Notes
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[1]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1991 (1re éd. : 1970), p. 156.
-
[2]
L’étude de William Gamson s’inscrit ouvertement dans cette perspective lorsqu’il étudie comment des groupes faiblement pourvus en capitaux scolaires interprètent quatre thèmes d’actualité. Le recours aux entretiens collectifs se justifie par « une dynamique de groupe qui incline les participants à élaborer des cadrages communs, même s’ils ne s’accordent pas sur les solutions » : William Gamson, Talking Politics, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 128. Nous avons traduit nous-mêmes les citations issues d’ouvrages en anglais.
-
[3]
Dans cet article, le mot « groupe » renvoie aux « groupes de discussion » que nous avons analysés et non aux groupes sociaux qui constituent la société (désignés ici par les notions de « milieux sociaux » ou de « catégories sociales »).
-
[4]
Pour É. Darras, les entretiens collectifs représentent une piste méthodologique féconde pour accéder aux plus démunis « dans la mesure où l’entre-soi faciliterait les prises de parole populaires » : Éric Darras, « Le pouvoir de la télévision ? Sornettes, vieilles lunes et nouvelles approches », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique. 18e-20e siècles, Paris, PUF, 2005, p. 457-484, dont p. 471.
-
[5]
En France, Florence Haegel et Sophie Duchesne cherchent par exemple à mettre au jour « comment un individu politise son point de vue » par la conflictualisation ou la spécialisation : Sophie Duchesne, Florence Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique, 54 (6), décembre 2004, p. 877-909, dont p. 878.
-
[6]
Jenny Kitzinger, « The Methodology of Focus Groups : The Importance of Interaction between Research Participants », Sociology of Health & Illness, 16 (1), 1994, p. 103-121, dont p. 113. Par ailleurs, selon Alfredo Joignant, « les focus groups sont mieux à même de révéler des compétences politiques très générales et des savoirs matriciels qui seraient autrement invisibles aux yeux des chercheurs, dans la mesure où ces compétences et savoirs sont mieux discernables dans des situations de conversation que dans le cadre d’un entretien » : Alfredo Joignant, « Compétence politique et bricolage. Les formes “profanes” du rapport au politique », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 799-817, dont p. 803.
-
[7]
Jocelyn A. Hollander, « The Social Contexts of Focus Groups », Journal of Contemporary Ethnography, 33 (5), 2004, p. 602-637, dont p. 632. Nous remercions Guillaume Garcia de nous avoir suggéré la lecture de ce texte.
-
[8]
Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, 17 (65), 2004, p. 150-173, dont p. 162.
-
[9]
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 166-167.
-
[10]
A. Joignant, « Pour une sociologie cognitive… », art. cité, p. 169.
-
[11]
De ce point de vue, le travail de Richard R. Lau, en cognition sociale, fait exception. Cet auteur s’attache, en effet, à relier des types de schèmes à des propriétés sociales telles que le niveau de diplôme ou de revenu. Cf. Richard R. Lau, « Political Schemata, Candidate Evaluations, and Voting Behavior », dans Richard R. Lau, David O. Sears (eds), Political Cognition, Hillsdale, Erlbaum, 1986, p. 95-126.
-
[12]
James H. Kuklinski, Robert C. Luskin, John Bolland, « Where is the Schema ? Going Beyond the “S” Word in Political Psychology », American Political Science Review, 85 (4), 1991, p. 1341-1380, dont p. 1346. Ces auteurs, qui remettent en cause les apports de la théorie du schème, plaident pour un recours plus systématique aux techniques expérimentales pour saisir « the finer grain of stored cognition, much less cognitive processes » (ibid., p. 1348).
-
[13]
Émile Durkheim, Marcel Mauss, « De quelques formes de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année sociologique, 6, 1903, p. 1-72. Les auteurs plaident pour une sociologie de la connaissance et, au-delà, des opérations logiques de l’entendement humain, de leur genèse et de leur fonctionnement en société.
-
[14]
Ce dernier point permet de souligner qu’à travers les schèmes, s’opère un travail de sélection, de hiérarchisation et de catégorisation des différents enjeux. Le concept de schème se rapproche alors de la notion de « cadrage » mais il s’en distingue dans la mesure où il accentue le caractère préexistant, durable et ajustable, des interprétations mobilisées par des individus socialisés. Sur l’intérêt de la notion de « cadrage » qui implique d’analyser dans le même élan les dispositifs médiatiques et les dispositions sociales, voir Jacques Gerstlé (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001.
-
[15]
Dans une acception canonique, nous entendons par sociabilité les formes que prennent les relations sociales d’un individu. Les interactions s’inscrivent ainsi dans des sociabilités plus ou moins formalisées. Sur la genèse et les usages du concept de sociabilité en sociologie, voir Carole-Anne Rivière, « La spécificité française de la construction sociologique du concept de sociabilité », Réseaux, 123, 2004, p. 207-231.
-
[16]
La partie de l’enquête dont il est question dans cet article est tirée de notre thèse : Jean-Baptiste Comby, « Créer un climat favorable. Les enjeux liés aux changements climatiques : valorisation publique, médiatisation et appropriations au quotidien », thèse en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Rémy Rieffel, Paris, Université Paris II-Panthéon Assas, 2008. Elle a également donné lieu à un rapport de recherche remis à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) en novembre 2008 et intitulé « Les mécanismes sociaux en jeu dans la formation des opinions sur les enjeux liés aux changements climatiques (2006-2008) ». Le financement de ce rapport a permis de recruter un ingénieur d’études, Grégory Mercier, que nous tenons à remercier pour sa dense et rigoureuse collaboration à ce travail.
-
[17]
Sur la distinction entre les logiques conflictuelles et coopératives dans les discussions politiques, voir Sophie Duchesne et Florence Haegel, « What Political Discussion Means and How the French and the (French Speaking) Belgians Deal with It », dans Ken’ichi Ikeda, Laura Morales, Michael Wolf (eds), Political Discussion in Modern Democracies. A Comparative Perspective, Londres, Routledge, 2010, p. 44-61.
-
[18]
Nous tenons à remercier Guillaume Garcia, Florence Haegel, Matthieu Grossetête et Vincent Goulet pour leurs précieux commentaires sur des versions antérieures de ce texte.
-
[19]
W. Gamson, Talking Politics, op. cit., p. 192.
-
[20]
Ces intermédiaires appartiennent aux cercles de connaissances (plus ou moins proches) des enquêteurs.
-
[21]
Comme l’explique S. Duchesne, quand il s’agit de méthodes qualitatives, « parler de représentativité signifie donc simplement que l’on s’efforce de réunir des personnes présentant toutes les caractéristiques pouvant engendrer des différences à l’égard des représentations étudiées » (Sophie Duchesne, « Pratique de l’entretien dit “non directif” », dans Myriam Bachir (dir.), Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF/CURAPP, 2000, p. 9-30, dont p. 11).
-
[22]
Cédric Planchat, « Protéger l’environnement : un objectif pour une grande majorité de Français », Insee première, 1121, janvier 2007 : enquête réalisée en janvier 2005 en partenariat avec l’ADEME, l’Institut français de l’environnement et le ministère de l’Environnement.
-
[23]
On peut d’ailleurs se demander si un enquêteur qui s’efforcerait de faire durer les échanges n’ajusterait pas de la sorte le protocole aux dispositions des mieux pourvus culturellement, c’est-à-dire ceux qui ont une propension plus forte à avoir plus de choses à dire et à être plus à l’aise dans une discussion qui s’étend « anormalement ».
-
[24]
Dominique Boullier, La télévision telle qu’on la parle. Trois études ethnométhodologiques, Paris, L’Harmattan, 2004.
-
[25]
Les entretiens ont été réalisés entre juin et décembre 2007. La période d’enregistrement est souvent présentée comme un biais fort. L’actualité des jours ou semaines précédant l’entretien orienterait la teneur des discussions collectées. Il ne faut toutefois pas surestimer cette critique empreinte de médiacratisme. Il s’agit en effet bien souvent d’étudier autre chose que la seule reprise des discours médiatiques par les enquêtés. En revanche, préciser dans quelles perspectives et de quelles façons les messages médiatiques sont discutés peut renseigner sur les modalités d’appropriation du problème.
-
[26]
L’animation des entretiens a été réalisée en partie par nos soins et en partie par G. Mercier, vacataire recruté dans le cadre de cette enquête. Pour harmoniser nos manières de procéder, nous avons animé le premier entretien à deux, puis, à partir d’un visionnage, nous avons précisé les consignes en fonction des différents scénarios anticipés (par exemple : ne jamais donner son avis quand on nous le demande ; relancer et soutenir du regard ceux qui parlent moins, etc.).
-
[27]
Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, p. 125-143, dont p. 134.
-
[28]
Ces passages ne sont pas si nombreux et une part importante des retranscriptions donne à voir moins des échanges entre les enquêtés que des réponses plus ou moins collectives aux questions de l’enquêteur.
-
[29]
Au sens de F. Haegel et S. Duchesne, qui caractérisent les discussions politiques conflictuelles par le fait qu’elles impliquent l’identité sociale des locuteurs et qu’elles prennent appui sur des clivages (souvent préexistants) : S. Duchesne, F. Haegel, « What Political Discussion Means and How the French and the (French Speaking) Belgians Deal with It », cité.
-
[30]
S. Duchesne, F. Haegel, « La politisation des discussions… », art. cité, p. 883.
-
[31]
Philippe Juhem, « La logique du succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires », Mots, 65, 2001, p. 9-27. Sur la dépolitisation du problème climatique en France, voir Jean-Baptiste Comby, « Quand l’environnement devient “médiatique”. Conditions et effets de l’institutionnalisation d’une spécialité journalistique », Réseaux, 157, 2010, p. 157-187.
-
[32]
Cet argument fait écho à la thèse défendue par Élisabeth Noëlle-Neumann qui soutient que les cadrages médiatiques dominants génèrent une « spirale du silence ». Pour éviter les jugements réprobateurs et l’isolement, les personnes préfèreraient se conformer à l’opinion qu’ils perçoivent comme étant ou allant devenir dominante. Pour ces personnes, les médias représenteraient alors un moyen efficace pour apprécier un certain état de l’opinion. Cf. Élisabeth Noëlle-Neumann, « The Spiral of Silence », Journal of Communication, 24, 1974, p. 43-54.
-
[33]
Les informations produites dans les journaux télévisés ne s’adressent pas à des publics particulièrement concernés, mais au « tout venant ». Nous avons donc choisi d’opérer le recrutement à partir de variables partagées par l’ensemble des téléspectateurs des journaux télévisés au détriment de la variable « intérêt spécifique pour les enjeux ». Il s’agissait en outre de saisir des ressorts généraux de l’appréhension des enjeux climatiques et non l’effet de dispositions militantes ou professionnelles.
-
[34]
Greg Philo montre que les groupes appréhendent différemment les thèmes d’actualité en fonction des rapports objectifs qu’ils entretiennent avec ces questions. Pour cela, il élabore un protocole où il demande à des groupes de policiers et de syndicalistes de produire un bulletin d’information à partir d’images extraites d’un reportage de la BBC sur une grève de mineurs (Greg Philo, Seeing and Believing. The Influence of Television, Londres, Routledge, 1990).
-
[35]
J. H. Kuklinski, R. C. Luskin, J. Bolland, « Where is the Schema ?… », art. cité, p. 85. Les auteurs regrettent le caractère toujours vague des « schèmes » et le fait qu’il n’y ait pas eu de cartographie des schèmes politiques. À l’inverse, notre approche pose que « l’habitus est ce qui fait que les agents se comporteront d’une certaine manière dans certaines circonstances […] L’habitus a partie liée avec le flou et le vague » : Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 (1), 1986, p. 40-44, dont p. 41 (souligné par nous).
-
[36]
Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
-
[37]
Pour reprendre l’expression de Norbert Elias et Francine Muel-Dreyfus, « Remarques sur les commérages », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985, p. 23-29, dont p. 27. Cet article revient sur le chapitre 7 de l’ouvrage de Norbert Elias, John L. Scotson, Les logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997 (1re éd. : 1965).
-
[38]
J.-B. Comby, « Quand l’environnement devient “médiatique”… », art. cité. Sur ce point, voir également Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
-
[39]
Comme Luc Boltanski l’observe déjà dans les années 1960 : « S’il est vrai que “la vertu veut une certaine aisance”, les conditions matérielles de possibilité de la morale ascétique sont rarement remplies dans les classes populaires » (Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984 (1re éd. : 1969), p. 119).
-
[40]
Daniel Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 145-178.
-
[41]
Prenant également au sérieux ces territoires interprétatifs partagés et leur fonction (notamment identitaire) dans les conversations, M. Billig parle du « kaléidoscope de sens commun » : Michael Billig, Talking of Royal Family, Londres, Routledge, 1992, p. 48.
-
[42]
Avec Erving Goffman, c’est le statut de la parole en interaction qu’il faut alors interroger. Selon lui, « rien n’est plus efficacement le fondement d’un engagement commun que la parole. Les mots sont le plus grand et le meilleur moyen pour attirer locuteur et auditeur à l’intérieur du même foyer d’attention, dans le même schéma d’interprétation s’appliquant audit foyer » (Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Minuit, 1987, p. 80).
