Couverture de RFSP_583

Article de revue

Émeutes, ségrégation urbaine et aliénation politique

Pages 377 à 401

Notes

  • [1]
    Cf. pour une analyse des conditions sociopolitiques des ruptures de la cohésion sociale Hugues Lagrange, « Strikes and the War », dans Leopold Haimson, Charles Tilly, Strikes, Wars and Revolutions in an International Perspective, Cambridge/Paris, Cambridge University Press/ MSH, 1989, p. 473-499.
  • [2]
    Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003, p. 17.
  • [3]
    Pour une réflexion sur la nature des mouvements sociaux, voir notamment Anthony Oberschall, Social Conflicts and Social Movements, Englewood Cliff, Prentice Hall, 1973 ; Charles Tilly, The Politics of Collective Violence, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; et la synthèse de Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996.
  • [4]
    Pour un bilan des atteintes violentes en 2005, cf. Hugues Lagrange, Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
  • [5]
    Quelques communes qui ont connu des incidents ne comportent pas de quartiers sensibles : Torcy en Seine-et-Marne, Miribel dans l’Ain.
  • [6]
    Villes de plus de 65 000 habitants de ces départements.
  • [7]
    Il y a certes quelques cas où la géographie laisse planer une équivoque sur l’origine des acteurs – d’où viennent les jeunes qui ont incendié un entrepôt pharmaceutique à Suresnes ? Les communes aisées des Hauts-de-Seine ne connaissent pas d’émeutes, si l’on excepte Suresnes, Rueil et Clamart : encore est-ce assez limité pour ces dernières.
  • [8]
    Ce sont des zones où les entreprises sont exonérées de charges salariales sur les nouvelles embauches pendant une ou plusieurs années, en contrepartie de l’obligation de réserver au moins 25 % des emplois créés à des habitants de la ZFU.
  • [9]
    Observatoire national des ZUS, Rapport 2005, Paris, DIV, 2005, p. 57.
  • [10]
    On ne peut utiliser pour les ZUS que la distinction « Français/étrangers » qui ignore donc l’importance des Français d’origine étrangère (l’essentiel des jeunes de la seconde génération) et mêle les étrangers de toutes origines.
  • [11]
    Les émeutes ont pu recruter parmi les jeunes issus des grandes familles du Sahel parce que ce sont les derniers arrivés et que les fratries très larges posent des problèmes de socialisation plus aigus que dans les autres groupes de migrants pauvres.
  • [12]
    Les deux variables – proportions élevées des moins de 20 ans et proportions importantes de familles larges – sont fortement corrélées entre elles.
  • [13]
    Ce taux varie entre 0, pas de ségrégation, ce qui peut être représenté par un gris uniforme et 1, ségrégation absolue, ce qui peut être représenté par une figure en damier (noirs et blancs). Le taux de 0,4 dans le contexte français et compte tenu du caractère très grossier de notre distinction, traduit une dissimilarité ou ségrégation relativement forte.
  • [14]
    Cf. Hugues Lagrange, « Déviance et réussite scolaire à l’adolescence », Recherches et Prévisions, Cnaf, 88, juin 2007, p. 53-70. Par familles autochtones, nous désignons des familles dont les membres sont nés en France au moins depuis la génération des parents des adolescents actuels.
  • [15]
    Si la réussite scolaire à milieu égal des enfants de migrants d’Europe et du Maghreb est plutôt meilleure que celle des adolescents issus de familles autochtones, celle des sahéliens est globalement moins bonne. Par ailleurs, pour les secondes générations venues d’Afrique du Nord, l’accès aux emplois à diplôme égal est nettement plus difficile que pour les jeunes d’origine européenne.
  • [16]
    Le coefficient de corrélation avec la distribution des émeutes en 2005 est faible.
  • [17]
    Ne se substitue pas : pas d’affaiblissement de l’autre coefficient.
  • [18]
    Lors du recensement de 1999.
  • [19]
    En effet, nous n’avons pas de mesure récente des taux de chômage infra-communaux.
  • [20]
    Échanges avec des animateurs sociaux travaillant en liaison avec le Conseil général de Seine-Saint-Denis en décembre 2005.
  • [21]
    Ces villes ne comportent pas de ZFU.
  • [22]
    Nous laissons délibérément de côté la plupart des aspects liés à la gestion concrète des émeutes par les forces de l’ordre.
  • [23]
    L’économie dérivée de la vente de produits illicites, que l’on ne saurait confondre avec l’économie parallèle ou informelle, fascine. On a tendance à construire un mythe sur la richesse des dealers que ne valide pas ce que l’on sait des dépenses des jeunes pour leur consommation de cannabis, qui définissent pourtant in fine le chiffre d’affaire de cette « économie ». Les dépenses de consommation de cannabis de jeunes de 17 ans en France se montent à 21 millions d’euros, d’après l’enquête Escapade de l’OFDT ; on peut estimer entre 200 et 400 millions d’euros les dépenses de cannabis dans le pays ; un faible pourcentage de chiffre d’affaire, assez modeste au regard des chiffres de l’action publique, va aux dealers des cités ; cela peut difficilement permettre de proposer une alternative au travail légal à une fraction importante des jeunes, même si ce n’est pas un aspect à ignorer.
  • [24]
    Le recteur de la mosquée de Paris a cru devoir lancer un appel au calme, il y a eu un communiqué incongru de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), enjoignant aux musulmans de s’abstenir de participer aux émeutes (de brûler, etc.), ce qui laissait penser que les jeunes musulmans étaient en première ligne.
  • [25]
    Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997.
  • [26]
    Vaulx-en-Velin à Vénissieux, Val-Fourré à Mantes-la-Jolie, Cité-des-Indes à Sartrouville, Val d’Argent à Argenteuil, 4 000 à la Courneuve, Lille-Sud-Nouveau, Neuhoff à Strasbourg.
  • [27]
    Nous avons eu plusieurs entretiens avec des jeunes d’origine sénégalaise dont le père est un musulman noir traditionnel – Tijane ou Mouride le plus souvent – qui se réclamaient des écrits de cheikh Ibn al Wahhab dans leur forme la plus rigoureuse : Le livre sur l’unicité (Kitab al Tawhid).
  • [28]
    Le courant salafiste – qui se fait le défenseur d’un fondamentalisme encore plus littéral que les courants comme le Tabligh ou le takfir – a, dit-on, une influence croissante parmi les jeunes musulmans, y compris chez des adolescents musulmans élevés dans des familles venues d’Afrique noire.
  • [29]
    Michel Mazars, « Les mineurs jugés au Tribunal de Bobigny lors des événements de novembre 2005 », Document pour le Conseil d’analyse stratégique, janvier 2007.
  • [30]
    Du moins, si l’on admet le diagnostic de Robert Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of the American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
  • [31]
    Il s’agit des crédits déconcentrés d’État, administrés par le sous-préfet ville.
  • [32]
    Nouveau dispositif de suivi individualisé du décrochage scolaire et social, mis en place en 2005.
  • [33]
    Par aliénation civique, j’entends le fait que ces groupes et de façon plus générale les jeunes n’ont pas de représentation politique propre. Et, s’agissant des jeunes de ces quartiers, au total peu impliqués dans les associations culturelles ou même sportives, ils sont de plus, en dépit du fait qu’ils en auraient le droit, extérieurs à la vie politique locale. Les taux d’abstention lors des dernières élections municipales dans les bureaux des quartiers pauvres sont l’expression de cette aliénation civique. Ce n’est pas un désengagement, car il n’y a pas eu d’engagement au préalable.
  • [34]
    Dominique Lorrain, « La dérive des instruments. Les indicateurs de la politique de la ville et l’action publique », Revue française de science politique, 56 (3), juin 2006, p. 429-455.
  • [35]
    On présente en annexe une série d’exemples – qui ne prétend pas être exhaustive – de ces situations.
  • [36]
    Robert Cloward, Frances Fox Piven, Regulating the Poor, New York, Random House, 1971.
  • [37]
    Cette lecture foucaldienne d’une action publique, et qui reste en tant que telle une belle démonstration, passait bien dans les années 1970. Au début des années 2000, alors que les AFDC ont été supprimées et remplacées par des aides beaucoup plus conditionnelles (TANF), on porte un regard différent.
  • [38]
    Le mot fait florès actuellement en France et en Allemagne : il faut en préciser la portée et les limites.
  • [39]
    Reimund Anhut, Wilhelm Heitmeyer, « Disintegration, Recognition and Violence », Les Cahiers de psychologie politique, 9, juin 2006, <http:// www. cahierspsypol. fr/ RevueNo9/ Rubrique2/ R2SR1. htm>.
  • [40]
    Patrick Haenni, L’Islam de marché, Paris, Seuil, 2005. Les jeunes des cités veulent être vus comme des individus qui réussissent, dans de nombreux entretiens réalisés entre 2004 et 2007 dans la vallée de la Seine, et les garçons ont exprimé comme leur ambition d’avoir de la maille et de la meuf (ce sont leurs mots).
  • [41]
    Sur ce point, cf. Fabien Jobard, « Sociologie politique de la “racaille” », dans Hugues Lagrange, Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations, op. cit., p. 59-79.

1Le 27 octobre 2005, trois adolescents croyant être poursuivis par la police se réfugient dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois en Seine-Saint-Denis : Bouna Traoré, 15 ans, Zyed Benna, 17 ans, meurent électrocutés, un troisième adolescent, Muhitin Altun, est grièvement brûlé. La nouvelle se répand très vite, des centaines de jeunes mettent le feu à des voitures et à des magasins à Clichy, un cycle d’émeutes d’une ampleur exceptionnelle s’enclenche. Les trois semaines d’émeutes urbaines d’octobre et novembre 2005 furent un épisode de violence collective exceptionnel, même en France où la tradition protestataire est vive. Leur ampleur, leur concentration dans le temps, leur caractère spectaculaire ont attiré l’attention de la presse internationale. Pourquoi la France a-t-elle été le terrain de ces émeutes ? Pourquoi ne trouve-t-on guère de manifestations analogues dans d’autres pays d’Europe, à l’exception du Royaume-Uni et partiellement des Pays-Bas ? Beaucoup de commentaires en ont fait une lecture comme affrontement des jeunes musulmans des banlieues avec une société arc-boutée sur un modèle républicain rigide et inadapté qui n’avait pas su intégrer cette composante. Est-ce l’aspect essentiel ? Les interprétations qu’on peut en faire sont diverses selon qu’on privilégie les causes lointaines, ou circonstanciées selon qu’on se focalise sur le local ou que l’on questionne la situation de la France en Europe, mais elles doivent, nous semble-t-il, articuler les dimensions sociales, culturelles et politiques.

