie également sur le sentiment d’injustice que peut faire naître le traitement distinct réservé aux différentes formes de patrimoine : difficulté plus grande à taxer le capital mobilier que le capital immobilier, exonération des œuvres d’art dans le calcul de l’ISF dès 1981, etc.

19À l’instar du récit littéraire, ce conte populaire puise dans ce qui est familier, de façon à créer une illusion de réalité. Son pouvoir symbolique réside dans la possibilité qu’il offre à ceux qui s’en saisissent d’agir dans le champ politique en transformant des visions profanes en représentations instituées [34]. Mais le talent de conteur ne suffit pas à convertir le récit d’une injustice en un projet de loi. Dans le cas du bouclier fiscal, le travail des entrepreneurs de cause consiste également à agir directement auprès de ceux qui ont le monopole du jeu politique [35] pour faire connaître et reconnaître leur statut de victime, transformant ainsi le récit de quelques agriculteurs en emblème de l’injustice fiscale.

Du symbole à l’instrument : une mise en œuvre difficile

20La transformation d’une question sociale en problème politique suppose d’abord d’imposer une façon de catégoriser les populations devant faire l’objet d’une intervention politique [36]. Dans le cas du bouclier fiscal, le symbole des paysans de l’île de Ré a joué un rôle structurant, y compris par son ambiguïté : il s’agit de contribuables qui se présentent comme modestes, alors qu’ils sont à la tête de patrimoines valant des millions d’euros. Or, cette incertitude sur le statut social des bénéficiaires est au cœur du mode de légitimation du bouclier et pèse tout au long du processus de sa mise en œuvre.

La mise à l’agenda politique

21La parabole médiatique du paysan de l’île de Ré désargenté et spolié par l’impôt a permis de faire reconnaître, dans l’espace public, la nécessité d’une protection des ménages à faibles revenus assujettis à l’ISF. Mais pour que ce symbole s’incarne dans une règle de droit, il a fallu que des acteurs politiques s’en saisissent et trouvent un intérêt à le mobiliser pour justifier leur action [37].

22Au printemps 2005, Valérie Constancin entre en contact avec plusieurs parlementaires et obtient que le député UMP des Yvelines, Jacques Masdeu-Arus, dépose une proposition de loi visant à retirer la résidence principale du calcul de l’ISF, au motif que « les fortes disparités du prix de l’immobilier sur le territoire français rendent particulièrement inéquitable cet impôt » [38]. L’Adhir poursuit son action et s’associe à l’Union nationale de la propriété immobilière (qui revendique 200 000 adhérents) et à Contribuables associés pour demander à tous les députés et sénateurs de mettre fin au caractère injuste et aux effets néfastes de l’ISF. Valérie Constancin est reçue le 23 mai 2005 au cabinet du ministre de l’Économie de l’époque, Thierry Breton, qui ne tarde pas à prendre position.

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« Cet impôt est devenu, au fil du temps, non plus un impôt sur la fortune […] mais tout simplement un impôt de plus sur les économies et le logement de nos concitoyens. » [39]

24La campagne de stigmatisation de l’ISF par la popularisation du cas des paysans de l’île de Ré semble avoir porté ses fruits, créant une forme d’illusion fiscale qu’on pourrait qualifier d’« obfuscation », procédé par lequel les acteurs politiques masquent délibérément au grand public les coûts d’une mesure, en focalisant l’attention sur les gains visibles [40]. Ici, la dissimulation consiste à entretenir une ambiguïté sur l’état de fortune des victimes de l’ISF, de façon à ce que le plus grand nombre puisse s’identifier à leur situation. La conjonction entre cette mobilisation locale, relayée nationalement, et la réflexion de ceux qui cherchent depuis plusieurs années à limiter l’ISF sans pour autant le supprimer, débouche sur la mise à l’agenda du « bouclier fiscal ».

25À l’automne 2005, la droite parlementaire se saisit de l’exemple des paysans de l’île de Ré pour appuyer son projet de bouclier fiscal, comme l’attestent ces deux interventions de députés UMP plaidant pour une réforme profonde de l’ISF.

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« Ce qu’on appelle le “syndrome de l’île de Ré” touche en vérité des milliers de propriétaires fonciers dans toute la France. Ces personnes au revenu modeste seront toujours contraintes de payer l’ISF, non du fait de la taxation de leurs revenus, mais simplement parce qu’elles possèdent un terrain qui a pris de la valeur. » [41]
« Chacun a en mémoire les cas aberrants de l’île de Ré où les prix de l’immobilier et des terres atteignent des niveaux faramineux. De petits propriétaires, retraités ou non, se voient réclamer des sommes effarantes dont ils ne peuvent s’acquitter qu’en vendant leur patrimoine pour y faire face. Il est foncièrement injuste, voire inhumain, de dépouiller ainsi ces paysans dont les ascendants se sont succédé de génération en génération sur ces fermes et ont cultivé leurs champs sans rien demander à personne. » [42]

27La parabole de l’île de Ré fonctionne ainsi comme une métaphore exemplaire dans le sens où les députés la mettent en scène comme si elle valait pour beaucoup d’autres situations équivalentes. La figure des petits paysans de l’île de Ré permet de présenter le bouclier fiscal comme une mesure de justice, destinée à bénéficier au plus grand nombre, à tous ceux qui, sans être riches, pourraient, par le jeu de l’inflation immobilière, voir la valeur de leurs propriétés brutalement augmenter. Il ne s’agit donc pas de légiférer pour une minorité de contribuables fortunés, mais pour des contribuables « comme tout le monde » qui, par les hasards de l’existence, deviendraient assujettis à l’ISF, quand bien même leurs revenus seraient modestes. La mesure ne vise pas tant un groupe social circonscrit qu’une situation dans laquelle les contribuables peuvent se retrouver sans l’avoir anticipée (on parle, symboliquement, de « syndrome » de l’île de Ré). Pour convaincre qu’une telle mesure serait approuvée par le plus grand nombre, le pouvoir politique de l’époque utilise alors les sondages : lors des débats à l’Assemblée nationale, le ministre du Budget, Jean-François Copé, annonce que plus de 71 % des Français seraient favorables à l’instauration du bouclier proposé par le gouvernement [43]. Si le projet est soutenu par l’opinion publique, c’est forcément qu’il est juste, et inversement : le raisonnement, circulaire et autoréalisateur, est implacable. Mais l’adhésion des personnes interrogées porte d’abord sur un principe général (celui du plafonnement de l’imposition), en l’absence de données fiables précisant le profil social des bénéficiaires potentiels. Les adversaires du bouclier se saisissent d’ailleurs de cet argument, à l’instar du centriste Charles de Courson.

