Couverture de RFSP_582

Article de revue

Les sages interpellés

Quelques usages profanes du Conseil constitutionnel

Pages 197 à 230

Notes

  • [1]
    Bastien François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », Revue française de science politique, 47 (3-4), juin-août 1997, p. 377-403 ; « La place du conseil constitutionnel dans le système politique de la Cinquième République », dans Conseil constitutionnel, Le Conseil constitutionnel a quarante ans, Paris, LGDJ, 1999.
  • [2]
    Voir notamment le service du courrier du président de la République mis en place en 1983,qui rassemble depuis cette date une centaine d’agents dépouillant en moyenne 1 000 lettres par jour au cours des années 1990 : Béatrice Fraenkel, « “Répondre à tous”. Une enquête sur le service du courrier présidentiel », dans Daniel Fabre, Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1997. Voir également le traitement des courriers par certaines municipalités, ainsi que les « boîtes aux lettres aux maires » mises en place sur les façades extérieures des hôtels de ville dans le cadre des politiques d’encouragement à la participation politique locale. Faute de données globales, on signalera à titre d’exemple la mise en place d’un traitement systématique des courriers d’habitants, d’élus et d’associations par le secteur des études locales et le service du courrier de la municipalité de Saint-Denis depuis 1995. Réponse systématique, codage en vue d’un traitement statistique destiné à repérer les sujets les plus fréquents de mécontentement, leur origine et leur localisation, mais encore intégration parmi les indicateurs de« dysfonctionnement environnementaux du quotidien » signalés par les habitants dans le but d’aider les décideurs à (re)définir les politiques publiques locales ou leur mise en œuvre : le traitement réservé au millier de courriers dyonisiens adressés chaque année aux élus locaux est sans doute l’un des plus aboutis.
  • [3]
    Car les lecteurs de ces adresses mettent manifestement en œuvre les mécanismes d’évaluation révélés par Luc Boltanski dans son étude sur les conditions sociales de recevabilité des dénonciations publiques d’injustices. Le simple fait de « dénoncer [une] injustice subie dans des situations qui ne s’y prêtent pas et auprès de personnes, individuelles ou collectives, qui ne conviennent pas » conduit, en effet, au jugement d’anormalité, donc à l’ignorance et au mépris vis-à-vis des auteurs qui interpellent (Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Metailié, 1990, p. 281). En outre, 1/5e des courriers de notre échantillon semble porter la trace d’attitudes obsessionnelles marquées, souvent à l’origine du jugement d’anormalité : répétition des courriers malgré l’absence de réponse, mises en page marquées par l’abondance des encadrés, sur lignements, ou encore variation de la taille des caractères, pour ne prendre que des exemples formels.
  • [4]
    Objets non juridiquement identifiés dès lors qu’ils n’entrent pas dans la catégorie des pétitions et, donc, non attendus par les conservateurs nationaux, leur sort dépend du seul intérêt qu’accepte de leur prêter l’institution réceptrice et leur ouverture échappe aux règles légales de consultation. De ce fait, c’est la diversité qui domine.
  • [5]
    Il s’agit de Jean-Claude Colliard, alors juge au Conseil constitutionnel, professeur de science politique à l’Université Paris I, sans qui ce travail n’aurait pu être réalisé. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
  • [6]
    J’ai décidé de faire perdre à l’échantillon son statut initial d’échantillon test quand, après avoir mis au point les schèmes d’analyses en m’appuyant sur une étude quantitative et qualitative de ces 82 courriers, je m’apprêtais à lire les courriers restants au prisme des grilles mises au point au cours de cette première étape. Il m’a alors été signifié que je devais attendre au minimum une année, pour cause d’élections, avant d’avoir une chance de pouvoir lire à nouveau les documents. L’analyse porte donc, au final, sur environ un dixième des courriers effectivement adressés au Conseil au cours des années 1992 à 1999 et qui ont été classés « sans réponse ».
  • [7]
    Ce facteur est évidemment lié au précédent, l’absence d’intérêt savant montré en France pour le contacting participant sans aucun doute de sa faible visibilité et légitimité comme pratique politique au sein des institutions réceptrices. Quelques analyses sont pourtant actuellement en cours. Ainsi, Patrick Le Lidec mènerait-il une étude sur les transformations du métier parlementaire induites par l’afflux des courriers adressés aux élus, dans le cadre du groupe de recherches CARMA. Signalons également l’analyse, menée au CERAPS par Remi Lefebvre et annoncée dans une publication récente, des courriers adressés par les Lillois à Martine Aubry au cours de la campagne électorale de 2001.
  • [8]
    Pionnière, l’étude de Verba et Nye sur les modes de participation politique, menée au plan national, établissait dès 1972 que 20 % des Américains avaient recours au contacting, alors même que les critères qu’utilisaient les auteurs, très restrictifs, les amenaient à largement sous-évaluer l’importance de ces comportements (voir note 4 sur ce point) : Sidney Verba, Norman Nye, Participation in America : Political Democracy and Social Equality, New York, Harper and Row, 1972.Poursuivies au cours des années 1980, souvent dans le cadre de monographies urbaines et à partir d’une définition plus large, ces évaluations ont alors fait du contacting un véritable concurrent du vote. Cf. par exemple, Arnold Vedlitz, Eric P. Veblen, « Voting and Contacting. Two Forms of Political Participation in a Suburban Community », Urban Affairs Quaterly, 16 (1), septembre 1980, p. 31-48 : ces auteurs établissent un taux de contacting de 44 % à Garland, dans la banlieue de Dallas, tout en validant l’hypothèse de la non-complémentarité de ces pratiques avec celles du vote.John Clayton Thomas (« Citizen-Initiated Contacts with Gouvernment Agencies : A Test of ThreeTheories », American Journal of Political Science, 26 (3), août 1982, p. 504-522) conclut à un taux de participation par « contact » de 54,7 % à Cincinnati, dans l’Ohio, soit un taux deux fois supérieur à celui de la participation électorale aux élections municipales.
  • [9]
    Notamment : Angus Campbell, Philipp E. Converse, Warren E. Miller, Donald E. Stokes,The American Voter, New York, John Wiley and Sons, 1960 ; Stephen E. Bennett, William R. Klecka, « Social Status and Political Participation : A Multivariate Analysis of Predictive Power », Midwest Journal of Political Science, 14, August 1970, p. 355-382 ; Sidney Verba, Norman H. Nye, Participation in America…, ibid. ; Lester W. Milbrath, Madan Lal Goel, Political Participation, Chicago, Rand McNally, 1977 ; Raymond E. Wolfinger, Steven J. Rosenstone, Who Votes ?, New Haven, Yale University Press, 1980.
  • [10]
    Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, Columbia University Press, 1948 ; Bernard Berelson, Paul Lazarsfeld, William McPhee, Voting, Chicago, University of Chicago Press, 1954.
  • [11]
    On retrouve là une des caractéristiques fondamentales de la science politique américaine behavioriste, dont les travaux sur les comportements politiques sont indissociables d’une perspective normative, comme le montrent très bien les articles que Loïc Blondiaux et Patrick Lehingue leur ont consacrés : Loïc Blondiaux, « Mort et résurrection de l’électeur rationnel. Les métamorphoses d’une problématique incertaine », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 753-791, et « Les tournants historiques de la science politique américaine », Politix, 40, 1997, p. 7-38 ; Patrick Lehingue, « L’analyse économique des choix électoraux I », Politix, 40, 1997, p. 88-112 et « L’analyse économique des choix électoraux II », Politix, 41, 1998, p. 82-122. On remarquera pour notre part que les études sur le contacting se développent à un moment où les politistes américains cherchent absolument à nuancer, sinon à remettre en cause, la figure d’un citoyen américain très majoritairement peu intéressé par la politique, particulièrement quand il est peu diplômé. Ils trouvent donc dans des formes alternatives et discrètes de participation un espoir de retrouver, en acte, la démocratie éclairée perdue à Columbia et Chicago. D’où la résistance première à l’égard de résultats empiriques venant ruiner ces espoirs. Même si les caractéristiques sociales précises de l’espace du contacting sont encore en débat au début des années 1990, la plupart des études postérieures à celle de Verba et Nye s’opposent aux conclusions qu’ils avancent selon lesquelles il n’y aurait pas de spécificité du contacting au regard des ressources sociales que son activation requiert. Ces conclusions sont rapportées à la définition restrictive que ces auteurs retiennent du contacting politique et qui les pousse à exclure les demandes d’intervention personnelles,exclusion largement remise en cause depuis. Seul Steven A. Perterson soutiendra encore cette thèse dans Close Encounters of the Bureaucratic Kind : Older Americans and Bureaucracy, New York, Allegany County, 1985.
  • [12]
    Soit, en 2000. Le développement du courrier électronique modifie en fait les enjeux autour desquels les adresses au Conseil constitutionnel telles que nous les analysons à partir des « courriers sans réponse » peuvent prendre sens. Le caractère public de la saisine n’est plus alors seulement lié à la nature de l’autorité contactée mais peut également provenir de la révélation simultanée, dans l’espace du débat public, de cette démarche même et du décalage corrélatif entre ses initiateurs et ceux au nom desquels elle est faite, potentiellement très nombreux. C’est ce que révèle, par exemple,la diffusion le 12 décembre 2001 d’une « saisine citoyenne du Conseil constitutionnel » visant à obtenir la censure du texte de loi sur la sécurité quotidienne en faisant pression sur les parlementaires défaillants pour qu’ils activent la procédure de saisine.
  • [13]
    On remarquera au passage que les enquêtes américaines sur le contacting ne reposent jamais sur l’analyse effective des contacts, mais 1) sur celle des discours que tiennent a posteriori sur ces pratiques ceux qui les ont effectivement activées et dont il a été vérifié qu’ils l’ont fait pour les études de Bryan D. Jones et alii, et de Moon et alii, 2) sur celle des discours que tiennent sur ces pratiques ceux qui disent les avoir activées alors qu’ils ont été contactés par téléphone pour répondre à des questionnaires pour les autres études.
  • [14]
    Dans la longueur très variable des lettres, mais aussi dans la typographie utilisée, par exemple.
  • [15]
    Les travaux de Basil Bernstein rendent compte d’une capacité socialement différenciée à activer des codes langagiers plus ou moins élaborés. Ils démontrent que le propre des milieux populaires ne réside pas tant dans la moins grande richesse de leur vocabulaire que dans les principes qui règlent la sélection et l’organisation de leurs énoncés. Le code restreint se caractérise, notamment, par une faible fonction de construction verbale, avec pour effet un fort degré de redondance et des pensées qui « se suivent comme des perles que l’on enfile au lieu d’obéir à une séquence organisée ». Si « tous les membres d’une société utilisent à un moment donné » le code restreint,dont la fonction principale est de « renforcer la forme du rapport social en restreignant l’expression verbale des expériences individuelles », la situation particulière d’adresse institutionnelle est particulièrement propice à l’activation, par ceux qui disposent des ressources nécessaires, du code langagier élaboré. Aussi, même grossier, cet indicateur permet-il de tracer une première ligne de partage entre les écrivants s’adressant au Conseil, ligne dont la pertinence peut à l’occasion être vérifiée grâce aux quelques mentions de situations professionnelles offertes par les auteurs. Cf. Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Code socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975 (1re éd. : 1971).
  • [16]
    On remarquera cependant que, dans 1/5e des courriers, la présence du code langagier restreint semble davantage rendre compte de délires obsessionnels individuels que d’une position particulière dans l’espace social. Outre leur contenu bien particulier, ces courriers se distinguent souvent au plan formel par une activation alternée et débridée des deux codes langagiers ou par une mention de statut social qui situent plutôt leurs auteurs du côté des détenteurs de capitaux culturels dont on peut habituellement attendre, dans ce type de circonstances, l’usage du code élaboré. Mais numériquement marginaux, les « fous » qui saisissent le Conseil le sont d’autant plus que l’unité d’analyse retenue, le courrier, accroît artificiellement leur représentation dans l’échantillon. Cette catégorie d’auteurs, qui représente en fait 19 % des écrivants, détient en effet le quasi-monopole des courriers à répétition, avec une moyenne de 1,8 lettres par auteur contre une seule pour les autres catégories. Même dans ce cadre, il n’est pas inutile d’observer qu’un seul auteur est à l’origine d’un tiers des lettres relevant de ce type, postées de 1993 à 1996 ; le contenu des courriers laisse supposer que cet auteur, comme quelques autres, avait déjà saisi le Conseil au cours de la période précédente. Ces interpellations à répétition peuvent expliquer, au moins en partie, la perception que semblent entretenir certains acteurs institutionnels des « courriers sans réponse » : institués en courriers exemplaires, on imagine facilement qu’eux seuls circulent, font l’objet de commentaires et d’attentes qui viendront confirmer les a priori. Le fait de soustraire cette catégorie très spécifique de courriers de l’analyse de l’espace social des écrivants n’invalide pas le constat d’ensemble, qui met en valeur la mixité sociale des auteurs.
  • [17]
    Pour Jones, les classes moyennes sont d’autant plus susceptibles d’entrer en contact avec les autorités publiques qu’elles disposeraient à la fois de besoins sociaux objectifs (à la différence des classes supérieures) et des moyens culturels – et notamment linguistiques – de les traduire en demandes auprès des autorités (à la différence des classes populaires). D’aucuns soulignent la plus grande pertinence qu’aurait une analyse attentive aux besoins sociaux subjectifs, qui conduirait à intégrer des données concernant la construction – socialement différenciée – du sentiment d’avoir des besoins et d’être autorisé à réclamer pour les satisfaire, qui est loin de profiter aux seules classes moyennes. Au-delà, les recherches locales ultérieures font plutôt des milieux populaires le creuset du contacting. Elles voient dans le modèle de Jones le produit d’un biais méthodologique qui a consisté à prendre des zones géographiques et non des individus comme unités d’analyse et, ce faisant, à tomber dans le piège de l’« ecological fallacy » identifié par Robinson en 1951 (puisque le contacting peut émaner de zones résidentielles sans pour autant émaner d’individus concentrant les caractéristiques moyennes de ces zones).
  • [18]
    Stimulantes, mais peu convaincantes, les conclusions pourtant largement convergentes énoncées dans ces travaux – l’espace du contacting est égalitaire – le sont, selon nous, avant tout pour des raisons d’ordre méthodologique. C’est d’abord parce qu’elles font du contacting une catégorie « fourre-tout », agrégeant des pratiques très diversifiées dont certaines n’ont pas grand-chose à voir avec l’intérêt porté à la chose publique – l’appel au secours adressé aux pompiers –,que ces analyses élargissent notablement le cercle des citoyens qui participent à la vie publique, et y trouvent beaucoup plus d’individus moins riches et moins diplômés que n’en possède le corps électoral effectif. Comme il paraît pertinent d’imaginer que plus on est démuni, plus on a de chance de connaître des situations de mise en danger de ce type et que, dans ce type de situation, le sentiment d’incompétence qui peut freiner par ailleurs les demandes d’aide de ceux qui en ont objectivement le plus besoin ne joue pas – ou en tout cas peu –, on comprend comment le simple fait d’intégrer les appels d’urgence aux autres « contacts » peut élargir la base sociale de cet espace « participatif ». On peut aussi mettre en doute, évidemment, les qualités politiques supposées de cet espace.
    Comme beaucoup d’analyses behavioristes, les études sur le contacting n’échappent pas non plus à ce qui nous paraît constituer le piège de la source unique. En ne prenant pas la peine de croiser les déclarations des enquêtés contactés par téléphone avec des traces matérielles des pratiques qu’ils déclarent avoir eu ou, à défaut, les déclarations de témoins – ce que de nombreuses enquêtes menées à Columbia faisaient dans le cadre d’échantillons « boules de neige » – la plupart des chercheurs s’interdisent de solidifier les données à partir desquelles ils élaborent leurs conclusions. Elles sont, dès lors, d’une grande fragilité.
    Enfin, les analyses du contacting nous paraissent peu convaincantes dans les explications qu’elles offrent de la répartition égalitaire des contacteurs dans l’espace social. Avancées à titre d’hypothèses finales et donc jamais soumises à vérification empirique, les références au probable« besoin subjectivement ressenti » des uns, au « sentiment d’incompétence » des autres, aux visions du monde différenciées des individus sont intéressantes en elles-mêmes, mais non scientifiquement fondées. Alors que l’établissement du lien entre les pratiques de contact et les caractéristiques des individus donne lieu a un grand déploiement de moyens savants, les explications des corrélations établies paraissent avoir leur source dans la seule intuition des chercheurs. C’est que, nous semble t-il, la volonté de participer au « débat originel » est plus forte que ne peut l’être l’intérêt porté aux pratiques elles-mêmes. Les analystes behavioristes du contacting ne se donnent notamment pas vraiment les moyens de comprendre ce que les pratiques qu’ils cherchent à quantifier veulent dire. Une approche microsociologique, attentive aux pratiques elles-mêmes ou aux traces qu’elles en laissent, peut poursuivre l’objectif. C’est un changement d’échelle qui emporte un changement de méthode et qui constitue également, nécessairement, un déplacement de paradigme.
  • [19]
    Vincent Dubois ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce l’usage largement prescriptif qui est fait du concept de citoyenneté pour rendre compte de l’ensemble de ces pratiques. Cf. Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.
  • [20]
    En France, ce que fait magistralement, dans une analyse consacrée aux pétitions, Jean-Gabriel Contamin, « Contribution à une sociologie des usages pluriels des formes de mobilisation :l’exemple de la pétition en France », thèse de science politique, Université Paris I, 2001. Aux États-unis, quelques rares chercheurs égarés – comme ils le regrettent eux-mêmes – au croisement de plusieurs sous-champs disciplinaires, qui se sont spécialisés dans l’étude des relations « au guichet » des administrations, adoptent une telle démarche pour rendre compte des usages citoyens des « réclamations ». En s’appuyant, le plus souvent, sur des observations ethnographiques menées dans des services sociaux, en s’attardant sur les processus à l’œuvre et les objectifs poursuivis parles demandeurs, ils plaident en faveur d’une prise en compte des réclamations destinées à obtenir des avantages sociaux comme formes de participation politique. Ainsi considérées, ces prises de paroles deviennent de facto la forme de participation la plus répandue dans les milieux les plus populaires. Ignorées des analyses behavioristes consacrées aux comportements politiques, ces études retiennent pourtant l’attention en ce qu’elles permettent de comprendre le rapport entretenu par les populations les plus démunies aux formes plus reconnues de participation politique, comme le vote… ou le contacting par lettre. C’est, en effet, quand elles démontrent que l’expérience concrète d’une relation administrative au guichet peut structurer l’ensemble d’un rapport au politique que ces études sont, selon nous, les plus convaincantes. Cf. Charles Goodsell (ed.), The Public Encounter. Where State and Citizen Meet, Bloomington, Indiana University Press, 1981 ; Joe Soss, Unwanted Claims. The Politics of Participation in the U.S. Welfare System, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2005.
  • [21]
    Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 60-65.
  • [22]
    Luc Boltanski, ibid., p. 262.
  • [23]
    La grande hétérogénéité des courriers adressés au Monde par ses lecteurs est avant tout formelle : pour construire son échantillon, Luc Boltanski opère un tri thématique dans l’ensemble des courriers reçus par le journal – seules les dénonciations d’injustice sont conservées – alors que ceux-ci sont déjà « fonctionnellement formatés » en amont, par le seul fait de tous constituer des propositions de lecteurs en vue de publication dans une rubrique qui leur est effectivement consacrée. La situation d’écriture, en somme, est identique et l’analyse peut se consacrer à l’identification des mécanismes et des ressources différenciées mises en œuvre pour justifier les dénonciations entreprises.
  • [24]
    Lire : 91 % des courriers du type « expertise » activent le code langagier élaboré.
  • [25]
    Basil Bernstein, op. cit., chap. 9, p. 234 et suiv.
  • [26]
    Lettre no 37, 1994 (la numérotation des courriers est nôtre, le classement initial étant uniquement fondé sur les noms des écrivants).
  • [27]
    Par exemple, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, où les recours individuels s’exercent majoritairement, à l’occasion de questions préjudicielles, contre des actes infra-législatifs et notamment des décisions juridictionnelles.
  • [28]
    Lettre no 31, 1994.
  • [29]
    Lettre no 40, 1995.
  • [30]
    Lettre no 59, 1994.
  • [31]
    Voir, sur ce point, Bastien François, « Une revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit constitutionnel de la Cinquième République », Politix, 10-11, 1990, p. 92-109.
  • [32]
    Cette position dans le champ associatif se comprend par référence à la taille des associations et donc à leur représentativité, par référence à l’influence qu’elles exerçent dans un secteur donné d’intervention et qu’on peut mesurer à partir des relations plus ou moins distantes qu’elles entretiennent avec les pouvoirs publics autant qu’aux relations qu’elles entretiennent avec les média,enfin par référence à une hiérarchie discrète de ces mêmes domaines entre eux. Les courriers permettent parfois de se faire une idée assez précise de cette position.
  • [33]
    Lettre no 20, 1995.
  • [34]
    Lettre no 40, 1995.
  • [35]
    Pour une présentation générale, voir Bruno Palier, Yves Surel, « Le politique dans lespolitiques », dans « Repérages du politique », EspacesTemps. Les Cahiers, 76-77, décembre 2001, p. 52-67.
  • [36]
    Lettre no 27, 1993.
  • [37]
    Les formes comme le contenu de ce courrier rappellent fortement les rapports préfectoraux du siècle dernier rendant compte de « l’esprit public » dans les départements et pointant les auteurs de délits d’outrage aux autorités institutionnelles. L’impression d’avoir affaire à des associatifs qui se positionnent volontiers comme « l’œil » du pouvoir constitutionnel en est renforcée.
  • [38]
    Il s’agit du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État.
  • [39]
    Lettre no 30, 1996.
  • [40]
    En dehors du courrier no 40, cité, un seul courrier, dû à une Association de défense des victimes de fautes administratives que cette situation rapproche des écrivants du 2e type, fait explicitement référence à l’absence de saisine citoyenne du Conseil et en tire les conséquences. Déboutépar le président de la République qui lui rappelle le principe constitutionnel d’indépendance del’autorité judiciaire, le président de l’association s’adresse au Conseil « afin que nul n’en ignore »,mais lui annonce son investissement dans des procédures qu’il sait effectivement pouvoir mener àla sanction des magistrats qu’il incrimine : « L’État mafieux en France oblige des Français à s’expatrier définitivement de France, aussi, il vous appartient de réfléchir sur la corruption judiciaire qui oblige les Français à s’organiser et résister à la criminalité judiciaire organisée. La France refusant votre saisine au citoyen, veuillez croire, Monsieur le Président, en tout notre civisme responsable pour réclamer réparation des crimes des magistrats » (Lettre no 18, 1996).
  • [41]
    Comme le remarquent Yeheskel Hasenfeld et Daniel Steinmetz dans leur étude sur les relations entre citoyens ordinaires et les personnels administratifs dans les services sociaux, chaque rencontre constitue une relation sociale tactiquement orientée et ce qui s’échange n’est pas seulement une prestation sociale, mais également la confirmation ou l’altération de la position de l’administré comme de l’organisation dans l’espace social (Yeheskel Hasenfeld, Daniel Steinmetz, « Client-Official Encounters in Social Service Agencies », dans Charles Goodsell (ed.), The public Encounter…, op. cit., p. 83-101, dont p. 97).
  • [42]
    « Ne peut-on, au reste, reconnaître qu’aujourd’hui […] Jaurès ne serait pas en désaccord avec vous ? »
  • [43]
    Lié à la prise en compte des effets politiques négatifs qu’une sanction ne manquerait pas d’emporter, selon l’auteur, sur la scène internationale.
  • [44]
    Les données concernant la localisation des auteurs sont systématiques, du fait de l’inclusion des adresses dans les lettres mêmes et de la conservation fréquente des enveloppes dans les archives.Or, la géographie de l’interpellation au Conseil qu’elles permettent de dessiner offre une place particulière à l’Est de la France, notamment au département de Meurthe-et-Moselle, dont sont originaires 6 % des écrivants, tous du type associatif (quand les 2/3 des courriers sont envoyés depuis l’Ile-de-France, le reste étant fortement dispersé).
  • [45]
    Le fait de retrouver cette caractéristique chez des acteurs qui occupent les sommets des organisations au nom desquelles ils parlent peut s’expliquer par la taille et la visibilité réduite de ces organisations au regard de celles manifestement présidées par des juristes. Toutefois, dans notre échantillon, les frontières entre professionnels et familiers du droit ne recouvrent pas exactement celles qui séparent les grandes des petites associations et d’autres critères semblent jouer un rôle fondamental, telle la plus ou moins grande noblesse du secteur d’intervention.
  • [46]
    Lettre no 20, 1995.
  • [47]
    On ne compte plus les supports de diffusion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) dans l’espace public : outre les manuels scolaires et les cours qui sont organisés autour d’elle de l’école primaire jusqu’au lycée, on pense par exemple aux stations de métro et autres quais de gare dont on disait volontiers, au moment de leur construction, au tournant du siècle,qu’ils constituaient les « monuments du peuple ». On est donc fondé à penser que les principes juridiques à caractère constitutionnel sont convoqués par les écrivants de façon encore plus systématique que ne le font, semble-t-il, les acteurs en situation de justifier publiquement leur dénonciation d’injustice. Luc Boltanski fait en effet du recours au langage juridique l’une des caractéristiques de la démarche de légitimation à l’œuvre dans la dénonciation : « […] les auteurs de lettres peuvent faire tout seuls du juridique avec des mots, en empruntant le vocabulaire du droit […] ou même en fabriquant un langage qui, même sans être celui des juristes, ressemble au vocabulaire juridique » (Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 322).
  • [48]
    Verba et Nye repèrent un tiers de courriers visant la satisfaction d’un besoin ou l’obtention d’un service personnel, contre 64 % de courriers manifestant des « préoccupations civiques ». Elaine
    B. Sharp, dans l’étude qu’elle mène sur Kansas City, repère également un tiers de contacts « personnels » pour deux tiers de contacts « communautaires » (Elaine B. Sharp, « Citizen-Demand Making in the Urban Context », American Journal of Political Science, 28, 1984, p. 654-670).
  • [49]
    Cf. « Repérages du politique », EspaceTemps. Les Cahiers, 76-77, décembre 2001.
  • [50]
    Ce type de courrier concentre les 3/4 des erreurs commises à l’occasion de références auxcompétences des juges ou à leurs modalités de saisine.
  • [51]
    Lettre no 8, 1993. Dans ce courrier, la forme même de l’adresse, lacunaire puisque l’enveloppe porte mention de « Monsieur le président du Conseil constitutionnel d’État de la République française, Paris », renforce la proximité de la figure institutionnelle avec celle d’un Père Noël du droit dont on attend qu’il sorte de sa hotte le cadeau tant désiré.
  • [52]
    David Moon, George Serra, Jonathan P. West, qui mènent une étude originale sur les liens existant aux États-Unis entre le contacting administratif et politique, observent un phénomène de même type lorsqu’ils montrent que la probabilité de contacter des élus du Congrès est deux fois plus importante que pour le reste de l’échantillon chez les citoyens ayant déjà contacté une agence fédérale sans que leur demande ait été satisfaite. Dans ce cadre, loin d’être rapporté au processus de démocratisation tel qu’il est promu par les élus, le développement du contacting se comprend comme une réaction à la « bureaucratisation » de plus en plus poussée de l’administration et à l’incompréhension qu’elle suscite chez des administrés en demande de transparence. Les élus verslesquels on se tourne sont alors perçus comme porteurs de solutions alternatives. Voir David Moon,George Serra, Jonathan P. West, « Citizens’ Contacts with Bureaucratic and Legislative Officials »,Political Research Quaterly, 46 (4), 1993, p. 931-941.
  • [53]
    Lettre no 53, 1997. Le recours aux normes relève manifestement d’une « tactique » largement diffusée aux guichets des services sociaux. Plusieurs études américaines y voient un élément de compensation, pour les citoyens issus des milieux les plus populaires, du manque de ressources prédisposant habituellement à la prise de parole publique – comme le niveau de diplôme : « La tactique la plus courante et, apparemment, la plus efficace, consiste à faire appel aux normes universelles auxquelles les guichets se réfèrent eux-mêmes. […] les administrés en situation de persuader leurs interlocuteurs qu’ils relèvent bien des critères établis par ces normes ont une forte probabilité de pouvoir bénéficier des prestations qu’ils sont venus chercher » (Yeheskel Hasenfeld,Daniel Steinmetz, « Client-Official Encounters in Social Services Agencies », cité, p. 94). Voir aussiDaniel Katz, Barbara Gutek, Robert Kahn, Eugenia Barton, Bureaucratic Encounters : A Pilot Study, Ann Arbor, University of Michigan, 1974.
  • [54]
    Lettre no 57, 1998.
  • [55]
    Lettre no 25, 1994.
  • [56]
    Lettre no 35, 1997.
  • [57]
    William A. Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
  • [58]
    Charles Goodsell (ed.), The Public Encounter…, op. cit., Bloomington, Indiana University Press, 1981 ; Joe Soss, Unwanted Claims…, op. cit.
  • [59]
    Joe Soss, ibid., chap. 5 et 6.
  • [60]
    Lettre no 53, 1997.
  • [61]
    Lettre no 63, 1996.
  • [62]
    Luc Boltanski, op. cit.
  • [63]
    Lettre no 41, 1997.
  • [64]
    Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19 ; Louis Pinto, « Du “pépin” au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordinaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 76-77, 1989, p. 65-81.
  • [65]
    Lettre no 24, 1992.
  • [66]
    Peut-être le fait que ces auteurs s’autorisent à exprimer ainsi, dans des courriers adressés aux juges constitutionnels, leurs émotions n’est-il pas sans rapport avec la diffusion, dans l’espace public délibératif contemporain, de dispositifs d’incitation à la prise de parole des gens « ordinaires » sur ce mode émotionnel. Voir Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux (dir.),« Parler en public. Dispositifs contemporains », Politix, 31, 1995.
  • [67]
    William A. Gamson, Talking Politics, op. cit., p. 61.
  • [68]
    Lettre no 65, 1992, seul exemple d’attente de réponse au sein de ce type.
  • [69]
    Lettre no 45. L’auteur conteste également, dans les mêmes courriers, le maintien de l’article 16 de la Constitution instituant les pouvoirs exceptionnels du président de la République.
  • [70]
    Lettre no 81, 1997.
  • [71]
    62 % des courriers du type « délibératif » rendent compte d’une connaissance de l’institution : c’est 10 points de plus que la moyenne des courriers. 10 % commettent des erreurs d’appréciation, contre 16 % pour la moyenne des écrivants.
  • [72]
    Bastien François, « Une revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit constitutionnel de la Cinquième République », art. cité.
  • [73]
    Lettre no 43, 1998.
  • [74]
    Lettre no 79, 1998.
  • [75]
    Lettre no 43, 1998.
  • [76]
    Lettre no 79, 1998.
  • [77]
    Lettres no 2 et 3, 1994.
  • [78]
    Lettre no 5, 1996.
  • [79]
    Lettre no 74, 1998.
  • [80]
    Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, Paris, 1998.