2Pourquoi la colère et les frustrations, le goût des bravades, la volonté d’exister médiatiquement, qui constituent un trait permanent de la vie des jeunes des quartiers pauvres, ont-ils, en 2005, explosé en des affrontements brefs mais répétés, en des incendies de voitures débordant largement l’épicentre de la vague d’émeutes ? La mort dans des circonstances troubles de deux adolescents et les brûlures graves d’un troisième, l’atterrissage d’une grenade sur la porte d’une mosquée, précédés de propos – perçus comme des provocations – réitérés par le ministre de l’Intérieur, ont sans aucun doute coagulé des déterminations, renforcé des tensions que suscitait le ressentiment accumulé chez ceux qui « tiennent les murs » et, plus encore, chez leurs petits frères. Pourquoi le feu prend-il cet automne 2005, et pas avant ou pas autant auparavant ? Comme souvent, les acteurs locaux et les observateurs diront : « On le sentait venir ». On a aussi maintes fois entendu l’argument que la couverture médiatique des premiers affrontements explique leur diffusion par effet d’émulation entre les groupes de jeunes. Mais pourquoi cette dynamique ne s’enclenche-t-elle pas en 2007, ni d’ailleurs, à ce degré, au cours des années 1980-2004 ? On pourrait évoquer l’idée que la participation des socialistes au pouvoir de façon plus ou moins continue de 1981 à 2002 a inhibé les mouvements sociaux. Cela s’applique mieux aux conflits du travail qu’aux émeutes urbaines [1]. En l’absence d’analyses poussées qui réinscriraient ces émeutes de 2005 dans une série temporelle, on ne pourra donner d’interprétation, ne serait-ce que vraisemblable, du « moment 2005 ». L’irruption des émeutes reste dans sa date contingente. En revanche, une réflexion systématique sur la distribution dans l’espace des émeutes, les caractéristiques de leurs acteurs, les modalités de l’action est plus accessible. Les émeutes ont-elles affecté des villes qui avaient, dans le passé, connu des processus émeutiers ? S’inscrivent-elles dans une géographie inédite ?

3Cet article est consacré aux dimensions sociales et structurelles de ces émeutes, il se focalise sur les effets des différences entre les villes sur le plan démographique, s’agissant de la situation de l’emploi et du logement, de la ségrégation spatiale. Au départ des émeutes, le schéma interprétatif que nous avions en tête est qu’elles constituent un prolongement spectaculaire des inconduites expressives – petits vols ludiques, outrages contre les agents, dégradations, « bastons », « joy-riding », fraude dans les transports – des jeunes de ces cités, ici opposées à la délinquance acquisitive – deal, vols qualifiés. Partant, nous formions l’hypothèse qu’elles en ont les mêmes déterminations. Plusieurs de nos recherches, antérieures ou en cours, sur la socialisation des adolescents dans les quartiers pauvres suggèrent que les ressorts des inconduites masculines tiennent à une logique de la comparaison de soi avec d’autres mieux lotis : ce que la sociologie nordaméricaine désigne par frustration relative. Mais en ajoutant ceci que la frustration est ici au moins autant une frustration symbolique, un sentiment de rejet ou d’humiliation, qu’une frustration de « chances de vie » au sens strict. Dans l’introduction à leur livre de 2003 [2], S. Beaud et M. Pialoux soulignent qu’à Montbéliard, les jeunes se sont construits en intériorisant des chances de vie restreintes. Je partage largement leur formulation en suggérant cependant que la manière dont les garçons des cités intériorisent ces « chances de vie » est faite d’une oscillation entre résignation et utopie – « Je serai Zidane ». Manquant de termes de référence et de buts de vie réalistes, ils protègent leur amour propre par la construction d’une fierté identitaire retournant le stéréotype négatif. Ces jeunes, qui n’ont pas d’expérience des difficultés de vie dans les pays du Sud, se comparent volontiers aux jeunes des classes moyennes autochtones des centres-villes. C’est la raison pour laquelle toutes les marques de morgue, d’arrogance qui sont quotidiennes dans les rapports des jeunes et de la police, des jeunes entre eux, mais aussi avec d’autres institutions y compris l’école, tout ce qui alimente leur sentiment d’être des citoyens de seconde classe suscite des réactions fortes.

4Saisir ces logiques de la fierté, du sentiment d’injustice et du ressentiment qui sont, croyons-nous, sous-jacentes aux émeutes est difficile. Cependant, des variables qui marquent des différentiels entre la situation des adolescents des cités et celle de ceux qui vivent dans les quartiers moyens paraissent pouvoir constituer de bons témoins de la distribution spatiale des frustrations relatives. Les indices que nous avons calculés portent sur des écarts : différences de revenus entre les habitants des cités et du reste de la ville, différences de place des groupes d’âge – jeunes ici, vieux là –, entre la résidence des grandes familles et celle des familles étroites, ségrégation spatiale des familles d’origine africaine. En effet, les inégalités qui sont perçues comme injustes sont celles qui ne paraissent pas dériver d’un manque de volonté ou d’effort, mais héritées, qui sont à des degrés divers éprouvées par l’ensemble des jeunes d’une même origine culturelle, d’un même milieu social, d’un même quartier. Dans quelle mesure ces écarts, que les ségrégations spatiales rendent lisibles, ont-ils pu constituer le terreau à partir duquel les tensions qui scandent l’actualité depuis deux à trois décennies ont débouché sur des émeutes d’une ampleur inégalée ? Quelles sont les formes d’inclusion des jeunes issus de l’immigration dans la société au niveau local ? Quelle a pu être l’effet des modalités d’inscription spatiale des politiques publiques et la manière dont elles prennent en compte la situation des « cités » ?

5Nous avons employé le terme « émeutes » pour désigner les incendies de voitures ou de bâtiments, les affrontements brefs et réitérés avec la police. En effet, les émeutes frumentaires du 18e siècle en Europe nous paraissent fournir une référence utile pour caractériser les actions soudaines, mobilisant des jeunes des quartiers pauvres et immigrés sans appartenance organisée [3]. À la différence des émeutes nord-américaines des années 1960 ou des flambées incendiaires qu’on retrouve par exemple dans les villes d’Afrique, les émeutes françaises n’ont pas été violentes au sens où elles n’ont pas été dirigées contre les personnes isolées et se sont limitées pour l’essentiel à des destructions et dégradations de biens publics ou privés [4]. Les émeutes de novembre sont plus difficilement susceptibles d’être identifiées à des actions collectives de salariés que celles des jeunes scolarisés. Ne prennent-elles pas des formes à la fois plus archaïques et plus modernes, tenant des révoltes anciennes et des stratégies télégéniques des groupes de pression contemporains ? Elles doivent se comprendre dans une spécification de la dialectique de la structure et de l’accident.

Les sources objectivables des émeutes de novembre

6Quels sont les contextes qui ont nourri les émeutes sur le territoire métropolitain ? Quelles villes ont été touchées ? Quels quartiers impliqués ? Pour répondre à ces questions, nous avons construit des probabilités d’occurrence des émeutes en associant les circonstances et les motifs structurels suggérés par les lieux d’émergence des émeutes. Prenant pour ensemble de référence les communes de plus de 65 000 habitants hors Île-de- France et les communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France, soit environ 210 villes, nous nous sommes posés la question : pourquoi ici ? Nous nous sommes livrés à un codage de l’intensité des émeutes pour les villes de cet ensemble. Le principal indice est celui du nombre de journées d’émeute, que nous avons construit en nous appuyant principalement sur l’analyse des dépêches d’agence et de la presse. Nous avons pris en compte par ailleurs la statistique du nombre de véhicules brûlés durant la période du 28 octobre au 16 novembre établie par la police et la gendarmerie. Les indices ainsi construits ont évidemment des fragilités. Ainsi, l’indice des voitures brûlées est biaisé par les effets de la propagation du feu au-delà des incendies directement liés à l’activité émeutière et par « l’arnaque » à l’assurance. L’intérêt de mesurer l’intensité des émeutes – l’intensité nulle étant une possibilité – est toutefois de permettre de formaliser l’effet conjoint sur la probabilité de survenue et la durée des émeutes des caractéristiques du contexte social et urbain local. C’est aussi de permettre une réflexion sur les situations où, bien que probables, les émeutes ne se sont pas produites ou n’ont pas duré et celles où, bien qu’improbables, elles se sont déclenchées.

7Ayant pris en compte un large ensemble de caractéristiques, voici celles qui sont les plus corrélées avec la géographie des émeutes pour l’ensemble des 210 villes de France de plus de 65 000 habitants (plus de 25 000 en Île-de-France).

Tableau 1

Villes de France de plus de 65 000 habitants (plus de 25 000 en Île-de-France) : corrélations entre l’intensité des émeutes de novembre 2005 et des caractéristiques de la population des villes

Tableau 1
% de moins de 20 ans % de non diplômés % de ménages de 6 personnes &+ Présence d’une ZUS Emplois créés en zone franche Convention de rénovation passée Nombre de jours d’émeute 0,49*** 0, 40*** 0, 57*** 0,31*** 0,27*** 0,28*** Nombre de villes pris en compte : 210. % de – 20 ans : dans la ville ou dans les ZUS si elle en comporte. % de non diplômés : dans la ville ou dans les ZUS si elle en comporte. % de ménages 6 personnes & + : dans la ville ou dans les ZUS si elle en comporte. Nombre de jours d’émeutes : 0 si pas d’émeutes, 1 si un jour d’émeute, 2 si deux jours et plus. Présence d’une ZUS : 1 si la ville comporte une ZUS (quartier prioritaire de la politique de la ville), 0 sinon. Emplois créés en zone franche : log (nombre d’emplois nets créés dans la zone franche entre 2000 et 2004). Convention de rénovation (ANRU) : 1 si la ville a passé une des 60 premières conventions démolition/ reconstruction, 0 si n’en a pas encore passé. *** : significatif à 1/1000.

Villes de France de plus de 65 000 habitants (plus de 25 000 en Île-de-France) : corrélations entre l’intensité des émeutes de novembre 2005 et des caractéristiques de la population des villes

81/ Les émeutes se sont développées à partir des cités, des quartiers d’habitat social et plus précisément de ceux qui sont classés zones urbaines sensibles (ZUS). Une faible fraction (15 %) des quartiers impliqués ne sont pas des quartiers classés en ZUS (cf. annexe statistique) [5]. Pour saisir la portée de ces émeutes, il faut se défier d’une cartographie des nombres absolus de voitures brûlées. Certes, en nombres absolus, les espaces les plus urbanisés – Paris, Lyon, Marseille, Bordeaux, Toulouse, le Nord et la frontière Nord-Est de la France – sont ceux qui ressortent. Mais une simple somme du nombre de jours d’émeute dans chaque département pondérée par la population des villes [6] montre que les départements les plus touchés en valeur relative sont, à côté de la Seine-Saint- Denis au nord de Paris, des départements beaucoup moins urbanisés. On aurait tort de voir ces émeutes comme l’apanage des grandes villes.