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« La création d’un “bouclier fiscal” est-elle une bonne idée ? Non. Si 71 % des Français ne sont pas de cet avis, c’est qu’ils ne savent pas ce que contient cette mesure. » [44]

29Et d’ajouter qu’en matière fiscale, les sondages mesurent surtout l’incohérence dont font preuve les citoyens dans l’expression de leurs préférences :

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« Demandez aux Français s’ils sont pour la réduction des impôts. 100 % seront favorables. Demandez-leur s’ils veulent qu’on abandonne certains services publics, et 90 % répondront non. Les sondages sur la politique fiscale, cela vous amène à réduire les impôts mais non les charges, et donc à aggraver les déficits publics. »

31Pour accréditer l’idée d’une disposition dirigée prioritairement vers les revenus modestes, le ministre communique les projections que Bercy lui a fournies. D’après ces chiffres qui, jusqu’en 2007, sont les seuls à faire autorité dans le débat public, 93 000 personnes seraient susceptibles de bénéficier du bouclier à 60 %, dont 81 000 compteraient parmi « les plus modestes » [45]. 16 500 assujettis à l’ISF, sur un total de 330 000, pourraient bénéficier de la mesure. En définitive, le ministre annonce que le bouclier devrait concerner, pour 87 % de ses bénéficiaires, des contribuables du premier décile, soit essentiellement des classes populaires ou moyennes inférieures.

32L’argument statistique devient alors essentiel pour conférer une légitimité rationnelle à la parabole de l’île de Ré. L’absence de sources alternatives aux projections fournies par le ministère des Finances donne un avantage de poids au pouvoir politique en place : il peut, selon l’agenda qu’il s’est fixé, solliciter telle ou telle projection et choisir le moment propice pour les rendre (ou non) publiques, sans que l’opposition puisse disposer des mêmes instruments.

Incertitude statistique et acceptabilité politique

33Après son adoption à l’automne 2005, le bouclier fiscal revient au centre du débat public à l’occasion de la campagne électorale de 2007. Sous couvert de défendre le patrimoine (présenté comme le fruit du travail accumulé et non comme la transmission de rentes constituées), Nicolas Sarkozy propose de supprimer les droits de succession pour 95 % des contribuables et d’abaisser le seuil du bouclier fiscal de 60 % à 50 % des revenus, en y intégrant désormais la Contribution sociale généralisée (CSG) et la Contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS). Présentée comme une simple extension, cette proposition modifie en réalité de façon substantielle l’ancien dispositif. Fixer le bouclier fiscal au seuil symbolique des 50 % renvoie au slogan popularisé par les ligues de contribuables selon lequel le citoyen ne doit pas travailler plus d’un jour sur deux pour l’État. Nicolas Sarkozy le reprend à son compte lorsqu’il lance : « Je veux que l’État soit contraint de laisser à chacun au moins la moitié de ce qu’il a gagné » [46]. Se prévalant une nouvelle fois de l’onction conférée par les sondages [47], il tente d’imposer l’idée qu’il s’agit d’une mesure approuvée par la majorité des Français, alors même que le bouclier fiscal est loin de figurer parmi les thèmes les plus mobilisateurs de sa campagne, d’autant que le dispositif initial fixé à 60 % n’a pas encore été appliqué : les revenus de 2005 sont déclarés en 2006, et la demande de restitution peut être déposée du 1er janvier au 31 décembre 2007. Les personnes interrogées se prononcent donc sur une promesse électorale, sans aucune information sur son coût réel pour les finances publiques ou la distribution de ses effets entre les différents groupes de contribuables. On peut ici trouver la source de ce que le politiste Larry Bartels présente comme un hiatus possible entre les valeurs des électeurs et les politiques publiques qu’ils soutiennent [48] : en l’absence d’information sur le fonctionnement réel du bouclier, il est possible que les électeurs de 2007 aient sincèrement cru que cette mesure bénéficieraient à des contribuables modestes, victimes d’une injustice.

34Dès janvier 2007, le pouvoir constate le très faible nombre de demandes déposées au titre du bouclier et privilégie une explication : les contribuables seraient incités à la prudence par leurs conseillers fiscaux, lesquels redouteraient que chaque demande ne donne lieu à vérification de l’ensemble du dossier. Pour conjurer ces craintes, le ministre du Budget demande alors aux services fiscaux de ne pas engager de vérification approfondie à l’occasion du dépôt d’une demande de bouclier. En mai 2007, quelques jours après le second tour de l’élection présidentielle, les premiers chiffres sont rendus publics. L’écart entre le poids politique de la mesure et le petit nombre de contribuables effectivement concernés provoque, selon les camps, soit la surprise, soit la confirmation du caractère inégalitaire du dispositif : à cette époque de l’année, seuls 1 780 contribuables ont fait la demande d’un remboursement sur les impôts qu’ils ont payés en 2006, soit à peine 2 % des 93 000 personnes initialement anticipées par Bercy. Cet écart, qui peut paraître colossal, s’explique en fait par la difficulté à estimer le nombre de ménages modestes susceptibles de bénéficier de la mesure.

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« Le problème, c’est qu’on ne connaît pas a priori tous les revenus et on doit prévoir un comportement que, par définition, on ne connaît pas non plus. Chiffrer les bénéficiaires, ça supposait de savoir le nombre de contribuables qui y auraient droit et le nombre de ceux qui viendraient le réclamer. Pour les très faibles revenus, la courbe est tellement plate que selon les paramètres que vous introduisez, ça peut bouger énormément. L’incertitude vient de l’effet de ciseaux : on doit à la fois paramétrer une part de revenu qu’on ne connaît pas et une somme plancher en dessous de laquelle on suppose que le contribuable ne demandera pas son bouclier. Selon si vous changez l’un ou l’autre de ces paramètres, ça bouge de plusieurs dizaines de milliers. Pour le dire plus clairement, c’est du tir sur cible mobile avec les yeux bandés… Donc je pense qu’il faut dédramatiser les erreurs de prévision. » [49]