1Dans un recoin de la petite salle voûtée qui tient lieu d’archives au Conseil constitutionnel, une quinzaine de cartons classés par ordre alphabétique occupe les deux premières étagères d’une armoire par ailleurs vide. Étiquetés « courriers sans réponse », ils ont vocation à recueillir, après un bref passage par le service juridique, les traces de saisines impromptues qui, si elles peuvent amuser ou irriter ceux qui les découvrent, parviennent rarement jusqu’à leurs véritables destinataires. Cette place qui leur est ménagée dans l’ombre du Palais Royal ne l’est cependant que pour un temps donné, au terme duquel la valeur que leur reconnaît l’institution a déjà trouvé une fois son expression ultime. Indignes de côtoyer les travaux du Conseil aux Archives nationales, les courriers qui lui ont été adressés depuis sa création jusqu’en 1992 ont été détruits au tournant du siècle, interdisant à jamais l’écriture d’une genèse de la représentation et des usages profanes de cette institution à travers celle et ceux d’individus pour qui elle signifiait pourtant suffisamment pour qu’ils l’interpellent spontanément.

2Indépendamment même du contenu de leurs courriers, on peut penser que ceux qui, aujourd’hui encore, s’adressent au Conseil par méconnaissance des règles de saisine ou par volonté explicite de les enfreindre ne font en effet d’abord que renvoyer à ses membres l’image d’une centralité institutionnelle à laquelle leurs prédécesseurs ont travaillé comme ils continuent eux-mêmes à le faire, relayés par tous les acteurs que leurs convictions ou leur intérêt poussent à entretenir la force aujourd’hui incontestable du droit dont ils sont les interprètes [1]. Les médias ont joué un rôle dans la redistribution des positions qui s’est opérée au profit du Conseil dans l’espace politique institutionnel ; ils ont aussi, dans le même temps, placé dans la lumière du débat public une autorité longtemps demeurée dans son ombre et devenue, au fil des ans, une figure sans doute plus familière. On peut penser que cette proximité nouvelle n’est pas seulement ni même principalement liée au rythme des discours qui la prennent pour objet dans la presse, sur les ondes ou le petit écran. Elle reposerait également sur la manière dont l’institution y est mise en scène comme figure ubiquiste, qui, en disant le droit, occupe à la fois les plus hauts sommets de l’État d’où elle peut sanctionner les parlementaires ou orienter les destinées d’un président de la République sans être vraiment contestée, mais a également la capacité de et la vocation à protéger les simples citoyens dans leurs droits fondamentaux. Il n’y a donc en fait rien d’étonnant à ce que, pris aux mots que ses défenseurs lui font dire et auxquels des journalistes s’offrent comme porte-voix, le Conseil soit saisi par un certain nombre d’entre ces citoyens. Certes, ceux-là se « trompent » de destinataires en s’adressant aux membres d’une institution en l’absence de procédure organisée pour recueillir leur parole, alors qu’ils ignorent manifestement ses compétences attributives. Et tout lecteur un tant soit peu informé est tenté dans un premier mouvement de suivre celui à qui il arrive, lorsqu’il découvre les courriers, de griffonner dans la marge le nom de l’autorité qui aurait dû être contactée. Le juge administratif, le président de la République, le médiateur de la République, les ministres, les élus locaux comme nationaux sont chacun à des degrés divers détenteurs de moyens institutionnalisés de recueil ou de traitement des paroles citoyennes. La quantité de courriers qu’ils reçoivent, en partie stimulée par ces moyens comme par les dispositifs parfois explicitement incitatifs qui les accompagnent, est d’ailleurs sans commune mesure avec celle reçue rue Montpensier [2]. Mais précisément, en tenant compte du décalage entre la publicité offerte au rôle protecteur du Conseil et son repli sur des compétences attributives qui, tout en le situant dans un espace flou aux frontières du judiciaire et du politique, le maintiennent éloigné des citoyens, on a choisi de laisser au moins aux quelques centaines d’individus qui s’adressent à ses membres – malgré, à cause et parfois contre les circuits institutionnalisés de prise de parole – le bénéfice de leurs raisons, en refusant a priori de les enfermer dans la déraison que semble en fait bien dissimuler, en interne, la catégorie d’auteur resté sans réponse [3].

3Constituer l’interpellation profane des autorités publiques en objet sociologique n’en demeure pas moins compliqué, ici comme ailleurs et peut-être ici plus qu’ailleurs.

4D’abord, parce que ces traces ne bénéficient pas en France du statut juridique protecteur conféré aux archives publiques, ce qui fait dépendre leur conservation mais aussi les règles de leur consultation du bon vouloir des autorités destinataires [4]. Peuvent entrer en jeu la conception que celles-ci se font de leur rôle, mais également, en l’absence de « ligne » explicitement fixée pour faciliter ou contraindre le discours savant qui peut être tenu sur elles, de facteurs plus pragmatiques et contingents. En l’occurrence, même s’il n’a pas été sanctionné par la rédaction d’un protocole d’enquête, annoncé puis demeuré en suspens, le principe de la consultation sur place des courriers conservés depuis 1992 jusqu’en 1999 a été obtenu grâce à l’intervention personnelle de l’un des neuf juges [5]. L’accès effectif à la salle d’archives a cependant également dépendu de la réalisation de travaux de réfection, de son occupation par les lecteurs de la presse quotidienne régionale en période électorale ou encore de l’emploi du temps, du zèle et de l’autonomie prise par les différents documentalistes à l’égard du secrétariat général dans la décision d’ouvrir ou non la porte. Il en est résulté un dépouillement intermittent, débouchant finalement sur l’analyse du seul échantillon aléatoire de 82 courriers écrits par les auteurs dont les noms commencent par les lettres A, B et C, en lieu et place d’une étude devant porter, initialement, sur l’intégralité des courriers [6].

5Constituer l’interpellation profane en objet sociologique suppose ensuite d’avancer à vue, dans un espace de recherche en friche où les repères tant théoriques qu’empiriques font largement défaut [7]. Encore aujourd’hui presque exclusivement américaine, la recherche sur les courriers adressés aux autorités publiques s’est développée au cours de la décennie 1980 dans le cadre des études menées sur le « contacting » comme forme de participation politique. Désignant l’ensemble des comportements individuels d’entrée en contact avec les autorités publiques, qu’elles soient politiques ou administratives, locales ou nationales, le terme renvoie à des pratiques bien plus étendues que les seules interpellations épistolaires et inclut notamment le contact téléphonique, l’interpellation en face-à-face, dans la rue comme dans le cadre de réunions organisées. Le plus souvent agrégées, les données concernant ces formes pourtant très différenciées de prise de parole l’ont été du fait du contexte de recherche dans lequel les études se sont développées, dominé par la question de l’abstention électorale et de son substrat social, par rapport à laquelle on s’est attaché à donner sens au contacting. Ainsi, des études évaluant l’ampleur de ces pratiques fournissaient-elles rapidement des chiffres susceptibles de nuancer les constats pessimistes du désintérêt pour la politique mesuré au travers des seules pratiques de vote, en établissant que, localement au moins, la probabilité de « contacter » pouvait être plus forte que celle de voter [8]. On repérait donc là un espace d’où l’on pensait pouvoir observer le retour sous d’autres formes de la participation politique. En outre, une fois consolidée, la thèse d’un espace social du contacting beaucoup plus populaire que celui auquel s’alimentent les pratiques politiques organisées présentait l’avantage de relativiser le caractère censitaire prêté à la démocratie américaine par les nombreux travaux consacrés à la participation électorale au cours des années 1960 et 1970 [9]. L’analyse du contacting constitue ainsi un espace privilégié de réactivation du débat savant inauguré dans les années 1950 par Paul Lazarsfeld et ses équipes à Columbia [10]. Ce n’est rien moins que la possibilité de remettre en cause les déterminants sociaux des rapports au politique qui est entrevue dans ce nouveau terrain d’investigation behavioriste. Pour la plupart des auteurs, de fait, l’espace du contacting est un espace égalitaire : les savants y puisent un moment, dans les années 1980, de quoi réenchanter la démocratie américaine [11].