9Par ailleurs, nous ne connaissons guère de situations d’émeute dont les acteurs soient venus des quartiers de classes moyennes ou a fortiori de quartiers aisés [7]. Parmi les 25 ZUS dont le revenu médian est le plus élevé par rapport à la ville dans laquelle elles se situent, trois ont connu des émeutes, tandis que parmi les 25 ZUS dont le revenu est le plus faible (en moyenne de l’ordre du tiers), une dizaine ont connu des émeutes. Autrement dit, les émeutes sont aussi plus probables dans des situations de contraste entre les quartiers d’habitat social et le reste de la ville (par exemple, Orléans et le quartier de la Source). C’est un type de situation que l’importance des incendies en Seine-Saint- Denis a sans doute quelque peu masqué.

102/ Par-delà leur degré de pauvreté relative par rapport à l’unité urbaine qui les englobe, il y a une grande hétérogénéité des ZUS. Les émeutes n’ont pas affecté n’importe quels quartiers « sensibles ». Les quartiers impliqués dans les émeutes de novembre sont ceux où la proportion des moins de 20 ans est très élevée (au moins 35 %). Toutefois, même dans le département le plus touché par les émeutes, la Seine-Saint-Denis, il y a des villes dans lesquelles les cités sont d’une taille importante et comportent des proportions élevées de moins de 20 ans, mais qui sont restées calmes en novembre. Condition nécessaire, l’existence d’une structure démographique formant une pyramide à la base large, distincte de celle du reste de la ville, n’est pas suffisante à rendre compte de ce qui s’est passé.

113/ On conçoit aussi que le chômage, notamment celui des jeunes, puisse influer sur les dispositions à agir. Certes beaucoup des jeunes émeutiers ne sont pas sur le marché du travail, mais le chômage des aînés fonctionne comme un contre-modèle. Entre 1997 et 2001, l’amélioration de l’emploi n’a pas profité aux moins de 25 ans peu ou pas diplômés, leur taux de chômage étant resté proche des 35 à 40 %, ce qui a favorisé le maintien de la délinquance à un haut niveau. Si, depuis 2002, le chômage des moins qualifiés s’est légèrement réduit, celui des jeunes des quartiers ayant poursuivi jusqu’au baccalauréat et au-delà s’est au contraire accentué, faisant d’eux les principales victimes de la discrimination sur le marché de l’emploi. Parallèlement, la suppression des emploisjeunes et leur tardif rétablissement sous d’autres appellations envoient des signaux contradictoires et démobilisateurs à ces jeunes. À partir de 2003 ou 2004, ceux qui avaient profité des emplois aidés pour accéder à des emplois dans le secteur marchand peuvent penser que ce ne sera plus possible à l’avenir. Nous avons utilisé un indice du chômage des 15-25 ans en 2005, cependant, il n’est disponible qu’à l’échelle des départements hors de l’Île-de-France. Nous avons aussi calculé un indice des taux de chômage différentiels entre les agglomérations, les communes et leurs ZUS, qui, malheureusement, traduit en 2005 une situation déjà ancienne, puisqu’elle s’appuie sur les données du recensement de 1999. Toutefois, il ressort que le surcroît de chômage dans la ville par rapport à l’agglomération est directement associé au développement d’émeutes en 2005.

124/ Les lieux des émeutes sont des quartiers d’habitat social, ce sont plus spécifiquement des quartiers qui ont bénéficié des politiques de la ville (les ZUS), c’est-à-dire qui ont fait l’objet de priorités politiques en raison des « déficits » qui les caractérisent, mais aussi parfois des tensions mêmes qui s’y sont manifestées depuis maintenant une ou deux décennies. Les quartiers qui ont connu des émeutes sont plus souvent encore des quartiers prioritaires parmi les prioritaires : les zones franches urbaines (ZFU [8]). Il y a aujourd’hui une centaine de zones franches urbaines en France. La réussite des ZFU a été beaucoup discutée, il y a débat sur la mesure de leurs effets en ce qui concerne l’emploi. Y a-t-il eu création d’emplois dans ces zones ? Ces emplois ont-ils bénéficié autant que la loi le prévoit aux résidents des quartiers pauvres ? À quel coût ? Un rapport du Sénat français en 2005 établit un bilan sur environ quatre-vingt zones et indique que le critère de 25 % d’emplois locaux a été rempli et même légèrement dépassé, mais c’est une moyenne et il y a beaucoup de variations selon les zones. Nous avons pris comme indicateur de l’activité des ZFU, le nombre d’emplois nets créés au cours des années 2000-2004. Avec cet indicateur, on observe un effet contre-intuitif, certes approximatif, de la mise en place et de l’extension du dispositif des ZFU sur les émeutes. L’analyse montre que la localisation des ZFU créatrices d’emploi est positivement corrélée avec le développement des émeutes, et non pas négativement. C’est-à-dire que la probabilité de survenue des émeutes est amplifiée dans les quartiers où il y a des ZFU actives.

135/ Un argument de nature conjoncturelle mais d’une portée générale et directement lié aux politiques publiques a été avancé : l’idée que le programme « démolitions/ reconstructions » de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) ne serait pas étranger aux émeutes. En effet, si la loi du 1er août 2003 prétend « restructurer dans un objectif de mixité sociale et de développement durable les quartiers classés en zones urbaines sensibles et, à titre exceptionnel, présentant des caractéristiques économiques et sociales analogues », elle s’est traduite dans un premier temps par des expulsions de familles qui habitaient dans des logements très dégradés. L’argument entendu en région parisienne est que les parents avaient bien du mal à retenir leurs enfants au cours des soirs d’émeutes, et cette difficulté semble avoir été renforcée par les menaces d’expulsion ou le relogement de ces familles dans des hôtels, en attendant un logement social en grande couronne. Ces situations, pour problématiques qu’elles soient, auraient pu n’avoir qu’un caractère anecdotique et une importance limitée, mais le nombre des situations rapportées nous a incité à faire une vérification plus large en nous appuyant sur les documents publiés par l’Observatoire national des zones urbaines sensibles.

14Établi par l’Agence nationale de rénovation urbaine, un programme a été signé pour la période de 2004-2013 et complété par la loi du 18 janvier 2005. Il prévoit la démolition de 250 000 logements, la réhabilitation de 400 000 logements locatifs sociaux, la résidentialisation de 250 000 autres. Les zones urbaines sensibles concernées par les conventions représentent environ 300 000 logements, ce qui est considérable. Les zones visées sont caractérisées par l’importance du parc HLM (environ 70 %) et par celle des taux de vacance (près de 10 %). Le rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles souligne que l’année 2005 devait constituer un pic d’activité en matière de « construction, démolition, réhabilitation et résidentialisation » [9]. Les démolitions, poursuivent les auteurs du rapport, « peuvent nécessiter la mobilisation de logements vacants du parc existant sur sites ou tous autres logements sociaux afin de reloger les ménages dont le logement est démoli… » On imagine que les familles auxquelles on a signifié brutalement qu’elles devaient soit s’installer dans d’autres logements du parc social en attendant un relogement, soit résider dans les hôtels réquisitionnés, ont été perturbées, d’autant que les familles visées par les démolitions étaient déjà précaires ou en situation d’immigration irrégulière. Quand on examine la localisation des 62 premières conventions qui ont été signées en juillet 2005, sachant que 67 autres projets ont fait l’objet de conventions ultérieurement, on réalise que nombreuses parmi les communes impliquées dans ces conventions sont celles qui ont été touchées par les violences urbaines au mois de novembre.

15Les communes ayant fait l’objet d’une convention avec l’Agence de rénovation urbaine et celles qui ont connu des émeutes en novembre sont pour une bonne part les mêmes. La corrélation est significative et peut justifier l’hypothèse que les premières dispositions prises par l’ANRU ont contribué à accroître l’inquiétude et le ressentiment contre les pouvoirs publics au sein de ces quartiers d’habitat social.

166/ Le lecteur aura peut-être été surpris par le fait que les caractéristiques ethnoculturelles des quartiers n’aient pas été prises en compte dans cette étude. C’est en effet un mode de lecture des conflits et des tensions qui est difficile à mettre en œuvre en France. Le recensement fournit des informations sur la nationalité des résidants des communes, mais cette information n’est pas accessible au niveau des quartiers [10].

17Or, il est frappant d’observer que, dès la deuxième semaine d’émeutes, dans l’Ouest notamment, une série de villes qui constituent les lieux d’installation des grandes familles noires a connu des violences [11]. On a cherché à vérifier à quel degré cette impression se trouvait corroborée. Des recherches menées sur les inconduites et les difficultés scolaires dans plusieurs cités d’Île-de-France montrent qu’il y a aujourd’hui une nette sur-implication dans la délinquance et dans de mauvais parcours scolaires des enfants des grandes familles venues d’Afrique noire (pour un ensemble de raisons qui tiennent aux conditions de la migration et de la socialisation de ces adolescents). Faute de disposer d’un indice précis de la part des familles selon l’origine culturelle dans les villes et dans les quartiers ZUS, nous avons calculé deux indices. La proportion des étrangers hors Union européenne dans l’ensemble des villes, d’une part, la proportion de grandes familles (de 6 personnes et plus au sein des ZUS des communes quand elles en comportent, dans l’ensemble de la commune quand elles n’en comportent pas), d’autre part. L’analyse des zones où se sont produites les émeutes de 2005 montre qu’il s’agit des zones urbaines sensibles dans lesquelles les familles de six personnes et plus sont particulièrement nombreuses. La concentration des grandes familles est très significativement corrélée avec la géographie des émeutes [12], l’intensité des émeutes est un peu moins étroitement corrélée à l’importance des étrangers hors Union européenne.

18Cependant, ces mesures ne rendent pas compte d’une détermination possible des émeutes indépendante de l’importance de la population étrangère ou d’origine étrangère dans les communes considérées : le degré de ségrégation de cette population au sein de ces communes.

19Nous avons donc construit un indice de dissimilarité ou de ségrégation spatiale fondé sur les proportions de nationaux et d’étrangers en ZUS et hors ZUS. Pour en préciser le sens, considérons, à titre d’exemple, deux communes A et B dans lesquelles les pourcentages de familles étrangères (couleur foncée) sont strictement identiques, à la fois dans la zone sensible (S) et hors de la zone sensible (C). Cependant, comme on le voit en comparant les surfaces foncées et claires dans les deux cas, le taux de ségrégation (ou dissimilarité) est nettement plus élevé dans la commune A parce que la taille de la zone sensible est relativement plus importante. Le coefficient de ségrégation prend en compte simultanément la dissimilarité dans les proportions des différentes populations entre les zones, mais aussi le poids relatif des zones au sein d’un ensemble (la commune, en l’occurrence).