36À la différence des administrations fiscales d’autres pays, Bercy n’utilise pas d’études fines en sociologie et en économie comportementale pour prédire les attitudes éventuelles des contribuables, ce qui ne manque pas de donner lieu à de grands écarts entre les prévisions et les chiffres effectifs pour telle ou telle mesure [50]. À l’automne 2007, le nombre de ceux qui ont effectivement demandé l’application du bouclier reste très loin des prévisions attendues (on dénombre 2 398 demandes au 31 août 2007, 3 116 au 30 septembre). Cette approximation statistique place le gouvernement dans l’embarras : contrairement aux chiffres annoncés, le bouclier semble profiter à une infime minorité de contribuables, et la presse dévoile, dès mai 2007, qu’une seule contribuable, héritière des Galeries Lafayette, a déjà reçu un remboursement de sept millions d’euros. Confronté à des chiffres en contradiction évidente avec les objectifs affichés, le ministre du Budget explique cet échec « par la peur du contrôle fiscal et par une information insuffisante » [51]. En plus de multiplier les déclarations pour convaincre les contribuables qu’ils n’ont rien à craindre de l’administration, il met en place un simulateur disponible en ligne, pour qu’ils puissent vérifier eux-mêmes s’ils ont droit au bouclier et combien ils peuvent en attendre. Il reste alors quelques mois à peine pour réduire, à défaut de le combler, le décalage entre les quelque 2 000 demandes reçues au premier semestre de 2007 et les 93 000 bénéficiaires potentiels annoncés par Bercy. Il en va de la légitimité d’un dispositif qui a fait l’objet d’un véritable investissement politique.

37Prenant la mesure de l’enjeu et du discrédit qui risque de retomber sur les projections fournies trois ans plus tôt, les hauts fonctionnaires de l’administration fiscale proposent alors de démarcher les « petits contribuables » qui seraient susceptibles de bénéficier du bouclier mais qui ne le sauraient pas [52].

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« On faisait déjà de longue date des relances pour la prime pour l’emploi. Donc pour le bouclier, on a appliqué le même genre de dispositif. On a fait tourner un programme qui nous a sorti une liste de bénéficiaires potentiels et on a demandé à nos services d’assiette d’envoyer les relances. » [53]

39Alors que les agents des impôts sont déjà, comme tous les ans à l’automne, mobilisés par la campagne de régularisation des taxes d’habitation, ils reçoivent pour instruction de solliciter individuellement les bénéficiaires potentiels du bouclier. Au total, 80 000 lettres de relance sont envoyées à des ménages modestes susceptibles de bénéficier du bouclier. Les résultats ne se font pas attendre. Sur l’île de la Réunion, plus de 5 000 foyers fiscaux, qui sont pour la plupart à la fois allocataires du RMI et propriétaires de leur logement, réclament leur droit au bouclier [54]. Jusqu’à présent, ces contribuables assujettis à la taxe foncière faisaient valoir leurs très faibles revenus et obtenaient systématiquement des services fiscaux une mesure de dégrèvement gracieux. À partir de 2007, on passe ainsi d’une dispense accordée au titre de l’indigence à un droit que le contribuable peut opposer à l’administration grâce au bouclier.

40L’envoi des lettres de relance par l’administration produit un double effet, à la fois quantitatif et qualitatif : lors des deux derniers mois de l’année 2007, le nombre total de demandes de remboursement passe d’environ 3 000 à 20 177 (dont 13 700 seront finalement acceptées) ; parmi ces nouveaux bénéficiaires, la plupart sont des ménages à faibles revenus, ce qui permet d’accréditer l’idée d’un dispositif équilibré profitant à toutes les catégories de population. Le total est certes bien loin des 93 000 personnes visées, toutefois l’abaissement du bouclier fiscal à 50 % des revenus est présenté comme une réponse à ce problème, d’autant plus que les services de Bercy ont fourni à l’été 2007 une nouvelle projection, annonçant que le dispositif applicable à partir de 2008 devrait bénéficier à environ 230 000 personnes. L’échec relatif du bouclier, dans sa version initiale à 60 %, semble alors légitimer le principe de son extension votée en août 2007.

Les aléas de la mise en œuvre administrative

41Si la question du statut social des bénéficiaires est cruciale dans le processus de légitimation du bouclier fiscal, elle intervient également dans le débat sur sa mise en œuvre par l’administration. La controverse qui surgit après l’élection de 2007 entre le pouvoir politique et l’administration sur la forme que doit prendre la procédure de restitution en est une illustration. Le gouvernement et certains parlementaires imputent le faible nombre de demandes de remboursement à la procédure retenue [55]. Le bouclier est exigible ex post, après versement des impôts et examen de la demande par les services fiscaux. En cas d’acceptation, la restitution prend la forme d’un chèque adressé aux contribuables. Ce mécanisme, défendu par Bercy, est rapidement critiqué par les dirigeants politiques, au motif qu’il complexifie la démarche des contribuables et les empêche de calculer eux-mêmes, au moment où ils remplissent leur déclaration, la réduction d’impôts à laquelle ils ont droit. Les élus soupçonnent l’administration de freiner, par ses exigences tatillonnes, les mesures de remboursement et réclament le passage à une procédure déclarative. Le président de la République est lui-même de cet avis [56] et demande à la ministre de l’Économie et des Finances de mettre fin aux lenteurs administratives [57]. L’autoliquidation est finalement adoptée à l’automne 2008, ce qui revient à renverser la charge de la preuve : c’est désormais à l’administration de contester le montant du bouclier que le contribuable s’est lui-même appliqué.

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« La demande du politique, au départ, c’était de nous demander d’envoyer un chèque d’emblée, dès la première année, à tous ceux qui nous réclamaient le bouclier, sur simple déclaration : “je vous déclare que j’ai droit à 5 000 euros, donnez-les moi”… On a répondu qu’on ne savait pas tout et qu’on avait besoin que l’usager nous donne les éléments qu’on ne connaissait pas pour calculer son bouclier : on rembourse une fois qu’on est sûrs de l’assiette et on le fait dans l’esprit du meilleur service rendu à l’usager… Pour le politique, obliger l’usager à déclarer à l’administration des éléments de revenu qu’elle ne connaît pas forcément, c’est inquisitorial et ça sent le contrôle… L’autoliquidation, c’était monstrueusement compliqué car on n’avait aucun moyen de savoir si la somme réclamée au titre du bouclier était vraiment la bonne. On ne pouvait pas envoyer des chèques dans la nature sur la base de montants qu’on ne connaissait pas. » [58]

43Le bouclier fiscal n’a pas seulement pour objectif de restituer de l’argent à des contribuables trop imposés. Comme instrument d’action publique, il est aussi porteur d’une redéfinition des relations entre les contribuables et l’administration, à la fois sur le plan des principes, de la procédure bureaucratique et de la communication du ministère [59]. Il s’inscrit dans le prolongement d’une évolution initiée à la fin des années 1980, visant à placer les relations entre le fisc et les contribuables sous le signe d’une relation de partenariat, prenant la forme d’un contrat [60]. Il ne s’agit pas d’une de ces multiples exonérations ou dérogations qui « mitent » le système fiscal français (les fameuses « niches », longtemps restées dans l’opacité [61]) mais bien d’une règle de base, inscrite à l’article 1er du Code général des impôts [62]. Cette portée symbolique, voire philosophique, est à nouveau revendiquée par la ministre de l’Économie et des Finances lors du débat sénatorial sur le « paquet fiscal » du gouvernement en juillet 2007.