6Notamment parce qu’elles permettent de situer les pratiques d’interpellation des autorités publiques dans le cadre plus large de répertoires d’action dont on peut tenter d’évaluer les ressources respectives qu’ils mobilisent, ces études sont en fait précieuses. Elles le sont d’autant plus qu’elles sont rares et sans équivalent en France. Il est néanmoins difficile de s’inscrire dans le cadre d’analyse qu’elles fournissent pour rendre compte de l’interpellation épistolaire des juges constitutionnels.

7D’abord, parce que des obstacles matériels s’y opposent ou, à tout le moins, rendent trop fragiles les conclusions qui pourraient être avancées depuis un tel cadre. Ainsi, le fait que le Conseil constitutionnel, à l’image de nombreuses autres institutions nationales, ne dispose pas de dispositif stabilisé d’enregistrement des contacts dont il est l’objet rend parfaitement aléatoire toute évaluation quantitative de ces pratiques. Les « courriers sans réponse » qui sont seuls accessibles parce que regroupés et conservés sur place ne recouvrent en effet pas l’intégralité de ces interpellations, les contacts téléphoniques ou les courriers électroniques échappant par exemple à toute forme d’enregistrement au moment où cette enquête débutait [12]. Ils ne recouvrent pas non plus l’intégralité des courriers postaux adressés au Conseil, ni même, contrairement à ce que l’étiquette pourrait faire croire, l’intégralité des courriers auxquels l’institution n’a pas apporté de réponse. Or, il est impossible, dans l’un comme dans l’autre cas, d’obtenir des agents rencontrés ne serait-ce qu’une vague évaluation de leur importance quantitative respective. On sait que certains courriers qui devraient logiquement ressortir de cette catégorie n’y ont effectivement pas été classés, mais sans qu’il soit possible de savoir dans quelle proportion. C’est le cas, par exemple, des courriers de menaces et d’insultes visant personnellement un membre du Conseil, que le service juridique conserve à part ou transmet directement aux destinataires, mais qui ne sont ensuite plus accessibles au chercheur. À l’inverse, on trouve trace dans les courriers « sans réponse » de réponses que l’institution a pu adresser, sous forme de lettres types, à certains écrivants, mais sans qu’il soit possible d’associer ces réponses à une période particulière ou à un type de demande particulier, ce qui incite à penser que les critères de classement dans les cartons ont pu varier dans le temps. Dans ces conditions, on admettra aisément que toute comparaison d’ordre quantitatif avec d’autres formes de participation politique, où qu’elles puissent être observées, manquerait de pertinence.

8Repérer les espaces sociaux producteurs d’écrivants constitue également une tâche compliquée à partir du moment où, pour des raisons de discrétion, l’institution contactée demande à ce que les auteurs de courriers ne soient pas interrogés. De manière générale, il faut donc trouver dans les courriers eux-mêmes de quoi non seulement décrire mais aussi comprendre les pratiques d’interpellation à l’œuvre [13]. Or, la diversité formelle des courriers, immédiatement perceptible [14], va de pair avec une forte variation des données que les écrivants estiment judicieux ou nécessaire de fournir aux juges sur eux-mêmes. Des courriers anonymes à ceux que leurs auteurs assortissent de papiers d’identité, d’interpellations improvisées en récits de vie, on voit apparaître puis disparaître les données concernant le sexe, la nationalité, l’âge des écrivants mais aussi leur niveau de diplôme, leur profession, leur situation familiale, leur vie quotidienne ou encore la situation d’écriture. Pour conquérir une autonomie par rapport aux comportements discursifs des auteurs, il faut donc recourir à des indicateurs indirects, forcément beaucoup moins riches et précis que ceux auxquels les sociologues sont habitués quand ils produisent eux-mêmes leurs données. Identifiés, faute d’éléments plus précis, grâce aux travaux de Basil Bernstein, les codes langagiers mis en œuvre dans les courriers ont ainsi pu servir de points de repère et permis d’esquisser les contours d’un espace social de l’interpellation des juges constitutionnels [15]. Ce qui frappe sur ce plan est le nombre absolument identique, dans notre échantillon pourtant aléatoire, d’acteurs activant exclusivement un « code langagier restreint », indice de faibles ressources culturelles, et d’acteurs activant un « code élaboré », qui renvoie à la possession d’un capital culturel plus important. Ces données, même fort imprécises, présentent l’avantage de substituer au tableau monolithique d’une série d’individus victimes de troubles psychiatriques, esquissé depuis l’intérieur de l’institution, l’image beaucoup plus contrastée d’au moins deux groupes d’acteurs socialement situés. L’usage des codes langagiers révèle ainsi qu’au moins la moitié de ceux qui écrivent au Conseil détient les ressources sociales nécessaires à l’activation du code élaboré, quand l’autre ne les détient pas [16]. Si ces résultats entrent en cohérence avec les données fournies par la plupart des études américaines sur le contacting, on ne peut pourtant prétendre sérieusement s’appuyer sur eux pour alimenter le débat sur les contours exacts de l’espace interpellatif, notamment celui qui oppose Jones et son modèle parabolique faisant des classes moyennes le creuset de ce type de pratiques à d’autres chercheurs insistant sur l’importance relative des classes populaires et proposant une autre hiérarchie des ressources nécessaires à la prise de parole [17].

9Les difficultés éprouvées à se positionner dans le cadre d’analyse élaboré outre-Atlantique ne proviennent en fait pas seulement des conditions spécifiques de réalisation de notre enquête empirique. Elles proviennent également du refus de se laisser enfermer dans une approche de l’interpellation inattentive aux usages effectifs que les « contacteurs » font des modes de participation à la vie publique que le terme « contact » recouvre. Obnubilés par la comparaison avec le vote, certains auteurs vont concrètement jusqu’à agréger des données concernant les appels téléphoniques reçus par les pompiers en situation d’urgence et les courriers contestataires adressés aux élus, faisant implicitement du caractère public de l’autorité interpellée tant le critère suffisant de la politisation des interpellations que l’élément commun légitimant leur appréhension dans un même ensemble [18]. Ce faisant, ils construisent à travers le « contacteur » une catégorie d’acteurs qui pourrait bien n’être qu’un artefact[19]. En se plaçant au niveau des individus interpellant et, en quelque sorte, au cœur même de la démarche d’interpellation, dans le but de comprendre ce que les écrivants font lorsqu’ils saisissent le Conseil constitutionnel, il s’agit ici, au contraire, d’introduire la question du sens dans la sociologie du contacting. Au lieu de réduire l’évidente diversité des manières comme des raisons d’interpeller, nous cherchons à en rendre compte et à la comprendre [20]. Tant les caractéristiques de nos données que la posture scientifique adoptée nous mettent alors sur la voie de Luc Boltanski et de sa théorie de l’action. Celle-ci « ne vise pas à rendre compte de la conduite des agents en la rapportant aux déterminismes qui les feraient agir […] quelle que soit la situation dans laquelle ils se trouvent placés. Délaissant l’explication, [elle se donne pour objectif de] comprendre les actions des personnes [en ressaisissant] les contraintes qu’elles ont dû prendre en compte, dans la situation où elles se trouvaient insérées, pour rendre leurs critiques ou leurs justifications acceptables par d’autres » [21]. Mis en œuvre, notamment, dans le cadre d’une étude pionnière des courriers de lecteurs s’adressant au journal Le Monde, à la fin des années 1970, pour dénoncer des injustices, le modèle qu’elle offre paraît bien adapté à une certaine compréhension des interpellations institutionnelles, centrée sur les procédés mis en œuvre pour convaincre. Nous ne nous en sommes cependant que librement inspiré. D’abord, au plan méthodologique, parce qu’en l’absence d’une quantité suffisante de courriers pour procéder à une analyse statistique fine, la construction d’une simple typologie constitue l’instrument privilégié de la compréhension que nous cherchons à avoir des adresses au Conseil constitutionnel. Repérer des constantes là où le risque est grand de se laisser happer par l’insolite d’une histoire de vie ou les méandres d’une argumentation probatoire constitue un passage obligé de l’analyse de données ne formant pas séries par elles-mêmes. Mais s’il s’agit bien, comme dans La dénonciation, de « réduire la diversité [des courriers] en les soumettant tous aux mêmes interrogations » [22], il s’agit également pour nous de rendre compte de cette diversité même [23]. Dans notre cas, notamment, les destinataires des courriers ne sont ni vus par ceux qui écrivent, ni considérés par nous comme un simple rouage vers la publicisation d’une opinion : interroger ce que les courriers doivent aux caractéristiques subjectivement perçues des destinataires fait partie intégrante de notre projet. Là où Luc Boltanski, via un dispositif expérimental d’évaluation des auteurs par les lecteurs, porte une grande attention aux conditions de recevabilité des courriers, nous nous intéressons avant tout, pour notre part, aux manières qu’ont un certain nombre de citoyens ordinaires de recevoir et d’user eux-mêmes de l’institution à laquelle ils s’adressent par courrier.

10En tenant compte des thèmes abordés, des attentes investies dans l’acte d’écriture par les écrivants, de leur plus ou moins grand éloignement de l’espace politique, et de la relation qu’ils cherchent à mettre en place avec l’autorité à laquelle ils s’adressent, cet article met ainsi à jour trois modèles d’interpellation des juges constitutionnels mis en œuvre par des citoyens ordinaires au seuil des années 2000.

11Le modèle de « l’expertise » est le fait, le plus souvent, de membres d’associations qui occupent une position dominée dans l’espace institutionnel, d’où elles ne parviennent pas à obtenir que la cause qu’elles défendent soit reconnue. L’écrivant, à partir d’une représentation bien arrêtée qu’il entretient du fonctionnement du jeu politique, s’adresse au Conseil comme à une institution susceptible de l’aider à modifier cette position dominée et à offrir de la visibilité à son combat.

12À l’opposé, les courriers du type « recours » sont adressés au Conseil par des individus qui n’entretiennent habituellement que des rapports très lointains au monde institutionnel. Mais en prise avec l’appareil administratif ou judiciaire à l’occasion d’affaires dans lesquelles ils sont personnellement impliqués, ils attendent du Conseil une intervention salvatrice.

13Un troisième modèle de courrier, enfin, institue le palais de la rue Montpensier en espace public délibératif, où auraient vocation à être discutées les grandes questions relatives à la vie démocratique du pays. À la différence des courriers du premier modèle, ceux-là trouvent leur fin en eux-mêmes, dans le simple fait d’être destinés à des autorités publiques : ils ne sont pas orientés vers la recherche de réponses de la part des juges.

14S’ils n’épuisent évidemment pas l’ensemble des représentations que les profanes peuvent entretenir du Conseil, ces courriers rendent compte, à tout le moins, de la façon très différenciée dont une institution incarnant l’autorité étatique peut être « investie », le temps d’une lettre, par des citoyens ordinaires qui ne sont pas les derniers à tenter d’en faire un usage tactique.

Tableau. Caractéristiques des trois types de courriers [24]

« Expertise » (23 courriers)(en %)« Recours » (30 courriers)(en %)« Délibération » (29 courriers)(en %)
Code langagier élaboré912049
Récit individuel99727
Montée en généralité1008396
Déférence à l’égard des juges171321
Référence explicite aux compétences attributives des juges455062
Référence aux modalités de saisine des juges252722
Erreurs commises dans le cadre de ces 2 types de références3310
Poids du thème le plus représenté351359
Attente explicite d’une réponse des juges4873

Tableau. Caractéristiques des trois types de courriers [24]

Interpellation, expertise et subversion de l’ordre politique

15Un législateur contraint de revoir sa copie, un président de la République tenu à l’écart de la justice ordinaire sans susciter autre chose que quelques protestations marginales : les effets politiques des décisions du Conseil constitutionnel sont autant d’illustrations de la force réifiante du droit. Mais il s’agit d’illustrations particulières par la redistribution des rôles qu’elles opèrent au grand jour : ceux qui, dans les conjonctures routinières, tendent à monopoliser cette force sont alors mis dans la position d’avoir à la subir sans pouvoir contester sa toute puissante autorité, sauf à prendre le risque de révéler qu’elle repose sur l’entretien d’une croyance fondatrice de l’ordre social auquel ils ne sont pas étrangers et qu’ils n’ont donc que peu d’intérêt à fragiliser. On ne s’étonnera dès lors pas de retrouver, parmi ceux qui s’adressent au Conseil, des individus cherchant à annexer à leur profit la force d’un langage juridique qui a la capacité de réduire au silence ceux qui d’ordinaire le produisent et peuvent lui faire servir leurs propres causes. Ceux-là se distinguent des autres écrivants par la position qu’ils occupent déjà dans la vie publique et la compréhension qu’ils y ont acquise de ses règles effectives de fonctionnement. D’une part, leur interpellation ne vient qu’enrichir un répertoire d’action politique déjà bien fourni, où les pétitions et les actions de lobbying occupent une place de choix, conquise dans le cadre d’un engagement associatif ; pour cette catégorie d’écrivants qui représente un peu plus d’un quart (28 %) de ceux composant notre échantillon, le contacting épistolaire, engagé à titre individuel ou collectif, s’ajoute donc plus qu’il ne se substitue à d’autres modalités de participation politique. D’autre part, s’ils interpellent le Conseil, ce n’est pas en égarés ignorants des modes réguliers de saisine, ni même en révoltés prétendant perturber les rouages d’une procédure qui les nie ; c’est en observateurs devenus familiers des usages politiques du droit et, plus généralement, du décalage entre compétences attributives et modalités effectives de l’exercice du pouvoir, qui ne s’en laissent pas compter par les frontières que les textes officiels fixent à l’intervention des juges.

Des relais pour la constitutionnalisation du droit français

16Beaucoup plus que les thèmes qu’il évoque, c’est la manière qu’il a de les aborder qui distingue à la première lecture l’écrivant « expert ». Il active dans 91 % des cas un code langagier élaboré : la construction verbale obéit ici à des séquences organisées qui fondent une démonstration dont le caractère logique est souligné par des transitions soignées comme par des effets de mise en page. Le langage abstrait est également parfaitement maîtrisé dans ces courriers, qui « montent en généralité » dans la présentation même des situations particulières à l’origine de l’interpellation, par rapport auxquelles le discours s’autonomise rapidement. On a là une prédominance incontestable des « significations universalistes » sur les « significations particularistes », qui permet aisément au lecteur de comprendre les situations évoquées [25]. Ce type d’interpellation n’est pourtant pas propre aux écrivants occupant une position sociale privilégiée. De fait, dans la plupart des cas, les auteurs de ces courriers sont sinon des professionnels, du moins des familiers du langage juridique, qui constitue donc l’instrument privilégié de production de ces « significations universalistes ». Or, cette familiarité constitue une « ressource compensatoire » pour certains des auteurs manifestement mal lotis en capitaux culturels habituellement investis dans la prise de parole. Qu’elle soit maîtrisée ou maladroite, l’utilisation du registre juridique positionne à première vue ces interventions du côté des usages, certes imprévus mais néanmoins conformes de l’institution. L’importance du droit constitutionnel et de la procédure de contrôle y est notamment explicitement reconnue : c’est en se réclamant d’elle que l’on écrit souvent et que l’on demande davantage de constitutionnalisation effective du droit français.

L’extension de la saisine

17La familiarité qu’au minimum ces auteurs entretiennent avec l’univers juridique explique sans doute que le type de l’expertise, qui concentre un quart des références faites aux compétences et aux modalités institutionnalisées de saisine du Conseil repérables dans l’ensemble des courriers, soit le seul où aucune erreur manifeste sur ces sujets puisse être observée. Mises à profit pour s’introduire par effraction dans un jeu dont les auteurs savent être officiellement exclus, les connaissances acquises sur le contrôle de constitutionnalité favorisent des prises de rôles institutionnels par lesquelles ces écrivants se substituent aux acteurs autorisés à les endosser. Et ceci à des stades très divers de la procédure : saisine par les parlementaires, défense par le gouvernement, décision du Conseil. Cette manière de se mettre « à la place de » dans le cadre du système existant se décline elle-même en deux types d’attitudes – conventionnel et subversif – dont l’importance numérique est grossièrement identique et qui recoupe en grande partie les frontières séparant les professionnels du droit des autres écrivants.

18Le premier recouvre les lettres de juristes dont l’engagement associatif prolonge une spécialisation dans un domaine du droit. Ils s’appuient sur celle-ci pour légitimer leur intervention occasionnelle dans des procédures dominées par des pairs « généralistes » : il s’agit alors d’éclairer la position ou la décision d’autorités dont on ne conteste par ailleurs ni les modalités de saisine, ni la légitimité. Le président d’une importante association culturelle est bien représentatif de ce type, qui présente aux sages « ses observations sur le recours formé par soixante députés, en application de l’article 61 de la Constitution, contre un projet de loi relatif à l’emploi de la langue française ». Ayant joué un rôle, en amont, dans la préparation de la loi fraîchement votée, il prend la plume pour préparer, en la motivant, la décision de rejet qu’il attend des neuf sages. Pour ce faire, il occupe le seul terrain de l’argumentaire juridique : chaque motif avancé par les requérants est tour à tour rejeté par le biais d’une herméneutique particulièrement informée des textes et principes formant le « bloc de constitutionnalité ».

19

« Finalement, conclut l’auteur, ce projet ne fait que mettre en œuvre le principe qui a toujours guidé la République, à savoir protéger les faibles contre les forts et, en particulier, garantir leur liberté d’expression […]. Le Conseil constitutionnel ne pourra donc que rejeter les griefs articulés à l’encontre des dispositions du projet de loi […]. Par ces motifs, l’association […] conclut à ce que le Conseil constitutionnel rejette le recours dont il est saisi. » [26]

20La seconde modalité que prend la « prise de rôle constitutionnel » est le fait de familiers du droit qui mettent les connaissances institutionnelles plus ou moins solides qu’ils possèdent au service d’une intervention consacrée par une critique explicite de la procédure effective de contrôle de constitutionnalité des lois. Sans qu’il soit possible de préciser dans tous les cas si celle-ci constitue ou non un prétexte, on ne peut que constater qu’elle connaît également des prolongements dans une mise en cause plus large de l’ensemble du système politique. La saisine associative peut ainsi renvoyer à une étape du processus parlementaire où pourrait normalement intervenir le Conseil s’il avait été saisi alors qu’il ne l’a pas été. C’est le cas du courrier adressé en 1993 par le président d’une association de protection de la nature. Il attire l’attention des juges « sur le projet de loi […] voté par le Sénat, proposant des mesures restrictives visant à réduire les possibilités d’action des ONG devant la justice ». C’est parce qu’il « semble antidémocratique » que ce projet contrarie forcément pour lui un principe à valeur constitutionnelle, dont la protection supposée par la jurisprudence du Conseil lui vaut d’être considérée par lui comme la « seule structure ayant fait progresser l’État de droit en France ». En se substituant aux parlementaires défaillants, l’écrivant entend révéler la vacuité d’une procédure qui laisse la possibilité aux élus d’adopter des textes pouvant contrarier les droits fondamentaux des citoyens ou les valeurs fondamentales de la République dès lors qu’un accord reposant sur la défense d’intérêts particuliers montrés comme illégitimes les pousse à le faire. Constitutives de détournement de l’esprit des procédures, ces pratiques collusives des parlementaires dénoncées par l’auteur sont également montrées comme symboliques des vices qui caractériseraient le système institutionnel dans son entier et « on comprend mieux pourquoi, par deux fois, a été rejetée la possibilité de la saisine directe par le citoyen du Conseil constitutionnel », perçu de facto comme une autorité hors du système.