Graphique 1

Coefficient de ségrégation ou dissimilarité pour deux communes hypothétiques A et B

Graphique 1

Coefficient de ségrégation ou dissimilarité pour deux communes hypothétiques A et B

20Ainsi, on peut appliquer ce genre de comparaison entre Paris et la première couronne en schématisant les distributions spatiales comme ci-dessous.

Graphique 2

Dissimilarité dans la métropole parisienne

Graphique 2

Dissimilarité dans la métropole parisienne

21Le seul indice systématique de ségrégation spatiale que l’on peut construire sur la base des données publiques du recensement en France distingue seulement entre Français et étrangers : c’est celui que nous avons calculé à défaut d’indice plus adéquat. Le taux de familles étrangères en ZUS peut être interprété comme un indice approché (ce que les économistes appellent une « proxy ») du taux des familles d’origine africaine – attendu que la grande majorité des étrangers vivant en ZUS sont originaires d’Afrique (Maghreb, Afrique noire principalement). Cet indice est corrélé, mais assez médiocrement avec la géographie des émeutes. Toutefois, une simple tabulation du pourcentage de villes qui ont connu des émeutes, en fonction de l’indice de ségrégation de la population étrangère entre les villes et leurs ZUS, suggère qu’au-delà d’une certaine valeur de l’indice de dissimilarité [13] (environ 0,2), la probabilité d’occurrences des émeutes décroît (cf. graphique ci-dessous).

22La probabilité de survenue des émeutes est de 45 % dans les villes peu ségrégées (indice 0,01), elle est pratiquement deux fois plus élevée – 80 % – dans les villes où le coefficient de ségrégation de la population étrangère entre la ZUS et le reste de la ville est de 0,2, plus faible – 60 % – dans celles qui ont des taux de ségrégation de la population étrangère plus élevés (0,3 ou 0,4). De ce fait, il est nécessaire de tenir compte de cet effet curvilinéaire. Tout se passe comme si la probabilité d’émeutes était plutôt plus faible dans les zones les plus ségrégées, c’est-à-dire là où il n’y a plus vraiment de confrontation de la population française et de la population étrangère (ou plus vraisemblablement, entre natifs issus de natifs et immigrés ou fils d’immigrés).

Graphique 3

Pourcentage de villes ayant connu des émeutes selon l’indice de ségrégation des étrangers entre la ville et sa (ses) zone(s) urbaine(s) sensible(s)

Graphique 3

Pourcentage de villes ayant connu des émeutes selon l’indice de ségrégation des étrangers entre la ville et sa (ses) zone(s) urbaine(s) sensible(s)

Source : calculs de l’auteur. Indice de dissimilarité Français/étrangers calculé pour chaque commune entre la population en ZUS et la population hors ZUS.

23Outre les facteurs dont on vient d’évoquer le rôle, quelques autres caractéristiques des villes ont été envisagées. Nous avons aussi considéré les taux de non-diplômés et les proportions de familles étrangères dans les ZUS, ou l’ensemble de la ville quand il n’y a pas de quartier ZUS. Le nombre des variables testées est évidemment limité par l’information aisément accessible : celles qui le sont ne fournissent qu’une description fruste de ce qui caractérise « la poudrière » d’un côté et les motifs immédiats d’inquiétude de l’autre.

24Nous avons testé plusieurs modèles de probabilité de survenue des émeutes en prenant en compte simultanément des variables synthétisant les éléments contextuels – la proportion des grandes familles en ZUS et la part des moins de 25 ans parmi les chômeurs – et des variables traduisant l’activité des zones franches urbaines, d’une part, la localisation des programmes de « démolitions, expulsion, relogement », d’autre part (cf. tableau ci-dessous). Les modèles (1) et (2) conduisent à classer correctement les villes dans 75 % à 77 % des cas et donc à donner des diagnostics rétrospectifs erronés dans 23 à 25 % des cas. Le modèle (3) reproduit l’analyse en prenant pour indice de l’activité émeutière le logarithme du nombre de voitures brûlées. Il est remarquable qu’en dépit des différences de construction entre les deux indices retenus de l’intensité de émeutes, les variables explicatives et leur contribution soient très convergentes, autrement dit, la nature de l’interprétation proposée n’est pas fortement tributaire de l’indice retenu pour caractériser ces émeutes urbaines.

25Le modèle (4) met à l’épreuve l’hypothèse que le vote d’extrême droite (protestataire) pour l’élection présidentielle de 2002 a les mêmes déterminations que la survenue d’émeutes. C’est en partie ce qui se vérifie : ce vote est d’autant plus élevé que la population non diplômée et la population étrangère sont importantes dans la ville. Cependant, le vote d’extrême droite n’est pas lié au poids des grandes familles dans la ville et inversement lié au différentiel de chômage entre la commune et l’unité urbaine où elle se situe (c’est-à-dire que le vote d’extrême droite dans une commune est d’autant plus fort que la commune se « porte mieux » que l’unité urbaine qui l’englobe : il exprime une « défense » des avantages relatifs). Le graphique suivant illustre les résultats de cette analyse : les barres grises figurent les villes où il y a eu des émeutes, les barres claires adjacentes sont plus ou moins hautes selon la probabilité de cette survenue au regard des variables retenues.

Graphique 4

Villes de Seine-Saint-Denis : Intensité des émeutes en novembre 2005 (en gris) et probabilité de leur estimation de leur intensité d’après les variables explicatives utilisées (en blanc)

Graphique 4

Villes de Seine-Saint-Denis : Intensité des émeutes en novembre 2005 (en gris) et probabilité de leur estimation de leur intensité d’après les variables explicatives utilisées (en blanc)

Tableau 2

Régressions logistiques ordonnées #. Variables expliquées : nombre de jours d’émeutes dans la commune ; log du nombre de voitures brûlées dans la commune ; %suffrages en faveur de l’extrême droite

Tableau 2
Variables expliquées 1 Nb jours d’émeutes dans la ville 2 Nb jours d’émeutes dans la ville 3 Log nb de voitures brûlées 4 Vote protestataire (suffrages pour l’extrême droite) %familles 6 personnes ou + dans la ville 6.6*** 2.9** % de non-diplômés dans la ville 3.1*** 7.1*** % de population étrangère dans la ville 3.0** 4.8*** Écart taux chômage commune/unité urbaine 2.94** 2.17* – -3.0** Intervention ANRU (oui/non) 2.4* 3.1** 2.3* Commune ayant une ZFU (oui/non) – 2.8** Ségrégation Français/ étrangers ZUS/Commune 2.7** 2.6** 5.2*** Nb de villes 210 210 210 210 Pseudo_ R2 0.20 0.15 0.08 .12 Wald Chi2 80.5 83.3 66.7 59.0 # Régressions logistiques ordonnées avec Stata software. Par souci de simplification, nous avons supprimé les seuils séparant les différentes modalités des variables dépendantes, mais les modèles testés ne sont pas « émeutes vs pas d’émeutes », mais pas d’émeutes vs 1, 2 à 7, plus de jours d’émeutes, ou des mesures discrètes du nombre de voitures brûlées. Variables dépendantes : Nb de journées d’émeutes 0 = pas d’émeutes, 1 = 1 jour, 2 = 2 à 7 jours, 3 = plus d’une semaine ; log du nb de voitures brûlées recodé en 6 positions ; % de suffrages exprimés en 2002 pour le FN ou le MNR : variable dichotomisée. La variable de ségrégation est l’indice de dissimilarité entre Français et étrangers en ZUS et hors ZUS. Nous l’avons linéarisée en considérant les écarts à la valeur modale. Les astérisques ont la signification conventionnelle : * significatif à 5 %, ** à 1 %, *** à 1 ‰.

Régressions logistiques ordonnées #. Variables expliquées : nombre de jours d’émeutes dans la commune ; log du nombre de voitures brûlées dans la commune ; %suffrages en faveur de l’extrême droite

Interprétation des résultats

26On peut donner du rôle de la variable « familles larges » une interprétation simple et classique : dans les grandes familles, la surveillance des adolescents est difficile, ce qui favorise leur implication dans des émeutes. Une telle explication, très « politically correct », ignore qu’il faut aussi rendre compte de la motivation à agir qui n’est pas contenue dans le déficit de contrôle. Peut-on occulter le fait que, dans ces « ZUS », les familles comportant de grandes fratries n’appartiennent pas à n’importe quel groupe ? Des études récentes montrent que l’implication dans une délinquance expressive violente des adolescents élevés dans des familles d’Afrique noire est sensiblement plus marquée que celle des adolescents élevés dans des familles venues du Maghreb et plus encore dans des familles autochtones [14]. Cette sur-implication des adolescents originaires d’Afrique noire est en partie due à la taille des fratries – beaucoup plus grande dans ces familles que dans les familles d’origine maghrébine – et à la faiblesse du bagage scolaire des parents. Elle est aussi associée à un échec scolaire des adolescents observable des années auparavant, à l’école primaire [15]. Si l’on passait sous silence l’implication de ces jeunes issus de l’immigration d’Afrique noire et notamment de l’Afrique sahélienne, on se condamnerait à ne pas comprendre ce que ces émeutes ont de spécifique, non seulement en région parisienne, mais aussi dans une série de villes de l’Ouest de la France. Ces villes où les familles venues du Sahel, dont les enfants sont grands aujourd’hui, se sont installées ne figuraient pas au cours des années 1980-1990 parmi les zones émeutières [16]. Bien qu’on ne puisse le faire entrer de façon explicite dans l’analyse quantitative des émeutes, cela suggère que les conditions spécifiques de la socialisation des adolescents des familles venues d’Afrique noire peuvent expliquer l’intensité de leur implication dans les émeutes de l’automne 2005.

27Le fait que l’indice de dissimilarité soit une détermination directe de l’occurrence des émeutes, dont l’effet s’ajoute [17] à celui de la fréquence des grandes familles (modèle 1), pointe un phénomène souvent invoqué mais rarement vérifié empiriquement : l’effet sur la cohésion de la ségrégation spatiale, de l’éviction des familles immigrées des centres urbains, c’est-à-dire des conduites d’évitement des immigrés africains dans la « société d’accueil ». On peut imaginer que la perception de cette ségrégation de fait est interprétée par les jeunes des familles immigrées comme le résultat d’une relégation plus ou moins délibérée, même si elle résulte de mécanismes de prise de distance plus que de mécanismes de mise à distance.

28Toutes choses égales, l’importance des émeutes est positivement associée au surcroît de chômage de la commune par rapport à celui de l’agglomération dans laquelle elle se situe [18] : ceci singularise la situation des communes dépourvues d’emplois dans des agglomérations relativement prospères. Par ailleurs, lorsqu’on prend en compte le taux de chômage spécifique aux jeunes habitant les ZUS, il est négativement associé aux émeutes, c’est-à-dire que le taux de chômage qui touche les 15-25 ans n’apparaît pas comme un facteur favorisant les émeutes, au contraire. Des monographies réalisées en région parisienne montrent que le chômage a des conséquences désastreuses en matière de socialisation ou de sentiment d’injustice, indépendamment des perspectives concrètes d’emploi des jeunes eux-mêmes. Ceci indique que la situation de l’emploi qui compte est plutôt celle qui affecte en longue durée les familles.