-
[43]
Michael Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », Critical Studies in Mass Communication, 14 (4), 1997, p. 297-309, dont p. 299. J. Kitzinger constate également l’importance de ces discussions durant lesquelles les participants « parlent pour le plaisir » et qui relèvent de la « performance et [d’]une façon d’“être sociable” ». Celles-ci cristallisent en effet des représentations qui sont devenues communes, au double sens de banales et partagées. Voir Jenny Kitzinger, « Le sable dans l’huître : analyser des discussions de focus group », Bulletin de psychologie, 57 (3), 2004, p. 299-307, dont p. 302.
-
[44]
Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31 (1), 1980, p. 2-3, dont p. 2.
-
[45]
Groupe « intermédiaires 25 ans ».
-
[46]
Dans ces conditions, « les personnes parlent d’abord avec ceux qui partagent leurs valeurs et ils attendent de la conversation qu’elle renforce les points de vue qu’ils partagent déjà » : M. Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », art. cité, p. 302.
-
[47]
On observe ici l’intérêt de constituer des groupes préexistants dans la mesure où la familiarité entre les participants favorise ces logiques qui auraient été sans doute moins perceptibles dans des groupes dits « artificiels » (et au sein desquels le « sociable model of conversation », souvent facilité par l’interconnaissance, fonctionnerait plus difficilement).
-
[48]
À l’inverse, des théoriciens du schème en psychologie sociale estiment qu’on ne peut avoir accès qu’aux conséquences empiriques des schèmes et non aux schèmes en eux-mêmes. Cf. Milton Lodge, Kathleen M. McGraw, Pamela Johnston Conover, Stanley Feldman, Arthur H. Miller, « Where is the Schema ? Critiques », American Political Science Review, 85 (4), décembre 1991, p. 1357-1382, dont p. 1365.
-
[49]
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
-
[50]
Dans les observations qu’elle a menées au sein d’associations locales de jeunes issus de l’immigration (deux de loisirs, et une à vocation sociale), C. Hamidi montre que « les logiques de politisation ne dépendent pas exclusivement d’attributs individuels, mais également d’effets du contexte » (Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », Revue française de science politique, 56 (1), février 2006, p. 5-25, dont p. 14).
-
[51]
G. Philo, Seeing and Believing…, op. cit., p. 86-110.
-
[52]
Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de continuer à faire prévaloir les préoccupations économiques sur les enjeux écologiques : « Nous, pour le chauffage, j’essaie qu’on consomme moins mais c’est uniquement pour une raison pécuniaire. La première idée, ce n’est pas de me dire “tiens je vais chauffer moins pour le réchauffement climatique” ».
-
[53]
L’exemple d’Henri vient nuancer ce constat. Présenter un rapport singulier à l’enjeu qui est discuté ne se traduit pas toujours par une participation plus dense à l’interaction. Ainsi, dans son groupe, Henri est le plus directement concerné par la problématique dans la mesure où il est agriculteur. Pourtant, il ne s’appuie pas sur ce rapport pratique à l’enjeu pour prendre davantage part à la conversation.
-
[54]
Les expressions « routines conversationnelles » ou « degré de routinisation » renvoient aux habitudes et aux réflexes conversationnels entre les enquêtés. Difficilement réductibles à un indicateur, elles apparaissent quand on analyse les conversations et plus encore lorsqu’on les visionne et qu’on considère le non verbal. Les routines conversationnelles prennent par exemple en compte la propension à initier un échange ou à y mettre fin. Cette piste est, ici, simplement explorée et pourrait être approfondie à partir d’autres enquêtes explicitement conçues pour la travailler.
-
[55]
Nous nous appuyons ici sur les travaux déjà cités de F. Haegel et S. Duchesne, ainsi que sur ceux de M. Billig, selon qui « les arguments radicaux qui peuvent être avancés quand un individu exprime/impose ses prises de position tranchées sont socialement produits et la rhétorique complexe de ces prises de position ainsi que les contre-réactions qu’elles provoquent doivent être analysées en relation avec ce contexte argumentatif » (Michael Billig, Ideology and Opinions. Studies in Rhetorical Psychology, Londres, Sage, 1991, p. 181).
-
[56]
En tant que vendeuse en décoration d’intérieur, Laetitia évolue dans un milieu professionnel où l’attention portée au cadre de vie et à l’environnement est soutenue. Notamment, les revues de décoration intérieure, qu’elle lit régulièrement, comportent de nombreuses références à l’écologie du quotidien.
-
[57]
Sur la difficulté pour les enquêtés de tenir des positions cohérentes au cours d’une conversation, voir É. Darras,
« Le pouvoir de la télévision ?… », cité. -
[58]
Les familles que nous avons réunies ont des histoires marquées par une forte proximité, avec de nombreuses années passées sous le même toit.
-
[59]
On rejoint ici le constat dressé par Schudson qui observe comment, dans les conversations avec des gens qu’elles connaissent, « les personnes testent leurs opinions, pour être sûrs, et exposent des idées qui risquent d’être froidement reçues, mais ils font cela en étant certain qu’ils sont d’accord sur l’essentiel et que les propositions qu’ils soumettent ne les mettront pas en danger » (M. Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », art. cité, p. 302).
-
[60]
Ces suggestions doivent être relativisées en fonction de variables sociales qui, comme le volume et la structure du capital scolaire, inclinent à des postures inégalement délibératives. Des comparaisons internationales montrent que les traditions nationales peuvent également orienter ces inclinaisons à la délibération : cf. Sophie Duchesne, Elizabeth Frazer, André-Paul Frognier, Guillaume Garcia, Florence Haegel, Virginie Van Ingelgom, « Europe Between Integration and Globalisation. Social Differences and National Frames in the Analysis of Focus Groups Conducted in France, Francophone Belgium and the UK », Politique européenne, 30 (1), 2010, p. 67-105.
-
[61]
Anne Salazar Orvig, Michèle Grossen, « Représentations sociales et analyse de discours produit dans des focus groups : un point de vue dialogique », Bulletin de psychologie, 57 (3), 2004, p. 263-272.
-
[62]
De même, les sociologues du langage soulignent l’intérêt qu’il y a à « mettre en rapport des situations sociales et des régularités discursives » (François Leimdorfer, « Registres discursifs, pratiques langagières et sociologie », Langage et société, 124, 2008, p. 5-14, dont p. 10).
-
[63]
Selon Conover et al., les attitudes portent sur un seul objet tandis que les schèmes seraient plus généraux :
« Les structures d’attitudes qui se caractérisent par la somme de toutes les croyances relatives à un objet ne sont pas la même chose qu’une structure schématique caractérisée par des catégories et des structures hiérarchisées » (M. Lodge, K. M. McGraw, P. Johnston Conover, S. Feldman, A. H. Miller, « Where is the Schema ? Critiques », art. cité, p. 1366). -
[64]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
-
[65]
Le croisement entre notre recherche et celle menée – dans la même lignée – par M. Grossetête à propos de la mortalité routière tend à montrer qu’à conditions sociales équivalentes, ces deux problèmes publics sont appréhendés à partir de schèmes proches sinon comparables. En particulier, le rapport « civique » aux enjeux se rencontre plus fréquemment chez les membres des catégories sociales les plus diplômées. Ces constats plaident ainsi pour une certaine transférabilité des schèmes. Voir Jean-Baptiste Comby, Mathieu Grossetête,
« Les classes sociales face à la “sécurité routière” et au “changement climatique” », communication lors du colloque « 30 ans après La distinction », Paris, le 6 novembre 2010. -
[66]
Peter Lunt, Sonia Livingstone, « Rethinking the Focus Group in Media and Communication Research », Journal of Communication, 46, 1996, p. 79-98, dont p. 93.
-
[67]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », art. cité, p. 172.
-
[68]
NB : les revenus indiqués correspondent à ceux notés par les enquêtés ; ce sont donc des ordres de grandeur à interpréter avec prudence dans la mesure où ils n’intègrent sans doute pas tous la même chose et sont souvent inscrits « de mémoire ».
-
[69]
Ces cinq groupes habitent à Paris et l’échantillon ne compte donc pas de groupes issus des catégories sociales favorisées vivant en province.
1La méthode des entretiens collectifs permet de renouveler la façon dont peut être abordée, d’un point de vue empirique, la question sociologique « classique » des relations entre les individus et les collectifs auxquels ils appartiennent. Dans les usages les plus courants de cette méthode par les sciences sociales, ces « deux niveaux inséparables de l’univers humain » [1] bénéficient d’une attention à géométrie variable. Pour les uns, le groupe de discussion en tant que tel constitue l’unité d’analyse la plus pertinente. Il s’agit de repérer les « cadres partagés » propres à des personnes qui ont en commun certaines caractéristiques (PCS, sexe, âge, etc.) [2]. La comparaison entre différents groupes [3], qui réunissent généralement des personnes dont les sociabilités sont éprouvées, constitue l’opération d’analyse principale. Il s’agit bien souvent de créer une situation d’enquête jugée plus propice à la compréhension des comportements des personnes les moins dotées culturellement [4]. D’autres chercheurs concentrent plutôt leur attention sur les individus pour appréhender les manières dont ils se comportent dans une situation d’interaction donnée [5]. Si la comparaison entre les groupes n’est pas délaissée, elle est moins centrale. Ces analyses privilégient les dynamiques interactionnelles se jouant au sein de groupes qui peuvent être socialement hétérogènes ou réunir des personnes ne se connaissant pas. Ces interactions, en particulier en cas de désaccords, permettraient de saisir plus précisément ce que les enquêtés ont en tête quand ils donnent leur avis. En défendant leurs points de vue, ils expliciteraient leurs arguments, leurs valeurs et systèmes de croyance [6].
2Pour tenter de dépasser cette alternative, il paraît fécond de prendre appui sur le travail réflexif entamé par Jocelyn A. Hollander, qui propose d’apprécier les façons dont le contexte de l’entretien collectif façonne les modalités et la nature des échanges verbaux collectés. Elle invite à tenir ensemble d’une part ce que le groupe produit et d’autre part ce que les individus peuvent produire au sein de ce groupe. Dès lors, l’enjeu méthodologique consiste « non pas à obtenir des participants à l’entretien collectif leur “vérité”, mais plutôt à comprendre et à analyser les forces interactionnelles multiples et complexes qui amènent les enquêtés à partager certaines vérités, à en retenir d’autres, et à élaborer de nouvelles versions de la réalité dans un contexte donné » [7]. Ces suggestions reposent sur un travail exploratoire relatif aux perceptions des violences faites aux femmes, thème qui touche à l’intime et qui se révèle particulièrement sensible à la situation de parole. Au cours de cette recherche, J. A. Hollander a mené des entretiens individuels avec des personnes qui avaient participé à ses entretiens collectifs. Ces enquêtés expliquent que leur parole était contrainte par la situation de groupe et livrent alors un discours relativement différent sur le thème qui était discuté. J. A. Hollander pose ainsi l’hypothèse que l’espace de ce qu’il est bienvenu, important ou risqué, voire impossible de dire, varie en fonction de la qualité des sociabilités et du degré de familiarité (membres d’une même famille ou collègues de travail, par exemple), des statuts sociaux plus ou moins homogènes (par exemple, des groupes mixtes ou pas), du thème de la conversation (controversé ou, à l’inverse, fédérateur), mais encore du lieu de la conversation. Autrement dit, l’analyse des entretiens collectifs gagnerait à considérer indissociablement les « cadres partagés » au niveau du groupe et les types d’interaction au principe de ces mises en commun.
3Pour prolonger cette perspective qui entend ne pas séparer l’individuel du collectif, soulignons que si l’entretien individuel se montre plus propice au recueil d’éléments biographiques et à la description minutieuse des trajectoires au cours desquelles les habitus prennent corps, les entretiens collectifs permettent de comprendre comment ces dispositions sociales se déploient dans le cadre d’une discussion. Ils offrent l’occasion d’observer des personnes en train de converser et d’exprimer des conceptions du monde, des manières de percevoir, de classer, de représenter les choses. Les entretiens collectifs donnent ainsi à voir une partie spécifique du système des dispositions qui forme l’habitus, celle qui correspond à ses dimensions cognitives et interprétatives, et que l’on peut qualifier de schème. Acquis et élaborés au gré d’expériences sociales sédimentées, les schèmes se révèlent indissociablement individuels et collectifs. Définis par Alfredo Joignant comme des « prédispositions cognitives » [8], ils se caractérisent par leur durabilité et leur transférabilité, et se distinguent en cela des opinions. Ces dernières, destinées à être verbalisées publiquement, se montreraient en effet plus sensibles au contexte ainsi qu’au thème de la conversation. Ces opinions sont souvent le produit des schèmes qui, en tant que dispositions sociales, sont constitutifs de l’habitus. Pierre Bourdieu utilise d’ailleurs les concepts de « schème » et de « disposition » de manière relativement équivalente. Il emploie le mot « schème » pour évoquer essentiellement des modes de classement et de perception du monde. Ainsi, à l’instar des dispositions, les schèmes doivent être saisis en contexte puisque leur transférabilité comporte toujours une part d’ajustement [9]. Dans son bilan critique et cumulatif des débats autour de la « schema theory », A. Joignant souligne que, pour les cognitivistes, « les fonctions sociales des schèmes ne sont pas très différentes de celles remplies par des notions sociologiques voisines (comme l’habitus chez Bourdieu) » [10]. Il reste que les recherches à propos des structures cognitives des agents se révèlent pour la plupart asociologiques [11]. Qu’il s’agisse des détracteurs ou des avocats de la théorie du schème, les chercheurs en psychologie sociale tiennent rarement compte des ancrages et usages sociaux des schèmes dans la mesure où leurs travaux s’appuient généralement sur des enquêtes expérimentales ou statistiques pour étudier « the life of the mind » [12] d’un individu générique. Nous souhaiterions compléter ces approches cognitives en insistant, dans notre recours à ce concept, sur son caractère tout à la fois socialement construit [13] et générateur d’appréhensions du monde [14].