21Dans tous les cas, l’action des juges est mise en valeur dans ces courriers et des espoirs sont placés en l’accroissement de leur influence dans l’espace politique institutionnel.

La diversification des modalités de contrôle

22Les trois quarts des auteurs du type « expert » ne ressentent pas le besoin de justifier leur démarche par référence aux modalités institutionnalisées de saisine des juges, alors qu’ils disposent, sinon toujours de ces connaissances, du moins des moyens d’y accéder. Cette indifférence, que l’on qualifiera par hypothèse de volontaire, permet aux écrivants de donner vie – par anticipation du réel souhaité, en quelque sorte – à des contrôles de constitutionnalité introuvables dans le système juridique français. D’une part, par ce biais, ce ne sont plus les seuls textes législatifs qui sont soumis au contrôle constitutionnel, mais aussi l’ensemble des textes administratifs, par une extension improvisée des effets du principe de la hiérarchie des normes que les écrivants ont pour référent commun. D’autre part et dans le même mouvement, c’est un système en partie correctif qui prend vie dans ces interpellations, puisque ces textes sont le plus souvent dénoncés à l’occasion d’une application emportant la privation des droits fondamentaux de particuliers. Déplaçant leur regard vers l’aval, de la construction du droit vers sa mise en œuvre, ces écrivants ignorent ainsi le législateur au profit des autorités judiciaires, administratives ou politiques qui sont censées l’appliquer. Ils montrent alors la hiérarchie des normes bafouée sur le terrain et le chemin qu’il reste à parcourir aux zélateurs de la constitutionnalisation du droit français pour arriver à leurs fins. Alors que le juge judiciaire peine encore à se référer au texte ou à la jurisprudence constitutionnels, quelques citoyens engagés, dont aucun ne fait référence aux procédures en vigueur à l’étranger, activent en fait spontanément et dans les mêmes proportions que leurs homologues européens certaines modalités de saisine directe du Conseil qui y sont organisées et qu’ils pensent aptes à les protéger [27]. C’est ce que fait, par exemple, le président d’une association caennaise rassemblant « des hommes et des femmes convaincus que le service public doit rester l’outil essentiel de lutte contre les inégalités », qui dénonce les tarifs prohibitifs fixés par la ville pour l’entrée au parc floral municipal, équivalant à « une forme de subvention par les plus humbles des billets d’entrée de ceux qui le sont le moins » [28]. En s’appuyant sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, un jeune agriculteur conteste selon les mêmes modalités, un brin de provocation en sus, la constitutionnalité d’une législation en vigueur sur l’usage des stupéfiants.

« Il est bien évident que la présente a pour objet d’interpeller la constitutionnalité de la législation sur les stups, et plus précisément concernant la pratique cannabique, notamment celle issue du “petit jardinage local et familial sur le sol national et en sa propriété”. Le droit de cultiver la plante de son choix “à l’exclusion de toutes les autres” en son jardin familial et celui de sa possession et consommation en toute quiétude est un droit fondamental régulièrement rappelé depuis François Ier et notamment intégré au préambule de la Constitution de 1958 au titre de l’intégralité de la “Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen”, fondements emblématiques de notre République. Par ailleurs, l’actuelle législation induit la perpétuelle violation de son domicile réputé pourtant inviolable. Cette législation est donc immorale et foncièrement inconstitutionnelle. […] Pour toutes ces excellentes raisons, je m’estime fondé à considérer l’actuelle législation concernant la pratique cannabique […] comme anticonstitutionnelle intrinsèquement. J’ai décidé à ce titre et au nom de la cohésion nationale comme de la crédibilité et de la continuité de l’État de pratiquer la saisine individuelle du Conseil constitutionnel. Je vous demanderai donc d’avoir l’obligeance républicaine de bien vouloir me faire connaître le protocole et la procédure aux fins de recevabilité sur la forme de la présente démarche. » [29]
La logique préventive du système existant n’est pas pour autant complètement niée. Mais elle est mise en œuvre de manière détournée. Si certains auteurs l’activent, c’est pour l’étendre aux textes administratifs : ils saisissent le Conseil pour lui signaler le caractère sans doute inconstitutionnel d’un décret ou d’un arrêté en préparation, dont la connaissance peut leur être parvenue du fait de leur insertion dans la « clientèle » des ministères ou des directions locales concernées. Sauf à avoir affaire à un professionnel du droit, la référence à une catégorie juridique de textes peut même à ce stade disparaître complètement au profit de l’attention portée aux « réformes » ou aux « mesures » politiques dont on subodore l’inconstitutionnalité. Une association d’envergure nationale agissant dans le domaine de la prévention médicale accuse par exemple le rapport fourni au ministère de la Santé par un groupe d’experts de bafouer les « droits des malades » en agissant sous la pression de lobbies pharmaceutiques : elle double la protestation qu’elle adresse au Premier ministre et la plainte qu’elle dépose devant la Cour européenne des droits de l’Homme d’une adresse au Conseil, qui emprunte au « J’accuse » de Zola ses modalités très politiques de dénonciation [30]. Moins solennel, plus pragmatique aussi dans son contenu, un courrier dû à une association de pilotes « met en garde » le Conseil contre l’influence néfaste d’un groupe de pression cherchant à bloquer un décret gouvernemental avançant l’âge de la retraite des membres de cette profession. Dans ce cas, c’est l’absence par retrait d’un texte favorable aux intéressés qui est montré comme entaché d’inconstitutionnalité parce qu’il les priverait d’un droit social dont la mise en œuvre serait, selon l’auteur, garantie par le texte fondamental. À la limite, la Constitution à l’aune de laquelle est construite l’inconstitutionnalité qu’on dénonce peut ne plus avoir grand-chose à voir avec le texte de 1958, son préambule ou la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Jusque et y compris dans le cadre associatif et pour des familiers du droit, la Constitution peut être davantage citée pour la capacité qu’on lui prête à incarner en une référence faisant autorité l’ensemble des images du Bien en politique (la démocratie, la justice) que pour le contenu que lui prêtent effectivement les juges veillant à son respect à travers leur travail interprétatif. Tout se passe en fait comme si, prolongeant les coups politiques à travers lesquels les membres de l’institution ont conquis leur espace d’intervention [31], les écrivants étendaient le « bloc de constitutionnalité » à l’ensemble des principes et valeurs politiques qu’ils chargent de positivité.

Des partenaires de lutte pour une redistribution des positions dans l’espace politique

23Ces saisines du Conseil rendent compte dans le même mouvement tant des attentes suscitées dans le corps social organisé par la constitutionnalisation entamée du droit français que des logiques de position qui viennent la servir ou la contrarier. Alliées du Conseil dans la promotion d’un droit centré sur la défense des citoyens, les associations le sont sans doute, comme elles le disent explicitement, du fait de leur présence sur le terrain et de la posture critique qu’elles y adoptent constamment en étant attentives aux accrocs de toutes sortes que fait subir aux principes à valeur constitutionnelle la mise en droit du quotidien. Si cette prise de rôle ne relève donc aucunement d’une forme de schizophrénie, elle ne trouve en fait pas non plus tout son sens dans le combat désintéressé en faveur des valeurs républicaines ou des droits de l’homme auxquels les auteurs font presque exclusivement référence quand il s’agit d’expliquer leur saisine.

La révélation d’intérêts communs à agir

24Dans tous les courriers associatifs, les écrivants se montrent comme étant aux côtés du Conseil, prêts à l’aider à les aider en faisant ployer les résistances de ceux qui monopolisent ordinairement le pouvoir de dire le droit, qu’ils fassent la loi ou qu’ils en soient les interprètes autorisés. Car ce qui rapproche entre eux les défenseurs de la Constitution et les éloigne de ceux accusés de la trahir n’est pas seulement une foi commune en des valeurs juridiquement consacrées par la haute juridiction, dont la sincérité demeure impossible à saisir. Ce sont bien plus sûrement ce que les écrivants mettent en scène comme des homologies de position dans l’espace institutionnel, qui fondent des intérêts communs à agir.

25Dans l’espace concurrentiel formé par les groupes de pression, les associations interpellantes occupent manifestement des positions dominées. Aussi, lorsqu’elles interpellent les juges, agissent-elles en fait sous le coup d’une incapacité vécue à influer durablement sur les processus de décision publique [32]. Une petite organisation normande déjà évoquée ne parvient pas, malgré des pétitions à répétition, à se faire entendre de la municipalité pour obtenir la réduction du tarif d’entrée du parc floral municipal, prohibitif pour les familles modestes. Une association engagée dans la protection de l’environnement milite en vain depuis vingt ans contre « l’intérêt égoïste d’un lobby d’État (EDF pour ne pas le nommer) qui trouve l’avancement des heures intéressant car il oblige les gens à consommer plus d’électricité et de chauffage » [33]. Et, à l’autre bout de l’échelle des grandeurs, malgré ses milliers de membres et ses nombreuses délégations locales, une association de défense des animaux sauvages fait peu de poids lorsqu’elle entre en contact avec des parlementaires, face à la capacité d’influence des chasseurs évoquée par l’auteur et fondée sur leur poids électoral. Pour contester leur mise à l’écart, ces associations peuvent se prévaloir d’une légitimité fondée sur leur capacité d’expertise et la défense d’intérêts supérieurs dont la validité ne varie pas en fonction du nombre de soutiens qu’ils peuvent recueillir dans les hémicycles. Les références à l’objectivité, à l’intérêt général, à un positionnement « au delà des partis » abondent dans ces courriers, qui alimentent une distance à l’égard du champ politique ordinaire. C’est ce que révèle par exemple la lettre du jeune agriculteur qui dénonce la non-constitutionnalité de la législation sur l’usage des stupéfiants en stigmatisant les comportements d’une « classe politique, incapable de gérer le court comme le long terme et qui devra un jour ou l’autre se résoudre à une redistribution des cartes de façon intelligente, consensuelle et démocratique » [34].

26Méfiants à l’égard des politiques, les écrivants affichent fréquemment, à l’inverse, une proximité aux juges interpellés. Le Conseil constitutionnel, par le mode de nomination de ses membres et par sa position incertaine dans l’espace institutionnel, aux frontières du judiciaire et du politique, autant que par les valeurs dont il incarne la défense, constitue en effet un partenaire presque idéal du combat que mènent ces associations. Parce qu’ils sont nommés et non élus, qu’ils le sont théoriquement en fonction de compétences ou de savoir-faire acquis au cours d’une expérience antérieure, les juges constitutionnels suscitent la confiance des citoyens engagés, dont la légitimité à prendre la parole repose sur le même type de ressources. Oublié ou ignoré, qu’il le soit par intérêt ou par méconnaissance, le caractère politique des nominations n’est en effet évoqué dans aucun de ces courriers. Tout se passe en fait comme si, au cours des années 1990, les juges étaient parvenus à imposer l’image d’une institution échappant complètement au monde partisan. De même et paradoxalement, le caractère a posteriori du contrôle de constitutionnalité favorise-t-il sans doute ce rapprochement postulé par les écrivants associatifs entre eux-mêmes et les juges : il participe d’un glissement des formes de légitimation de l’action publique des « inputs » favorables aux élus aux « outputs » consacrant l’intervention des juges comme des associations dans la démocratisation de l’action publique [35].

27Les réactions défensives que les sages suscitent dans un espace politique dont ils viennent parfois fragiliser les règles du jeu – comparables et comparées aux attaques dont les associations peuvent être victimes de la part des élus du suffrage universel quand elles prétendent intervenir dans le processus de décision publique – alimentent également cette dynamique de rapprochement. C’est pourquoi les écrivants n’hésitent pas à mettre en récit la figure du Conseil pris comme cible du personnel politique. Le président de l’association de défense des animaux sauvages assortit ainsi son regret d’une absence de saisine citoyenne du Conseil d’une mise en scène de son impuissance.

28

« On comprend mieux […] les critiques qui […] ont été adressées [au Conseil] par le 1er ministre, tant pour accuser cette institution de “gouvernement des juges” que pour lui rappeler les limites de son pouvoir, qui ne saurait amputer sur sa (curieuse)conception de l’État de droit. »

29Une position qu’il faut mettre en parallèle avec celle de l’association elle-même, explicitée quelques lignes plus loin.

30

« Notre vocation, la préservation de l’intérêt général, par définition identique à celle des pouvoirs publics, devrait pouvoir s’exercer au même niveau que ceux-ci. On voit ici le long chemin qui nous reste à parcourir… » [36]

31Poussée à son terme, cette identité de position victimaire construite par les écrivants suffit parfois même à épuiser les raisons de courriers tout entiers centrés sur la défense du Conseil. Dramatisée, la mise en récit de la contestation du pouvoir des juges constitutionnels par quelques parlementaires dans le cadre de réunions publiques fait ainsi l’objet d’une lettre signée par plusieurs délégations locales d’associations nationales [37].

32

« Considérant que ces institutions [38] sont à la base de l’ordre républicain et garantissent la défense de la loi, les associations soussignées attendent de vous, Monsieur le Président, de bien vouloir les rassurer sur vos possibilités de réaction devant de telles attaques et rappels à l’ordre d’élus qui se disent républicains. » [39]

33Au-delà du thème de campagne électorale à l’origine des invectives – la discrimination raciale –, c’est bien la certitude que l’autorité du Conseil sert celle des associations qui explique la démarche d’écriture et l’appel à la vigilance qui l’accompagne. De surcroît, renvoyer à l’institution une image de sa marginalité ou de sa fragilité supposée est un moyen de donner un prix à la réhabilitation corrélative qu’entreprennent les auteurs.

Les rétributions attendues

34Une dernière caractéristique de ces courriers réside ainsi dans les attentes particulières investies dans l’acte d’écriture, qui les distinguent nettement des deux autres types. Ceux qui connaissent le mieux les modalités régulières de saisine et sont donc bien placés pour savoir qu’aucune « décision » ne peut venir sanctionner leur démarche [40] sont pourtant paradoxalement aussi ceux qui réclament le plus explicitement une réponse du Conseil : près de la moitié des écrivants « experts » sont dans ce cas (48 %), qui représentent surtout 80 % de l’ensemble des auteurs attendant fermement des juges qu’ils prennent acte de leur interpellation. Ils peuvent le faire succintement, à l’image de cet « en attente de vous lire » dont on trouve plusieurs variantes. Les formules peuvent toutefois être plus impliquantes, comme celle adoptée par l’association caennaise : « Nous tenions à témoigner auprès de la plus haute instance juridictionnelle de la République. Nous nous permettons donc de vous demander votre avis sur ce type de pratiques. Nous tenons à votre disposition toute information nécessaire supplémentaire ». Elles peuvent aussi être plus exigeantes, comme celle adoptée par une association professionnelle de pilotes qui réclame une « rencontre prochaine » avec un représentant de l’institution. Inscrites dans la logique du partenariat politique et du partage bien compris des intérêts respectifs des écrivants et des destinataires, ces lettres rendent ainsi compte, en effet, d’une défense du Conseil qui attend en retour une rétribution. Pour au moins la moitié d’entre elles, il s’agit en dernier ressort, à travers une réponse dont on ne met pas en doute le sens qu’elle peut prendre, d’annexer une ressource d’autorité. Engagés dans une lutte concurrentielle pour les positions de pouvoir d’influence, les auteurs cherchent en effet par là à modifier les rapports de force en leur faveur. Présentées comme des demandes d’avis sur le mode apaisé de l’échange discursif, les phrases qui clôturent les lettres tranchent par leur ton avec la force argumentative investie dans le reste des courriers et leur architecture fortement juridique tout autant qu’avec les clameurs politiques qui échappent à certains auteurs. Elles rendent compte d’un processus sans doute tactique de dédramatisation que l’on pense manifestement plus à même de susciter une réaction informelle du Conseil, la seule que l’on puisse penser envisageable. L’entre-soi dans lequel on cherche à recadrer le débat apparaît, en outre, comme la consécration de la dynamique de rapprochement qui structure ces interventions. Dans ces courriers associatifs, le Conseil constitutionnel est donc utilisé comme un potentiel pourvoyeur de res-sources d’autorité, susceptible d’aider les écrivants à modifier leur position dominée dans l’espace institutionnel dès lors qu’ils seront capables de les réinvestir dans d’autres formes de mobilisation politique que celle qu’ils mettent alors en œuvre [41]. C’est dire que l’interpellation directe d’une autorité n’est pas exclusive d’autres formes de mobilisation, individuelle ou collective, avec lesquelles elle peut parfaitement entrer en cohérence et qui peuvent même lui donner tout son sens. Pouvoir afficher qu’on a le droit constitutionnel avec soi parce que c’est une force et en avancer la preuve écrite à travers quelques mots de soutien du Conseil à la cause qu’on défend, tel pourrait bien être l’objectif premier de ces écrivants associatifs. Il s’agit pour eux de donner au combat politique qu’ils mènent jusque-là en vain les atours d’un principe de droit qui s’imposerait à tous. Ceux-là ont compris que les juges constitutionnels sont de ces magiciens qui peuvent transformer des valeurs politiques en règles juridiques par le seul fait de les énoncer eux-mêmes.

35D’autres écrivants du même type attendent des juges constitutionnels qu’ils interviennent effectivement et directement en leur faveur dans l’espace institutionnel. Les mieux dotés en capital scolaire exigent ainsi d’eux qu’ils fassent un usage à leur profit de la flexibilité du droit. La compréhension qu’ils ont du caractère fluide des frontières séparant le juridique du politique se lit jusque dans la manière très tactique qu’ils ont d’activer eux-mêmes les deux registres dans leurs courriers. C’est, par exemple, le président de l’association culturelle déjà évoquée qui saisit les juges en même temps que les parlementaires d’opposition. Il s’adresse aux premiers en pair spécialiste, on l’a vu. Pour autant, l’auteur ne prive pas la cause qu’il défend de la ressource que peuvent lui offrir les raisons politiques, qui parviennent à leur connaissance sous la forme d’une copie de lettre adressée par un autre membre de l’association au président du groupe de l’Assemblée auteur de la saisine légale. La rétractation est alors demandée aux députés au nom d’une logique incluant la nécessaire fidélité à des principes, une tradition pourvoyeuse d’identité [42] et un calcul coût/avantage [43]. La copie est adressée au Conseil à titre de « complément d’argumentaire d’un membre de l’association non juriste de profession », comme le précise un post-scriptum. Grâce à lui, on sait que l’auteur a pris acte du mode très politique de nomination des sages et des effets pratiques qu’il peut emporter sur les décisions juridictionnelles, dont il cherche alors lui aussi, l’air de rien, à tirer profit. Quelques auteurs résidant dans l’Est de la France cherchent manifestement et tout aussi discrètement à activer des ressorts extra-juridiques de l’action des sages. Ils tablent vraisemblablement sur l’empathie dont ils espèrent pouvoir bénéficier de la part d’un membre du Conseil, originaire de la même région, pour obtenir la remise en cause du droit coutumier alsacien-lorrain incompatible avec les grands principes du droit français [44].