29On peut envisager au moins deux interprétations de la liaison, contre-intuitive, entre la présence d’une zone franche urbaine, c’est-à-dire d’un investissement public fort en faveur de l’emploi, et la présence d’émeutes. D’abord, cela peut traduire le fait que la distribution des emplois créés en ZFU est un marqueur du grave déficit d’emplois locaux plus que de l’amélioration de la situation dans ces zones. La géographie des ZFU vient pointer les déficits les plus lourds [19]. On peut aussi soutenir, comme l’ont suggéré un certain nombre d’observateurs dans des communes de Seine-Saint-Denis, que les ZFU ont créé des attentes qu’elles n’ont pas remplies. On serait typiquement dans une situation de frustration relative, que des jeunes de Saint-Denis exprimaient ainsi : « Les emplois créés autour du Stade de France ne sont pas pour nous » [20]. Les mêmes observations peuvent être faites pour les communes de Villepinte et du Tremblay qui ont, semble-t-il, vu les emplois proposés aux jeunes des quartiers pauvres par l’Aéroport de Paris se réduire [21].

30L’analyse formelle montre également que les lieux des émeutes, notamment durant les dix premiers jours, ne sont pas corrélés avec la géographie des violences urbaines en France des années 1980 et 1990. Cela marque l’absence de filiation des acteurs de cet épisode d’émeutes avec les plus anciens et explique l’isolement des émeutiers de 2005 par rapport aux « jeunes rebelles » appartenant aux générations aînées.

31Les pronostics rétrospectifs que la formalisation autorise ne sont pas symétriques : ainsi, d’après le modèle (1), dans 33 % des cas, il n’y a pas eu d’émeute alors que les « conditions » étaient réunies, dans 17 % des cas, il y a eu des émeutes alors que les « conditions » n’étaient pas réunies. La prise en compte de ces situations soulève des questions intéressantes. Tout modèle formel a des limites, il est intéressant par ce qu’il laisse dans l’ombre autant que par ce qu’il révèle. Mais il fournit à la réflexion une base pour poser des questions plus subtiles et révéler les influences locales qui ont pu, en dépit de conditions sociales propices, inhiber les émeutes ou au contraire les stimuler.

32Nous allons aborder le rôle durant l’automne 2005 des autorités politiques locales et les effets possibles de l’action des dealers de drogues illicites dans les quartiers. Nous interrogerons ensuite les facteurs d’inclusion politique des jeunes issus des immigrations africaines [22].

Les jeunes et l’intégration politique dans les villes

33Ce bref panorama des conditions structurelles sous-jacentes à la distribution des émeutes précise les aspects les plus systématiques des lignes de fracture au sein de la société française. Il paraît nécessaire de décrire un certain nombre de phénomènes qui ont pu réduire ou amplifier le nombre de jours d’émeute et qui sont susceptibles, si on ne les cerne pas, d’en altérer la lisibilité sociale. Un ensemble d’événements aussi peu articulés que la vague d’émeutes de novembre 2005 fait nécessairement l’objet d’instrumentalisations de la part de ceux qui ont intérêt à ce qu’il y ait des désordres pour détourner l’attention de leur business, il peut aussi être altéré par des provocations diverses destinées à en retourner l’effet.

34A/ Parmi les facteurs qui peuvent avoir suscité une discordance entre le nombre de jours d’émeutes attendu et celui observé, qui n’ont pu être pris en compte d’une manière formelle dans le modèle logistique, on a invoqué des effets liés à l’usage de drogues. Un argument, qui recoupe une interprétation constante de la géographie des violences urbaines par la police, souligne le rôle pacificateur joué par le deal de drogues, pas seulement de cannabis : les trafiquants ont besoin que les quartiers soient calmes et que la police n’ait rien à y faire [23]. Toutefois, est-ce que ce facteur rend compte du « calme » anormal ? Au crédit de cette hypothèse, on pourrait mettre le fait que, dans quelques villes, tout portait au déclenchement d’incidents qui ne sont pas intervenus. Dans cette hypothèse, il faut s’interroger sur les quartiers qui avaient des raisons d’exploser et ne l’ont pas fait. En Seine-Saint-Denis, il y a beaucoup d’exemples qui contredisent l’hypothèse d’une pacification par le trafic de drogues (cf. notamment Aulnay, Neuilly-sur-Marne). Nous avons donc des raisons de ne pas souscrire sans précaution à une vision mafieuse du calme relatif dans plusieurs villes de Seine- Saint-Denis où les points de vente de drogue sont nombreux. Sans en nier le rôle, l’effet « pacificateur » du trafic paraît très variable et très conditionnel.

35B/ Le rôle des leaders religieux musulmans dans ces émeutes doit être examiné. Bien que nous ne disposions pas d’éléments très précis, on est frappé par l’importance de la référence à un islam identitaire chez les jeunes d’origine maghrébine ou sahélienne (musulmans à 95 %). Les organisations à caractère laïque, comme SOS-racisme, nées dans les années 1980, ont perdu beaucoup d’influence auprès des jeunes maghrébins. L’Union des organisations islamistes de France (UOIF) – qui fédère plus de 200 associations et participe au Conseil consultatif des musulmans de France – n’était en position ni d’étouffer une révolte aussi radicale ni d’en tirer parti. Elle bénéficie d’une audience certaine, mais elle n’a pas une forte capacité d’organisation et d’action dans les cités [24]. D’autre part, dans plusieurs cités populaires, le Tabligh a une influence certaine. Dans l’analyse qu’il a faite du développement de l’islam chez les jeunes en France [25], Fharad Khosrokhavar souligne que l’on trouve de nombreux adeptes de l’islam néo-communautaire dans les communes les plus emblématiques des émeutes du début des années 1990 [26]. Cependant, cette corrélation ne peut être établie pour les émeutes de novembre 2005.

36En l’absence d’une orientation critique de l’UOIF, d’un engagement du Tabligh dans les combats politiques, les jeunes de confession musulmane les plus révoltés des quartiers pauvres s’orientent vers un islam « jihadiste et cheikhiste » [27], notamment celui des salafistes – liés originellement au FIS algérien – qui ont conquis une influence sur une fraction de jeunes déclassés. Mais, en octobre et novembre 2005, si des « leaders salafistes » ont tenté de calmer les émeutiers à certains endroits, on n’a inversement pas noté d’incitations à agir venant de l’islam radical [28]. Force est de constater que les leaders religieux n’ont pas eu beaucoup plus de succès dans leurs tentatives de retenir les émeutiers que les leaders associatifs non religieux. De plus, si l’on regarde l’implantation salafiste, forte notamment à Trappes, La Courneuve, Argenteuil, Vénissieux, elle ne correspond guère – sauf Trappes – aux points d’accumulation de la violence émeutière en novembre 2005. Contrairement à la vision véhiculée par la presse anglo-saxonne à grand tirage ou russe, ce ne furent pas les banlieues de l’islam et notamment pas celles de l’islam maghrébin, qui eurent le rôle central dans ces émeutes de novembre. Les religieux musulmans n’ont ni favorisé le développement des émeutes, ni véritablement éteint le feu.

37C/ Parmi les facteurs possibles d’atténuation des émeutes figure la capacité de régulation des institutions locales.

38D’après une étude récente sur 264 dossiers de poursuites engagées de Seine-Saint- Denis, les auteurs sont très jeunes (âge modal : 18 ans), ils sont issus de familles populaires nombreuses (4,6 enfants) – ce qui confirme notre analyse d’écologie sociale –, beaucoup viennent de familles monoparentales (un tiers) où le père est inconnu ou décédé [29]. S’ils n’ont pas en majorité un passé délinquant, environ un tiers d’entre eux ont déjà été déférés devant un juge. Les jeunes émeutiers disent volontiers : « On est des Saussaies », ou « On est des Bosquets », s’identifiant à une cité, voire à une barre d’immeubles, avant de préciser des éléments plus personnels. Cette identification indique un lien entre leur destin personnel et le sort collectif micro-local, elle exprime aussi une solidarité contrainte : chacun pense que si d’autres jeunes de la cité ont maille à partir avec la police, il doit prendre parti. Ces solidarités négatives qui referment les quartiers sur eux-mêmes ne peuvent être défaites – faute d’autonomie personnelle et d’emplois accessibles aux jeunes peu qualifiés – que lorsque les institutions qui proposent des loisirs et des activités sportives ont un minimum de légitimité et ouvrent un espace dans lequel les adolescents peuvent mettre à distance leur ressentiment et réfléchir ensemble.

39Si l’action municipale a eu peu de poids sur le déclenchement des émeutes, elle a pu, lorsqu’elle était ouverte sur la reconnaissance de la pluralité des cultures, lorsqu’elle était en prise sur les jeunes, en abréger la durée. C’est ce qui a pu donner une certaine efficacité aux tournées d’habitants, d’animateurs sociaux et d’élus locaux en voiture dans les villes pour essayer de calmer les émeutiers potentiels. Le prolongement des soirées d’émeute ou leur cessation rapide pourraient être associés au pouvoir de régulation de l’affrontement entre les jeunes et la police lié à l’action des municipalités. La qualité de l’effort fait pour faciliter l’intégration des migrants, les partenariats noués, l’implication des différentes composantes de la population dépendent de la capacité et de la volonté des élus de donner une reconnaissance à la société civile dans sa diversité. Les médiateurs locaux se trouvent dans plusieurs strates – syndicalistes, employés municipaux, militants associatifs, membres des classes moyennes ayant des engagements civiques. La capacité des municipalités à mobiliser ces acteurs de la vie civile pour interposer un tiers entre les jeunes et les forces de police a été très variable.

40Un des facteurs favorisant la cohésion sociale au plan local est la qualité du tissu associatif. Le contexte général de l’action associative est marqué par des tendances lourdes et des dérives plus conjoncturelles. Au nombre des évolutions lourdes, la rétraction des associations laïques à vocation générale qui s’inscrivaient dans la perspective de l’éducation populaire. Cette rétraction que l’on constate partout est encore plus accentuée dans les communes qui ont perdu de la mixité sociale, comme celles de Seine-Saint-Denis. Et, dans l’ensemble, les liens des associations avec les services municipaux de la jeunesse, les services sociaux et ceux de la culture se sont distendus, privant les associations de légitimité et les municipalités d’ancrage dans la société civile. Cette dégradation de la vie civique, une variante française du syndrome « bowling alone », si elle est moins accentuée qu’aux États-Unis [30], mérite cependant d’être prise en considération.