4Dès lors, la méthode des entretiens collectifs peut-elle contribuer à une connaissance sociologique des schèmes d’appréhension d’un problème public ? Cet article soutient que les entretiens collectifs, dans la mesure où ils permettent d’articuler des analyses comparatives et des approches interactionnelles, enrichissent la compréhension des mécanismes par lesquels les schèmes se déploient, s’ajustent et s’entretiennent. Il plaide pour un équilibre entre les analyses inter et intragroupes, les premières se situant davantage au niveau du collectif et les secondes à l’échelle de l’individu, afin de mettre au jour la dialectique des schèmes. Ceux-ci génèrent en effet des répertoires interprétatifs diversifiés dans leur substance, d’une part, et réguliers dans leur distribution sociale, d’autre part. Plus avant, les entretiens collectifs invitent à interroger l’impact des sociabilités [15] sur la mobilisation des schèmes.
5Pour tester ces propositions inséparablement méthodologiques et théoriques, nous prenons appui sur un travail de thèse au cours duquel douze conversations sur les changements climatiques, rassemblant des personnes qui se connaissent, ont été enregistrées (la composition des groupes est présentée en annexe) [16]. L’analyse comparative de ces conversations fait apparaître des manières socialement situées d’appréhender le problème climatique en particulier et les problèmes publics en général. En revanche, pour des raisons tenant au protocole d’enquête, aux profils des enquêtés et à la construction publique du problème soumis à la discussion, ces conversations ne livrent pas à l’analyse des prises de position tranchées. Dans notre corpus, les processus de négociation collective des avis et des jugements s’opèrent essentiellement sur le mode de la coopération et peu sur celui du conflit [17]. Il convient alors de porter une attention particulière à ces interactions faussement « anodines » qui relèvent moins du désaccord que de l’accord, mais au gré desquelles un espace du dicible se délimite et des schèmes sont mobilisés.
6La première partie interroge les mécanismes feutrés qui gouvernent la mise en œuvre de schèmes au sein des discussions. Dès lors qu’ils se mettent d’accord, notamment sur ce qui est digne d’intérêt, et donc digne d’être discuté, les enquêtés partagent des visions du monde. Ces interactions, bien que peu conflictuelles, participent à l’entretien des principes d’interprétation des participants. Les entretiens collectifs, lorsqu’ils donnent à voir différentes situations d’interaction, incitent alors à contextualiser plus avant ces logiques. Dans une perspective plus exploratoire, la seconde partie propose donc des pistes pour analyser le poids des sociabilités sur les conditions d’expression des schèmes. Face aux difficultés qu’il peut y avoir à objectiver cette influence des sociabilités, elle suggère notamment de bien prendre en compte le degré de routine conversationnelle entre les participants [18].
La mobilisation silencieuse des schèmes dans les conversations
7Pour discuter la méthode des entretiens collectifs ainsi que les données qu’elle nous a permis de produire, il importe de revenir sur les conditions de production de cette enquête. L’un des objectifs de départ était d’évaluer le poids des sociabilités routinières sur les modes d’appréhension de la question climatique. Il semblait donc préférable d’obtenir des échanges puisant dans des univers d’expérience communs. Cela supposait de réunir des individus qui se connaissent depuis plusieurs années, qui ont des histoires communes, qui ont traversé des épreuves du même ordre et entre lesquelles la distribution des rôles est bien rôdée. En effet, « plus on obtient des groupes de pairs ordinaires, plus on a de chance d’enregistrer des représentations ordinaires » [19], c’est-à-dire partagées par les participants et plus fidèles à la réalité de leurs interactions quotidiennes.
Un dispositif en quête de sociabilités plausibles
8Pour obtenir des groupes d’interconnaissances, la consigne était donnée à des intermédiaires [20] de solliciter dans leur entourage des personnes « qui ont l’habitude de discuter ensemble » pour les inviter à venir parler de « questions de société ». Réunir des personnes qui se connaissent représente également un moyen de constituer des groupes qui ont plus de chance d’être homogènes du point de vue des conditions sociales d’existence. Afin de procéder à une analyse comparative pour apprécier l’effet des variables sociales, l’ensemble des groupes doit cependant former un échantillon contrasté [21]. Cet impératif est renforcé ici par le fait que l’analyse de données statistiques de seconde main atteste du rôle discriminant des ressources économiques et culturelles dans la distribution sociale des rapports pratiques au problème climatique [22]. Nous avons donc veillé à contacter des intermédiaires inégalement pourvus en capitaux économiques et culturels. Si les autres variables telles que l’âge, le sexe ou le lieu d’habitation pèsent vraisemblablement dans les manières de concevoir le problème climatique, il s’avère délicat de croiser tous ces critères lorsque l’on travaille sur un échantillon qualitatif de cinquante enquêtés. Nous avons donc prioritairement considéré le niveau de diplôme, de revenu et la PCS (nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles) tant lors du recrutement qu’au cours de l’analyse.
9À l’instar de la composition des groupes qui souhaitait reproduire des interactions probables, l’ensemble du protocole d’enquête était animé par un souci de réalisme. Les discussions se sont généralement déroulées au domicile de l’un des participants ou dans des lieux où les enquêtés avaient l’habitude de se retrouver, comme les locaux d’une association. La présence de repères familiers et l’instauration d’un contexte « décontracté » visaient à signifier aux enquêtés qu’ils pouvaient se comporter de façon ordinaire, c’est-à-dire sans prêter trop d’attention à l’ajustement de leurs dispositions à la situation. De même, le souhait de ne pas constituer des groupes de plus de six personnes s’expliquait par le caractère improbable des conversations réunissant davantage de locuteurs. Cette quête de réalisme ne doit toutefois pas se confondre avec les exigences de l’ethnographie, par exemple. On n’a pas cherché à faire totalement disparaître les marques du protocole (présence de l’enquêteur et du dispositif d’enregistrement – dont une caméra) qui demeuraient visibles, ce qui a pu affecter les postures des enquêtés. Il faut par ailleurs être conscient du caractère exceptionnel d’une discussion aussi longue (1 h 30 en moyenne) sur un même thème avec les mêmes personnes [23].
10Il reste que ce souhait de se rapprocher des conditions de conversation socialement plausibles explique aussi le choix de ne pas utiliser de stimuli pour activer les discussions. Les entretiens collectifs qui étudient les « réceptions » des messages médiatiques sont souvent agrémentés de supports vidéo, audio ou papier sur lesquels les enquêtés doivent réagir. Ce qui est observé correspond alors à une négociation à court terme d’un type de message spécifique. En ne privilégiant pas un « texte » parmi d’autres, l’enjeu était de saisir plutôt des « réceptions secondaires » [24] au sein desquelles différentes ressources symboliques peuvent être mobilisées par les participants. C’est pourquoi le guide d’entretien se voulait également ouvert et peu imposant, de manière à laisser les enquêtés s’approprier la thématique « à leur guise ». Il s’organisait en trois temps. Les participants étaient tout d’abord invités à réagir à l’évocation du thème climatique. Les discussions étaient introduites comme suit : « Alors aujourd’hui, j’aimerais qu’on parle du changement climatique ». Les questions qui suivaient cherchaient essentiellement à voir s’ils considéraient les changements climatiques comme un problème et, le cas échéant, pourquoi et comment ils qualifiaient ce problème : « Mais en fait, est-ce que c’est un problème pour vous le changement climatique ? Si oui, c’est quoi le problème pour vous ? » Après quelques questions sur les manières dont les participants s’informent sur cet enjeu devenu médiatique [25], le questionnement s’orientait sur les responsabilités causales : « Et d’après vous, qu’est-ce qui provoque le changement climatique ? Est-ce que vous avez une idée de ce qu’il faudrait faire pour lutter contre le changement climatique ? » Enfin, la troisième partie de l’entretien recueillait l’avis des enquêtés sur les différents entrepreneurs du problème, qu’il s’agisse des scientifiques, des associations, des journalistes, des hommes politiques, ou bien des individus eux-mêmes (« Et vous, vous essayez de réduire votre consommation énergétique ? »). Quant aux consignes d’animation [26], la stratégie n’était pas tant d’encourager le débat, par exemple en relevant les lignes de partage entre les enquêtés, que de laisser les conversations suivre leur déroulement « naturel ». L’entretien collectif constitue d’ailleurs une situation sociale différente de celle de l’entretien individuel, en particulier sous le rapport de la place occupée par l’enquêteur. Dans le second cas, l’anticipation des jugements (supposés) de ce dernier a sans doute plus de chance d’imprégner l’attitude et le propos de l’enquêté, tandis que la dimension collective tendrait à diluer les attributs scolaires et intrusifs de l’interaction [27].
11Il faut enfin dire un mot du codage des données. Afin de pouvoir dénombrer plus facilement les prises de parole ou de pouvoir isoler les participations d’un enquêté en particulier, il est apparu utile de retranscrire les conversations (toutes vidéo-enregistrées) sur Excel. Sans être décisif, le recours à ce logiciel s’est montré propice à l’analyse des interactions. Il a permis, à moindre coût, de faire des tris ou de qualifier certains passages, et ainsi d’opérer des regroupements et des « zooms » opportuns pour étudier les dynamiques des conversations et les modalités de participation des différents enquêtés aux discussions. Ce codage sur Excel a par exemple facilité l’identification des séquences où la conversation s’émancipe de l’animateur [28]. Postulant que le groupe s’approprie le problème au cours des interactions, l’analyse s’est concentrée sur ces tranches de conversation durant lesquelles l’animateur n’intervient pas. Les thèmes qui suscitent des échanges entre les participants correspondraient – c’est une de nos hypothèses – à ce qui les intéresse et les réunit. Cela a ainsi permis, au prix d’une imprégnation longue et lente pour comparer, identifier qui parle, de quoi, pourquoi, etc., de mieux comprendre comment le problème climatique est collectivement appréhendé dans les différents milieux sociaux étudiés, tels qu’ils sont « représentés » par les groupes réunis.
Un corpus et des conversations contrastés [29]
Un corpus et des conversations contrastés [29]
Des conversations peu conflictuelles
12Les douze conversations enregistrées à propos du problème climatique confirment que « la politisation effective des discussions – au sens où les interlocuteurs reconnaissent, à propos d’une question d’intérêt collectif, l’existence de points de vue divergents – est bien un phénomène rare » [30]. La plupart des échanges verbaux que nous avons collectés ne donnent pas à voir l’explicitation de prises de position ordonnées autour de clivages constitués. Nos enquêtés n’abordent pas la discussion comme une expérience durant laquelle ils doivent défendre des points de vue controversés, appelant des alliances et des positionnements potentiellement risqués car révélateurs d’appartenances sociales et idéologiques situées. Trois éléments contribuent à expliquer ce premier constat.
13Une première raison tient vraisemblablement aux modalités de la valorisation publique de la question climatique. Tel qu’il est mis en forme dans les médias généralistes français depuis la fin des années 1990, ce problème relève davantage de la cause « sans adversaires » [31] que du thème qui fait débat et clive les positions. Les appréhensions conflictuelles de ce thème sont donc facilement évitables, et probablement jugées illégitimes, tant les médias mettent l’accent sur les dimensions fédératrices du problème [32]. Sur d’autres problèmes publics qui font l’objet de codages partisans plus explicites, tels que l’insécurité, la réforme des systèmes de retraite, de santé, d’assurance chômage ou d’éducation, la régulation des flux migratoires, ou encore la réglementation des organismes génétiquement modifiés, les conversations ont sans doute plus de chance de prendre des tournures davantage conflictuelles. Toutefois, expliquer le
14« lissage » des conversations collectées par ce seul effet de médiatisation reviendrait à prêter beaucoup de poids aux médias. Un deuxième motif tient ainsi aux dispositions des cinquante enquêtés qui composent les groupes. Nous n’avons pas constitué de groupes ayant un lien spécifique à la question climatique (comme par exemple un groupe de militants écologistes ou de professionnels du tourisme ou de l’automobile). Ce choix s’explique par les hypothèses de cette recherche. Après avoir étudié, du côté de l’offre médiatique, l’ensemble des reportages dédiés aux changements climatiques dans les journaux télévisés du soir de TF1 et France 2 entre 1997 et 2006, c’est-à-dire dans des médias accessibles au plus grand nombre, nous souhaitions enquêter auprès de groupes dont les sociabilités ne reposent pas sur un rapport particulier à la question du climat [33]. Si certains de nos enquêtés expriment une sensibilité forte pour l’environnement, aucun ne s’estime engagé dans la cause environnementale. Ils ne sont donc pas disposés à radicaliser les termes des échanges et s’accommodent du caractère fédérateur de la thématique. Ils s’interrogent tout au plus sur la dimension éphémère et superficielle de « la mode écologique ». Il est probable que des groupes dont les interconnaissances se seraient fondées sur une relation spécifique aux enjeux climatiques auraient livré des discussions avec davantage de partis pris [34]. Enfin, la stratégie d’animation avait davantage pour principe de se laisser guider par les enquêtés que de les orienter vers des discussions où ils doivent exposer, défendre, affiner leurs points de vue. Le mot d’ordre du dispositif consistait à laisser les différents groupes s’approprier la thématique de la discussion. Cela supposait de ne pas leur imposer un aspect du problème plus qu’un autre, mais au contraire d’observer de quels enjeux ils parlent, selon quelles modalités et avec quelles références. Il convenait donc de ne pas chercher à conflictualiser les échanges pour voir comment les groupes cadrent eux-mêmes le problème.