36En matière de rétributions attendues, la catégorie des familiers du droit se distingue. À la différence des professionnels, ces écrivants ne disposent pas d’une culture juridique générale. La maîtrise qu’ils ont acquise d’un domaine du droit n’est pas d’origine universitaire, mais liée aux processus d’accès des citoyens au droit, où l’on connaît le rôle fondamental joué par les associations [45]. La connaissance juridique qu’ils ont est donc partielle, souvent pointue quant au fond (connaissance des textes et de la jurisprudence), mais fragile ou inexistante au plan formel. Le mélange des genres est donc caractéristique de leurs interpellations, comme en rend compte, par exemple, l’usage qu’ils font des chapeaux introductifs. Là où les juristes professionnels mettent en évidence un point de droit, les familiers adoptent un registre hybride. Le probable membre d’une association de lutte contre le Sida introduit par exemple son courrier par le chapeau suivant : « Objet : condamnation moyennâgeuse pour tentative de rétablir son honneur après insultes d’un évêque fonctionnaire de la République (arrêt CA Colmar du 28/01/98) ». Les stratégies mises en œuvre par les familiers du droit pour obtenir gain de cause auprès du Conseil sont, en conséquence, beaucoup plus assumées que celles repérables dans les courriers des professionnels. Ne serait-ce que parce que la révélation des ressorts extra-juridiques de leur interpellation ne risque pas de comporter, pour eux, de fragilisation de leur situation. Le mélange des genres y a pour corollaire un ton moins retenu dans l’adresse au Conseil et un refus manifeste de participer à l’entretien du mythe de l’institution « bouche de la Constitution ». La connaissance des rouages emporte ici une volonté de jouer franc-jeu, dont rend bien compte l’intervention du président d’une association agissant dans le secteur de l’environnement.

37

« Certes, la loi fondamentale, hélas, ne prévoit pas de sanction, même formelle, en cas de manquement. Il n’empêche que votre autorité vous permettait d’être entendu du gouvernement ou du président de l’Assemblée Nationale si vous leur faisiez remarquer que ce décret, encore en vigueur, se situe dans un cadre dont il paraît difficile d’affirmer qu’il est vraiment légal, pour la raison envisagée plus haut. Tous les observateurs s’accordent aujourd’hui, de plus en plus, pour regretter les dysfonctionnements de nos institutions. Nous vous demandons d’en corriger un, manifeste, en usant de votre influence. » [46]

En de ça de la politisation ? Les recours individuels auprès du Conseil

38Parce qu’elles sont proches du langage politique ordinaire, mais aussi parce qu’elles sont énoncées dans un nombre fini de textes dont la diffusion n’a pas d’équivalent dans un autre domaine du droit, les catégories du droit constitutionnel échappent à la logique d’une monopolisation par les seuls spécialistes ou familiers du droit [47]. Si les membres d’associations tendent à en faire un usage politique susceptible de servir leurs propres causes et intérêts, ces individus que caractérise leur proximité à l’espace institutionnel ne sont pas les seuls à constitutionnaliser leur combat. Parmi ceux qui saisissent le Conseil, au moins la moitié ne dispose en effet aucunement des compétences langagières ou juridiques qui font des précédents les intermédiaires finalement attendus du droit constitutionnel et de sa diffusion dans l’espace social. Ces démunis, on les retrouve, pour la plupart, parmi les auteurs des courriers de type « recours », dont ils forment une large majorité puisque les 4/5e de ces écrits rendent compte de l’utilisation du seul code langagier restreint, qui indique une position sociale dominée au plan culturel. En outre, les données biographiques contenues dans les lettres, certes non systématiques, révèlent des situations fréquentes de cumuls de handicaps sociaux habituellement considérés comme des obstacles supplémentaires à la participation politique, comme c’est le cas du chômage et des situations d’isolement extrême. Faut-il dès lors considérer que les mots du droit constitutionnel peuvent constituer une ressource à laquelle s’alimenterait la prise de parole d’acteurs habituellement relégués au silence ? Faut-il, au-delà, considérer que la « droit-de-l’hommisation » du système juridique français peut comporter des effets politiques en participant à la diffusion, dans l’ensemble de l’espace social, de ressources pour la participation ? Répondre à cette question suppose au préalable de montrer en quoi ces courriers constituent bien une forme de participation politique. Les courriers du type « recours », qui représentent un tiers (36 %) de ceux composant notre échantillon, ont en effet pour particularité d’être toujours alimentés par une situation dans laquelle l’écrivant est personnellement impliqué et qu’il vit comme une injustice dont il vient réclamer réparation au Conseil. Cette proportion est grossièrement identique à celle repérée dans les études américaines sur le contacting depuis le début des années 1970 [48] Mais précisément, la motivation affichée de ces interpellations a servi de point d’appui à certains auteurs pour leur refuser l’accès au répertoire d’action politique. Or, il ne s’agit pas ici de considérer la nature publique de l’autorité contactée comme un critère suffisant de politisation de l’action visant à entrer en contact avec elle, ni, dans le cadre d’une approche fonctionnelle, de considérer la sollicitation d’un arbitrage en situation conflictuelle comme suffisante pour repérer du politique [49]. Il s’agit plutôt, en adoptant toujours la même démarche compréhensive, de montrer que les auteurs sont eux-mêmes loin de ne faire que demander la satisfaction d’un intérêt personnel, jusque et y compris dans ce type d’interpellation.

Aux frontières du politique

39Certes, à la différence des courriers du type précédent, ceux du type « recours » ne recèlent pas de dénonciation explicite et argumentée de l’ordre politique, ni ne stigmatisent la monopolisation des positions de pouvoir par des professionnels. Apparemment englués dans les affaires administratives qui les concernent à titre individuel, les écrivants manifestent un très faible niveau de connaissance de l’espace institutionnel [50]. D’aucuns s’adressent au Conseil comme à une autorité transcendante aux compétences indéfinies, non ou mal située dans l’espace institutionnel, mais dont on attend qu’elle produise des miracles. C’est ce que fait par exemple un auteur algérien qui ne parvient pas à recouvrer sa nationalité française perdue.

40

« J’ai l’honneur de solliciter votre aide après avoir vainement essayé auprès de différents départements ministériels et autres, et ce depuis 1989. Permettez-moi de vous exposer mon problème en espérant trouver en vous toute l’attention pour retrouver et réintégrer ma citoyenneté française d’origine. […] C’est devant cette situation que je me permets de m’adresser à vous et suite à des recommandations d’amis français qui m’ont conseillé de m’adresser à Monsieur le président du Conseil constitutionnel alors que j’étais désespéré […]. Monsieur le président, mon seul espoir repose sur votre compréhension de ma situation et sa prise en charge par vos soins eut égard à mon cas particulier qui ne peut relever d’un traitement classique par l’administration française, eut égard au passé de mon grand-père […]. » [51]

41Le Conseil est, dans ces courriers, institué en recours ultime, en organe suprême de l’ordre judiciaire ou administratif pour des individus en prise avec cet ordre qui les a déclarés coupables ou infondés dans leur requête. Le caractère apparemment non politique de ces courriers pourrait être renforcé par la difficulté qu’éprouve un certain nombre d’écrivants à quitter le niveau du récit individuel. Dans le cas précité, l’ancrage du courrier dans ce seul registre rend compte d’une incapacité de l’écrivant à opérer par lui-même une juridicisation ou une politisation de sa propre affaire susceptible de la rendre traitable par une institution. Or, 97 % des courriers du type « recours » activent le niveau de récit individuel, contre seulement 27 % pour les courriers du type « débat » et moins de 9 % pour les courriers du type « expertise ».

42Enfin, s’ils le saisissent la plupart du temps spontanément, un certain nombre d’écrivants de ce type s’adressent au Conseil en construisant la réponse que leur a préalablement faite une autre autorité contactée en incitation à s’adresser à lui. Cela met encore en évidence tant leur incapacité à se repérer par eux-mêmes dans l’espace institutionnel que ce que l’interpellation finale doit aux facteurs conjoncturels. Les services du Garde des Sceaux comme ceux du président de la République, lorsqu’ils sont saisis par des individus contestant une décision de justice devenue définitive, rappellent ainsi « le principe constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire » qui interdit leur intervention. Destinées à clore les affaires, ces formules fonctionnent en fait à l’inverse comme des stimulants relançant la dynamique d’interpellation en autorisant son déplacement vers les juges de la rue Montpensier [52]. Et elles président également à une relecture, par les écrivants manifestement les mieux dotés en ressources culturelles, de leurs propres affaires, qu’ils « constitutionnalisent » pour les rendre traitables par ce nouvel interlocuteur. Une femme dénonçant les agissements d’une juge dont ses enfants seraient victimes fournit un exemple de ce processus de conversion. Dans le courrier qu’elle adresse d’abord au président de la République, elle stigmatise une magistrate « se comportant en dépit du bon sens, accumulant les erreurs de jugement les unes après les autres, animée d’un esprit de revanche qui la porte à des représailles d’adulte incompatibles avec les intérêts de mes jeunes enfants ». Dans le courrier adressé au Conseil après réponse du chef du cabinet présidentiel, on ne sait rien de plus sur le contenu précis recouvert par les « intérêts » de ses enfants, empruntés tels quels à une formule du Code civil qui, par sa généralité, tend précisément à consacrer la liberté d’interprétation du juge. En revanche, on apprend que le refus de prise en compte de ces intérêts constitue une violation de la Constitution, même si le titre auquel elle l’est n’est pas davantage explicité. L’argument constitutionnel est donc retourné contre ceux qui l’ont d’abord invoqué par une mère scandalisée d’apprendre qu’« un magistrat est autorisé à violer les droits que la Constitution prévoit du fait du principe constitutionnel de l’indépendance de l’autorité judiciaire » [53].

Injustices vécues et ressources pour protester

43Les attentes exprimées dans ces courriers rendent pourtant compte d’une capacité indéniable des auteurs à sortir de l’horizon limité par leurs propres affaires. L’atteste à lui seul le fait que seuls 17 % d’entre eux ne parviennent à aucun moment à échapper au registre du récit individuel. Autrement dit, pour une très large majorité, l’expression d’une requête personnelle n’est pas incompatible avec une prise de parole politique.

44C’est d’abord la fréquence de l’adoption du ton agressif, a priori pourtant peu rémunérateur en terme de satisfaction d’une requête individuelle, qui met sur la voie de cette hybridité. Qu’il soit ou non directement saisi, le Conseil l’est dans ce type de courriers au terme d’un parcours douloureux dans l’espace institutionnel. Il peut en conséquence servir d’exutoire ultime à l’expression d’un ressentiment accumulé au cours de procédures interminables et vaines. C’est par exemple celui exprimé par un individu en litige avec la Sécurité sociale, qui fait parvenir au Conseil les photocopies de onze lettres préalablement adressées à d’autres autorités institutionnelles. Il les assortit manuellement d’un chapeau : « objet : violation impunément de la Constitution. Déni de justice »et les annote au stylo rouge par de laconiques et récurrents « en attente à ce jour. Il ne peut rien faire non plus », consacrés par un ultime « si d’aventure [il était] possible de pouvoir obtenir le respect, enfin, par l’administration, de mes droits constitutionnels » [54]. C’est aussi le ressentiment exprimé par un individu anonyme, victime d’une hospitalisation forcée en hôpital psychiatrique.

45

« J’ai informé tout ce qu’il y a de décideurs dans le pays, personne n’a accepté de dénoncer ou de sanctionner ces abus de pouvoir caractérisés.
L’impunité de la police est totale
Je ne suis pas responsable dit le préfet (et le procureur, le policier, le commissaire, le juge, le député, le ministre, le politicien, le journaliste)
Alors, qui est responsable ???????
Et vous ?» [55]

46Cet usage du Conseil n’est en fait pas propre à une catégorie d’auteurs que particulariserait la présence ou l’absence de certaines ressources cognitives ou langagières. Un juriste de formation rend ainsi compte de l’espoir un moment caressé mais trahi de voir la justice coïncider avec le droit mis en œuvre par l’institution judiciaire, du fait de la constitutionnalisation annoncé du système juridique.

47

« [Ce jugement] confirme les errements actuels de la justice en France où, deux fois sur trois, il est donné raison au malhonnête. […] À qui ferez-vous croire qu’il est honnête d’obliger un citoyen à acheter une marchandise qu’il est dans l’impossibilité d’utiliser […]. Les Français pensaient que le rôle de la justice était de faire réparer l’honnêteté et d’éliminer la crapulerie. Car c’est cette crapulerie qui démolit la France. La mort d’une crapule, c’est un bienfait pour la France. Et ce n’est pas en donnant raison aux malhonnêtes qu’on y parviendra. Et la Constitution ?Qui instaure la Liberté ! Elle existe toujours cette constitution, mais personne ne se manifeste pour la faire respecter.
Dans les années 30, on apprenait aux étudiants, futurs juges ou avocats, que la loi constitutionnelle était la loi suprême, à laquelle nulle loi ordinaire, décret ou arrêté ne devait déroger. Toute loi ordinaire, décret ou arrêté ne respectant pas la Constitution était une scélératesse. Et c’est ainsi qu’elle serait qualifiée par le Conseil constitutionnel.
Et l’on expliquait alors cette suprématie de la loi constitutionnelle en disant aux étudiants qu’elle devait cette prépondérance au fait qu’elle était l’expression de la volonté du peuple français tout entier, et non celle de représentants plus ou moins douteux.
Et la lutte contre la ch… ne sera gagnée qu’en gagnant d’abord la bataille contre la crapulerie.» [56]

48Dans ce type de démarche, les demandes d’intervention formulées auprès du Conseil vont donc de pair avec la dénonciation violente d’une injustice vécue. Or, William Gamson, notamment, a montré combien cette situation pouvait constituer un mode privilégié d’accès à la parole politique [57]. D’une tout autre manière, en s’appuyant sur des observations ethnographiques aux guichets d’administrations, des chercheurs américains ont aussi montré que l’expérience concrète d’une relation administrative pouvait structurer tout un rapport au politique, notamment dans les milieux les plus populaires [58]. C’est ce qui ressort également de l’analyse de ces courriers. Par hypothèse peu politisés, c’est à l’occasion de ces affaires qui les opposent à une administration particulière et dans lesquelles ils se vivent comme des victimes que les écrivants du type « recours » accèdent à une connaissance pratique de l’espace institutionnel. Sécurité sociale, préfecture, office de logement public, tribunal : cette mal-« vie au guichet » peut se dérouler dans des décors très diversifiés, mais elle ménage un accès souvent unique aux institutions publiques. Les effets d’une telle expérience sur les comportements politiques des administrés peuvent a priori être très divers. On peut par exemple imaginer qu’elle marque une étape définitive dans la rupture avec l’univers politique des plus démunis et prolonge ou renforce un processus d’indifférence initial [59]. Mais, en l’occurrence, les courriers analysés mettent en évidence la ressource politisante que peut alors constituer, pour ces acteurs, la disponibilité publique des mots du registre constitutionnel. Parmi les auteurs de courriers du type « recours », un sur cinq seulement dispose, en effet, de compétences scolaires autorisant a priori une mise en œuvre stratégique du droit. Or, la plupart des courriers de ce type (83 %) montre pourtant des principes constitutionnels braconnés (à l’école, dans la presse, à la télévision ?) pour fonder juridiquement un sentiment d’injustice que l’application même du droit ordinaire a suscité chez eux. De fait, la « constitutionnalisation » de leur affaire renvoie chez de nombreux écrivants de ce type à une approche intuitive mais suffisante de la hiérarchie des normes pour qu’ils puissent s’appuyer sur elle et rejeter un droit ordinaire qui les a desservi. Dans ce cadre, le Conseil représente le partenaire d’une métamorphose : celle par laquelle une affaire particulière devient une cause questionnant la société dans ses fondements politiques.

49Ce que ce registre constitutionnel rend alors possible, c’est également un passage à la protestation politique explicite. La mère aux prises avec une juge pour enfant, déjà évoquée, offre une version de ce processus, qui clôt sa lettre au Conseil par une adresse en forme de menace : « Cette affaire va descendre dans la rue et la population française prendra connaissance des imperfections de la Constitution » [60].À l’inverse, un auteur met en scène sa sortie de l’espace politique auprès du Conseil,en lui offrant un coût pour le système institutionnel. Éconduit par un magistrat alors qu’il venait porter plainte pour escroquerie contre un entrepreneur n’ayant pas honoré sa commande bien qu’il ait empoché des arrhes, il exprime ainsi son désappointement de découvrir que le droit peut fonder des injustices. Une lettre que lui a adressée un procureur tend, sur le mode de la justification, à expliquer la difficulté qu’il y a à prouver ce type de délit tel qu’il est institué par les textes, et ce, même quand on a la certitude d’être en présence d’un individu satisfaisant à la définition juridique de l’escroc, ce que le magistrat concède ouvertement au plaignant. Jointe au courrier adressé au Conseil, cette lettre est pour l’occasion annotée au crayon rouge par l’auteur sur un mode faussement interrogatif.

50

« et mon argent ?
et la police ?
et la justice ?»

51Surtout, l’enveloppe contient la carte électorale de l’auteur, elle aussi utilisée comme support d’inscriptions. Au recto, La devise républicaine y est recouverte par la mention de l’état social de l’écrivant, « au chomage depuis le 19/02/93 », quand le droit et le devoir de voter du verso disparaissent derrière l’unique référence aux principes constitutionnels : « et le droit au travail ? ». Ouverte, la carte laisse découvrir deux grandes rayures transversales assorties de mots dont la force provient également du fait qu’ils recouvrent les marques de l’assiduité participative de l’écrivant au rituel électoral jusqu’en 1995: «ne vote plus » [61].

Déjudiciariser, politiser : les chemins d’un retour dans l’espace public

52Dans la plus longue partie des courriers, les écrivants semblent à première vue rejouer devant le Conseil une pièce judiciaire qu’ils ont déjà jouée mais perdue ailleurs et qu’ils racontent pour en contester la décision finale, multiples pièces probatoires à l’appui, allant des photocopies des décisions au compte rendu des plaidoiries.

53Mais le récit fait en réalité plus que reproduire la pièce judiciaire dont il s’empare. Il participe également à la construction d’une cause par des acteurs pourtant dénués des compétences habituellement considérées comme nécessaires à cette production. Le sentiment d’incompétence et d’illégitimité à intervenir est en fait bien présent, mais repérable au travers des manœuvres maladroites pour « se grandir » [62], il peut signifier un refus plutôt qu’une soumission. Certes, on ne compte plus dans ces courriers les marqueurs de maîtrise de la technique du raisonnement juridique qui, utilisés à mauvais escient comme le sont les « en l’espèce » récurrents, indiquent bien sûr ce qu’on tente de taire, à savoir le défaut de compétence en la matière. Mais l’usage libre de ces termes indique aussi– et peut-être surtout ici – le refus d’une distribution des rôles imposée par le rituel judiciaire ou les procédures administratives. Ces courriers manifestent, de fait, une appropriation profane de ce qu’on pense être le droit constitutionnel.