41Les réseaux militants caractéristiques de ces villes de l’ancienne ceinture rouge parisienne se sont affaiblis. Devant la poussée électorale de l’extrême droite au cours des années 1990, s’est développée une politique tacite qui consistait à ne pas embaucher « de Noirs ni d’Arabes » dans les services municipaux pour ne pas mécontenter un électorat populaire (Aulnay, Blanc-Mesnil, Sevran, Clichy, Montfermeil, en Seine-Saint-Denis). On a vu en contrepartie se créer des associations identitaires et confessionnelles appelées à remplir en partie le rôle que jouaient les associations laïques. Parfois, les municipalités ont été tentées d’instrumentaliser ces associations avec des bonheurs divers. Il est vraisemblable que ces changements de politiques sont venus aggraver la crise que connaissaient les associations laïques animées par des membres des classes moyennes et la tendance dans de nombreuses villes à se reposer exclusivement sur des associations communautaires ou religieuses. La diminution dramatique du nombre de bénévoles s’est alors conjuguée avec une exigence de professionnalisation qui prive les associations de racines dans la société civile et accroît la coupure institutionnelle des quartiers populaires avec la municipalité.

42De plus, force est de constater qu’au cours des années 2000-2005, on a assisté à un désengagement de l’État dans certains domaines (par exemple, les emplois-jeunes ou les subventions aux associations) qui a pu contribuer à déstabiliser les quartiers. À cet affaiblissement des liens sociaux dans les villes durant la dernière décennie se sont ajoutés des éléments conjoncturels, dont le principal est certainement la suspension des crédits d’État aux associations dans tout le département de Seine-Saint-Denis entre mars et septembre 2005 [31]. Il est difficile d’objectiver l’effet massif dans ce département de la suspension des financements d’une gamme très large d’associations, allant des Femmes relais aux Centres de formation professionnelle. Cependant, les indications convergentes fournies par de nombreuses associations montrent que le report des crédits, de mars à septembre 2005, a créé un attentisme généralisé et une démobilisation, altérant le tissu associatif déjà fragilisé. Depuis 2002, le remplacement systématique des chefs de projet chevronnés des politiques de la ville par de très jeunes gens qui n’ont ni l’expérience, ni le crédit auprès des associations pour travailler en réseau, a grevé les capacités d’action. En particulier dans la zone de Clichy-Montfermeil, on a assisté à une municipalisation des actions, c’est-à-dire à une réorientation de l’action envers les jeunes vers des buts « étroitement locaux », voire clientélistes. Ceci a accentué la coupure entre les jeunes et les institutions. L’extension des émeutes dans le département de la Seine-Saint-Denis a pu être favorisée par cette démobilisation publiquement organisée des associations.

43Par ailleurs, il semble que plusieurs villes du département aient été réticentes à se saisir des projets de Réussite éducative [32] qui leur auraient permis de poursuivre sur une plus large échelle les actions d’accompagnement à la scolarité. Aux yeux des acteurs locaux, ces dispositifs fondés sur le suivi de cohortes d’individus sont marqués du sceau du « libéralisme » et leurs paraissent rompre avec la philosophie antérieure de l’intervention sociale.

44Localement, les conséquences de la présence ou de l’absence d’une politique d’inclusion des migrants dans les institutions politiques municipales se sont combinées avec les difficultés associatives et les problèmes de coordination des services municipaux. Les tensions sont d’autant plus vives que la société française s’est construite et se voit encore aujourd’hui avant tout comme une « communauté nationale de citoyens ». En conséquence, les effets de ces dysfonctionnements ont parfois été amplifiés par la posture prise par les élus, parfois au contraire réduits. Là où elle existait, la reconnaissance du travail des associations qui interviennent auprès des jeunes a pu réduire les incendies de gymnases ou d’écoles, là où au contraire le pouvoir local se montrait réticent à accorder cette reconnaissance, il a dû mobiliser beaucoup plus d’énergie pour « éteindre le feu » et souvent les émeutes se sont prolongées. Ce déficit d’intégration politique locale distingue la France du Royaume-Uni où, globalement, les minorités sont mieux représentées dans les instances municipales.

Graphique 3

Intégration et participation en France

Graphique 3

Intégration et participation en France

45De ce point de vue les émeutes de novembre 2005 renvoient à la situation de groupes labiles de jeunes inorganisés, qui, de plus, sont relativement isolés des générations aînées plus expérimentées, et dont la révolte n’a jamais été reprise en compte par les communautés – locales ou culturelles – dans lesquelles ils sont de fait inscrits (sans pour autant entraîner de leur part une réprobation). Si l’on reprend la typologie d’Obershall, c’est une situation où la politisation de la révolte est particulièrement difficile.

46Le fait que le propos des émeutiers soit peu articulé politiquement ne signifie pas cependant que leurs motifs ou déterminations ne soient pas construits par ce qu’on appellera faute de mieux un « déficit politique ». Il convient d’insister sur les tensions entre un processus profond de diffusion des valeurs d’égalité et des principes politiques qui en découlent dans un cadre républicain laïc, d’une part, et des expériences résidentielle, scolaire, professionnelle, politique marquées par des inégalités – que l’on ne considère plus comme justes, légitimes et donc acceptables – et qui sont alors interprétées en termes de discriminations, d’autre part. La force du « modèle d’intégration français » se mesure à sa capacité précisément à fonctionner comme modèle normatif et politique. Les émeutiers de novembre 2005 prennent la devise Liberté-Égalité-Fraternité au mot. Cette prégnance du modèle politique français se retrouve dans les cibles, les stratégies et les propos des émeutiers et de ceux, nombreux, qui tout en n’y participant pas directement « comprenaient » cette explosion. Contrairement à ce qui s’est produit à plusieurs reprises aux États-Unis et en Grande-Bretagne, il n’y a pas eu en novembre 2005 d’affrontements entre « ethnies » ou « communautés », les actions n’ont jamais visé des groupes ethniques ou même sociaux spécifiques, les jeunes concernés s’en prenaient au pouvoir politique, autant national que local.

47Comme souvent, les émeutes portent une demande que masquent et révèlent à la fois les cibles de l’action. En les comparant avec les mouvements qui, en Europe ou en Amérique du Nord, ont souvent mis aux prises différents groupes culturels entre eux pour l’accès à des ressources sociales (logement notamment), on peut voir dans les émeutes françaises de novembre une demande forte adressée à l’État. Demande à laquelle il a bien du mal à répondre, moins en raison de la forme d’interpellation – les « violences urbaines » – que parce qu’elle vient de groupes sociaux qui ne sont pas vus ni représentés comme des acteurs collectifs dans notre espace public. Cette difficulté à articuler les dimensions sociales et ethnoculturelles, inscrite dans notre histoire nationale et coloniale, dans nos textes fondateurs, nous singularise en Europe.

Aliénation civique et demande de reconnaissance

48L’analyse menée jusqu’ici est loin d’épuiser la dimension subjective du mécontentement. Les interprétations en termes de déficit d’intégration, de faillite du « modèle républicain » ont souvent tendance aussi à durcir la critique d’une société jugée incapable de gérer sa diversité ethnique et culturelle. Sans nier cette réalité, il paraît dangereux de percevoir les tensions et les explosions récentes comme la conséquence exclusive d’une fragmentation de la société française sur une base ethnique ou culturelle, et d’ignorer les déficits civiques que ces émeutes traduisent.

Tableau 3

Corrélations entre l’intensité des émeutes de novembre 2005, l’abstention au 1er tour de l’élection présidentielle de 2002 et le vote d’extrême droite des villes considérées

Tableau 3
Nombre de jours d’émeutes (4 modalités) Abstentions (1er tour 2002) Abstentions (1er tour 2007) Abstention 2002 0.22** Abstention 2007 0.27*** 0.25*** Vote extrême droite 2002 0.38*** 0.36*** 0.46*** Variation du nb d’inscrits 2002-2007 0.08 0.00 -0.19** Vote Ségolène Royal 2007 0.24*** 0.25*** -0.21** Abstentions au 1er tour de l’élection présidentielle de 2002, 2007. % de suffrages exprimés recueillis par les formations d’extrême droite, Front national et Mouvement national républicain.  % de suffrages exprimés recueillis par Ségolène Royal au second tour de l’élection présidentielle de 2007. ** significatif à 1 %, *** à 1 ‰.

Corrélations entre l’intensité des émeutes de novembre 2005, l’abstention au 1er tour de l’élection présidentielle de 2002 et le vote d’extrême droite des villes considérées

49L’analyse de la géographie des nuits de novembre révèle que les villes qui ont connu des émeutes sont, de manière générale, des villes où les taux d’abstention sont élevés en 2002 et 2007, où les formations d’extrême droite recueillent des scores sensiblement plus élevés que leur moyenne. Pas plus que le vote d’extrême droite, le mouvement des émeutes ne s’est limité à la périphérie des grandes villes. La présence dans les mêmes villes, souvent dans des quartiers contigus, de minorités ethniques importantes et de populations autochtones qui expriment une défiance envers les institutions politiques suggère que les taux d’abstention ou le vote protestataire d’extrême droite ont, pour une bonne part, la même matrice géographique que les émeutes [33].

50On a portant tendu à opposer deux réalités : les jeunes émeutiers et la population qui s’abstient ou vote pour l’extrême droite. C’est notamment ce que fait Dominique Lorrain dans un article par ailleurs très stimulant [34]. Certes, les politiques de la ville ignorent souvent les quartiers pauvres situés sur une diagonale très dépeuplée qui traverse l’Oise, contourne la région parisienne vers la Bourgogne et descend par le Massif Central au Sud. D. Lorrain a raison de pointer le fait que le « 9-4 » (il aurait pu choisir aussi bien le 9-3) est plus susceptible d’obtenir des moyens financiers supplémentaires et une reconnaissance de ses demandes que le département de la Meuse (le 5-5). Or, dit-il, en termes de revenus par habitant et plus encore d’accès aux services publics, les Meusiens sont sensiblement moins bien lotis que les habitants de grande couronne vivant en Île-de- France. Si, à Verdun comme à Villiers-sur-Marne – ville que l’auteur compare à Verdun –, on dénombre en moyenne dans la ville 28 % de moins de 20 ans, il n’y a pas à Verdun l’équivalent du quartier des Hautes-Noues où la proportion de moins de 20 ans est de 36 %. Il reste que, dans l’une et l’autre ville, des tensions associées à l’existence de cités en fort contraste d’âge, de revenu, d’origine avec le reste de la ville existent et peuvent nourrir une même aliénation civique. Beaucoup de choses au plan social rapprochent les deux villes. Partant de ce constat, D. Lorrain considère que les arbitrages politiques qui conduisent à agir dans les cités de la périphérie des grandes villes, de Paris notamment, sont très inéquitables à l’égard de communes plus petites et peuvent difficilement être justifiés par des écarts objectifs de ressources. Jusque-là, nous le suivons. Il suggère ensuite que la sollicitude publique pour le 93 ou le 94, et l’abandon du 55 (la Meuse) serait à l’origine d’un retrait de la vie civique qui se manifeste dans cette diagonale du vide non pas bruyamment par les émeutes, mais par le vote d’extrême droite. Ce qui tiendrait ces villes moyennes à l’écart des politiques de la ville et des transferts publics, ce serait précisément qu’elles ne protestent pas violemment, qu’elles ne connaissent pas d’émeutes [35] et que leurs habitants sont voués à ce retrait silencieux qu’est le vote d’extrême droite ou l’abstention.