15Ces trois éléments de l’enquête se conjuguent et expliquent en grande partie pourquoi les échanges engagent rarement des prises de position mais procèdent plutôt sur le mode du
16« cela va de soi ». Les oppositions argumentées sont rares et les échanges brefs (ce qui se traduit par des interventions fréquentes de l’animateur). Cela incite à privilégier la comparaison intergroupes pour repérer des « cadrages communs » dont le soubassement social se trouve confirmé (cf. infra).
17Mais cette moindre conflictualité des échanges ne constitue pas une raison suffisante pour faire l’économie d’une analyse de ces interactions discrètes. Il apparaît au contraire fertile de comprendre ce qui se joue en sourdine dans ces conversations. Cela suppose d’articuler une approche comparative et une démarche interactionnelle. La comparaison permet en effet de remarquer deux types d’interaction qui gouvernent la mise en œuvre de schèmes. Le premier relève de la « gestion » collective des accords et des désaccords. Il y a un enjeu (souvent silencieux) à se mettre d’accord sur ce qui compte. Le second réside dans le partage d’expériences et de points de vue. Ces récits d’anecdotes ou d’une « idée qui me passe par la tête » (« ça me fait penser à ») poursuivent rarement un objectif délibératif. Mais ils ont pour effet d’inscrire le problème dans des registres et des catégories différentes. Les schèmes, à travers ces échanges « anecdotiques », génèrent des répertoires interprétatifs ajustés à la situation. Ce point invite à défendre un usage volontairement lâche du concept de schème qui a partie liée avec le flou [35].
Dire ce qui compte : le sens symbolique des accords
18Si la cohésion d’un collectif tient à son pouvoir d’exclusion [36], Elias et Scotson montrent également que « le commérage renforce la cohésion préexistante » [37]. Autrement dit, le « nous », qui se fonde souvent sur l’identification d’un « eux », requiert aussi d’être entretenu. En prenant au sérieux les discussions autour de points de vue communs et sur lesquels il n’est pas besoin de revenir, on observe des modalités routinières de fabriquer du « nous ». Une des fonctions des « bavardages » est sans doute de tisser des liens symboliques entre les membres du groupe. Dans certains cas, cela se traduit par des expressions non verbales (un clin d’œil ou un abaissement de tête) qui signifient l’adhésion à ce qui apparaît aux protagonistes comme une évidence. L’extrait qui suit illustre comment trois avocats parisiens, lorsqu’ils évoquent les solutions possibles au problème climatique, s’accordent tacitement pour inférer une forte valeur à la responsabilité de chacun face aux problèmes environnementaux.
[Groupe « Jeunes avocats parisiens »]
Lisa – Oui, je pense qu’avant que ce soit à grande échelle, ça doit d’abord entrer dans les têtes. Jean-Pierre – Ouais, ce sont des petites réflexions : « Tu peux éteindre la lumière ? » ; ce ne sont pas des discussions, mais des réflexions ! « Ne pas laisser les robinets ouverts », des petites choses comme ça ! Géraldine – Moi, c’est moi qui passe ces messages en général.
19La conversation se prolonge sur la manière dont l’éducation leur a permis d’intérioriser ces gestes devenus des « automatismes ». Ainsi, il ne s’agit pas seulement de se mettre d’accord sur ce qu’il faut faire pour préserver la nature, mais également de (se) montrer qu’on partage les mêmes normes. Sans en avoir l’air, cette interaction indique aux participants qu’ils ont en commun des rapports à l’éducation et à leur autodiscipline. L’analyse comparative révèle alors que, loin d’être singulières, ces appréhensions morales de l’écologie se retrouvent chez la plupart des groupes dont les membres sont fortement dotés en capitaux culturels. Entretenant des rapports assez enchantés avec les logiques pédagogiques, les enquêtés des groupes les plus diplômés estiment que « l’environnement, c’est comme l’alphabet, ça s’apprend » (Guillaume, professeur d’agronomie dans un lycée). Dans la mesure où la construction publique du problème climatique s’opère sur un registre individualisant à la faveur duquel s’accentuent les normes de « civisme écologique » [38], ces groupes font preuve d’une propension plus élevée à mettre leurs pratiques en conformité avec les modèles dominants. Mais à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale, ces appréhensions de l’enjeu sur des registres civiques et pédagogiques se font plus rares, sans doute parce que les profits sociaux qu’elles peuvent apporter diminuent ou sont moins bien perçus [39]. Les préoccupations environnementales tendent davantage à être reléguées après celles d’ordre matériel, scolaire, professionnel, sanitaire, etc. Des membres du groupe
20« Populaire rural » évoquent ainsi abondamment les pratiques domestiques des économies d’énergie (géothermie, puits canadiens, isolation, biocarburants, etc.). Celles-ci ne sont pas tant justifiées par un souci de « vertu civique » que par leur ajustement aux contraintes dans lesquelles sont insérés ces enquêtés.
[Groupe « Populaire voisins rural »]
Enquêteur – Qu’est-ce que vous trouvez intéressant dans ces équipements pour économiser de l’énergie ?
Sylvie – Les économies premièrement.
Consensus général : Marie, Henri et Thierry reprennent – Les économies oui…
Thierry – Enfin, ça coûte plus cher à l’achat, et puis après tu t’y retrouves sur le long terme et puis tu pollues pas la planète quoi !
Marie – Exactement, ça te donne bonne conscience.
21Bien qu’ils soient évoqués, les profits symboliques attachés aux économies d’énergie demeurent secondaires face aux gains économiques attendus. L’exclamation collective et simultanée
22« les économies oui », traduit une même vision de l’enjeu. L’accord s’opère sur la hiérarchie des justifications et sur le caractère secondaire des motivations écologiques et morales. Si ces enquêtés ont bien le sentiment d’adopter des comportements écologiquement vertueux, (se) faire valoir (à travers) ces attitudes leur importent moins que pour d’autres enquêtés éloignés de leurs conditions sociales. Pour eux, l’éducation ne représente pas le meilleur moyen de modifier les comportements individuels qui doivent plutôt être contraints, notamment par des mécanismes qui « touchent à leur porte-monnaie ».
23La comparaison entre les groupes confirme ainsi la force des dispositions sociales [40] dans la mesure où elle montre que la mobilisation des schèmes génère des appréhensions socialement différenciées des normes du « civisme écologique ». Tandis que les catégories sociales supérieures et les enquêtés les plus diplômés des groupes intermédiaires mettent quasi exclusivement en avant des motivations morales et civiques, les groupes populaires et intermédiaires privilégient quasi systématiquement les motifs économiques, sans pour autant ignorer les enjeux écologiques. Pour les premiers, la discipline écologique peut se transmettre et s’incorporer quand, pour les seconds, elle doit davantage être imposée de l’extérieur. Ainsi, bien que qualitative, l’analyse comparative laisse entrevoir des régularités. Celles-ci ne sont pas mesurées en termes de fréquences statistiques, mais elles sont révélées par la constance et la consistance, à conditions sociales relativement équivalentes, de certaines manières d’appréhender le problème.
Des discussions pas si « anodines »
24Les occasions de se mettre d’accord sur ce qui compte s’accompagnent généralement de récits d’anecdotes ou d’avis dont le caractère « anodin » ne doit pas masquer leur contribution aux processus de socialisation [41]. Il convient ainsi de se demander ce que font les enquêtés quand ils font part de leurs expériences, de leurs points de vue, de celui des médias ou d’autres types de connaissance, sans pour autant chercher à imposer leurs vues. A minima, ils définissent collectivement un cadre d’interprétation cohérent et légitime au regard de leurs caractéristiques sociales communes [42]. Ils réaffirment des normes, ils réévaluent la saillance des différents aspects du problème, ils se situent, avec leurs pairs, face à cette question pluridimensionnelle. Or, si on reprend la distinction proposée par Michael Schudson, la plupart des discussions de notre corpus relèvent du « sociable model of conversation » et plus exceptionnellement du « problem-solving model » [43]. L’échange qui suit illustre ces pratiques conversationnelles dont l’enjeu n’est pas de défendre une prise de position ou de résoudre un problème, mais de faire passer le temps, de s’intéresser, de jouer le jeu de la discussion, etc.
[Groupe « Retraités, intermédiaires »]
Michel – Ils préconisent d’acheter des ampoules économiques plutôt que des ordinaires maintenant !
Jean-Claude – Ça coûte cher !
Reine – Ça coûte cher mais t’y gagnes. Moi, j’en mets ! Et je vois l’économie… Jean-Claude – Oui, moi j’en mets aussi.
Michel – En économie, il faut 15 watts pour remplacer 75… C’est ce qu’ils disent mais quand on allume ces ampoules, on ne voit pas très clair, ça vient un peu après ! C’est pas tellement gênant si on n’a pas besoin d’un grand coup de lumière.
Reine – Moi, j’en ai cinq et j’en allume qu’une !
Jean-Claude – Oui, mais Reine fait attention à son porte-monnaie. Michel – Mais ça, c’est encore de la petite économie !
Jean-Claude – Si ça économise quand même. Entre une 15 W et une 75 W, le rapport est d’un à cinq !
Michel – D’accord, mais moi, on m’a toujours dit que les ampoules, la consommation, c’était négligeable !
25Au sein de ce groupe de six retraités, il s’agit bien souvent de faire part, d’apprendre « aux autres » et « des autres ». Le désaccord sur la futilité des économies liées aux ampoules à basse consommation dissimule mal l’accord plus général sur la nécessité de faire des économies d’argent et d’énergie. Autrement dit, la discussion ne semble pas peser sur les points de vue. Discuter des ampoules basse consommation n’est cependant pas neutre. Cela suppose de percevoir ce thème comme pertinent au regard d’une part du sujet de la conversation, et d’autre part des attentes supposées des autres personnes présentes. Tous les exemples, toutes les anecdotes, toutes les expériences, tous les points de vue ne sont pas mobilisables dans toutes les circonstances. Si bien qu’on ne pense pas tout ce que l’on dit et l’on ne dit pas tout ce que l’on pense. Ce qui rend une expérience mobilisable repose notamment dans l’anticipation des réactions qu’elle va susciter chez les autres personnes présentes. Au cours des interactions se constituent ainsi des répertoires interprétatifs qui, parce qu’ils satisfont les participants, deviennent légitimes. Cette légitimité, tacitement élaborée, passe par des compromis ou par le recours à des « allant de soi », qui font de l’entretien collectif une situation de communication interpersonnelle « supposant et produisant la connaissance et la reconnaissance mutuelles. L’échange transforme les choses échangées en signes de reconnaissance » [44]. Ainsi, pour les groupes les plus soucieux de se livrer à des interprétations distinctives, appréhender la question climatique au prisme de « la pluie et le beau temps » et, comme Aurélie, penser « aux fontes des glaces et aux saisons que l’on n’a plus » [45], est simplement impensable. La météo ne fait pas l’affaire de tous et il importe pour certains groupes d’éviter ces appréhensions jugées « triviales » car propres à ceux qui sont moins « cultivés ». Par exemple, quatre étudiants en histoire à la Sorbonne, membres d’une association étudiante de journalisme, situent immédiatement leur discussion dans un registre aux prétentions intellectuelles et universelles.
[Groupe « Étudiants à la Sorbonne »]
Adrien – Je pense que c’est le défi du 21e siècle. C’est un défi nouveau, il n’y a pas eu d’antécédents dans l’histoire, et qui s’inscrit dans une perspective de globalisation parce que ça concerne l’humanité dans son ensemble.
Jean-Louis – Moi c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup, mais j’ai du mal à voir où ils en sont au niveau scientifique, parce que même s’il y a le GIEC, ils ne savent pas si la montée des températures vient du centre de la terre. Après, on sait qu’il y a des périodes glaciaires, interglaciaires, alors peut-être qu’on entre dans une nouvelle ère.
26Tributaires tant des dispositions sociales que de l’interaction, les récits discutés par les enquêtés orientent la mise en œuvre des schèmes d’appréhension. C’est un truisme, on n’appréhende pas le problème climatique de la même façon selon qu’on en discute à partir des faits du quotidien (qu’il s’agisse de la météo ou de la gestion énergétique du foyer) ou qu’on en parle à partir de ses dimensions politiques ou scientifiques. L’exemple des rapports aux dimensions internationales du problème climatique est significatif. Les enquêtés qui voyagent peu se sentent « tout petits » face à l’immensité du problème, comme « une goutte d’eau dans l’océan ». Ils font des allusions furtives à la Chine ou aux États-Unis pour signaler que ces pays n’ont pas ratifié le protocole de Kyoto, ou pour remarquer qu’ils pèsent beaucoup plus dans la balance du problème que la France. Dans les groupes au sein desquels les participants voyagent beaucoup et loin, la conversation peut s’étendre sur ces aspects du changement climatique qui deviennent le support d’attitudes ostentatoires. Le registre est alors celui du témoignage qui permet de passer du statut de spectateur « à distance » des joutes diplomatiques à celui de porte-parole des réalités du problème.