54Ainsi un individu condamné par la justice lilloise, alors qu’il se dit en fait victime d’une agression, demande-t-il au Conseil la « révision de [son] affaire pénale ». Il ne dispose pas des ressources nécessaires à la traduction de sa plainte en langage juridique directement « utilisable » par le Conseil. Néanmoins, en dénonçant les agissements d’un procureur allié à « un avocat du FN » qu’il a eu pour défenseur et qui serait dans des rapports de collusion avec ses agresseurs, puis en les rapportant à un principe explicatif général – la discrimination raciale – il constitutionnalise son affaire.

55

« Le procureur de la République est négligeant, il classe les affaires sans aucune réponse. Tous les maghrébins victimes d’un délit […] souffrent de son comportement. […] En attendant, votre haute autorité, une intervention auprès de la justice de Lille pour une future révision judiciaire de cette affaire pénale manipulée et truquée […]. » [63]

56L’auteur déplace donc, dans le courrier qu’il adresse aux juges constitutionnels, l’enjeu de cette affaire – dont on ne sait d’ailleurs pas quels faits précis initiaux elle a pu recouvrir. Parce qu’elle est transmuée en cause, celle-ci opère une métamorphose de l’identité de celui qui écrit, qui légitime une reprise en main : de justiciable, victime, coupable auquel le rituel judiciaire assigne une place le plus souvent associée à une confiscation de sa parole, il redevient citoyen libre de s’exprimer et de faire l’usage qui lui sied de son affaire. Comme ici, on ne quitte pas pour autant systématiquement le référent judiciaire. La liberté conquise est seulement mise à profit pour choisir un rôle dans le cadre du procès rejoué, qui peut être celui de l’avocat ou du procureur, ou même du juge, par anticipation de l’intervention demandée du Conseil. On en n’est pas moins en présence d’un usage politique de l’institution interpellée. Tout se passe comme si le sentiment de sécurité juridique alimenté par la connaissance de quelques mots du registre constitutionnel renforçait le sentiment d’injustice en rendant possible son inscription dans un collectif et donnait ainsi la force de contester.

57Au-delà de la demande d’intervention du Conseil, c’est donc dans l’occasion qu’elles offrent d’une réappropriation de leurs propres affaires au détriment des professionnels du droit ou de l’administration qui les ont confisquées qu’il convient de rechercher le sens de ces adresses [64]. Si l’écrivant s’inscrit toujours, en saisissant le Conseil constitutionnel, dans un modèle d’action judiciaire, il n’en est plus prisonnier comme il pouvait l’être jusque-là. En particulier, il fluidifie, dans sa démarche interprétative, les frontières entre positions bien distinctes, qui assignent au justiciable ou à l’administré un rôle en même temps que les catégories de langage les plus à même de le lui faire remplir : celles du récit de vie ou de situation. Alors que celles-ci l’engluent au niveau du récit anecdotique individuel que d’autres que lui sont chargés de confronter à la règle de droit, la montée en généralité, tout entière orientée vers la juridicisation ou la judiciarisation de l’affaire particulière, lui échappe. Opérée dans les courriers par le justiciable lui-même grâce aux catégories du droit constitutionnel, qu’elles soient explicitement énoncées ou non, la montée en généralité fonde une politisation grâce à laquelle l’individu se pense lui-même comme représentant d’un groupe qui le dépasse en même temps qu’il rend son affaire intraitable par la justice ordinaire pour la faire relever du politique.

58D’autres situations d’écriture révèlent également mais autrement l’usage non juridique qui peut être fait des catégories du droit constitutionnel. Égaré dans le temps de la procédure et dans le maquis des textes techniques qui l’ont recouverte en la traitant, le sens que les auteurs manifestement les plus démunis en ressources sociales voudraient donner à leur propre cause pour la défendre auprès du Conseil fait l’objet d’exposés embrouillés, qui disent mieux que ne le ferait une dénonciation explicite la dépossession opérée au profit des professionnels du droit. Par contraste, les mots du registre constitutionnel alimentent des formules brèves, transparentes et assurées, dont la force s’explique par leur capacité presque immédiate à traduire l’émotion suscitée par une décision vécue comme injuste, qui ne « passe » pas en étant ressassée et qui constitue finalement ce qui reste en propre aux écrivants une fois opérée leur rencontre avec le système judiciaire. Ainsi, licencié puis abandonné par sa femme, victime d’un accident, surendetté, un individu rend compte d’une manière très confuse de l’ensemble de cette situation et des raisons apparemment précises qui l’ont poussé à commettre une tentative de suicide ; pointant dans son licenciement l’origine de ses malheurs, il l’explique par référence à une grève à laquelle il aurait participé quinze ans avant d’être remercié. Suit alors la seule phrase du texte dont le sens ne présente aucune ambiguïté : « Il s’agit là d’une atteinte à la démocratie, aux Droits de l’homme » [65]. Si l’auteur ne nous livre pas directement les clés permettant de comprendre son acte d’écriture, on est fondé à imaginer qu’invoquées devant le juge ou la commission de surendettement pour expliquer sa situation et obtenir un réaménagement de la dette, les raisons supposées de son licenciement aient pu rapidement être évacuées. La référence aux Droits de l’homme pourrait paraître dans ce contexte constituer un instrument de déplacement des responsabilités. Mais, à la différence de ce qu’on peut observer dans d’autres courriers, l’auteur n’accuse pas directement ceux qu’il estime responsables et aucun indicateur ne permet d’affirmer que sa formule générale recouvre une référence au droit constitutionnel de grève. Pour cet individu désocialisé, en passe de disparaître comme personne, qui énonce explicitement : « je n’ai plus de passé, je n’ai plus de présent ni d’avenir », ce que la référence aux Droits de l’homme autorise est en fait un retour dans le monde social via une réincarnation dans la figure du martyr.

59Puisant dans le registre constitutionnel des ressources langagières permettant de donner une expression publique à leurs émotions, ce type d’auteurs instituerait le Conseil moins en juridiction suprême de l’ordre judiciaire qu’en espace de traitement des affects qu’il a suscités, mais dont il interdit l’expression en son sein. Ce ne serait donc pas comme pourvoyeur de catégories juridiques que le droit constitutionnel serait ici convoqué, mais comme pourvoyeur de mots à la fois simples et nobles, aptes à rendre audible, aux sommets de l’État, un fort sentiment d’injustice [66]. Le sort réservé à l’ensemble de ces courriers restés sans réponse rappelle toutefois combien, même une fois prise publiquement par ceux les moins prédisposés à le faire, la parole peut évidemment ne pas être entendue. Dénoncer une injustice vécue auprès d’autorités qui ne sont pas habilitées à l’entendre peut, dans ces conditions, comme le remarque William Gamson, aider à vivre en offrant une prise sur soi-même sans pour autant offrir de prise sur le monde [67].

Les juges dans la cité : le Palais Royal transformé en espace public délibératif

60Institués en animateurs d’un espace public de délibération par 35 % des courriers, les membres du Conseil sont en quelque sorte sommés d’écouter des acteurs aux ressources culturelles contrastées, dont une majorité ne dispose manifestement pas des moyens de se faire entendre dans un cadre ordinaire de débat public : les ressources langagières sont pauvres dans un courrier sur deux, et donc vraisemblablement insuffisantes pour soutenir une discussion face à un acteur doté d’un code langagier élaboré. La situation d’écriture, qui ménage un faux face-à-face avec l’interlocuteur, est donc ici, sans nul doute, un élément déterminant pour la prise de parole, qui réduit son coût en évitant la censure prévisible d’innombrables répétitions, de disruptures ou de développements obscurs. Dotés de capitaux scolaires très inégaux, ces auteurs s’adressent au Conseil pour prendre position sur une ou plusieurs questions dans lesquelles ils ne sont pas personnellement impliqués à titre principal. La lecture de la presse grand public, quand elle est avérée, constitue l’occasion de cette prise de position. Si les procédures officielles de saisine du Conseil sont méconnues par 88 % des auteurs, on ne saurait en déduire que les écrivants se trompent d’interlocuteurs en interpellant les juges constitutionnels. Le ton, volontiers familier, ironique ou agressif, avec des variations parallèles à l’aspect décousu de la construction des textes, laisse deviner une sorte d’indifférence volontaire au langage qu’il sied d’adopter à l’égard de personnalités officielles, qui peut très bien constituer le pendant langagier d’une indifférence volontaire à l’égard des procédures consacrées de saisine. De fait, à la différence de ce qu’on peut repérer dans les deux autres types de courriers, ceux-là rendent compte de démarches qui ne semblent majoritairement pas être orientées vers l’attente d’une réponse (type « expert ») ou d’une intervention (type « recours ») du Conseil. « Gratuit », l’acte d’écriture semble dès lors trouver sa fin en lui-même, objectivement mais aussi subjectivement.

La démocratie électorale en question

61Construit en espace public de délibération où les points de vue s’expriment souvent vivement, le palais de la rue Montpensier l’est d’abord du fait qu’il abrite sous ses ors les juges des élections. Le critère des thèmes abordés au fond constitue ainsi le dénominateur commun le plus évident de ce type de courriers, dont 59 % traitent de la démocratie électorale à titre principal.

L’espoir du politique rendu au peuple

62Cette fonction suffit d’abord à faire des conseillers les interlocuteurs tout désignés de citoyens en manque de renseignements sur le processus électoral. Faute de réponse, ils peuvent même s’étonner de ne pas recevoir promptement les informations qu’ils sont venus collecter, à l’image de cet individu qui « pensai[t] le Conseil constitutionnel plus serviable » et annonce dans un second courrier attendre « une réponse enfin favorable et rapide » pour prix de sa persévérance [68].

63Le dépôt de candidatures tout autant que les décisions rendues après le déroulement du scrutin sont plus spécifiquement construits en occasion de prendre la parole sur le système politique dans son entier, que l’on vient la plupart du temps condamner au nom de principes qui n’ont plus rien de juridiques, ce qui différencie ces courriers de ceux du type « expert ». Cependant, tous les auteurs intervenant dans ce cadre rendent compte des espoirs investis dans le Conseil constitutionnel d’une manière qui rappelle l’usage politique que les acteurs associatifs cherchent à faire de l’institution. On attend d’abord des juges qu’ils modifient les règles du jeu politique dans un sens démocratique, en tenant compte des aspirations citoyennes dont ils sont par là même institués en interprètes privilégiés sur la scène institutionnelle. Un écrivant d’Outre-Mer qui s’inscrit « dans le champ du contentieux électoral » livre par exemple en sept courriers successifs une « ana-lyse de l’éthique du suffrage universel, le problème intégrant celui de la condition politique faite à l’indigène en Guadeloupe ». Si des lectures répétées ne parviennent pas à dissiper l’obscurité d’une argumentation qui demeure donc en grande partie énigmatique, on comprend que l’auteur stigmatise le rôle joué par l’armée, accusée d’empêcher les dépôts de candidature d’indigènes par des pratiques violentes. Cette situation le mène à « contester » auprès du Conseil « la pratique locale du suffrage universel » [69]. Attentif à d’autres dérives, un citoyen qui assure le Conseil de « toute [s]a sympathie », constate que les promesses électorales produites par les spécialistes de la politique en cours de campagne ne sont que très rarement tenues, alors qu’elles ont « pour but d’influencer les auditeurs et électeurs pour les amener à déposer dans l’urne le bulletin de vote au nom du candidat ». Il propose de faire du droit une arme politique, en qualifiant juridiquement ce détournement de manière à le rendre traitable par l’institution judiciaire.

64

« Cette manœuvre me semble-t-il relève du « trafic d’influence ». Si ce terme n’est pas dans la Constitution, il figure par contre dans le droit français et est répréhensible. Ainsi, je vous demande très modestement de réfléchir à cet état de fait, que, s’il est vraiment illégal, soit conditionné ou mieux sanctionné pour avoir une situation plus honnête. » [70]

65Ces courriers rendent compte, chacun à leur manière, de la capacité d’innovation dont est crédité le Conseil constitutionnel. Tout se passe en fait comme si ces écrivants, dont une bonne majorité dispose manifestement de connaissances solides sur l’institution [71], prêtaient aux juges la capacité de rejouer au profit des citoyens la partie qu’ils ont déjà jouée pour leur propre compte au cours des trente dernières années, étendant leur capacité d’influence aux sommets de l’État au travers d’une succession de « coups » politiques réussis qui devaient aboutir à la consécration de leur importance dans l’espace institutionnel [72].

Le temps des déceptions

66Toutefois, lorsqu’il est interpellé à la suite des décisions qu’il prend comme juge électoral, le Conseil l’est à l’inverse de manière systématiquement critique, qui rend compte du décalage comme soudainement révélé entre le rôle que les citoyens lui offrent de tenir et celui qu’il exerce effectivement dans le cadre de ses compétences attributives. Rares, les interventions effectives du Conseil dans la vie politique constituent autant de désillusions puisqu’elles président à la découverte que l’institution contribue à entretenir les règles d’un jeu politique stigmatisé pour son immoralité, au lieu de les modifier. La décision d’invalider l’élection du maire Front national de Toulon en 1998 est ainsi considérée comme « tout simplement un scandale au regard de toutes les malversations, réelles celles-là, qui courent depuis un certain temps dans notre pays » [73]. Celle qui, à l’inverse, valide l’élection du maire du 5e arrondissement de Paris, suscite des commentaires de la même trempe : « Le simple citoyen que je suis ne peut que réagir violemment à l’annonce d’une décision aussi injuste » [74]. Les réactions négatives semblent bien ici à la mesure des attentes suscitées par une institution dont on prend la peine de souligner le respect qu’elle a jusque-là inspiré. Et à chaque fois, des menaces sont brandies qui rendent également compte de la perception qu’ont les acteurs de ce que la position éminente comme l’autorité du Conseil dans l’espace institutionnel devraient aux simples citoyens qu’ils sont. C’est en fait la rupture d’une alliance pour fait de trahison qui est annoncée dans ces courriers. Le soutien apporté à l’institution dans la défense de certaines valeurs républicaines devient ainsi conditionnel après l’invalidation de Jean-Marie Le Chevallier.

67

« Je n’ai encore jamais voté pour le FN mais cet acharnement systématique contre ce parti […] me pose question. Je n’abuserai pas de votre temps précieux mais je tenais à vous faire savoir que cette dernière sanction influera très certainement ma décision aux prochaines consultations électorales. » [75]

68Et c’est une sortie de l’espace politique qu’annonce l’autre écrivant.

69

« Si cette affaire devait en rester là, l’idéal républicain qui m’anime, déjà sérieusement écorné par ces scandales politico-financiers qui éclaboussent la Cinquième République, verrait sa flamme vaciller une fois de plus […]. Si rien n’est fait rapidement pour restaurer cette République où les mots liberté, égalité, fraternité ne devraient pas être seulement des mots, je crains un long processus de dégradation des rapports État, citoyens. » [76]

Les promoteurs de la sagesse en politique

70Institué en espace public, le Palais Royal l’est également pour des raisons et selon des modalités particulières qui doivent moins aux compétences attributives de ses membres qu’à la manière dont ils sont publiquement qualifiés et au modèle de prise de parole dont ils deviennent par là même les promoteurs involontaires.

71Il est en effet remarquable que la dénomination de « sages » fasse l’objet de commentaires explicites dans 20 % des courriers individuels de ce type. Un habitant du centre de Paris qui se présente comme le « Directeur de l’Institut islamique de France » dénonce ainsi l’intolérance et la discrimination dont les islamistes seraient victimes en France ; institués en boucs émissaires des maux nationaux par la presse et les petites phrases de certains responsables politiques, ils sont montrés comme subissant dans leur chair les effets de cet état de l’opinion, en étant notamment victimes d’une « police aux mœurs brutales ». Même si le courrier induit la stigmatisation d’une inégalité de traitement et d’une discrimination fondée sur l’appartenance religieuse, aucune référence explicite n’est faite aux principes constitutionnels, ce qui rend déjà compte d’une inscription de l’auteur dans une sphère d’intervention autre que juridique. Il n’y a pas pour autant politisation explicite de l’affaire. Si le Conseil est interpellé, c’est ici surtout pour les qualités morales et intellectuelles que l’on prête à ses membres. Elles font d’eux les pourfendeurs attendus de comportements que l’auteur explique en dernier ressort par un défaut de sens moral comme de rationalité.

72

« Humanité incorrigible, 0,1 pour mille doit être la proportion des sages de ce monde […]. Je demande aux compétences politiques dignes de ce nom : ce n’est pas parce que la comète frappe Jupiter que ce soit un crime d’un intégriste ! […] Manque total, mais alors total de l’esprit rationnel ! Et en France ! Et en 1994 ! Et dans une démocratie !L’une des cinq vraies démocraties sur cette terre ! Soit 45 des États ! […] Descartes ! Père français de la rigueur mathématique ! […] de la métaphysique ! Et de l’esprit lumineux ! Réveillez-vous ! Ils sont devenus fous ! […] Vous avez dit sagesse ? » [77]

73Si la tournure interrogative de cette phrase qui clôt la lettre laisse deviner l’espoir investi dans un Conseil dont on semble complètement ignorer les modes d’intervention, ailleurs, c’est le décalage entre cette sagesse postulée et des interventions effectives perçues comme dénuées de cette qualité qui motive les adresses. À l’image de celle particulièrement irrespectueuse d’une habitante d’Asnières qui soutient des positions inverses de celles de l’auteur précédent sur le même thème.

74

« Bien calés dans vos fauteuils, sous les lambris dorés du Palais Royal […] vous ne comprenez pas, mais que faîtes-vous donc au Conseil constitutionnel ? […] Nous sommes en période pré-révolutionnaire […]. Alors, pendant qu’il est temps encore

75– car il se pourrait qu’il n’y ait plus beaucoup de temps – réfléchissez, Messieurs, avant de perdre vos fauteuils, sinon vos têtes ! »

76Même quand il s’agit de leur refuser ce qualificatif de sages en les accusant de l’usurper, les écrivants semblent en fait trouver des ressources nécessaires à leur propre intervention dans cette consécration d’une nouvelle figure de légitimation de la parole qui vaut légitimation de leur démarche d’écriture : la sagesse, renvoyant au recul conquis grâce à l’expérience et aux prises de position qu’elle fonde. L’âge et la rigueur morale sont ainsi mis en avant par un vieil homme qui cherche à « mobiliser la conscience collective » en faveur de la diffusion de valeurs humanistes dont il attend qu’elles préservent la paix dans le monde. Il dresse en ces termes son autoportrait.