51Sans nier la justesse des arguments concernant l’intensité des écarts, remarquons que des villes qui ne sont pas différentes de Verdun dans la Meuse ont connu des émeutes – Chalon-sur-Saône, Pau, Blois, Torcy et la Ricamarie, des villes de l’Oise comme Nogent ou Creil. Et réciproquement, le vote d’extrême droite affecte ou a affecté, en région parisienne, bien des cités qui, par ailleurs, connaissent des émeutes (Clichy-sous-Bois, par exemple). Si, en règle générale, la violence est un mode privilégié d’expression du désespoir des jeunes des cités proches de Paris ou des grandes villes, celle-ci n’a pas épargné les zones excentrées, qui protestent par ailleurs par le vote d’extrême droite ou l’abstention. De plus, vote et émeutes ne sont pas exclusifs : des mouvements pour encourager l’inscription sur les listes électorales se sont développés dans la foulée des émeutes de 2005. Et, comme le montrent les corrélations et l’analyse multivariée présentée cidessus, protestations violentes et aliénation politique vont plutôt de pair. Les deux registres que sont le vote protestataire d’extrême droite ou l’abstentionnisme et les violences civiles sont plutôt corrélatifs. On peut faire l’hypothèse que les émeutes comme l’abstention ou le vote d’extrême droite traduisent une même aliénation de ces quartiers à l’égard de la vie civique telle qu’elle s’exprime par les alternances politiques ordinaires.

52Nombreuses dans des quartiers sensibles où l’action publique est la plus développée, sans pour autant ignorer des quartiers excentrés dans des zones peu urbanisées, les émeutes portent une demande d’équité qui s’adresse de façon privilégiée à l’État. Elles ont investi le débat public sur le double registre de l’exigence de reconnaissance symbolique – face au mépris exprimé par les propos du ministre de l’Intérieur – et d’une reconnaissance en termes de besoins sociaux. Les jeunes émeutiers se montrent désireux de prouver leur valeur, mais sont simultanément en demande d’assistance. Cette relation entre des émeutes et une demande de protection ou d’intervention sociale n’est pas inédite.

53Une des interprétations les plus percutantes des émeutes raciales des années 1960 aux États-Unis montre que de décembre 1960 à février 1969, environ huit cent mille familles supplémentaires ont été ajoutées au rôle des bénéficiaires des aides publiques. Analysant la dynamique des émeutes dans les années 1960, Robert Cloward et Frances Piven [36] ont développé une thèse iconoclaste : ils montrèrent que l’explosion des aides dans les villes du nord a correspondu à une réponse – délibérée ou non – aux désordres civils qui se sont produits dans ces années 1960. Le mordant de la thèse de Cloward et Piven est certes de révéler cette correspondance entre l’aide publique et les émeutes, il est surtout lié au parti pris interprétatif, qui ressort du titre même de leur livre : Regulating the Poor. Il oblige à réfléchir sur la fonction implicite des transferts sociaux. Une première lecture de l’analyse de Cloward et Piven est seulement critique. Sous les traits trompeurs d’une politique de redistribution et de solidarité, les aides sociales seraient en fait d’abord des actions pacificatrices à travers lesquelles le retour de la paix civile et la restauration de l’ordre public compteraient plus que l’amélioration du sort des plus pauvres et la mise en place d’une véritable solidarité [37]. Mais on peut faire une lecture différente qui consiste à dire que les politiques d’aide publique ont effectivement contribué à améliorer la situation des Noirs qui étaient privés temporairement d’emplois en s’installant dans les villes du nord. Sans doute les aides n’ont-elles pas éteint l’incendie social. Elles le suivaient de près, intervenaient sur les mêmes fronts, mais le décalage entre l’amélioration apportée par les aides et les attentes ou le sentiment que l’action violente était le meilleur moyen d’attirer cette aide ont continué à favoriser les émeutes. En l’occurrence, les émeutes comme les priorités accordées aux villes ne peuvent être considérées uniquement en fonction des déficits objectifs, mais comme une combinaison de ces déficits et des rapports de force que l’action collective et la représentation politique déterminent aussi. Est-ce absurde et contraire à la démocratie ? Rétablir la paix civile, la cohésion sociale dans le sens le plus direct est-il un objectif illégitime ? N’est-ce pas l’enseignement le plus général des luttes sociales que de montrer qu’elles contribuent à réformer des situations ? Bien évidemment, elles donnent un avantage à ceux qui ont su se faire entendre. Elles les inscrivent parfois dans une logique d’assistance publique plutôt que de réussite autonome.

54Cela s’applique aussi à la France. Mais, de ce point de vue, il y avait jusqu’à ce jour un fossé large entre la capacité de l’extrême droite de donner une forme politique à la peur du crime diffuse des milieux populaires et la difficulté de la gauche à représenter dans la sphère politique le désespoir actif des jeunes issus de l’immigration. Pendant les dernières décennies, il y a eu une surexposition du problème des immigrés dans la question sociale – à laquelle on tentait de répondre à gauche par les politiques sociales et auquel faisait face à droite une dénonciation des profiteurs de l’État social – mais simultanément un refus général de son inscription dans les registres politiques ordinaires (vote, instances représentatives, etc.). Les événements de novembre 2005 « demandent », me semble-t-il, que les politiques urbaines en faveur de la mixité sociale soient prorogées et plaident en faveur d’un renforcement de leurs moyens. Il reste à définir les objectifs réels de cette mixité et à se prémunir contre les effets pervers des politiques engagées, notamment en ce qui concerne les deux piliers de la mixité, l’école et le logement.

55On a suggéré que les émeutes avaient aussi trouvé leur source dans les frustrations qui mêlent des aspects consumériste et la symbolique de la reconnaissance [38]. Le thème de la reconnaissance est indissociable du basculement d’une problématique des inégalités vers une problématique de la ségrégation et des discriminations, c’est-à-dire d’inégalités fondées sur l’origine culturelle ou le lieu de résidence, et non le mérite ou le démérite [39]. L’usage fréquent du mot respect – qui a le sens de demande de reconnaissance – a une connotation culturelle évidente parmi les jeunes élevés dans des familles maghrébines et parmi les jeunes musulmans d’Afrique noire. Il s’appuie sur la tradition ancienne de l’honneur, mais la déborde. Cette exigence est une forme moderne, sui generis, transformée par les valeurs de l’individualisme d’accomplissement, exalté par les médias [40]. Les acteurs des émeutes appartiennent à des couches de la jeunesse qui se trouvent dans l’incapacité d’atteindre les buts de vie qu’ils partagent avec les adolescents des classes moyennes – en raison de leur manque de réussite scolaire et des discriminations qui s’opèrent sur le marché du travail notamment. Ils sont pris dans une tension, analysée jadis par Robert Merton, entre buts et moyens. Ce phénomène n’est pas très spécifique, on le retrouve dans la plupart des pays d’Europe. Pourquoi l’explosion s’est-elle produite en France plus qu’ailleurs ?

56Si l’exigence de reconnaissance comme « victime sociale » n’est jamais devenue véritablement explicite, ce n’est pas parce que les émeutes n’avaient pas de sens politique, mais parce que ce sens n’a été porté par personne en dehors des jeunes acteurs eux-mêmes. C’est implicitement à l’État que les jeunes émeutiers se sont adressés sans médiation. Tout se passe comme s’il y avait, particulièrement en France, une fonction paternelle de l’État, qui n’est pas seulement l’arbitre entre les groupes en compétition pour l’accès à des ressources rares, mais le dispensateur direct de ces ressources. L’absence d’institutionnalisation politique n’est pas compensée par des formes d’organisation ou des revendications communautaires, dominées par tel ou tel groupe ethnique, racial ou religieux. C’est une différence radicale avec la Grande-Bretagne et les États-Unis, où la référence raciale et communautaire est plus systématique et plus structurante, sur le plan des affrontements eux-mêmes comme des revendications. De ce point de vue, ces émeutes, plus qu’une volonté de déstabilisation du cadre politique, confirment une fois de plus l’incapacité des structures politiques existantes à agir et recruter dans les quartiers les plus populaires et à représenter les intérêts des populations qui y vivent dans leur diversité.

57**

58Ce qui donne un ressort spécifique à ces émeutes, c’est d’abord la manière dont l’incapacité de ces jeunes à accéder aux positions sociales se combine avec les effets nouveaux, en France, de la ségrégation ethnique dans les quartiers pauvres. La ségrégation des populations issues des immigrations africaines est plus forte que celle des migrants venus d’Europe. Elle a des coûts considérables (scolarisation moins efficace, stigmatisation des populations et donc risque de chômage accru, délinquance, budget de transport plus élevé pour les ménages) et des effets cumulatifs (la moindre attractivité de ces quartiers dissuade les entreprises de s’y installer et chasse les habitants les plus mobiles). C’est le socle solide de cet épisode d’émeutes. Il s’inscrit dans la géographie des politiques publiques de la ville et en souligne à l’évidence les limites ; il est susceptible de nourrir une exigence de reconnaissance chez les jeunes issus de l’immigration qui prend la forme de ces frondes contre les institutions qui représentent à leurs yeux l’État, sa police.

59Le fait que les émeutes n’ont pas trouvé de relais politiques et seulement partiellement des relais associatifs est caractéristique des limites de notre capacité à envisager cette inclusion politique. Il existe une timidité des institutions politiques à accueillir les minorités en tant que telles et ce manque de prise en charge politique des minorités accentue encore plus l’asymétrie. Situés au cœur des débats, les membres des minorités n’existent guère sur le plan politique. En ce sens, les émeutes de novembre 2005 se distinguent des émeutes populaires du 19e siècle – émeutes frumentaires à la campagne, révoltes du « lumpen » prolétariat des faubourgs urbains – qui ont le même caractère de révolte brute, la même ambivalence politique, mais où la revendication d’être vu, reconnu était absente [41]. Une société qui exalte la performance, les réussites individuelles ostensibles, voire ostentatoires donne à l’exigence de respect un sens qui n’est pas celui des sociétés hiérarchiques fondées sur la différenciation des rangs. Ces tensions sociales expriment des revendications de justice sociale, elles n’échappent pas à la concurrence entre les victimes pour la sollicitude publique. La protestation émeutière flirte avec le ressentiment plus qu’avec l’« affirmative action », c’est là son ambivalence.