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« Cette barre des 50 % est bien entendu lourde de symboles. Elle instaure un véritable partenariat, juste et équitable, entre l’individu et l’État, comme c’est déjà le cas dans de nombreux pays européens. 50/50 : c’est la formule de notre contrat fiscal. » [63]

45L’investissement politique en faveur de ce symbole est tel que sa mise en œuvre ne peut être passée sous silence. L’administration fiscale, habituée à cibler les contribuables qui lui doivent de l’argent, se retrouve en position de solliciter ceux auxquels elle doit restituer un trop-perçu : il ne s’agit plus de sensibiliser les contribuables à l’importance du devoir fiscal, mais de les aider à faire valoir leurs droits contre l’administration elle-même. Ce renversement, évidemment en décalage par rapport à toute l’histoire sociale de l’impôt, provoque certaines réticences de la part des agents [64].

Le retournement du symbole : la politique des inégalités

46La crise économique et financière de 2008 met rapidement les finances publiques à rude épreuve. Les baisses d’impôt décidées en 2007, dont le bouclier fiscal fait partie, apparaissent alors de plus en plus en décalage avec les engagements du gouvernement à rétablir les comptes publics. Surtout, la publication des premières statistiques sur les bénéficiaires du bouclier fiscal contribue à lui ôter l’essentiel de sa légitimité. En l’espace de quelques mois, il devient l’emblème d’une « politique de clientèle » accroissant les inégalités au lieu de les réduire.

Une mesure aux effets concentrés mais visibles

47L’application du bouclier repose sur une injonction paradoxale. Le gouvernement, qui en a fait un symbole fort de sa politique, souhaite publiciser ses résultats. Mais cet engagement entre en contradiction avec une caractéristique structurelle de l’administration fiscale en France, habituée au secret et à la discrétion. Les fonctionnaires de Bercy ont très tôt perçu la sensibilité politique du dispositif et le souci du gouvernement de communiquer régulièrement sur l’évolution de son application.

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« Nous, sur le bouclier, on a tout de suite senti que c’était très sensible politiquement et on a fonctionné avec des statistiques mensuelles. On faisait du reporting tous les mois ; ensuite, à mi-année, il y a un membre du cabinet qui sort un chiffre pour dire, le bouclier, on en est là, regardez comme ça marche bien, comme c’est un dispositif qui profite à tous les contribuables… là, ça nous dépasse complètement, ce n’est pas de notre ressort. Mais c’est vrai qu’on a beaucoup fait remonter de statistiques au niveau du cabinet car on savait que c’était un sujet sensible. » [65]

49Au-delà des controverses et des conflits de compétences évoqués précédemment, on perçoit ici les affinités implicites qui unissent hauts fonctionnaires et détenteurs du pouvoir politique [66]. Ils partagent le postulat qu’une meilleure visibilité statistique du bouclier contribuerait à le faire mieux accepter. Pourtant, il n’existe pas de lien de causalité mécanique entre visibilité des prélèvements et consentement à l’impôt : aux États-Unis, où l’impôt sur le revenu a occupé une place très importante après 1945, la contestation des prélèvements obligatoires a connu une audience beaucoup plus large qu’en France, où les taxes sur la consommation et les cotisations sociales, moins visibles et aussi moins progressives, ont toujours été prédominantes [67]. En matière fiscale, le choix de la transparence est à double tranchant : il confère certes une plus grande légitimité au système fiscal, mais il donne aussi plus facilement prise aux contestations. On peut sans doute étendre ce raisonnement au bouclier fiscal. Érigée en symbole politique, portée par des récits mobilisateurs et des figures emblématiques, la mesure est jaugée à l’aune de plusieurs indicateurs censés démontrer sa légitimité (nombre et profil de ses bénéficiaires, retour attendu des exilés fiscaux, amélioration de l’attractivité du territoire, etc.). Mais l’interprétation de ces faits débouche sur l’élaboration d’un contre-récit et de figures emblématiques alternatives. À l’été 2010, la presse révèle que Liliane Bettencourt a pu bénéficier du bouclier tout en dissimulant plusieurs comptes en Suisse, ainsi que la possession d’une île des Seychelles d’une valeur de 40 millions d’euros, l’île d’Arros. En quelques années, certes marquées par la crise financière de 2008, le symbole du bouclier s’inverse : officiellement conçu pour venir en aide à des contribuables modestes, il devient l’incarnation d’une politique inégalitaire, moins destinée à bénéficier aux propriétaires de l’île de Ré qu’à la propriétaire de l’île d’Arros.

50Aucun des chiffres rendus publics par le ministère ne parvient véritablement à valider la légitimité politique du bouclier fiscal. Les statistiques de Bercy, qui ne sont plus des prévisions mais des constats, montrent la forte concentration des gains parmi les contribuables les plus aisés. Le mécanisme du remboursement rend visible un processus de redistribution à l’envers, coûteux politiquement et symboliquement : il apparaît ainsi en 2009 que, sur les quelque 19 000 bénéficiaires du bouclier, les 1 170 les plus riches ont touché en moyenne un chèque de 360 000 euros environ, accaparant 62 % des ressources reversées au titre du bouclier.

Tableau

Statistiques sur l’application du bouclier fiscal et l’évolution des finances publiques (2007-2011)

Tableau
2007 2008 2009 2010 2011 Nombre de bénéficiaires du bouclier fiscal 13 700 15 446 18 764 16 223 13 034 Coût global du bouclier fiscal (en M€) 229 563 679 636 735 Montant moyen des restitutions (en € par foyer) 16 700 36 500 36 000 39 000 56 400 Déficit au sens de Maastricht (en % du PIB) - 2,7 - 3,3 - 7,5 - 7,1 - 5,2 Dette au sens de Maastricht (en % du PIB) 64,2 68,2 79,2 82,3 86

Statistiques sur l’application du bouclier fiscal et l’évolution des finances publiques (2007-2011)

Sources : pour les chiffres sur l’application du bouclier fiscal, note de la Direction générale des finances publiques du 5 avril 2012, rendue publique par le journal Le Parisien (édition du 26 juin 2012). Pour les chiffres du déficit et de la dette au sens de Maastricht, INSEE, Finances publiques, consultation en ligne le 30 octobre 2012, <http://www.insee.fr/fr/themes/theme.asp?theme=16&sous_theme=3>.