77

« Le papi en question est un octogénaire, citoyen du monde depuis sa naissance, et il affirme à qui veut l’entendre que cette citoyenneté ne lui a rien fait perdre de son patriotisme et de son sens aigu de la démocratie. Peu de temps le sépare d’un retour vers la poussière cosmique d’où il vient. Personne ne peut le suspecter de tramer une quelconque malversation. C’est un papi qui, comme vous, cherche à assurer de manière efficace le futur d’une planète qui a été gérée, semble-t-il, jusqu’ici et depuis des millénaires, d’une manière assez confuse et maladroite […]. L’argent, la notoriété et l’ambition aveugle des politiques ne sont pas étrangers aux carences que nous déplorons. La démocratie est une pyramide fragile dont on laisse la base s’autodétruire dans le culte de la stupidité, de l’argent et des mauvais plaisirs […]. » [78]

78Offrant du sens à ce qui, dans les médias, finit par relever d’un réflexe de désignation, les écrivants puisent dans cette indication que la sagesse aurait sa place auxsommets de l’État un encouragement à faire valoir un point de vue qui ne trouve pas sa source dans des connaissances savantes. La qualité associée au Conseil constitutionnel et le contenu qu’on lui fait recouvrir fonctionnent comme des pourvoyeurs d’estime de soi modifiant, le temps d’un courrier, les règles du débat politique ordinaire en autorisant l’entrée d’acteurs habituellement tenus et se tenant à l’écart. Le ton familier que quatre auteurs de ce type sur cinq adopte pour s’adresser aux « sages », redoublant au plan formel cette modification des conditions d’entrée dans l’espace politique, indique déjà le rapprochement qu’elle autorise. On peut l’observer jusque dans l’appellation profane de « messieurs » utilisée pour introduire les courriers. Ayant des homologues dans tous les espaces sociaux, cette figure du sage évince celle spécifique au paysage institutionnel de juge ou de membre du Conseil constitutionnel. Elle renvoie à des qualités morales supposées croître avec l’expérience que certains auteurs estiment manifestement posséder en commun avec les destinataires des courriers. Elle renvoie également à une position particulière dans les différents espaces sociaux d’où sont écrits les courriers, à travers laquelle s’opère également un rapprochement avec les juges. S’ils sont avares de renseignements qui permettraient de les situer dans des catégories socioprofessionnelles, ces auteurs prennent soin de mettre en évidence leurs statuts privilégiés d’observateurs impartiaux, auprès de qui l’on vient se confier et dont on attend qu’ils résolvent les difficultés qui leur sont exposées. Le grand-père qui s’adresse « à tous les papis et mamies de France et du Monde » via le Conseil tient évidemment ce rôle auprès de ses petits-enfants. Mais certains sont les sages d’espaces beaucoup plus larges, tel cet homme qui introduit son courrier par la formule suivante : « Je me permets d’interroger les sages car on n’entend pas beaucoup parler de vous ». Suit une présentation de lui-même qui occupe l’intégralité du premier paragraphe. L’auteur s’y met en scène comme « militant de base », mais cette qualité renvoie plus à un statut social d’intercesseur qu’à une position dans une organisation dont il n’est jamais question. En revanche, l’auteur se présente comme l’interlocuteur privilégié de « jeunes filles et garçons qui font leurs études, ne sachant pas où s’adresser ». Il dit également « être au contact de beaucoup de personnes, parisiennes, bretonnes, alsaciennes, normandes et de Lorraine » et s’être « engagé auprès des ouvriers de tous les métiers et les retraités » à répondre à leurs questions. Ses interlocuteurs ont pour point commun de ne plus savoir « vers qui se retourner dans leur désarroi » et « se demandent si les institutions nationales ne sont pas à les oublier ». Cédant à leur demande d’aide, l’auteur s’adresse donc au Conseil avec une « intention d’écriture de la base » qui consiste à « faire et rapporter certains propos écoutés venant de leurs bouches » [79].

79**

80La démarche compréhensive adoptée dans cette étude conduit à distinguer trois types bien différenciés d’interpellation profane du Conseil constitutionnel. Elle a aussi pour effet de souligner, par contraste, les propriétés que l’ensemble des courriers, indépendamment de leur proximité à un type, conservent en commun.

81L’analyse révèle le caractère manifestement toujours déterminant, pour ces prises de parole, de l’accessibilité présumée des membres de l’institution interpellée. Elle vient ici pallier la distance qui s’établit par ailleurs à l’univers politique traditionnel. Le rapprochement qu’elle rend possible peut prendre appui sur des éléments objectifs, comme les ressources juridiques détenues en commun par les juges et les auteurs professionnels du droit. Mais le sentiment de proximité dans lequel on puise le courage d’interpeller une autorité va bien au-delà. Il est largement construit par les écrivants eux-mêmes, qui prêtent au Conseil des qualités ou des objectifs profanes qu’ils possèdent ou poursuivent, ou en tout cas prétendent eux-mêmes posséder ou poursuivre. L’acte d’écriture lui-même et l’absence remarquable de marques de déférence (repérables dans seulement 17 % des courriers) ne viennent qu’entretenir et consacrer cette proximité postulée. Pair, partenaire, homologue : les figures du lien sont très diversifiées, mais c’est la même proximité comme facteur de prise de parole qu’elles indiquent. On comprend mieux pourquoi aucun espace social particulier ne semble se distinguer ici comme particulièrement producteur de « contacteurs ».

82Certaines attentes investies dans le Conseil constitutionnel et qui n’ont pas grand-chose à voir avec ses attributions officielles sont également communes aux courriers relevant des différents types. Sur le mode de l’espoir présent ou passé, s’écrit, en effet, la croyance profane en la capacité des juges de la rue Montpensier à modifier les règles des jeux politiques contemporains. Membres d’associations pressés d’influer sur le cours des choses, citoyens non investis ou désinvestis prompts à stigmatiser la confiscation du débat démocratique par les professionnels, exclus en mal de reconnaissance sociale reprennent, chacun à leur manière, dans le cadre de versions qui ne sont pas dénuées de fondements stratégiques ou tactiques, les mots publics qui ont fait du Conseil constitutionnel, au fil des vingt dernières années, une institution protectrice des citoyens. Perçu comme au-dessus des jeux par tous ceux qui s’estiment victimes de leurs règles et attendent de lui qu’il redistribue les rôles, le Conseil constitutionnel s’attire les doléances de ceux qui le pressent d’agir conformément à la mission qu’ils lui offrent et les foudres de ceux à qui son action a déjà ôté leurs illusions. Dans tous les cas, depuis la salle d’archives de la rue Montpensier, les neuf juges paraissent occuper au cours de la décennie 1990 une position demeurée vacante dans l’espace institutionnel : celle de l’extériorité aux jeux politiques. Charles de Gaulle, Pierre Mendès France ont, dans l’histoire politique française du second 20e siècle, occupé par moment ces positions. Ils ont vu, dans certaines conjonctures, converger vers eux les espoirs très diversement motivés de subversion de l’ordre politique établi que peuvent caresser ceux qui en occupent les positions les moins enviables [80]. Qu’un organe collégial puisse, au tournant du siècle, leur tenir lieu d’héritier dans ce rôle constitue sans doute un signe, parmi d’autres, de la juridicisation contemporaine de l’espace politique national.