[Groupe « Jeunes diplômés parisiens »]
Sophie – Les Chinois ne payent pas l’électricité en fonction de leur consommation, ils payent un forfait. Donc, ils ne font pas attention à ce qui fonctionne. Par contre, dans toutes les campagnes où je suis allée, j’ai vu que tout le monde avait des panneaux solaires. Et ça, en Amérique, c’est pareil, on l’a vu. Thomas – Je trouve qu’en Chine, ça se voit plus la pollution : ils ont tous des masques, il y a vachement de brouillard, les arbres et l’herbe ne sont pas verts…
27L’analyse comparative de cet échange qui repose sur une pratique rare (voyager loin) met au jour son caractère socialement situé. Ce type de propos se rencontre plus exceptionnellement dans les groupes les plus démunis, ce qui confirme une certaine régularité dans la distribution sociale des appréhensions mobilisant des expériences de voyage. Quant à l’étude de l’interaction, elle témoigne de sa dimension « sociabilisante » ainsi que de son caractère socialisant. L’objectif est moins de trouver une solution ou d’imposer un point de vue que de sociabiliser en partageant du vécu et des constats. Or, au cours de ces conversations où les personnes sociabilisent, se consolide un espace relativement durable des vocabulaires, des thèmes, des arguments, des anecdotes, plus ou moins légitimes et appropriés à une situation donnée [46]. Les conversations « anodines » permettent aux individus de s’accorder sur ce qui compte, ce qui est intéressant, ce qui est (in)acceptable, (ig)noble, etc. Elles soutiennent donc le partage de visions communes du monde, indices d’une appartenance à un même milieu social [47].
28Ces remarques interrogent la qualité des échanges verbaux obtenus. Que renseignent ces flots de conversation ? Comment leur donner du sens sans les surinterpréter ? Au terme de cette première partie, il apparaît qu’une comparaison des thèmes « qui font discuter », souvent sur le mode du renforcement des catégories d’entendement communes, est féconde pour au moins deux raisons. D’une part, elle permet de mettre au jour des régularités sociales dans les manières d’appréhender le problème, et d’autre part, elle semble permettre d’aller au-delà des seules expressions des schèmes, en donnant accès aux mécanismes, certes discrets, au prisme desquels ils s’actualisent et s’entretiennent [48]. Comme nous venons de le voir, deux de ces mécanismes sont repérables à partir de nos données : 1) la hiérarchisation (implicite) des manières d’appréhender ces enjeux, et 2) l’explicitation des accords sur ce qui compte et sur les enjeux qui valent la peine d’être discutés.
29Afin de faire progresser la méthode, nous souhaitons désormais discuter des effets des sociabilités sur la mobilisation des schèmes. L’hétérogénéité de notre échantillon sur ce plan permet de suggérer quelques pistes d’analyse. Les entretiens collectifs représenteraient alors un moyen efficace pour éclairer ces logiques où l’individuel et le collectif s’entrelacent.
La mobilisation des schèmes à l’épreuve des sociabilités
30Selon les personnes avec lesquelles on discute, certains principes d’appréhension des enjeux sont développés ou, au contraire, avortés. Par exemple, lorsque Michel essaie à sept reprises de politiser le propos en déployant un schème idéologique d’ordre critique, ses tentatives sont systématiquement « détournées » par le reste du groupe. Les sociabilités de ce groupe, dont les membres se retrouvent toutes les semaines dans le cadre d’une association de retraités, se montrent peu propices à des discussions d’ordre politique sans doute jugées trop « sérieuses » et « impliquantes ». Les protagonistes présentent une plus faible homogénéité sociale et une moindre familiarité que dans les autres groupes. Leurs routines conversationnelles sont moins réglées. Cette forme de sociabilité explique en grande partie pourquoi les interventions « politisantes » de Michel ne sont jamais reprises par les autres participants. Lorsque ce salarié de la SNCF à la retraite impute la responsabilité des problèmes aux entités collectives, les autres participants font comme s’il n’avait rien dit en réagissant à un élément qui a été dit juste avant ou bien en passant à autre chose. Dans les illustrations qui suivent, la remarque sur l’éclairage des villes est par exemple prolongée par une digression à propos d’une expression lorraine relative aux bougies et qui fait référence à la discussion qui précédait et dont le thème était l’éclairage domestique.
[Groupe « Retraités, intermédiaires » : interventions « politisantes » de Michel]
« Oui, mais ce n’est pas nous qui polluons le plus ! »
« On est quand même pas les principaux responsables. Les usines plutôt, le système, mais nous… »
« On ne parle pas de l’éclairage de nuit dans les villes, parce que là, ça reste allumé ! »
« Non, ce qui est plus intéressant, c’est tout ce qui est utilisé et qui ne sert à rien ! »
« Il faut développer le ferroutage, au détriment de la route. »
« Pour diminuer les gaz à effet de serre, il faut beaucoup diminuer les camions sur les routes […] avec le gasoil, ils dégagent beaucoup de pollution, malgré qu’ils aient amélioré les diesels. »
« On n’a pas parlé de TGV ! Le TGV Est, 320 km/h. »
31S’il paraît nécessaire à Michel de présenter les choses autrement en contestant l’individualisation des fautes, il ne cherche pas non plus à imposer cette vision du problème. On peut pourtant se demander comment les choses auraient tourné s’il avait été en présence de proches avec lesquels il partage cette lecture politisée du monde social. Sans doute aurait-il développé ces prises de position qui auraient été reprises et discutées.
32Il importe donc d’étudier les « cadres de participation » [49] au sein desquels les schèmes sont mobilisés pour apprécier les effets des sociabilités sur leur mode d’expression [50]. Trois dimensions de ces sociabilités semblent orienter les manières dont les schèmes sont mobilisés et notamment les modalités de participation aux conversations. Les deux premières, relativement classiques, renvoient à des données sociales objectives, à savoir les ressources sociales possédées et le rapport au thème de la discussion. D’ordre plus interactionnel, la troisième tient au degré de routinisation de la conversation. Discutée plus bas sur un mode exploratoire, cette dimension atteste de l’intérêt de recruter des groupes préexistants. Ce choix méthodologique permet d’observer que plus les sociabilités sont éprouvées, plus les enquêtés ont l’habitude de débattre entre eux, plus les modalités de la participation sont réglées et plus les schèmes sont mobilisés sur un mode conflictuel. C’est du moins ce que laisse entrevoir l’analyse des rares séquences où des enquêtés expriment leurs désaccords. Enfin, de façon plus conclusive, on reviendra sur l’apport de la méthode à la compréhension sociologique des schèmes, en montrant qu’elle peut éclairer leur dialectique sociale.
Deux ressorts sociaux de la participation aux conversations confirmés
33Le volume et la nature des prises de parole demeurent tributaires de la répartition des ressources sociales entre les participants. Même dans des groupes où l’homogénéité sociale est importante, certaines propriétés continuent dans bien des cas (et notamment quand le nombre de participants augmente) à maintenir des personnes aux marges des échanges. L’examen des caractéristiques de ceux qui ne disent rien ou presque révèle qu’ils sont les plus distants du reste du groupe sous le rapport d’au moins une variable objective (cf. encadré 1). Cette distance objective se convertit en distance subjective, laquelle se traduit par une faible participation.
Encadré 1. Ce que nous disent ceux qui ne disent rien ou presque
16 prises de parole (PdP) à eux deux. Leur retrait tient surtout au fait qu’ils sont les plus jeunes (20 et 21 ans). À cela, s’ajoute la faible familiarité de Déborah avec les autres membres de la famille et l’attitude d’emblée désinvolte de Jonathan envers la situation d’enquête.
Reine et Sabine, « groupes Retraités intermédiaires », n = 6, aide-cuisinière et cuisinière,
33 et 35 PdP (pour une moyenne de 82 par participants). Si ces deux enquêtées prennent tout de même la parole, leurs interventions sont toujours très brèves (« La peur n’évite pas le danger ! », « On prend la douche ! », « Ah ben les hommes politiques… ») et rarement pour prendre l’initiative d’une réponse ou d’un échange. Ces participations en demi-teintes doivent sans doute beaucoup à leur capital scolaire, sensiblement moins élevé que celui des autres participants.
Henri, « groupe Populaire voisins », n = 6, agriculteur. 8 prises de parole (PdP). Cette faible participation s’explique par le fort investissement de sa femme dans la conversation. Celle-ci est la plus diplômée du groupe et semble porter la parole du couple. Par ailleurs, Henry semble complexé par son fort accent béarnais qui ne le rend pas toujours bien compréhensible.
34Au-delà de ces cas limites, l’âge, le niveau de diplôme, le genre ou la situation socioprofessionnelle pèsent sur les modalités de la participation aux conversations. Lorsque les prises de parole sont confortées par des positions sociales favorables, elles expriment plus souvent des avis, des jugements et des prises de position plus étayées et, souvent, plus engagées.
35Un second ressort de la participation tient aux rapports spécifiques que certains enquêtés entretiennent avec le thème soumis à la discussion [51] ou encore à leurs représentations de la situation d’enquête (cf. encadré 2). Ces éléments, davantage exogènes au groupe, peuvent influencer les manières dont les enquêtés s’engagent dans les échanges et déploient des schèmes. Ainsi, certains participants mobilisent des expériences qui leur sont propres pour alimenter et légitimer leurs prises de parole. Par exemple, dans le groupe « Intermédiaires 25 ans », Johan pèse d’autant plus sur la conversation qu’il est le seul à avoir vu le film d’Al Gore « Une vérité qui dérange ». Il explique qu’en voyant le film, il a pris conscience de l’importance du problème [52], ce qui lui permet de se démarquer de sa compagne : « Je me disais, oui ce sont des choses qui arrivent, j’avais vraiment le même raisonnement que toi [Aurélie, sa compagne]. Après, je me suis dit que j’étais complètement à côté de la plaque ». Cela l’autorise également à soutenir certains de ses propos en s’appuyant sur l’autorité du film : « C’est aussi ce qu’il disait dans le film, il va y avoir des grosses zones de migrations ». Cette ressource argumentative spécifique (et imprévue) renforce visiblement la position occupée par Johan dans la conversation.
36De manière assez similaire, Géraldine (groupe « Jeunes avocats parisiens ») se positionne en experte de la question, en tirant parti de l’expérience de son père qui s’occupe d’environnement chez Total où il est cadre supérieur. Elle évoque à plusieurs reprises, et de façon assez soutenue, l’effort des acteurs économiques pour améliorer leurs politiques de développement durable. Au regard de ses collègues qui se disent « catastrophiques » sur la question climatique et qui l’élargissent spontanément aux enjeux environnementaux, Géraldine tient un discours précis et argumenté sur les changements climatiques. Il s’ensuit qu’un rapport « complice » au thème de la discussion peut orienter le mode de mobilisation de certains schèmes ou renforcer l’investissement des enquêtés dans les échanges [53].
Encadré 2. Jouer les professionnels du débat
L’attitude adoptée par les enquêtés, qui sont aussi membres d’une association de journalisme, consiste à mimer les débats télévisés (du type « C dans l’air »). Les formulations utilisées pour « rebondir » ou « revenir » sur les propos d’un autre participant attestent du souci de se comporter à l’image des professionnels de la discussion publique. De même, les nombreuses références cultivées (théologie, Luc Ferry, Jacques Attali, reprise d’adages journalistiques comme « Green is Gold », etc.) viennent créditer tout autant le propos que son émetteur. Les enquêtés se positionnent en surplomb, cherchant à analyser la thématique au prisme des catégories nobles du journalisme et de la politique. La question climatique est mise en perspective par rapport au reste de l’actualité. Des projections sur les opinions des « gens » et sur les solutions pour faire évoluer le problème abondent. Les références au GIEC, à Hulot ou Al Gore, nourrissent les points de vue. La conversation relève donc ici du « jeu qu’il faut prendre au sérieux ». L’enquêteur n’éprouve pas de difficultés particulières à enclencher les échanges qui s’autonomisent et s’émancipent de sa présence.
Des sociabilités éprouvées : le sens social des désaccords
37L’analyse invite également à explorer plus en détail une autre variable qui correspond au degré de routinisation des conversations [54]. En étudiant des groupes préexistants, on se donne les moyens d’interroger le poids des routines conversationnelles sur les modalités de la participation des enquêtés à la discussion, ainsi que sur les modes de mobilisation des schèmes. De ce point de vue, les quelques séquences où des enquêtés entrent en conflit méritent une attention particulière. Parce qu’elles engagent une dose importante de subjectivité et qu’elles mettent en jeu les rapports de force entre les protagonistes, elles constituent des moments dont on peut raisonnablement supposer qu’ils présentent une forte sensibilité aux routines conversationnelles [55]. Les deux exemples qui suivent indiquent que les enquêtés qui entrent en désaccord occupent généralement des positions centrales dans la discussion. Or, la centralité de ces positions, mesurée entre autre par la fréquence de leurs prises de parole, s’explique d’une part par la nature de leurs propriétés sociales, mais également par l’histoire de leur sociabilité au sein de ce groupe.