51L’autre indicateur censé attester l’efficacité économique du bouclier n’est guère plus favorable : selon les estimations du ministère, le nombre d’exilés fiscaux partant chaque année reste stable (autour de 800), tandis que le nombre de retours augmente certes, sans être massif. En la matière, l’attention médiatique se focalise d’ailleurs moins sur les chiffres que sur des célébrités médiatiques, dont le retour est annoncé, puis infirmé. Le chanteur Johnny Halliday, après être parti en Suisse en 2006 pour des raisons ouvertement fiscales, annonce en mai 2007 qu’il pourrait revenir après la victoire de Nicolas Sarkozy et l’adoption du nouveau bouclier fiscal. L’automne suivant, il est pourtant toujours domicilié fiscalement en Suisse. De même, un entrepreneur français exilé en Belgique, Denis Payre, intervient à de multiples reprises dans les médias entre 2005 et 2007 pour se poser en figure emblématique des talents disposés à rentrer si la législation fiscale était modifiée, notamment en matière d’ISF. L’adoption du bouclier fiscal à 60 % le conduit à annoncer son retour en France pour l’automne 2006, avant de se raviser. Le 9 mai 2007, quelques jours après la victoire du candidat Nicolas Sarkozy, il annonce une seconde fois qu’il rentre en France en se disant désormais pleinement satisfait du bouclier à 50 %. Mais il ne revient finalement au pays qu’en 2009, en précisant que sa décision répond autant à des considérations professionnelles et familiales qu’à des motivations fiscales. Ni les statistiques ni les célébrités médiatiques ne semblent confirmer le caractère attractif du bouclier. À l’usage, ce dispositif renforce même les comportements d’optimisation fiscale plus qu’il ne les freine. Dès 2006, des banquiers et des gestionnaires de fortune notaient l’aubaine que pouvait représenter la mesure pour les détenteurs de patrimoine, surtout si ceux-ci parvenaient à jouer au mieux du « mécano rétois » [68]. Le Conseil des prélèvements obligatoires, en mars 2009, relève les effets pervers du dispositif, qui a conduit certains contribuables à adopter de nouvelles pratiques d’optimisation pour diminuer leurs revenus et bénéficier encore plus du bouclier [69]. À l’inverse, ceux qui avaient apporté une légitimité rurale et populaire à l’adoption du dispositif, les petits propriétaires de l’île de Ré, ne sont plus guère visibles : ceux à qui le bouclier devait profiter, les paysans méritants et les talents économiques ou artistiques, manquent à l’appel. Qui sont donc, alors, les bénéficiaires de la mesure ?

52L’affaire « Bettencourt » vient sceller le sort narratif du bouclier fiscal à l’été 2010, démontrant le pouvoir de révélation sociale et de mise à l’épreuve des catégories morales que possèdent les grands scandales [70]. Au-delà de ses aspects politiques ou judiciaires, l’affaire contribue à mettre un visage sur les quelques centaines de contribuables qui bénéficient de l’essentiel de la mesure. Surtout, la perception publique des effets du bouclier passe d’un raisonnement sur les moyennes à un raisonnement sur les extrêmes : il ne s’agit plus seulement d’évoquer un groupe indistinct de 1 000 bénéficiaires touchant une hypothétique somme de 300 000 euros, mais d’isoler une contribuable ayant perçu à elle seule 30 millions d’euros, soit environ 5 % du coût total du dispositif. La représentation statistique du bouclier n’est plus du tout la même : à la mise en avant de chiffres abstraits, supposés recouvrir plusieurs dizaines de milliers de cas individuels, le plus souvent anonymes, a succédé l’image d’une mesure aux bénéfices financiers tellement concentrés que son approbation politique devient de plus en plus inconfortable. De surcroît, la figure mise en évidence est l’exacte opposée de celle initialement valorisée : la riche héritière, conjuguant les avantages du bouclier avec ceux de l’optimisation et de l’évasion fiscales, supplante la figure du petit propriétaire laborieux. La mesure est désormais dépourvue des récits qui avaient présidé à sa légitimation, ce qui fragilise son acceptation.

De la résistance d’un symbole

53Il serait possible, a posteriori, de juger incompréhensible ou maladroite la position du gouvernement consistant à défendre le bouclier jusqu’à l’automne 2010, en dépit de la crise économique, de la détérioration des comptes publics (voir le tableau 1) et du retentissement de l’affaire Bettencourt. En réalité, le cas du bouclier soulève la question de la réversibilité et de l’irréversibilité des symboles en politique : comment justifier la suppression d’un dispositif qui a été érigé au rang de symbole d’une ère nouvelle en matière de justice fiscale ? Comment la même majorité peut-elle assumer politiquement l’abrogation d’un instrument qu’elle a adopté quelques années plus tôt ?

54Les signaux d’alerte sur la désaffection publique vis-à-vis du bouclier n’ont pourtant pas manqué : inversion des sondages, défaites aux élections intermédiaires, pression d’une partie des élus locaux et des parlementaires en faveur d’une suppression de ce qui est assez tôt perçu comme un « boulet électoral ». Tandis que des personnalités de la majorité exprimaient leurs doutes (Alain Juppé et Jean Arthuis dès 2009, Jean-François Copé en mars 2010 après les élections régionales), le ministre Éric Woerth déclare en mai 2010 : « Nous ne toucherons pas au bouclier fiscal ». Plusieurs fois réaffirmée au sommet de l’État, la légitimité du bouclier est finalement mise en cause, prudemment, à l’automne 2010. Le Premier ministre prépare le terrain d’un revirement en affirmant que la suppression du bouclier n’est pas un « tabou » (octobre 2010), avant que le nouveau ministre des Finances, François Baroin, déclare dans un entretien que le bouclier était devenu un « symbole d’injustice ». La détérioration rapide des finances publiques a sans nul doute joué un rôle significatif dans la décision finalement prise par le gouvernement. Entre 2007 et 2010, la dette publique a augmenté d’environ vingt points de PIB, tandis que le coût du bouclier triplait presque, de 229 à 636 millions d’euros. Les années passant, les bénéfices du dispositif ont de plus en plus été concentrés sur les contribuables les plus aisés, pendant que le nombre total de personnes concernées déclinait après 2009. La valeur symbolique du bouclier n’a cessé de s’éroder à mesure que son coût financier – certes modéré au regard d’autres mesures phare du paquet fiscal de 2007 (comme la détaxation des heures supplémentaires) – augmentait.