Notes

  • [1]
    Bastien François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », Revue française de science politique, 47 (3-4), juin-août 1997, p. 377-403 ; « La place du conseil constitutionnel dans le système politique de la Cinquième République », dans Conseil constitutionnel, Le Conseil constitutionnel a quarante ans, Paris, LGDJ, 1999.
  • [2]
    Voir notamment le service du courrier du président de la République mis en place en 1983,qui rassemble depuis cette date une centaine d’agents dépouillant en moyenne 1 000 lettres par jour au cours des années 1990 : Béatrice Fraenkel, « “Répondre à tous”. Une enquête sur le service du courrier présidentiel », dans Daniel Fabre, Par écrit. Ethnologie des écritures quotidiennes, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1997. Voir également le traitement des courriers par certaines municipalités, ainsi que les « boîtes aux lettres aux maires » mises en place sur les façades extérieures des hôtels de ville dans le cadre des politiques d’encouragement à la participation politique locale. Faute de données globales, on signalera à titre d’exemple la mise en place d’un traitement systématique des courriers d’habitants, d’élus et d’associations par le secteur des études locales et le service du courrier de la municipalité de Saint-Denis depuis 1995. Réponse systématique, codage en vue d’un traitement statistique destiné à repérer les sujets les plus fréquents de mécontentement, leur origine et leur localisation, mais encore intégration parmi les indicateurs de« dysfonctionnement environnementaux du quotidien » signalés par les habitants dans le but d’aider les décideurs à (re)définir les politiques publiques locales ou leur mise en œuvre : le traitement réservé au millier de courriers dyonisiens adressés chaque année aux élus locaux est sans doute l’un des plus aboutis.
  • [3]
    Car les lecteurs de ces adresses mettent manifestement en œuvre les mécanismes d’évaluation révélés par Luc Boltanski dans son étude sur les conditions sociales de recevabilité des dénonciations publiques d’injustices. Le simple fait de « dénoncer [une] injustice subie dans des situations qui ne s’y prêtent pas et auprès de personnes, individuelles ou collectives, qui ne conviennent pas » conduit, en effet, au jugement d’anormalité, donc à l’ignorance et au mépris vis-à-vis des auteurs qui interpellent (Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l’action, Paris, Metailié, 1990, p. 281). En outre, 1/5e des courriers de notre échantillon semble porter la trace d’attitudes obsessionnelles marquées, souvent à l’origine du jugement d’anormalité : répétition des courriers malgré l’absence de réponse, mises en page marquées par l’abondance des encadrés, sur lignements, ou encore variation de la taille des caractères, pour ne prendre que des exemples formels.
  • [4]
    Objets non juridiquement identifiés dès lors qu’ils n’entrent pas dans la catégorie des pétitions et, donc, non attendus par les conservateurs nationaux, leur sort dépend du seul intérêt qu’accepte de leur prêter l’institution réceptrice et leur ouverture échappe aux règles légales de consultation. De ce fait, c’est la diversité qui domine.
  • [5]
    Il s’agit de Jean-Claude Colliard, alors juge au Conseil constitutionnel, professeur de science politique à l’Université Paris I, sans qui ce travail n’aurait pu être réalisé. Qu’il en soit ici chaleureusement remercié.
  • [6]
    J’ai décidé de faire perdre à l’échantillon son statut initial d’échantillon test quand, après avoir mis au point les schèmes d’analyses en m’appuyant sur une étude quantitative et qualitative de ces 82 courriers, je m’apprêtais à lire les courriers restants au prisme des grilles mises au point au cours de cette première étape. Il m’a alors été signifié que je devais attendre au minimum une année, pour cause d’élections, avant d’avoir une chance de pouvoir lire à nouveau les documents. L’analyse porte donc, au final, sur environ un dixième des courriers effectivement adressés au Conseil au cours des années 1992 à 1999 et qui ont été classés « sans réponse ».
  • [7]
    Ce facteur est évidemment lié au précédent, l’absence d’intérêt savant montré en France pour le contacting participant sans aucun doute de sa faible visibilité et légitimité comme pratique politique au sein des institutions réceptrices. Quelques analyses sont pourtant actuellement en cours. Ainsi, Patrick Le Lidec mènerait-il une étude sur les transformations du métier parlementaire induites par l’afflux des courriers adressés aux élus, dans le cadre du groupe de recherches CARMA. Signalons également l’analyse, menée au CERAPS par Remi Lefebvre et annoncée dans une publication récente, des courriers adressés par les Lillois à Martine Aubry au cours de la campagne électorale de 2001.
  • [8]
    Pionnière, l’étude de Verba et Nye sur les modes de participation politique, menée au plan national, établissait dès 1972 que 20 % des Américains avaient recours au contacting, alors même que les critères qu’utilisaient les auteurs, très restrictifs, les amenaient à largement sous-évaluer l’importance de ces comportements (voir note 4 sur ce point) : Sidney Verba, Norman Nye, Participation in America : Political Democracy and Social Equality, New York, Harper and Row, 1972.Poursuivies au cours des années 1980, souvent dans le cadre de monographies urbaines et à partir d’une définition plus large, ces évaluations ont alors fait du contacting un véritable concurrent du vote. Cf. par exemple, Arnold Vedlitz, Eric P. Veblen, « Voting and Contacting. Two Forms of Political Participation in a Suburban Community », Urban Affairs Quaterly, 16 (1), septembre 1980, p. 31-48 : ces auteurs établissent un taux de contacting de 44 % à Garland, dans la banlieue de Dallas, tout en validant l’hypothèse de la non-complémentarité de ces pratiques avec celles du vote.John Clayton Thomas (« Citizen-Initiated Contacts with Gouvernment Agencies : A Test of ThreeTheories », American Journal of Political Science, 26 (3), août 1982, p. 504-522) conclut à un taux de participation par « contact » de 54,7 % à Cincinnati, dans l’Ohio, soit un taux deux fois supérieur à celui de la participation électorale aux élections municipales.
  • [9]
    Notamment : Angus Campbell, Philipp E. Converse, Warren E. Miller, Donald E. Stokes,The American Voter, New York, John Wiley and Sons, 1960 ; Stephen E. Bennett, William R. Klecka, « Social Status and Political Participation : A Multivariate Analysis of Predictive Power », Midwest Journal of Political Science, 14, August 1970, p. 355-382 ; Sidney Verba, Norman H. Nye, Participation in America…, ibid. ; Lester W. Milbrath, Madan Lal Goel, Political Participation, Chicago, Rand McNally, 1977 ; Raymond E. Wolfinger, Steven J. Rosenstone, Who Votes ?, New Haven, Yale University Press, 1980.
  • [10]
    Paul Lazarsfeld, Bernard Berelson, Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, Columbia University Press, 1948 ; Bernard Berelson, Paul Lazarsfeld, William McPhee, Voting, Chicago, University of Chicago Press, 1954.
  • [11]
    On retrouve là une des caractéristiques fondamentales de la science politique américaine behavioriste, dont les travaux sur les comportements politiques sont indissociables d’une perspective normative, comme le montrent très bien les articles que Loïc Blondiaux et Patrick Lehingue leur ont consacrés : Loïc Blondiaux, « Mort et résurrection de l’électeur rationnel. Les métamorphoses d’une problématique incertaine », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 753-791, et « Les tournants historiques de la science politique américaine », Politix, 40, 1997, p. 7-38 ; Patrick Lehingue, « L’analyse économique des choix électoraux I », Politix, 40, 1997, p. 88-112 et « L’analyse économique des choix électoraux II », Politix, 41, 1998, p. 82-122. On remarquera pour notre part que les études sur le contacting se développent à un moment où les politistes américains cherchent absolument à nuancer, sinon à remettre en cause, la figure d’un citoyen américain très majoritairement peu intéressé par la politique, particulièrement quand il est peu diplômé. Ils trouvent donc dans des formes alternatives et discrètes de participation un espoir de retrouver, en acte, la démocratie éclairée perdue à Columbia et Chicago. D’où la résistance première à l’égard de résultats empiriques venant ruiner ces espoirs. Même si les caractéristiques sociales précises de l’espace du contacting sont encore en débat au début des années 1990, la plupart des études postérieures à celle de Verba et Nye s’opposent aux conclusions qu’ils avancent selon lesquelles il n’y aurait pas de spécificité du contacting au regard des ressources sociales que son activation requiert. Ces conclusions sont rapportées à la définition restrictive que ces auteurs retiennent du contacting politique et qui les pousse à exclure les demandes d’intervention personnelles,exclusion largement remise en cause depuis. Seul Steven A. Perterson soutiendra encore cette thèse dans Close Encounters of the Bureaucratic Kind : Older Americans and Bureaucracy, New York, Allegany County, 1985.
  • [12]
    Soit, en 2000. Le développement du courrier électronique modifie en fait les enjeux autour desquels les adresses au Conseil constitutionnel telles que nous les analysons à partir des « courriers sans réponse » peuvent prendre sens. Le caractère public de la saisine n’est plus alors seulement lié à la nature de l’autorité contactée mais peut également provenir de la révélation simultanée, dans l’espace du débat public, de cette démarche même et du décalage corrélatif entre ses initiateurs et ceux au nom desquels elle est faite, potentiellement très nombreux. C’est ce que révèle, par exemple,la diffusion le 12 décembre 2001 d’une « saisine citoyenne du Conseil constitutionnel » visant à obtenir la censure du texte de loi sur la sécurité quotidienne en faisant pression sur les parlementaires défaillants pour qu’ils activent la procédure de saisine.
  • [13]
    On remarquera au passage que les enquêtes américaines sur le contacting ne reposent jamais sur l’analyse effective des contacts, mais 1) sur celle des discours que tiennent a posteriori sur ces pratiques ceux qui les ont effectivement activées et dont il a été vérifié qu’ils l’ont fait pour les études de Bryan D. Jones et alii, et de Moon et alii, 2) sur celle des discours que tiennent sur ces pratiques ceux qui disent les avoir activées alors qu’ils ont été contactés par téléphone pour répondre à des questionnaires pour les autres études.
  • [14]
    Dans la longueur très variable des lettres, mais aussi dans la typographie utilisée, par exemple.
  • [15]
    Les travaux de Basil Bernstein rendent compte d’une capacité socialement différenciée à activer des codes langagiers plus ou moins élaborés. Ils démontrent que le propre des milieux populaires ne réside pas tant dans la moins grande richesse de leur vocabulaire que dans les principes qui règlent la sélection et l’organisation de leurs énoncés. Le code restreint se caractérise, notamment, par une faible fonction de construction verbale, avec pour effet un fort degré de redondance et des pensées qui « se suivent comme des perles que l’on enfile au lieu d’obéir à une séquence organisée ». Si « tous les membres d’une société utilisent à un moment donné » le code restreint,dont la fonction principale est de « renforcer la forme du rapport social en restreignant l’expression verbale des expériences individuelles », la situation particulière d’adresse institutionnelle est particulièrement propice à l’activation, par ceux qui disposent des ressources nécessaires, du code langagier élaboré. Aussi, même grossier, cet indicateur permet-il de tracer une première ligne de partage entre les écrivants s’adressant au Conseil, ligne dont la pertinence peut à l’occasion être vérifiée grâce aux quelques mentions de situations professionnelles offertes par les auteurs. Cf. Basil Bernstein, Langage et classes sociales. Code socio-linguistiques et contrôle social, Paris, Minuit, 1975 (1re éd. : 1971).
  • [16]
    On remarquera cependant que, dans 1/5e des courriers, la présence du code langagier restreint semble davantage rendre compte de délires obsessionnels individuels que d’une position particulière dans l’espace social. Outre leur contenu bien particulier, ces courriers se distinguent souvent au plan formel par une activation alternée et débridée des deux codes langagiers ou par une mention de statut social qui situent plutôt leurs auteurs du côté des détenteurs de capitaux culturels dont on peut habituellement attendre, dans ce type de circonstances, l’usage du code élaboré. Mais numériquement marginaux, les « fous » qui saisissent le Conseil le sont d’autant plus que l’unité d’analyse retenue, le courrier, accroît artificiellement leur représentation dans l’échantillon. Cette catégorie d’auteurs, qui représente en fait 19 % des écrivants, détient en effet le quasi-monopole des courriers à répétition, avec une moyenne de 1,8 lettres par auteur contre une seule pour les autres catégories. Même dans ce cadre, il n’est pas inutile d’observer qu’un seul auteur est à l’origine d’un tiers des lettres relevant de ce type, postées de 1993 à 1996 ; le contenu des courriers laisse supposer que cet auteur, comme quelques autres, avait déjà saisi le Conseil au cours de la période précédente. Ces interpellations à répétition peuvent expliquer, au moins en partie, la perception que semblent entretenir certains acteurs institutionnels des « courriers sans réponse » : institués en courriers exemplaires, on imagine facilement qu’eux seuls circulent, font l’objet de commentaires et d’attentes qui viendront confirmer les a priori. Le fait de soustraire cette catégorie très spécifique de courriers de l’analyse de l’espace social des écrivants n’invalide pas le constat d’ensemble, qui met en valeur la mixité sociale des auteurs.
  • [17]
    Pour Jones, les classes moyennes sont d’autant plus susceptibles d’entrer en contact avec les autorités publiques qu’elles disposeraient à la fois de besoins sociaux objectifs (à la différence des classes supérieures) et des moyens culturels – et notamment linguistiques – de les traduire en demandes auprès des autorités (à la différence des classes populaires). D’aucuns soulignent la plus grande pertinence qu’aurait une analyse attentive aux besoins sociaux subjectifs, qui conduirait à intégrer des données concernant la construction – socialement différenciée – du sentiment d’avoir des besoins et d’être autorisé à réclamer pour les satisfaire, qui est loin de profiter aux seules classes moyennes. Au-delà, les recherches locales ultérieures font plutôt des milieux populaires le creuset du contacting. Elles voient dans le modèle de Jones le produit d’un biais méthodologique qui a consisté à prendre des zones géographiques et non des individus comme unités d’analyse et, ce faisant, à tomber dans le piège de l’« ecological fallacy » identifié par Robinson en 1951 (puisque le contacting peut émaner de zones résidentielles sans pour autant émaner d’individus concentrant les caractéristiques moyennes de ces zones).
  • [18]
    Stimulantes, mais peu convaincantes, les conclusions pourtant largement convergentes énoncées dans ces travaux – l’espace du contacting est égalitaire – le sont, selon nous, avant tout pour des raisons d’ordre méthodologique. C’est d’abord parce qu’elles font du contacting une catégorie « fourre-tout », agrégeant des pratiques très diversifiées dont certaines n’ont pas grand-chose à voir avec l’intérêt porté à la chose publique – l’appel au secours adressé aux pompiers –,que ces analyses élargissent notablement le cercle des citoyens qui participent à la vie publique, et y trouvent beaucoup plus d’individus moins riches et moins diplômés que n’en possède le corps électoral effectif. Comme il paraît pertinent d’imaginer que plus on est démuni, plus on a de chance de connaître des situations de mise en danger de ce type et que, dans ce type de situation, le sentiment d’incompétence qui peut freiner par ailleurs les demandes d’aide de ceux qui en ont objectivement le plus besoin ne joue pas – ou en tout cas peu –, on comprend comment le simple fait d’intégrer les appels d’urgence aux autres « contacts » peut élargir la base sociale de cet espace « participatif ». On peut aussi mettre en doute, évidemment, les qualités politiques supposées de cet espace.
    Comme beaucoup d’analyses behavioristes, les études sur le contacting n’échappent pas non plus à ce qui nous paraît constituer le piège de la source unique. En ne prenant pas la peine de croiser les déclarations des enquêtés contactés par téléphone avec des traces matérielles des pratiques qu’ils déclarent avoir eu ou, à défaut, les déclarations de témoins – ce que de nombreuses enquêtes menées à Columbia faisaient dans le cadre d’échantillons « boules de neige » – la plupart des chercheurs s’interdisent de solidifier les données à partir desquelles ils élaborent leurs conclusions. Elles sont, dès lors, d’une grande fragilité.
    Enfin, les analyses du contacting nous paraissent peu convaincantes dans les explications qu’elles offrent de la répartition égalitaire des contacteurs dans l’espace social. Avancées à titre d’hypothèses finales et donc jamais soumises à vérification empirique, les références au probable« besoin subjectivement ressenti » des uns, au « sentiment d’incompétence » des autres, aux visions du monde différenciées des individus sont intéressantes en elles-mêmes, mais non scientifiquement fondées. Alors que l’établissement du lien entre les pratiques de contact et les caractéristiques des individus donne lieu a un grand déploiement de moyens savants, les explications des corrélations établies paraissent avoir leur source dans la seule intuition des chercheurs. C’est que, nous semble t-il, la volonté de participer au « débat originel » est plus forte que ne peut l’être l’intérêt porté aux pratiques elles-mêmes. Les analystes behavioristes du contacting ne se donnent notamment pas vraiment les moyens de comprendre ce que les pratiques qu’ils cherchent à quantifier veulent dire. Une approche microsociologique, attentive aux pratiques elles-mêmes ou aux traces qu’elles en laissent, peut poursuivre l’objectif. C’est un changement d’échelle qui emporte un changement de méthode et qui constitue également, nécessairement, un déplacement de paradigme.
  • [19]
    Vincent Dubois ne dit pas autre chose lorsqu’il dénonce l’usage largement prescriptif qui est fait du concept de citoyenneté pour rendre compte de l’ensemble de ces pratiques. Cf. Vincent Dubois, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Economica, 1999.
  • [20]
    En France, ce que fait magistralement, dans une analyse consacrée aux pétitions, Jean-Gabriel Contamin, « Contribution à une sociologie des usages pluriels des formes de mobilisation :l’exemple de la pétition en France », thèse de science politique, Université Paris I, 2001. Aux États-unis, quelques rares chercheurs égarés – comme ils le regrettent eux-mêmes – au croisement de plusieurs sous-champs disciplinaires, qui se sont spécialisés dans l’étude des relations « au guichet » des administrations, adoptent une telle démarche pour rendre compte des usages citoyens des « réclamations ». En s’appuyant, le plus souvent, sur des observations ethnographiques menées dans des services sociaux, en s’attardant sur les processus à l’œuvre et les objectifs poursuivis parles demandeurs, ils plaident en faveur d’une prise en compte des réclamations destinées à obtenir des avantages sociaux comme formes de participation politique. Ainsi considérées, ces prises de paroles deviennent de facto la forme de participation la plus répandue dans les milieux les plus populaires. Ignorées des analyses behavioristes consacrées aux comportements politiques, ces études retiennent pourtant l’attention en ce qu’elles permettent de comprendre le rapport entretenu par les populations les plus démunies aux formes plus reconnues de participation politique, comme le vote… ou le contacting par lettre. C’est, en effet, quand elles démontrent que l’expérience concrète d’une relation administrative au guichet peut structurer l’ensemble d’un rapport au politique que ces études sont, selon nous, les plus convaincantes. Cf. Charles Goodsell (ed.), The Public Encounter. Where State and Citizen Meet, Bloomington, Indiana University Press, 1981 ; Joe Soss, Unwanted Claims. The Politics of Participation in the U.S. Welfare System, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 2005.
  • [21]
    Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 60-65.
  • [22]
    Luc Boltanski, ibid., p. 262.
  • [23]
    La grande hétérogénéité des courriers adressés au Monde par ses lecteurs est avant tout formelle : pour construire son échantillon, Luc Boltanski opère un tri thématique dans l’ensemble des courriers reçus par le journal – seules les dénonciations d’injustice sont conservées – alors que ceux-ci sont déjà « fonctionnellement formatés » en amont, par le seul fait de tous constituer des propositions de lecteurs en vue de publication dans une rubrique qui leur est effectivement consacrée. La situation d’écriture, en somme, est identique et l’analyse peut se consacrer à l’identification des mécanismes et des ressources différenciées mises en œuvre pour justifier les dénonciations entreprises.
  • [24]
    Lire : 91 % des courriers du type « expertise » activent le code langagier élaboré.
  • [25]
    Basil Bernstein, op. cit., chap. 9, p. 234 et suiv.
  • [26]
    Lettre no 37, 1994 (la numérotation des courriers est nôtre, le classement initial étant uniquement fondé sur les noms des écrivants).
  • [27]
    Par exemple, en Autriche, en Allemagne, en Belgique, où les recours individuels s’exercent majoritairement, à l’occasion de questions préjudicielles, contre des actes infra-législatifs et notamment des décisions juridictionnelles.
  • [28]
    Lettre no 31, 1994.
  • [29]
    Lettre no 40, 1995.
  • [30]
    Lettre no 59, 1994.
  • [31]
    Voir, sur ce point, Bastien François, « Une revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit constitutionnel de la Cinquième République », Politix, 10-11, 1990, p. 92-109.
  • [32]
    Cette position dans le champ associatif se comprend par référence à la taille des associations et donc à leur représentativité, par référence à l’influence qu’elles exerçent dans un secteur donné d’intervention et qu’on peut mesurer à partir des relations plus ou moins distantes qu’elles entretiennent avec les pouvoirs publics autant qu’aux relations qu’elles entretiennent avec les média,enfin par référence à une hiérarchie discrète de ces mêmes domaines entre eux. Les courriers permettent parfois de se faire une idée assez précise de cette position.
  • [33]
    Lettre no 20, 1995.
  • [34]
    Lettre no 40, 1995.
  • [35]
    Pour une présentation générale, voir Bruno Palier, Yves Surel, « Le politique dans lespolitiques », dans « Repérages du politique », EspacesTemps. Les Cahiers, 76-77, décembre 2001, p. 52-67.
  • [36]
    Lettre no 27, 1993.
  • [37]
    Les formes comme le contenu de ce courrier rappellent fortement les rapports préfectoraux du siècle dernier rendant compte de « l’esprit public » dans les départements et pointant les auteurs de délits d’outrage aux autorités institutionnelles. L’impression d’avoir affaire à des associatifs qui se positionnent volontiers comme « l’œil » du pouvoir constitutionnel en est renforcée.
  • [38]
    Il s’agit du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État.
  • [39]
    Lettre no 30, 1996.
  • [40]
    En dehors du courrier no 40, cité, un seul courrier, dû à une Association de défense des victimes de fautes administratives que cette situation rapproche des écrivants du 2e type, fait explicitement référence à l’absence de saisine citoyenne du Conseil et en tire les conséquences. Déboutépar le président de la République qui lui rappelle le principe constitutionnel d’indépendance del’autorité judiciaire, le président de l’association s’adresse au Conseil « afin que nul n’en ignore »,mais lui annonce son investissement dans des procédures qu’il sait effectivement pouvoir mener àla sanction des magistrats qu’il incrimine : « L’État mafieux en France oblige des Français à s’expatrier définitivement de France, aussi, il vous appartient de réfléchir sur la corruption judiciaire qui oblige les Français à s’organiser et résister à la criminalité judiciaire organisée. La France refusant votre saisine au citoyen, veuillez croire, Monsieur le Président, en tout notre civisme responsable pour réclamer réparation des crimes des magistrats » (Lettre no 18, 1996).
  • [41]
    Comme le remarquent Yeheskel Hasenfeld et Daniel Steinmetz dans leur étude sur les relations entre citoyens ordinaires et les personnels administratifs dans les services sociaux, chaque rencontre constitue une relation sociale tactiquement orientée et ce qui s’échange n’est pas seulement une prestation sociale, mais également la confirmation ou l’altération de la position de l’administré comme de l’organisation dans l’espace social (Yeheskel Hasenfeld, Daniel Steinmetz, « Client-Official Encounters in Social Service Agencies », dans Charles Goodsell (ed.), The public Encounter…, op. cit., p. 83-101, dont p. 97).
  • [42]
    « Ne peut-on, au reste, reconnaître qu’aujourd’hui […] Jaurès ne serait pas en désaccord avec vous ? »
  • [43]
    Lié à la prise en compte des effets politiques négatifs qu’une sanction ne manquerait pas d’emporter, selon l’auteur, sur la scène internationale.
  • [44]
    Les données concernant la localisation des auteurs sont systématiques, du fait de l’inclusion des adresses dans les lettres mêmes et de la conservation fréquente des enveloppes dans les archives.Or, la géographie de l’interpellation au Conseil qu’elles permettent de dessiner offre une place particulière à l’Est de la France, notamment au département de Meurthe-et-Moselle, dont sont originaires 6 % des écrivants, tous du type associatif (quand les 2/3 des courriers sont envoyés depuis l’Ile-de-France, le reste étant fortement dispersé).
  • [45]
    Le fait de retrouver cette caractéristique chez des acteurs qui occupent les sommets des organisations au nom desquelles ils parlent peut s’expliquer par la taille et la visibilité réduite de ces organisations au regard de celles manifestement présidées par des juristes. Toutefois, dans notre échantillon, les frontières entre professionnels et familiers du droit ne recouvrent pas exactement celles qui séparent les grandes des petites associations et d’autres critères semblent jouer un rôle fondamental, telle la plus ou moins grande noblesse du secteur d’intervention.
  • [46]
    Lettre no 20, 1995.
  • [47]
    On ne compte plus les supports de diffusion de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC) dans l’espace public : outre les manuels scolaires et les cours qui sont organisés autour d’elle de l’école primaire jusqu’au lycée, on pense par exemple aux stations de métro et autres quais de gare dont on disait volontiers, au moment de leur construction, au tournant du siècle,qu’ils constituaient les « monuments du peuple ». On est donc fondé à penser que les principes juridiques à caractère constitutionnel sont convoqués par les écrivants de façon encore plus systématique que ne le font, semble-t-il, les acteurs en situation de justifier publiquement leur dénonciation d’injustice. Luc Boltanski fait en effet du recours au langage juridique l’une des caractéristiques de la démarche de légitimation à l’œuvre dans la dénonciation : « […] les auteurs de lettres peuvent faire tout seuls du juridique avec des mots, en empruntant le vocabulaire du droit […] ou même en fabriquant un langage qui, même sans être celui des juristes, ressemble au vocabulaire juridique » (Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, op. cit., p. 322).
  • [48]
    Verba et Nye repèrent un tiers de courriers visant la satisfaction d’un besoin ou l’obtention d’un service personnel, contre 64 % de courriers manifestant des « préoccupations civiques ». Elaine
    B. Sharp, dans l’étude qu’elle mène sur Kansas City, repère également un tiers de contacts « personnels » pour deux tiers de contacts « communautaires » (Elaine B. Sharp, « Citizen-Demand Making in the Urban Context », American Journal of Political Science, 28, 1984, p. 654-670).
  • [49]
    Cf. « Repérages du politique », EspaceTemps. Les Cahiers, 76-77, décembre 2001.
  • [50]
    Ce type de courrier concentre les 3/4 des erreurs commises à l’occasion de références auxcompétences des juges ou à leurs modalités de saisine.
  • [51]
    Lettre no 8, 1993. Dans ce courrier, la forme même de l’adresse, lacunaire puisque l’enveloppe porte mention de « Monsieur le président du Conseil constitutionnel d’État de la République française, Paris », renforce la proximité de la figure institutionnelle avec celle d’un Père Noël du droit dont on attend qu’il sorte de sa hotte le cadeau tant désiré.
  • [52]
    David Moon, George Serra, Jonathan P. West, qui mènent une étude originale sur les liens existant aux États-Unis entre le contacting administratif et politique, observent un phénomène de même type lorsqu’ils montrent que la probabilité de contacter des élus du Congrès est deux fois plus importante que pour le reste de l’échantillon chez les citoyens ayant déjà contacté une agence fédérale sans que leur demande ait été satisfaite. Dans ce cadre, loin d’être rapporté au processus de démocratisation tel qu’il est promu par les élus, le développement du contacting se comprend comme une réaction à la « bureaucratisation » de plus en plus poussée de l’administration et à l’incompréhension qu’elle suscite chez des administrés en demande de transparence. Les élus verslesquels on se tourne sont alors perçus comme porteurs de solutions alternatives. Voir David Moon,George Serra, Jonathan P. West, « Citizens’ Contacts with Bureaucratic and Legislative Officials »,Political Research Quaterly, 46 (4), 1993, p. 931-941.
  • [53]
    Lettre no 53, 1997. Le recours aux normes relève manifestement d’une « tactique » largement diffusée aux guichets des services sociaux. Plusieurs études américaines y voient un élément de compensation, pour les citoyens issus des milieux les plus populaires, du manque de ressources prédisposant habituellement à la prise de parole publique – comme le niveau de diplôme : « La tactique la plus courante et, apparemment, la plus efficace, consiste à faire appel aux normes universelles auxquelles les guichets se réfèrent eux-mêmes. […] les administrés en situation de persuader leurs interlocuteurs qu’ils relèvent bien des critères établis par ces normes ont une forte probabilité de pouvoir bénéficier des prestations qu’ils sont venus chercher » (Yeheskel Hasenfeld,Daniel Steinmetz, « Client-Official Encounters in Social Services Agencies », cité, p. 94). Voir aussiDaniel Katz, Barbara Gutek, Robert Kahn, Eugenia Barton, Bureaucratic Encounters : A Pilot Study, Ann Arbor, University of Michigan, 1974.
  • [54]
    Lettre no 57, 1998.
  • [55]
    Lettre no 25, 1994.
  • [56]
    Lettre no 35, 1997.
  • [57]
    William A. Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
  • [58]
    Charles Goodsell (ed.), The Public Encounter…, op. cit., Bloomington, Indiana University Press, 1981 ; Joe Soss, Unwanted Claims…, op. cit.
  • [59]
    Joe Soss, ibid., chap. 5 et 6.
  • [60]
    Lettre no 53, 1997.
  • [61]
    Lettre no 63, 1996.
  • [62]
    Luc Boltanski, op. cit.
  • [63]
    Lettre no 41, 1997.
  • [64]
    Pierre Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique »,Actes de la recherche en sciences sociales, 64, 1986, p. 3-19 ; Louis Pinto, « Du “pépin” au litige de consommation. Une étude du sens juridique ordinaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 76-77, 1989, p. 65-81.
  • [65]
    Lettre no 24, 1992.
  • [66]
    Peut-être le fait que ces auteurs s’autorisent à exprimer ainsi, dans des courriers adressés aux juges constitutionnels, leurs émotions n’est-il pas sans rapport avec la diffusion, dans l’espace public délibératif contemporain, de dispositifs d’incitation à la prise de parole des gens « ordinaires » sur ce mode émotionnel. Voir Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux (dir.),« Parler en public. Dispositifs contemporains », Politix, 31, 1995.
  • [67]
    William A. Gamson, Talking Politics, op. cit., p. 61.
  • [68]
    Lettre no 65, 1992, seul exemple d’attente de réponse au sein de ce type.
  • [69]
    Lettre no 45. L’auteur conteste également, dans les mêmes courriers, le maintien de l’article 16 de la Constitution instituant les pouvoirs exceptionnels du président de la République.
  • [70]
    Lettre no 81, 1997.
  • [71]
    62 % des courriers du type « délibératif » rendent compte d’une connaissance de l’institution : c’est 10 points de plus que la moyenne des courriers. 10 % commettent des erreurs d’appréciation, contre 16 % pour la moyenne des écrivants.
  • [72]
    Bastien François, « Une revendication de juridiction. Compétence et justice dans le droit constitutionnel de la Cinquième République », art. cité.
  • [73]
    Lettre no 43, 1998.
  • [74]
    Lettre no 79, 1998.
  • [75]
    Lettre no 43, 1998.
  • [76]
    Lettre no 79, 1998.
  • [77]
    Lettres no 2 et 3, 1994.
  • [78]
    Lettre no 5, 1996.
  • [79]
    Lettre no 74, 1998.
  • [80]
    Brigitte Gaïti, De Gaulle, prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, Paris, 1998.
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