38Dans le groupe « Famille populaire », Laetitia, âgée de 24 ans, et Ludovic, son compagnon âgé de 26 ans, ne sont pas d’accord sur les risques liés aux dérèglements climatiques. Selon lui, tant que les hommes peuvent s’adapter, il ne sert à rien de changer et, pour que le changement soit efficace, il doit être collectif ; or, pour Ludovic, l’individualisme et l’égoïsme priment sur l’altruisme. Face à cette position tout à la fois « fataliste » et « pragmatiste », son amie oppose une vision plus « optimiste » et « volontariste ». Laetitia accuse l’attitude de Ludovic d’être à l’origine des problèmes et plaide pour une discipline écologique. Cet exemple peut être analysé d’au moins deux façons. D’un côté, il illustre les rapports populaires aux enjeux climatiques (cf. supra) à travers le réalisme économique de Ludovic, tout en rappelant que ces rapports ne sont pas univoques puisque Laetitia expose une vision plus proche de celle caractéristique des catégories sociales supérieures – sa trajectoire ascendante ainsi que sa socialisation professionnelle [56] expliquant en grande partie cette différence avec le point de vue de son compagnon. D’un autre côté, on peut se demander ce que cet échange dit du poids des sociabilités sur la formation des avis. Le compromis esquissé par Ludovic à la fin de l’extrait (« Il est vrai que chaque personne devrait faire une sorte d’autodiscipline aujourd’hui envers l’énergie, mais qui est-ce qui est discipliné de nos jours ? Il faut être réaliste aussi ») semble indiquer que son point de vue est malléable, ou du moins soumis à une tension entre un accord sur la gravité du problème (et donc de la nécessité d’agir) et une volonté d’être au plus près des réalités quotidiennes (et donc de l’inutilité d’agir). La discussion et l’exposition à un avis divergent poussent donc Ludovic à complexifier son point de vue. Mais pour combien de temps ? Que se passerait-il s’il devait s’exprimer seul ou sans contradiction ? Inversement, si Laetitia se retrouvait dans un groupe d’écologistes convaincus, ne ferait-elle pas preuve de davantage de pragmatisme ?
39Les entretiens collectifs soulèvent ainsi la question de la variabilité et de l’ambivalence des prises de position [57]. Ici, Ludovic se montre réceptif à la contre-argumentation de son amie et reconnaît la légitimité de ses points de vue, auxquels il a très probablement déjà été exposé. Il reste que la conversation observée, aussi réaliste soit-elle, ne correspond qu’à une situation de sociabilité parmi d’autres probables. L’interaction entre Ludovic et Laetitia n’informe donc qu’imparfaitement les effets de la conversation sur ce que ces deux enquêtés pensent des enjeux climatiques, mais elle renseigne sur les modalités de leur participation à cette discussion. Laetitia ou Ludovic tendent à monopoliser l’échange (ils cumulent 185 prises de parole pour un total de 245) qui réunit également les parents de Laetitia et le couple formé par son frère cadet et l’amie de celui-ci. Mais ces quatre autres protagonistes ne s’engagent à aucun moment dans une argumentation controversée. Tous n’ont donc pas « accès » au désaccord et celui-ci opère comme un révélateur des manières dont les participants s’investissent dans la discussion. En exprimant leur désaccord, Laetitia et Ludovic se conforment à un rôle qui semble leur être routinier dans le cadre de cette sociabilité familiale.
40La conversation réunissant Aurore et ses parents présente une situation comparable sous le rapport de la répartition des positions dans l’échange. La conversation s’enroule essentiellement autour des prises de parole d’Aurore et de son père. La mère, qui intervient souvent, mais plus brièvement et en donnant moins son avis, joue davantage un rôle de médiatrice.
[Groupe « Famille populaire ascendant »]
Philippe – De toute manière, on est pieds et poings liés nous, que veux-tu qu’on fasse ! Aurore – Oui mais si tu raisonnes comme ça…
Philippe – Qu’est-ce que tu nous proposes ?
Aurore – Je ne sais pas moi, faire des groupes de réflexion.
Philippe – Aujourd’hui, j’ai entendu qu’ils allaient faire une taxe pour ceux qui rejettent plus de 200 grammes de CO2, mais je pense que c’est plus encore une affaire d’argent qu’autre chose !
41Les modalités de la participation à cette conversation doivent tout d’abord être rapportées aux propriétés sociales de ces trois enquêtés, propriétés qui prennent sens les unes par rapport aux autres. Ainsi, seule la mère, titulaire d’un CAP, est inactive. Le père est dessinateur industriel et possède également un CAP. Aurore, titulaire d’une première année de master en management des organisations en contexte international, est donc bien plus diplômée que ses parents. Ceci contribue à expliquer son rôle central dans la discussion. Quant à la polarisation de la discussion entre le père et sa fille, elle semble renvoyer à des routines conversationnelles bien rôdées, comme peut l’indiquer la tonalité de l’enchaînement où Aurore s’agace du fatalisme de son père, lequel met sa fille au défi de trouver des solutions :
42« Aurore : oui, mais si tu raisonnes comme ça… Philippe : Qu’est-ce que tu nous proposes ?»
43Que ce soit entre Ludovic et Laetitia ou entre Aurore et son père, un plus haut degré de routine conversationnelle semble amoindrir le risque encouru lorsque s’engagent des désaccords. Les réactions sont moins incertaines, les repères argumentatifs plus éprouvés et familiers. Nos données indiquent d’ailleurs que ce haut degré de routinisation des conversations se retrouve plus souvent au sein des groupes composés des membres d’une même famille [58].
44Les sociabilités influencent les prises de parole et les modes de mobilisation des schèmes, que ce soit à travers les propriétés sociales des protagonistes, les rapports spécifiques de certains avec le thème de la discussion, ou les routines conversationnelles du groupe. Elles orientent la « gestion » collective des accords et désaccords, ainsi que la trame des éléments mis en commun pour interpréter la question climatique. Pour autant, l’effet des sociabilités mérite d’être discuté prudemment. Les observations suggèrent l’intérêt de dissocier deux niveaux de discours qui constituent aussi deux niveaux d’analyse.
Repérer de la stabilité dans la diversité : régularité et ajustements des schèmes
45À un premier niveau, celui de la substance des conversations et des modes de mobilisation des schèmes (conflictualité ou pas ; thèmes abordés ; anecdotes évoquées ; registres lexicaux ; associations d’idées ; etc.), les sociabilités ne sont pas neutres, notamment sur la teneur conflictuelle des discussions. Les désaccords s’expriment généralement entre des participants dont les sociabilités sont éprouvées [59]. À l’inverse, moins l’interaction est réglée, plus on observe l’évitement des désaccords et le confinement des échanges aux accords [60]. Au-delà, les anecdotes, les métaphores, les raisonnements ou les jugements exprimés varient en fonction des sociabilités. Leurs emplois sont diversifiés dans la mesure où ils s’ajustent aux réactions (plus ou moins anticipées) des autres participants à la discussion. D’une interaction à l’autre, un même enquêté module la substance de ses propos. Les propriétés de l’interaction semblent peser sur l’instabilité et « l’hétérogénéité des positions énonciatives » [61].
46Toutefois, cette instabilité des positions énonciatives n’est pas sans limite, comme pourraient pourtant le laisser penser les approches dialogiques en psychologie sociale. Il convient ainsi de remarquer qu’à un second niveau, celui des contours de l’espace du dicible et des types de schèmes mobilisés, la sensibilité aux sociabilités est faible. Par exemple, les références de Johan au film d’Al Gore ne perturbent pas la manière dont ce groupe appréhende la question climatique. En dépit de quelques montées en généralité menées en solitaire par ce participant (sur les conséquences lointaines ou les causes industrielles du problème), l’interprétation du groupe se fonde essentiellement sur les réalités quotidiennes à partir desquelles ces enquêtés donnent du sens au monde. Les opérations logiques qui permettent d’associer un thème à une expérience, ou de déterminer ce qui est digne d’intérêt, se montrent ainsi moins redevables des sociabilités. Aussi variables soient-elles en substance, les manières d’appréhender, c’est-à-dire de sélectionner, de hiérarchiser et de catégoriser les enjeux d’un problème restent avant tout tributaires des socialisations.
47En somme, comme l’illustre le schéma ci-dessous, les sociabilités influencent les modes de mobilisation des schèmes, mais n’affectent qu’à la marge le type d’appréhensions qu’ils génèrent. Autrement dit, à conditions sociales égales, les types de schèmes mobilisés et les contours de l’espace du dicible varient peu lorsque le contexte interactionnel change. À l’inverse, les répertoires interprétatifs qui « meublent » cet espace du dicible peuvent se décliner de multiples façons en fonction des interactions. De ce point de vue, les entretiens collectifs permettent également de mettre l’accent sur la capacité d’ajustement des schèmes et des dispositions sociales, dimension de la « théorie » de l’habitus parfois négligée. Le système des schèmes qui constitue l’habitus produit de la cohérence mais n’est en aucun cas réglé comme un métronome. Dès lors, il semble périlleux de vouloir réifier un concept fortement dialectique dans la mesure où il produit à la fois de la régularité et de la pluralité. Cette enquête incite au contraire à plaider pour une analyse qui cherche à repérer de la stabilité dans la diversité des éléments (anecdotes, raisonnements, jugements, etc.) qui alimentent les conversations [62].
La dialectique sociale des schèmes
La dialectique sociale des schèmes
Conclusion
48Analyser des conversations entre pairs – ici sur les changements climatiques – constitue un moyen efficace de saisir tant l’ancrage social des schèmes que leurs usages. Les interactions (où se jouent les usages) auxquelles les entretiens collectifs donnent accès gagnent en effet à être étudiées dans leur épaisseur sociale (où s’ancrent les schèmes). Dès lors, les entretiens collectifs contribuent à une meilleure connaissance sociologique des schèmes d’appréhension d’un problème public notamment parce qu’ils permettent de préciser les logiques et les degrés de leurs ajustements aux circonstances.
49Mais cet article invite également à reformuler la question de départ pour se demander si les schèmes constituent un niveau d’analyse pertinent pour rendre sociologiquement compte des modes d’appréhension des problèmes publics. Ces derniers recouvrent généralement une pluralité d’enjeux. La question climatique pose ainsi le problème du développement industriel, de la maîtrise des productions énergétiques, de l’aménagement urbain, des modes de vie, de ses conséquences sur la biodiversité, des capacités inégales d’adaptation des sociétés, etc. Les catégories élaborées pour l’analyse des comportements politiques, telles que les « compétences » ou les « attitudes », ne semblent alors pas les plus appropriées pour comprendre les rapports routiniers au problème. En se focalisant sur les connaissances, les sentiments d’auto-habilitation à juger, ou les dynamiques affectives et cognitives d’évaluation de certains enjeux (le plus souvent politiques), elles semblent moins propices à l’analyse des modes d’appréhension du problème dans son ensemble. Elles ne saisiraient des rapports qu’à l’une ou l’autre de ses dimensions (sa gestion politique ou scientifique ; son importance ; etc.), là où le concept de schème renvoie à des catégories de pensées transférables, c’est-à-dire qui ont pu être élaborées au sujet d’autres questions et qui, surtout, ne sont pas liées à une dimension du problème en particulier [63]. Il conviendrait alors d’actualiser empiriquement le caractère transférable des schèmes – bien mis en évidence par Pierre Bourdieu dans La distinction [64] – notamment en interrogeant les mêmes enquêtés à plusieurs reprises sur différents types de problèmes publics [65].
La morphologie sociale des entretiens collectifs
Total : 12 groupes, 50 enquêtés
50La taille de l’échantillon est régulièrement invoquée pour critiquer la pertinence des entretiens collectifs. Si les résultats avancés méritent d’être considérés avec précaution, on peut discuter cette critique des seuils à partir desquels le corpus devient fiable et les résultats valides. Celle-ci tend à examiner les pratiques du qualitatif au prisme des enjeux et des principes du quantitatif. Selon Peter Lunt et Sonia Livingstone, les entretiens collectifs obéissent à d’autres critères de validation des résultats propres aux méthodes qualitatives et à leurs objectifs [66]. Les entretiens collectifs trouvent par exemple dans la comparaison le sens sociologique que les méthodes quantitatives obtiennent via leur représentativité. « Ce qui se gagne en extension (du nombre de cas observés) se perd aussi en intensité et réciproquement » [67] ; les techniques quantitatives et qualitatives sont complémentaires puisqu’elles ne prétendent pas répondre de la même façon aux mêmes questions, ni suivre exactement les mêmes règles de la méthode.
51Les informations présentées ci-dessous portent essentiellement sur les propriétés sociales des enquêtés. Le soin apporté à la collecte de ces informations tient au fait que l’on considère comme central le rôle des origines et des conditions sociales dans les modes d’appropriation d’un enjeu public. Une partie des entretiens est donc consacrée à l’administration d’un questionnaire distribué individuellement, de façon à recueillir les propriétés sociographiques des enquêtés.
Trois groupes issus de milieux populaires, 15 enquêtés
52Groupe « Populaire voisins », 6 enquêtés : un couple et leur fils âgé de 17 ans, qui habitent un village du Béarn, reçoivent un couple de voisins également accompagné de leur fils âgé de 13 ans. Ces six participants se voient quotidiennement ou presque et partagent donc des liens forts. Aucun n’a le bac, à l’exception de la voisine, qui est laborantine et titulaire d’un BTS. Les adultes ont entre 42 et 48 ans, ils sont ou employés ou ouvriers ruraux, occupant des positions sociales semblables à celles de leurs parents. Aucun ne déclare son revenu.
53Groupe « Famille populaire », 6 enquêtés : un couple âgé de 46 et 47 ans, qui habite un village des Bouches-du-Rhône, discute avec ses deux enfants âgés de 24 et 20 ans, qui sont accompagnés de leurs conjoints respectifs âgés de 26 et 21 ans. À l’exception de la petite amie du plus jeune, les participants partagent des liens forts. Aucun n’a le bac et ceux qui travaillent sont employés ou ouvriers, occupant des positions sociales semblables à celles de leurs parents. Les revenus déclarés s’échelonnent entre 700 et 1 600 euros nets mensuels [68].