55Le processus de suppression du bouclier s’étale sur plusieurs mois : expression des premiers doutes à l’automne 2010, préparation d’une grande réforme de la fiscalité du patrimoine au printemps 2011, annonce officielle, par le Premier ministre, de la fin prochaine du bouclier fiscal lors d’un colloque organisé à Bercy sur le thème « Fiscalité et patrimoine » en mars 2011. La stratégie de sortie du bouclier vise à minimiser l’importance de la mesure en l’intégrant dans une réflexion plus large, à visée réformatrice : sa suppression ne doit pas être perçue comme un échec ou un renoncement, mais comme la contrepartie d’un allégement de l’ISF, dont les seuils sont relevés et les taux diminués. La condition pour mettre fin au dispositif est d’en faire un non-événement, placé dans l’ombre d’une réforme plus vaste qui n’aurait pas pu être réalisée en 2005 ou 2007. Par souci d’éviter de toucher au symbole de l’ISF, la droite parlementaire a donc créé un autre symbole, dont le discrédit politique rend finalement possible en 2011 une réforme de la fiscalité du patrimoine, à défaut de la suppression pure et simple de l’ISF.

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57* *

58Comment interpréter, en définitive, l’adoption puis la suppression du bouclier fiscal du point de vue de l’analyse de la construction des problèmes publics ? Le constat qu’une mesure favorable à une infime minorité d’individus, parmi les plus riches de la population, puisse faire l’objet d’un soutien populaire a suscité deux grands types d’interprétation dans la littérature américaine. Certains mettent en cause un processus de confiscation du débat démocratique, par le jeu du lobbying, des think tanks et des médias, soupçonnés de manipuler l’opinion et de privilégier des mythes au détriment de l’analyse objective des transferts fiscaux [71]. L’adoption de mesures très favorables aux riches serait le symptôme d’une dérive des institutions démocratiques, contrôlées par des élites soucieuses de défendre leurs intérêts [72]. Dans cette hypothèse, il conviendrait d’améliorer l’accès des citoyens à l’information pour faire apparaître le caractère inégalitaire de mesures comme la suppression des droits de succession ou l’instauration du bouclier fiscal. D’autres auteurs réfutent l’idée que l’adhésion à des politiques inégalitaires provienne uniquement d’une incapacité des individus à être réellement informés : une mesure qui bénéficie à une minorité de privilégiés peut également être plébiscitée par des individus qui se prononcent moins en fonction de leurs intérêts propres que du point de vue des valeurs et de leur vision de l’avenir. Le mouvement de désaffection vis-à-vis de la redistribution s’expliquerait moins par la manipulation des élites que par une transformation profonde des valeurs dominantes. Il ne suffirait donc pas de présenter les preuves statistiques de l’extrême concentration des effets de telle ou telle mesure fiscale pour en limiter la popularité, mais plutôt de démontrer, par la mobilisation des valeurs, des récits et des symboles, ce qu’elle peut avoir d’immoral.

59Le cas du bouclier fiscal se situe à l’intersection de ces deux grandes interprétations et oblige à intégrer une dimension dynamique dans l’analyse de la construction des problèmes publics. Au départ, la mesure recueille une large approbation dans les enquêtes d’opinion, en l’absence de données réelles sur son application : l’adhésion du public s’appuie sur un récit auquel il est possible de s’identifier (les petits propriétaires de l’île de Ré), une revendication d’expertise (la référence aux exemples italien et allemand) et une information statistique (les projections du ministère). Ces trois composantes du cadrage du bouclier ont toutes pour point commun de dissimuler la position sociale des futurs bénéficiaires. Un tel voile d’ignorance a pu être maintenu par le pouvoir politique qui a su présenter les projections approximatives de l’administration fiscale en certitudes à venir. Dès lors, les électeurs pouvaient soutenir en même temps le bouclier et l’idée que les riches doivent payer plus d’impôt [73]. Si les symboles sont difficilement réfutables, dans la mesure où leur crédibilité repose sur des récits peu contestables, il n’en est pas de même pour les statistiques selon qu’il s’agit de projections ou de chiffres avérés. Le choix initial du gouvernement de faire du bouclier fiscal un symbole politique en utilisant l’argument statistique a mis au jour l’écart entre les projections ex ante fournies par le ministère des Finances et les chiffres ex post disponibles après sa généralisation. La visibilité des transferts au bénéfice des plus riches a été accentuée par le mécanisme de la restitution, qui accrédite le thème d’une redistribution à l’envers.

60Cette nouvelle formulation statistique, très éloignée des projections initiales, ne suffit cependant pas en soi à invalider la légitimité d’une politique publique. Pour que la narration médiatique puisse efficacement renverser l’ordre symbolique qu’elle a contribué à instaurer, il faut une troisième étape, celle de la construction d’un récit alternatif, avec ses symboles et ses figures emblématiques, pour donner une représentation imagée de ce nouvel argument statistique. Ce renversement s’opère au moment du scandale Bettencourt, avec la substitution d’un nouveau récit à l’ancien, et la désignation de bénéficiaires présentant des caractéristiques opposées à celles des victimes qu’il convenait originellement de protéger. Le cadrage du débat s’est alors déplacé : la prétention des créateurs du bouclier à en faire une mesure de justice fiscale s’estompe au profit d’une lecture « clientéliste », le bouclier apparaissant désormais comme une « niche » favorable à quelques intérêts particuliers. On perçoit ainsi la force et la vulnérabilité des symboles en politique, qui sont à la fois des ressources pour la construction des problèmes publics mais qui peuvent aussi devenir des stigmates lorsque la réalité se révèle trop éloignée de la fiction imaginée. C’est cette dimension dynamique et évolutive, fondée sur la confrontation des récits avec les statistiques censées les objectiver, qui permet de comprendre le paradoxe sous-jacent à l’expérience du bouclier fiscal. Plus largement, cette étude de cas montre à quel point la manipulation des symboles et des récits est devenue essentielle dans la définition des politiques publiques, y compris pour celles qui, en apparence, sont les plus dépendantes de la raison statistique. Loin d’être un instrument neutre et dépassionné du débat public, les chiffres sont eux aussi un élément du récit proposé par les acteurs politiques [74].