Annexes

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : présence d’émeutes et de ZUS (% colonne)

tableau im9
ZUS Émeutes Non Oui Non 38 69,1 49 33,6 87 Oui 17 30,9 97 66,4 114 Total 55 146 201

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : présence d’émeutes et de ZUS (% colonne)

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : présence d’émeutes et convention démolition/reconstruction (% colonne)

tableau im10
1re convention ANRU Émeutes Non Oui Non 82 48,81 5 14,71 87 43,07 Oui 86 51,19 29 85,29 115 56,93 Total 168 34 202

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : présence d’émeutes et convention démolition/reconstruction (% colonne)

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : émeutes et proportion de ménages de 6 personnes et plus (% lignes)

tableau im11
Présence d’émeutes Ménage de 6 pers. et + (en %) Non Oui 0-3 39 75,00 13 25,00 52 4-7 34 45,33 41 54,67 75 8-12 10 18,52 44 81,48 54 + de 12 4 17,39 19 82,61 23 Total 87 117 204

Communes de plus de 25 000 habitants en Île-de-France et de plus de 65 000 habitants hors Île-de-France : émeutes et proportion de ménages de 6 personnes et plus (% lignes)


Date de mise en ligne : 28/07/2008

https://doi.org/10.3917/rfsp.583.0377

Notes

  • [1]
    Cf. pour une analyse des conditions sociopolitiques des ruptures de la cohésion sociale Hugues Lagrange, « Strikes and the War », dans Leopold Haimson, Charles Tilly, Strikes, Wars and Revolutions in an International Perspective, Cambridge/Paris, Cambridge University Press/ MSH, 1989, p. 473-499.
  • [2]
    Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Violences urbaines, violence sociale, Paris, Fayard, 2003, p. 17.
  • [3]
    Pour une réflexion sur la nature des mouvements sociaux, voir notamment Anthony Oberschall, Social Conflicts and Social Movements, Englewood Cliff, Prentice Hall, 1973 ; Charles Tilly, The Politics of Collective Violence, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 ; et la synthèse de Erik Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Paris, La Découverte, 1996.
  • [4]
    Pour un bilan des atteintes violentes en 2005, cf. Hugues Lagrange, Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
  • [5]
    Quelques communes qui ont connu des incidents ne comportent pas de quartiers sensibles : Torcy en Seine-et-Marne, Miribel dans l’Ain.
  • [6]
    Villes de plus de 65 000 habitants de ces départements.
  • [7]
    Il y a certes quelques cas où la géographie laisse planer une équivoque sur l’origine des acteurs – d’où viennent les jeunes qui ont incendié un entrepôt pharmaceutique à Suresnes ? Les communes aisées des Hauts-de-Seine ne connaissent pas d’émeutes, si l’on excepte Suresnes, Rueil et Clamart : encore est-ce assez limité pour ces dernières.
  • [8]
    Ce sont des zones où les entreprises sont exonérées de charges salariales sur les nouvelles embauches pendant une ou plusieurs années, en contrepartie de l’obligation de réserver au moins 25 % des emplois créés à des habitants de la ZFU.
  • [9]
    Observatoire national des ZUS, Rapport 2005, Paris, DIV, 2005, p. 57.
  • [10]
    On ne peut utiliser pour les ZUS que la distinction « Français/étrangers » qui ignore donc l’importance des Français d’origine étrangère (l’essentiel des jeunes de la seconde génération) et mêle les étrangers de toutes origines.
  • [11]
    Les émeutes ont pu recruter parmi les jeunes issus des grandes familles du Sahel parce que ce sont les derniers arrivés et que les fratries très larges posent des problèmes de socialisation plus aigus que dans les autres groupes de migrants pauvres.
  • [12]
    Les deux variables – proportions élevées des moins de 20 ans et proportions importantes de familles larges – sont fortement corrélées entre elles.
  • [13]
    Ce taux varie entre 0, pas de ségrégation, ce qui peut être représenté par un gris uniforme et 1, ségrégation absolue, ce qui peut être représenté par une figure en damier (noirs et blancs). Le taux de 0,4 dans le contexte français et compte tenu du caractère très grossier de notre distinction, traduit une dissimilarité ou ségrégation relativement forte.
  • [14]
    Cf. Hugues Lagrange, « Déviance et réussite scolaire à l’adolescence », Recherches et Prévisions, Cnaf, 88, juin 2007, p. 53-70. Par familles autochtones, nous désignons des familles dont les membres sont nés en France au moins depuis la génération des parents des adolescents actuels.
  • [15]
    Si la réussite scolaire à milieu égal des enfants de migrants d’Europe et du Maghreb est plutôt meilleure que celle des adolescents issus de familles autochtones, celle des sahéliens est globalement moins bonne. Par ailleurs, pour les secondes générations venues d’Afrique du Nord, l’accès aux emplois à diplôme égal est nettement plus difficile que pour les jeunes d’origine européenne.
  • [16]
    Le coefficient de corrélation avec la distribution des émeutes en 2005 est faible.
  • [17]
    Ne se substitue pas : pas d’affaiblissement de l’autre coefficient.
  • [18]
    Lors du recensement de 1999.
  • [19]
    En effet, nous n’avons pas de mesure récente des taux de chômage infra-communaux.
  • [20]
    Échanges avec des animateurs sociaux travaillant en liaison avec le Conseil général de Seine-Saint-Denis en décembre 2005.
  • [21]
    Ces villes ne comportent pas de ZFU.
  • [22]
    Nous laissons délibérément de côté la plupart des aspects liés à la gestion concrète des émeutes par les forces de l’ordre.
  • [23]
    L’économie dérivée de la vente de produits illicites, que l’on ne saurait confondre avec l’économie parallèle ou informelle, fascine. On a tendance à construire un mythe sur la richesse des dealers que ne valide pas ce que l’on sait des dépenses des jeunes pour leur consommation de cannabis, qui définissent pourtant in fine le chiffre d’affaire de cette « économie ». Les dépenses de consommation de cannabis de jeunes de 17 ans en France se montent à 21 millions d’euros, d’après l’enquête Escapade de l’OFDT ; on peut estimer entre 200 et 400 millions d’euros les dépenses de cannabis dans le pays ; un faible pourcentage de chiffre d’affaire, assez modeste au regard des chiffres de l’action publique, va aux dealers des cités ; cela peut difficilement permettre de proposer une alternative au travail légal à une fraction importante des jeunes, même si ce n’est pas un aspect à ignorer.
  • [24]
    Le recteur de la mosquée de Paris a cru devoir lancer un appel au calme, il y a eu un communiqué incongru de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), enjoignant aux musulmans de s’abstenir de participer aux émeutes (de brûler, etc.), ce qui laissait penser que les jeunes musulmans étaient en première ligne.
  • [25]
    Farhad Khosrokhavar, L’islam des jeunes, Paris, Flammarion, 1997.
  • [26]
    Vaulx-en-Velin à Vénissieux, Val-Fourré à Mantes-la-Jolie, Cité-des-Indes à Sartrouville, Val d’Argent à Argenteuil, 4 000 à la Courneuve, Lille-Sud-Nouveau, Neuhoff à Strasbourg.
  • [27]
    Nous avons eu plusieurs entretiens avec des jeunes d’origine sénégalaise dont le père est un musulman noir traditionnel – Tijane ou Mouride le plus souvent – qui se réclamaient des écrits de cheikh Ibn al Wahhab dans leur forme la plus rigoureuse : Le livre sur l’unicité (Kitab al Tawhid).
  • [28]
    Le courant salafiste – qui se fait le défenseur d’un fondamentalisme encore plus littéral que les courants comme le Tabligh ou le takfir – a, dit-on, une influence croissante parmi les jeunes musulmans, y compris chez des adolescents musulmans élevés dans des familles venues d’Afrique noire.
  • [29]
    Michel Mazars, « Les mineurs jugés au Tribunal de Bobigny lors des événements de novembre 2005 », Document pour le Conseil d’analyse stratégique, janvier 2007.
  • [30]
    Du moins, si l’on admet le diagnostic de Robert Putnam, Bowling Alone. The Collapse and Revival of the American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
  • [31]
    Il s’agit des crédits déconcentrés d’État, administrés par le sous-préfet ville.
  • [32]
    Nouveau dispositif de suivi individualisé du décrochage scolaire et social, mis en place en 2005.
  • [33]
    Par aliénation civique, j’entends le fait que ces groupes et de façon plus générale les jeunes n’ont pas de représentation politique propre. Et, s’agissant des jeunes de ces quartiers, au total peu impliqués dans les associations culturelles ou même sportives, ils sont de plus, en dépit du fait qu’ils en auraient le droit, extérieurs à la vie politique locale. Les taux d’abstention lors des dernières élections municipales dans les bureaux des quartiers pauvres sont l’expression de cette aliénation civique. Ce n’est pas un désengagement, car il n’y a pas eu d’engagement au préalable.
  • [34]
    Dominique Lorrain, « La dérive des instruments. Les indicateurs de la politique de la ville et l’action publique », Revue française de science politique, 56 (3), juin 2006, p. 429-455.
  • [35]
    On présente en annexe une série d’exemples – qui ne prétend pas être exhaustive – de ces situations.
  • [36]
    Robert Cloward, Frances Fox Piven, Regulating the Poor, New York, Random House, 1971.
  • [37]
    Cette lecture foucaldienne d’une action publique, et qui reste en tant que telle une belle démonstration, passait bien dans les années 1970. Au début des années 2000, alors que les AFDC ont été supprimées et remplacées par des aides beaucoup plus conditionnelles (TANF), on porte un regard différent.
  • [38]
    Le mot fait florès actuellement en France et en Allemagne : il faut en préciser la portée et les limites.
  • [39]
    Reimund Anhut, Wilhelm Heitmeyer, « Disintegration, Recognition and Violence », Les Cahiers de psychologie politique, 9, juin 2006, <http:// www. cahierspsypol. fr/ RevueNo9/ Rubrique2/ R2SR1. htm>.
  • [40]
    Patrick Haenni, L’Islam de marché, Paris, Seuil, 2005. Les jeunes des cités veulent être vus comme des individus qui réussissent, dans de nombreux entretiens réalisés entre 2004 et 2007 dans la vallée de la Seine, et les garçons ont exprimé comme leur ambition d’avoir de la maille et de la meuf (ce sont leurs mots).
  • [41]
    Sur ce point, cf. Fabien Jobard, « Sociologie politique de la “racaille” », dans Hugues Lagrange, Marco Oberti (dir.), Émeutes urbaines et protestations, op. cit., p. 59-79.

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