54Groupe « Famille populaire ascendant », 3 enquêtés : constitué d’un couple et de leur fille, ce groupe réunit trois participants fortement liés entre eux. Les parents, âgés de 47 et 53 ans, sont diplômés d’un CAP. Le père est dessinateur industriel et la mère est « femme au foyer ». Quant à la fille, âgée de 22 ans, elle est étudiante en master. Tous suivent une trajectoire ascendante (les parents du couple étaient ouvriers en milieu rural). Ils habitent une ville moyenne de Picardie et le père déclare gagner 1 870 euros nets mensuels.
Quatre groupes occupant des positions sociales intermédiaires, 17 enquêtés
55Groupe « Intermédiaires cinquantenaires », 4 enquêtés : ce groupe réunit deux couples qui habitent une ville moyenne en Picardie. Deux participants sont frère et sœur. Les liens entre ces membres sont forts. Âgés de 46 à 57 ans, ils exercent des professions intermédiaires au sens des PCS de l’Insee. Deux ont le bac et deux autres un CAP ou un BEP. Ils suivent une trajectoire ascendante et déclarent gagner entre 1 700 et 3 400 euros nets mensuels.
56Groupe « Intermédiaires 25 ans », 4 enquêtés : ce groupe réunit deux couples qui habitent un petit village de l’Oise et dont les femmes sont cousines. Les liens entre eux sont forts. Âgés de 25 à 28 ans, trois d’entre eux possèdent un bac +4 et exercent des professions intermédiaires ; quant au quatrième, il est agriculteur et diplômé d’un bac STAE. Occupant des positions sociales équivalentes à leurs parents, ils déclarent gagner entre 1 300 et 2 000 euros nets mensuels.
57Groupe « Retraités », 6 enquêtés : composé de trois hommes et trois femmes, ce groupe réunit des membres d’une association de retraités qui se rencontrent occasionnellement et dont les liens sont faibles. Seuls deux ont le bac, trois sont d’anciens employés, deux d’anciens professeurs du secondaire, et un est un ancien cadre. Âgés de 65 à 79 ans, ils occupaient des positions soit équivalentes, soit plus élevées que leurs parents. Tous habitent une ville moyenne de Meurthe-et-Moselle et déclarent gagner entre 550 et 2 600 euros nets mensuels.
58Groupe « Enseignants », 3 enquêtés : Un couple reçoit un ami avec qui ils partagent des liens forts. Les trois participants détiennent un bac +4 et enseignent dans le même lycée. Âgés de 28 à 38 ans, leur statut correspond à celui de leurs parents. Ils habitent Lille et sa banlieue, et déclarent gagner entre 1 500 et 1 800 euros nets mensuels.
Cinq groupes appartenant aux catégories sociales supérieures [69], 18 enquêtés
59Groupe « Étudiants à la Sorbonne », 4 enquêtés : quatre étudiants en licence d’histoire à la
60Sorbonne se réunissent dans le local de leur association de journalisme. Ces participants, âgés de 19 à 22 ans, partagent des liens faibles. Ils habitent Paris et leurs parents sont tous des cadres supérieurs.
61Groupe « Jeunes diplômés parisiens », 4 enquêtés : ce groupe réunit trois femmes et un homme âgé de 24 à 26 ans et qui partagent des liens forts même si deux ne se connaissent pas (deux filles en colocation ont invité un de leur bon ami, ainsi qu’une collègue de travail devenue amie qui ne connaît pas l’autre invité). Trois sont cadres et une, étudiante en DEA. Tous habitent Paris et occupent des positions sociales plus élevées que leurs parents. Ils déclarent gagner entre 850 et 1 800 euros nets mensuels.
62Groupe « Jeunes avocats parisiens », 5 enquêtés : ce groupe réunit quatre femmes et un homme âgés de 29 à 32 ans qui travaillent ensemble mais dont les liens sont plutôt faibles (ils ne se côtoient pas en dehors du travail). Avocats, habitant Paris et sa banlieue, ils ont des statuts équivalents à ceux de leurs parents. Ils déclarent gagner entre 1 100 et 2 700 euros nets mensuels.
63Groupe « Intellectuelles parisiennes », 3 enquêtés : deux femmes en couple reçoivent une amie avec laquelle elles partagent des liens forts. Âgées de 43 à 50 ans, elles détiennent des diplômes supérieurs ou équivalents au master. Comme leurs parents, elles exercent des professions intellectuelles supérieures et déclarent gagner entre 1 500 et 3 700 euros nets mensuels.
64Groupe « Médical parisiens », 2 enquêtés : la discussion entre ce chirurgien et cet anesthésiste se déroule au domicile du premier. Âgés de 39 et 47 ans, ces deux amis de longue date partagent des liens forts. Occupant des positions sociales plus élevées que celles de leurs parents, ils habitent Paris et déclarent gagner 4 000 euros nets par mois.
Notes
-
[1]
Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, La Tour d’Aigues, L’Aube, 1991 (1re éd. : 1970), p. 156.
-
[2]
L’étude de William Gamson s’inscrit ouvertement dans cette perspective lorsqu’il étudie comment des groupes faiblement pourvus en capitaux scolaires interprètent quatre thèmes d’actualité. Le recours aux entretiens collectifs se justifie par « une dynamique de groupe qui incline les participants à élaborer des cadrages communs, même s’ils ne s’accordent pas sur les solutions » : William Gamson, Talking Politics, New York, Cambridge University Press, 1992, p. 128. Nous avons traduit nous-mêmes les citations issues d’ouvrages en anglais.
-
[3]
Dans cet article, le mot « groupe » renvoie aux « groupes de discussion » que nous avons analysés et non aux groupes sociaux qui constituent la société (désignés ici par les notions de « milieux sociaux » ou de « catégories sociales »).
-
[4]
Pour É. Darras, les entretiens collectifs représentent une piste méthodologique féconde pour accéder aux plus démunis « dans la mesure où l’entre-soi faciliterait les prises de parole populaires » : Éric Darras, « Le pouvoir de la télévision ? Sornettes, vieilles lunes et nouvelles approches », dans Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique. 18e-20e siècles, Paris, PUF, 2005, p. 457-484, dont p. 471.
-
[5]
En France, Florence Haegel et Sophie Duchesne cherchent par exemple à mettre au jour « comment un individu politise son point de vue » par la conflictualisation ou la spécialisation : Sophie Duchesne, Florence Haegel, « La politisation des discussions, au croisement des logiques de spécialisation et de conflictualisation », Revue française de science politique, 54 (6), décembre 2004, p. 877-909, dont p. 878.
-
[6]
Jenny Kitzinger, « The Methodology of Focus Groups : The Importance of Interaction between Research Participants », Sociology of Health & Illness, 16 (1), 1994, p. 103-121, dont p. 113. Par ailleurs, selon Alfredo Joignant, « les focus groups sont mieux à même de révéler des compétences politiques très générales et des savoirs matriciels qui seraient autrement invisibles aux yeux des chercheurs, dans la mesure où ces compétences et savoirs sont mieux discernables dans des situations de conversation que dans le cadre d’un entretien » : Alfredo Joignant, « Compétence politique et bricolage. Les formes “profanes” du rapport au politique », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 799-817, dont p. 803.
-
[7]
Jocelyn A. Hollander, « The Social Contexts of Focus Groups », Journal of Contemporary Ethnography, 33 (5), 2004, p. 602-637, dont p. 632. Nous remercions Guillaume Garcia de nous avoir suggéré la lecture de ce texte.
-
[8]
Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, 17 (65), 2004, p. 150-173, dont p. 162.
-
[9]
Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 166-167.
-
[10]
A. Joignant, « Pour une sociologie cognitive… », art. cité, p. 169.
-
[11]
De ce point de vue, le travail de Richard R. Lau, en cognition sociale, fait exception. Cet auteur s’attache, en effet, à relier des types de schèmes à des propriétés sociales telles que le niveau de diplôme ou de revenu. Cf. Richard R. Lau, « Political Schemata, Candidate Evaluations, and Voting Behavior », dans Richard R. Lau, David O. Sears (eds), Political Cognition, Hillsdale, Erlbaum, 1986, p. 95-126.
-
[12]
James H. Kuklinski, Robert C. Luskin, John Bolland, « Where is the Schema ? Going Beyond the “S” Word in Political Psychology », American Political Science Review, 85 (4), 1991, p. 1341-1380, dont p. 1346. Ces auteurs, qui remettent en cause les apports de la théorie du schème, plaident pour un recours plus systématique aux techniques expérimentales pour saisir « the finer grain of stored cognition, much less cognitive processes » (ibid., p. 1348).
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[13]
Émile Durkheim, Marcel Mauss, « De quelques formes de classification. Contribution à l’étude des représentations collectives », L’Année sociologique, 6, 1903, p. 1-72. Les auteurs plaident pour une sociologie de la connaissance et, au-delà, des opérations logiques de l’entendement humain, de leur genèse et de leur fonctionnement en société.
-
[14]
Ce dernier point permet de souligner qu’à travers les schèmes, s’opère un travail de sélection, de hiérarchisation et de catégorisation des différents enjeux. Le concept de schème se rapproche alors de la notion de « cadrage » mais il s’en distingue dans la mesure où il accentue le caractère préexistant, durable et ajustable, des interprétations mobilisées par des individus socialisés. Sur l’intérêt de la notion de « cadrage » qui implique d’analyser dans le même élan les dispositifs médiatiques et les dispositions sociales, voir Jacques Gerstlé (dir.), Les effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2001.
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[15]
Dans une acception canonique, nous entendons par sociabilité les formes que prennent les relations sociales d’un individu. Les interactions s’inscrivent ainsi dans des sociabilités plus ou moins formalisées. Sur la genèse et les usages du concept de sociabilité en sociologie, voir Carole-Anne Rivière, « La spécificité française de la construction sociologique du concept de sociabilité », Réseaux, 123, 2004, p. 207-231.
-
[16]
La partie de l’enquête dont il est question dans cet article est tirée de notre thèse : Jean-Baptiste Comby, « Créer un climat favorable. Les enjeux liés aux changements climatiques : valorisation publique, médiatisation et appropriations au quotidien », thèse en sciences de l’information et de la communication, sous la direction de Rémy Rieffel, Paris, Université Paris II-Panthéon Assas, 2008. Elle a également donné lieu à un rapport de recherche remis à l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) en novembre 2008 et intitulé « Les mécanismes sociaux en jeu dans la formation des opinions sur les enjeux liés aux changements climatiques (2006-2008) ». Le financement de ce rapport a permis de recruter un ingénieur d’études, Grégory Mercier, que nous tenons à remercier pour sa dense et rigoureuse collaboration à ce travail.
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[17]
Sur la distinction entre les logiques conflictuelles et coopératives dans les discussions politiques, voir Sophie Duchesne et Florence Haegel, « What Political Discussion Means and How the French and the (French Speaking) Belgians Deal with It », dans Ken’ichi Ikeda, Laura Morales, Michael Wolf (eds), Political Discussion in Modern Democracies. A Comparative Perspective, Londres, Routledge, 2010, p. 44-61.
-
[18]
Nous tenons à remercier Guillaume Garcia, Florence Haegel, Matthieu Grossetête et Vincent Goulet pour leurs précieux commentaires sur des versions antérieures de ce texte.
-
[19]
W. Gamson, Talking Politics, op. cit., p. 192.
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[20]
Ces intermédiaires appartiennent aux cercles de connaissances (plus ou moins proches) des enquêteurs.
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[21]
Comme l’explique S. Duchesne, quand il s’agit de méthodes qualitatives, « parler de représentativité signifie donc simplement que l’on s’efforce de réunir des personnes présentant toutes les caractéristiques pouvant engendrer des différences à l’égard des représentations étudiées » (Sophie Duchesne, « Pratique de l’entretien dit “non directif” », dans Myriam Bachir (dir.), Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF/CURAPP, 2000, p. 9-30, dont p. 11).
-
[22]
Cédric Planchat, « Protéger l’environnement : un objectif pour une grande majorité de Français », Insee première, 1121, janvier 2007 : enquête réalisée en janvier 2005 en partenariat avec l’ADEME, l’Institut français de l’environnement et le ministère de l’Environnement.
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[23]
On peut d’ailleurs se demander si un enquêteur qui s’efforcerait de faire durer les échanges n’ajusterait pas de la sorte le protocole aux dispositions des mieux pourvus culturellement, c’est-à-dire ceux qui ont une propension plus forte à avoir plus de choses à dire et à être plus à l’aise dans une discussion qui s’étend « anormalement ».
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[24]
Dominique Boullier, La télévision telle qu’on la parle. Trois études ethnométhodologiques, Paris, L’Harmattan, 2004.
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[25]
Les entretiens ont été réalisés entre juin et décembre 2007. La période d’enregistrement est souvent présentée comme un biais fort. L’actualité des jours ou semaines précédant l’entretien orienterait la teneur des discussions collectées. Il ne faut toutefois pas surestimer cette critique empreinte de médiacratisme. Il s’agit en effet bien souvent d’étudier autre chose que la seule reprise des discours médiatiques par les enquêtés. En revanche, préciser dans quelles perspectives et de quelles façons les messages médiatiques sont discutés peut renseigner sur les modalités d’appropriation du problème.
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[26]
L’animation des entretiens a été réalisée en partie par nos soins et en partie par G. Mercier, vacataire recruté dans le cadre de cette enquête. Pour harmoniser nos manières de procéder, nous avons animé le premier entretien à deux, puis, à partir d’un visionnage, nous avons précisé les consignes en fonction des différents scénarios anticipés (par exemple : ne jamais donner son avis quand on nous le demande ; relancer et soutenir du regard ceux qui parlent moins, etc.).