Notes

  • [1]
    Pour une revue de littérature, voir Daniel Cefaï, « Les cadres de l’action collective. Définition et problème », dans Daniel Cefaï, Dany Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 51-98.
  • [2]
    Pour une critique plus développée de cette approche, voir Fabien Desage, Jérôme Godard, « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des politiques locales », Revue française de science politique, 55 (4), août 2005, p. 633-661.
  • [3]
    John Roemer, « Why the Poor Do Not Expropriate the Rich : An Old Argument in New Garb », Journal of Public Economics, 70, 1998, p. 399-424 ; Isaac Martin, « Redistributing Toward the Rich : Strategic Policy Crafting in the Campaign to Repeal the Sixteenth Amendment, 1938-1958 », American Journal of Sociology, 116 (1), 2009, p. 1-52 ; Paul Pierson, Dismantling the Welfare State. Reagan, Thatcher, and the Politics of Retrenchment, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.
  • [4]
    Jakob Hacker, Paul Pierson, Winner-Take-All Politics. How Washington Made the Rich Richer and Turned Its Back on the Middle Class, New York, Simon & Schuster, 2010.
  • [5]
    Larry M. Bartels, « Homer Gets a Tax Cut : Inequality and Public Policy in the American Mind », Perspectives on Politics, 3, 2005, p. 15-31.
  • [6]
    Thomas Frank, What’s the Matter With Kansas ? How Conservatives Won the Heart of America, New York, Metropolitan Books, 2004.
  • [7]
    George Lakoff, Mark Johnson, Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Éditions de Minuit, 1985 (1re éd. : 1980).
  • [8]
    Michael J. Graetz, Ian Shapiro, Death by a Thousand Cuts. The Fight over Taxing Inherited Wealth, Princeton, Princeton University Press, 2005.
  • [9]
    Patrick Hassenteufel, Andy Smith, « Essoufflement ou second souffle ? L’analyse des politiques publiques “à la française” », Revue française de science politique, 52 (1), février 2002, p. 53-73, dont p. 57.
  • [10]
    Plusieurs sondages publiés au cours de l’année 2010 font état d’un rejet croissant de la mesure dans l’opinion publique. 67 % des personnes interrogées sont favorables à la suppression ou la suspension du dispositif en mars 2010 (sondage CSA réalisé le 31 mars 2010, cf. dépêche de l’Agence France Presse du 1er avril) ; ce chiffre s’élève à 71 % (en faveur de la suppression pure et simple) en octobre de la même année (sondage BVA réalisé les 5 et 6 octobre 2010, cf. dépêche de l’Agence France Presse du 8 octobre 2010).
  • [11]
    James Q. Wilson, American Government. Institutions and Policies, Lexington, D. C. Heath & Company, 1989 (1re éd. : 1980), chap. 15 et 22.
  • [12]
    Plus récemment, voir les analyses de Pepper D. Culpepper, Quiet Politics and Business Power. Corporate Control in Europe and Japan, Cambridge, Cambridge University Press, 2011.
  • [13]
    J. Q. Wilson, American Government…, op. cit., p. 427. Il ajoute plus loin, p. 441 : « Un conflit politique est dans une large mesure […] une lutte pour modifier les perceptions et les croyances ».
  • [14]
    M. J. Graetz, I. Shapiro, Death by a Thousand Cuts…, op. cit. ; George Lakoff, Don’t Think of an Elephant ! Know Your Values and Frame the Debate, White River Junction, Chelsea Green Publishing, 2004, p. XIII.
  • [15]
    Thomas Piketty, Gilles Postel-Vinay, Jean-Laurent Rosenthal, « Wealth Concentration in a Developing Economy : Paris and France, 1807-1994 », American Economic Review, 96 (1), 2006, p. 236-256. En 1913, les 1 % des Français les plus riches possédaient plus de 55 % du patrimoine total. Ce chiffre a fortement baissé au cours du 20e siècle, pour atteindre 21 % en 1994.
  • [16]
    Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt. Consentement et résistances de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 2011.
  • [17]
    Voir la séance du 24 novembre 1981 au Sénat (Journal officiel de la République française, p. 3069).
  • [18]
    Philippe Marini, « L’impôt de solidarité sur la fortune : éléments d’analyse économique pour une réforme de la fiscalité patrimoniale », Rapport d’information no 351 fait au nom de la commission des Finances du Sénat, annexe au procès-verbal de la séance du 16 juin 2004.
  • [19]
    Voir l’intervention de Philippe Auberger dénonçant une « fiscalité spoliatrice, entraînant des délocalisations de capitaux, d’investissements et d’emplois », Assemblée nationale, Débats parlementaires, 1re séance du 20 octobre 2004.
  • [20]
    Ferdinando Targetti, « Due anni di politica economica », Il Mulino. Rivista bimestrale di politica et di cultura, 2, mars-avril 2003, p. 283-294.
  • [21]
    Isaac Martin, The Permanent Tax Revolt. How the Property Tax Transformed American Politics, Stanford, Stanford University Press, 2008.
  • [22]
    Position réaffirmée dans la décision no 2010-99 QPC du 11 février 2011 (consultée en ligne sur le site du Conseil constitutionnel le 22 novembre 2012).
  • [23]
    Le député Jean-Pierre Brard, apparenté communiste, affirme par exemple que, d’après le Conseil des impôts, le nombre de redevables de l’ISF qui se délocalisent pour des raisons fiscales resterait marginal (Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2004, 3e séance).
  • [24]
    Céline Barthon, L’île de Ré, Plomelin, Éditions Palantines, 2005.
  • [25]
    Annie Collovald, Brigitte Gaïti, « Des causes qui “parlent”… », Politix, 4 (16), 1991, p. 7-22.
  • [26]
    Cf. François Malye, « Enquête sur les millionnaires de l’île de Ré », Le Point, 8 septembre 2005.
  • [27]
    « Ré, île de millionnaires sans le sou », Libération, 5 avril 2005.
  • [28]
    « Impôt non exonéré d’effets pervers », L’Expansion, 28 septembre 2005.
  • [29]
    Journal de TF1 de Jean-Pierre Pernault, 3 mai 2005, 13h17 (Archives de l’INA).
  • [30]
    Le Point, 8 septembre 2005.
  • [31]
    C dans l’air, 22 septembre 2005, 18h33 (Archives de l’INA).
  • [32]
    Dans la théorie du récit, la coda est l’évaluation rétrospective – ou la morale – qui permet au lecteur de passer du « là-bas et alors » du récit à l’« ici et maintenant » du moment où il est raconté. Voir Jérôme Bruner, Pourquoi nous racontons-nous des histoires ? Le récit au fondement de la culture et de l’identité individuelle, Paris, Retz, 2002, p. 33.
  • [33]
    On a tout essayé, France 2, 24 mars 2005, 19h11 (Archives de l’INA).
  • [34]
    Pierre Bourdieu, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, 2001, p. 210.
  • [35]
    Pierre Bourdieu, « La représentation politique. Éléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, février-mars 1981, p. 3-24, dont p. 5-6.
  • [36]