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[27]
Gérard Mauger, « Enquêter en milieu populaire », Genèses, 6, 1991, p. 125-143, dont p. 134.
-
[28]
Ces passages ne sont pas si nombreux et une part importante des retranscriptions donne à voir moins des échanges entre les enquêtés que des réponses plus ou moins collectives aux questions de l’enquêteur.
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[29]
Au sens de F. Haegel et S. Duchesne, qui caractérisent les discussions politiques conflictuelles par le fait qu’elles impliquent l’identité sociale des locuteurs et qu’elles prennent appui sur des clivages (souvent préexistants) : S. Duchesne, F. Haegel, « What Political Discussion Means and How the French and the (French Speaking) Belgians Deal with It », cité.
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[30]
S. Duchesne, F. Haegel, « La politisation des discussions… », art. cité, p. 883.
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[31]
Philippe Juhem, « La logique du succès des énoncés humanitaires : un discours sans adversaires », Mots, 65, 2001, p. 9-27. Sur la dépolitisation du problème climatique en France, voir Jean-Baptiste Comby, « Quand l’environnement devient “médiatique”. Conditions et effets de l’institutionnalisation d’une spécialité journalistique », Réseaux, 157, 2010, p. 157-187.
-
[32]
Cet argument fait écho à la thèse défendue par Élisabeth Noëlle-Neumann qui soutient que les cadrages médiatiques dominants génèrent une « spirale du silence ». Pour éviter les jugements réprobateurs et l’isolement, les personnes préfèreraient se conformer à l’opinion qu’ils perçoivent comme étant ou allant devenir dominante. Pour ces personnes, les médias représenteraient alors un moyen efficace pour apprécier un certain état de l’opinion. Cf. Élisabeth Noëlle-Neumann, « The Spiral of Silence », Journal of Communication, 24, 1974, p. 43-54.
-
[33]
Les informations produites dans les journaux télévisés ne s’adressent pas à des publics particulièrement concernés, mais au « tout venant ». Nous avons donc choisi d’opérer le recrutement à partir de variables partagées par l’ensemble des téléspectateurs des journaux télévisés au détriment de la variable « intérêt spécifique pour les enjeux ». Il s’agissait en outre de saisir des ressorts généraux de l’appréhension des enjeux climatiques et non l’effet de dispositions militantes ou professionnelles.
-
[34]
Greg Philo montre que les groupes appréhendent différemment les thèmes d’actualité en fonction des rapports objectifs qu’ils entretiennent avec ces questions. Pour cela, il élabore un protocole où il demande à des groupes de policiers et de syndicalistes de produire un bulletin d’information à partir d’images extraites d’un reportage de la BBC sur une grève de mineurs (Greg Philo, Seeing and Believing. The Influence of Television, Londres, Routledge, 1990).
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[35]
J. H. Kuklinski, R. C. Luskin, J. Bolland, « Where is the Schema ?… », art. cité, p. 85. Les auteurs regrettent le caractère toujours vague des « schèmes » et le fait qu’il n’y ait pas eu de cartographie des schèmes politiques. À l’inverse, notre approche pose que « l’habitus est ce qui fait que les agents se comporteront d’une certaine manière dans certaines circonstances […] L’habitus a partie liée avec le flou et le vague » : Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 (1), 1986, p. 40-44, dont p. 41 (souligné par nous).
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[36]
Richard Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.
-
[37]
Pour reprendre l’expression de Norbert Elias et Francine Muel-Dreyfus, « Remarques sur les commérages », Actes de la recherche en sciences sociales, 60, 1985, p. 23-29, dont p. 27. Cet article revient sur le chapitre 7 de l’ouvrage de Norbert Elias, John L. Scotson, Les logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997 (1re éd. : 1965).
-
[38]
J.-B. Comby, « Quand l’environnement devient “médiatique”… », art. cité. Sur ce point, voir également Sophie Dubuisson-Quellier, La consommation engagée, Paris, Presses de Sciences Po, 2009.
-
[39]
Comme Luc Boltanski l’observe déjà dans les années 1960 : « S’il est vrai que “la vertu veut une certaine aisance”, les conditions matérielles de possibilité de la morale ascétique sont rarement remplies dans les classes populaires » (Luc Boltanski, Prime éducation et morale de classe, Paris, Éditions de l’EHESS, 1984 (1re éd. : 1969), p. 119).
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[40]
Daniel Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 145-178.
-
[41]
Prenant également au sérieux ces territoires interprétatifs partagés et leur fonction (notamment identitaire) dans les conversations, M. Billig parle du « kaléidoscope de sens commun » : Michael Billig, Talking of Royal Family, Londres, Routledge, 1992, p. 48.
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[42]
Avec Erving Goffman, c’est le statut de la parole en interaction qu’il faut alors interroger. Selon lui, « rien n’est plus efficacement le fondement d’un engagement commun que la parole. Les mots sont le plus grand et le meilleur moyen pour attirer locuteur et auditeur à l’intérieur du même foyer d’attention, dans le même schéma d’interprétation s’appliquant audit foyer » (Erving Goffman, Façons de parler, Paris, Minuit, 1987, p. 80).
-
[43]
Michael Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », Critical Studies in Mass Communication, 14 (4), 1997, p. 297-309, dont p. 299. J. Kitzinger constate également l’importance de ces discussions durant lesquelles les participants « parlent pour le plaisir » et qui relèvent de la « performance et [d’]une façon d’“être sociable” ». Celles-ci cristallisent en effet des représentations qui sont devenues communes, au double sens de banales et partagées. Voir Jenny Kitzinger, « Le sable dans l’huître : analyser des discussions de focus group », Bulletin de psychologie, 57 (3), 2004, p. 299-307, dont p. 302.
-
[44]
Pierre Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche en sciences sociales, 31 (1), 1980, p. 2-3, dont p. 2.
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[45]
Groupe « intermédiaires 25 ans ».
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[46]
Dans ces conditions, « les personnes parlent d’abord avec ceux qui partagent leurs valeurs et ils attendent de la conversation qu’elle renforce les points de vue qu’ils partagent déjà » : M. Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », art. cité, p. 302.
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[47]
On observe ici l’intérêt de constituer des groupes préexistants dans la mesure où la familiarité entre les participants favorise ces logiques qui auraient été sans doute moins perceptibles dans des groupes dits « artificiels » (et au sein desquels le « sociable model of conversation », souvent facilité par l’interconnaissance, fonctionnerait plus difficilement).
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[48]
À l’inverse, des théoriciens du schème en psychologie sociale estiment qu’on ne peut avoir accès qu’aux conséquences empiriques des schèmes et non aux schèmes en eux-mêmes. Cf. Milton Lodge, Kathleen M. McGraw, Pamela Johnston Conover, Stanley Feldman, Arthur H. Miller, « Where is the Schema ? Critiques », American Political Science Review, 85 (4), décembre 1991, p. 1357-1382, dont p. 1365.
-
[49]
Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Minuit, 1973.
-
[50]
Dans les observations qu’elle a menées au sein d’associations locales de jeunes issus de l’immigration (deux de loisirs, et une à vocation sociale), C. Hamidi montre que « les logiques de politisation ne dépendent pas exclusivement d’attributs individuels, mais également d’effets du contexte » (Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », Revue française de science politique, 56 (1), février 2006, p. 5-25, dont p. 14).
-
[51]
G. Philo, Seeing and Believing…, op. cit., p. 86-110.
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[52]
Ce qui ne l’empêche pas, par ailleurs, de continuer à faire prévaloir les préoccupations économiques sur les enjeux écologiques : « Nous, pour le chauffage, j’essaie qu’on consomme moins mais c’est uniquement pour une raison pécuniaire. La première idée, ce n’est pas de me dire “tiens je vais chauffer moins pour le réchauffement climatique” ».
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[53]
L’exemple d’Henri vient nuancer ce constat. Présenter un rapport singulier à l’enjeu qui est discuté ne se traduit pas toujours par une participation plus dense à l’interaction. Ainsi, dans son groupe, Henri est le plus directement concerné par la problématique dans la mesure où il est agriculteur. Pourtant, il ne s’appuie pas sur ce rapport pratique à l’enjeu pour prendre davantage part à la conversation.
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[54]
Les expressions « routines conversationnelles » ou « degré de routinisation » renvoient aux habitudes et aux réflexes conversationnels entre les enquêtés. Difficilement réductibles à un indicateur, elles apparaissent quand on analyse les conversations et plus encore lorsqu’on les visionne et qu’on considère le non verbal. Les routines conversationnelles prennent par exemple en compte la propension à initier un échange ou à y mettre fin. Cette piste est, ici, simplement explorée et pourrait être approfondie à partir d’autres enquêtes explicitement conçues pour la travailler.
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[55]
Nous nous appuyons ici sur les travaux déjà cités de F. Haegel et S. Duchesne, ainsi que sur ceux de M. Billig, selon qui « les arguments radicaux qui peuvent être avancés quand un individu exprime/impose ses prises de position tranchées sont socialement produits et la rhétorique complexe de ces prises de position ainsi que les contre-réactions qu’elles provoquent doivent être analysées en relation avec ce contexte argumentatif » (Michael Billig, Ideology and Opinions. Studies in Rhetorical Psychology, Londres, Sage, 1991, p. 181).
-
[56]
En tant que vendeuse en décoration d’intérieur, Laetitia évolue dans un milieu professionnel où l’attention portée au cadre de vie et à l’environnement est soutenue. Notamment, les revues de décoration intérieure, qu’elle lit régulièrement, comportent de nombreuses références à l’écologie du quotidien.
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[57]
Sur la difficulté pour les enquêtés de tenir des positions cohérentes au cours d’une conversation, voir É. Darras,
« Le pouvoir de la télévision ?… », cité. -
[58]
Les familles que nous avons réunies ont des histoires marquées par une forte proximité, avec de nombreuses années passées sous le même toit.
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[59]
On rejoint ici le constat dressé par Schudson qui observe comment, dans les conversations avec des gens qu’elles connaissent, « les personnes testent leurs opinions, pour être sûrs, et exposent des idées qui risquent d’être froidement reçues, mais ils font cela en étant certain qu’ils sont d’accord sur l’essentiel et que les propositions qu’ils soumettent ne les mettront pas en danger » (M. Schudson, « Why Conversation is Not the Soul of Democracy », art. cité, p. 302).
-
[60]
Ces suggestions doivent être relativisées en fonction de variables sociales qui, comme le volume et la structure du capital scolaire, inclinent à des postures inégalement délibératives. Des comparaisons internationales montrent que les traditions nationales peuvent également orienter ces inclinaisons à la délibération : cf. Sophie Duchesne, Elizabeth Frazer, André-Paul Frognier, Guillaume Garcia, Florence Haegel, Virginie Van Ingelgom, « Europe Between Integration and Globalisation. Social Differences and National Frames in the Analysis of Focus Groups Conducted in France, Francophone Belgium and the UK », Politique européenne, 30 (1), 2010, p. 67-105.
-
[61]
Anne Salazar Orvig, Michèle Grossen, « Représentations sociales et analyse de discours produit dans des focus groups : un point de vue dialogique », Bulletin de psychologie, 57 (3), 2004, p. 263-272.
-
[62]
De même, les sociologues du langage soulignent l’intérêt qu’il y a à « mettre en rapport des situations sociales et des régularités discursives » (François Leimdorfer, « Registres discursifs, pratiques langagières et sociologie », Langage et société, 124, 2008, p. 5-14, dont p. 10).
-
[63]
Selon Conover et al., les attitudes portent sur un seul objet tandis que les schèmes seraient plus généraux :
« Les structures d’attitudes qui se caractérisent par la somme de toutes les croyances relatives à un objet ne sont pas la même chose qu’une structure schématique caractérisée par des catégories et des structures hiérarchisées » (M. Lodge, K. M. McGraw, P. Johnston Conover, S. Feldman, A. H. Miller, « Where is the Schema ? Critiques », art. cité, p. 1366). -
[64]
Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979.
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[65]
Le croisement entre notre recherche et celle menée – dans la même lignée – par M. Grossetête à propos de la mortalité routière tend à montrer qu’à conditions sociales équivalentes, ces deux problèmes publics sont appréhendés à partir de schèmes proches sinon comparables. En particulier, le rapport « civique » aux enjeux se rencontre plus fréquemment chez les membres des catégories sociales les plus diplômées. Ces constats plaident ainsi pour une certaine transférabilité des schèmes. Voir Jean-Baptiste Comby, Mathieu Grossetête,
« Les classes sociales face à la “sécurité routière” et au “changement climatique” », communication lors du colloque « 30 ans après La distinction », Paris, le 6 novembre 2010. -
[66]
Peter Lunt, Sonia Livingstone, « Rethinking the Focus Group in Media and Communication Research », Journal of Communication, 46, 1996, p. 79-98, dont p. 93.
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[67]
D. Gaxie, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », art. cité, p. 172.
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[68]
NB : les revenus indiqués correspondent à ceux notés par les enquêtés ; ce sont donc des ordres de grandeur à interpréter avec prudence dans la mesure où ils n’intègrent sans doute pas tous la même chose et sont souvent inscrits « de mémoire ».
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[69]
Ces cinq groupes habitent à Paris et l’échantillon ne compte donc pas de groupes issus des catégories sociales favorisées vivant en province.