    Joseph Gusfield, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009 (1re éd. américaine : 1981).
  • [37]
    David A. Rochefort, Richard W. Cobb, The Politics of Problem Definition. Shaping the Policy Agenda, Lawrence, University Press of Kansas, 1994.
  • [38]
    Assemblée nationale, proposition de loi no 2268 tendant à la suppression de la résidence principale de l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune, déposée le 14 avril 2005.
  • [39]
    Le Figaro, 11 juillet 2005.
  • [40]
    Tino Sanandaji, Björn Wallace, « Fiscal Illusion and Fiscal Obfuscation : An Empirical Study of Tax Perception in Sweden », IFN Working Paper, 837, 2010.
  • [41]
    Intervention de Dominique Tian, député UMP des Bouches-du-Rhône, Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2005, 2e séance.
  • [42]
    Intervention de François Guillaume, député UMP de Meurthe-et-Moselle, Assemblée nationale, Débats parlementaires, 19 octobre 2005, 2e séance.
  • [43]
    Il cite une enquête de l’Institut CSA sans en préciser la référence exacte, cf. Assemblée nationale, Débats parlementaires, 16 novembre 2005, 2e séance.
  • [44]
    Assemblée nationale, Débats parlementaires, 16 novembre 2005, 2e séance.
  • [45]
    Ibid.
  • [46]
    Discours de Nicolas Sarkozy à la porte de Versailles, 14 janvier 2007.
  • [47]
    D’après le sondage TNS Sofres-Fondation Jean Jaurès-Le Nouvel Obs du 29 mars 2007, 60 % des personnes interrogées se disent favorables à l’abaissement à 50 % du bouclier fiscal, dont 53 % pour les sympathisants de gauche et 76 % pour ceux de droite. Sur l’utilisation des sondages, voir Érik Neveu, « Les politiques de communication sous la présidence de Nicolas Sarkozy », dans Jacques de Maillard, Yves Surel (dir.), Les politiques publiques sous Sarkozy, Paris, Presses de Sciences Po, 2012, p. 47-69.
  • [48]
    Larry Bartels, Unequal Democracy. The Political Economy of the New Gilded Age, Princeton, Princeton University Press, 2008.
  • [49]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [50]
    Par comparaison, l’étude des comportements des contribuables est un champ de recherche assez développé aux États-Unis depuis plusieurs décennies. L’un des grands spécialistes du sujet est l’économiste Joel Slemrod, qui a notamment dirigé les ouvrages Why People Pay Taxes. Tax Compliance and Enforcement (Ann Arbor, University of Michigan Press, 1992) et Behavioral Public Finance (New York, Russell Sage Foundation, 2006). L’Office of Tax Policy Research de la Michigan Ross School of Business, dont Slemrod est le directeur, vise officiellement à produire et diffuser de l’expertise pour les décideurs politiques, les administrations et les entreprises.
  • [51]
    Entretien d’Éric Woerth au journal Le Monde, 25 juillet 2007.
  • [52]
    La problématique du bouclier peut ici être rapprochée des pratiques de « non-recours » observées en matière de prestations sociales. Voir notamment Philippe Warin, « Non-demand for Social Rights : A New Challenge for Social Action in France », Journal of Poverty and Social Justice, 20 (1), 2012, p. 41-53.
  • [53]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [54]
    Le Monde, 1er décembre 2007.
  • [55]
    Cet argumentaire ressort des entretiens réalisés par deux journalistes avec plusieurs parlementaires spécialistes des questions économiques et financières : Thomas Bronnec, Laurent Farques, Bercy, au coeur du pouvoir. Enquête sur le ministère des Finances, Paris, Denoël, 2011.
  • [56]
    « Bouclier fiscal : les bénéficiaires n’auront bientôt plus à réclamer leur dû au fisc », Le Figaro, 29 août 2008.
  • [57]
    « Sarkozy sermonne Lagarde », L’Express, 11 septembre 2008.
  • [58]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [59]
    Philippe Bezes, Alexandre Siné (dir.), Gouverner (par) les finances publiques, Paris, Presses de Sciences Po, 2011.
  • [60]
    Nicolas Delalande, Alexis Spire, Histoire sociale de l’impôt, Paris, La Découverte, 2010.
  • [61]
    Katia Weidenfeld, À l’ombre des niches fiscales, Paris, Economica, 2011.
  • [62]
    L’article 1er stipule que « les impôts directs payés par un contribuable ne peuvent être supérieurs à 50 % de ses revenus ».
  • [63]
    Discours de Christine Lagarde, ministre de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, au Sénat, 25 juillet 2007.
  • [64]
    Alexis Spire, Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Liber/Raisons d’agir, 2012.
  • [65]
    Entretien avec un haut fonctionnaire de la Direction générale des finances publiques (filière fiscale).
  • [66]
    Cf. Pierre Bourdieu, « La force du droit », Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19.
  • [67]
    Monica Prasad, Yingying Deng, « Taxation and the Worlds of Welfare », Socioeconomic Review, 7 (3), 2009, p. 431-457.
  • [68]
    Olivier Morlighem, « L’agriculteur de l’île de Ré et le bouclier fiscal », La Tribune, 31 mars 2006.
  • [69]
    « Le bouclier fiscal peut aboutir, dans certaines situations, à ce que des redevables, après avoir le cas échéant réorganisé leur patrimoine et leurs revenus, se voient de facto exonérés non seulement d’ISF, mais aussi d’autres impôts directs comme les taxes foncières et d’habitation. Si de nouveaux prélèvements sur le patrimoine devaient être institués, la question du niveau du bouclier fiscal mériterait d’être posée » (« Le patrimoine des ménages », Rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, mars 2009, p. 273).
  • [70]
    Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme (dir.), Scandales, affaires et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007.
  • [71]
    Martin Gilens, Affluence & Influence. Economic Inequality and Political Power in America, Princeton, Princeton University Press, 2012.
  • [72]
    Jakob Hacker, Paul Pierson, « Abandoning the Middle : The Bush Tax Cuts and the Limits of Democratic Control », Perspectives on Politics, 3 (1), mars 2005, p. 33-53.
  • [73]
    L’enquête « Perception des inégalités et sentiment de justice » réalisée à l’automne 2009 montre que 65 % des personnes interrogées estiment que le niveau des impôts des gens qui ont des hauts revenus devrait être plus élevé. Voir Michel Forsé, Olivier Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Paris, Armand Colin, 2011.
  • [74]
    Nous remercions Philippe Bezes, Lucas Guffanti et les participants à la séance du séminaire général du Centre d’études européennes de Sciences Po Paris du 12 juin 2012, ainsi que les relecteurs anonymes de la revue, pour leurs commentaires sur des versions précédentes de cet article.
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