Notes
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[1]
On pense notamment à la publication de l’article de Philippe Bongrand, Pascale Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 73-111. La forte présence de la problématique des méthodes en sociologie de l’action publique lors du congrès de l’Association française de science politique de septembre 2005 à Lyon constitue un autre indice de cet intérêt. Le présent article vient lui-même prolonger une communication présentée à l’un des ateliers de ce congrès : cf. Gilles Pinson, Valérie Sala Pala, « Les usages de l’entretien en sociologie de l’action publique : entretien compréhensif ou récit de vie ? », communication à l’atelier 18, « Quelles méthodes et techniques d’enquête pour quelle sociologie de l’action publique ? », Congrès de l’AFSP, Lyon, 14-16 septembre 2005.
-
[2]
Si l’entretien ethnographique repose également sur la semi-directivité, nous le considérerons ici comme un type d’entretien à part, dans la mesure où il relève d’une posture méthodologique très différente de l’entretien semi-directif « classique ».
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[3]
Pour l’entretien ethnographique, cf. Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1998 ; pour l’entretien non directif, cf. Guy Michelat, « Sur l’utilisation de l’entretien non directif en sociologie », Revue française de sociologie, 16, 1975, p. 229-247 ; Sophie Duchesne, « Entretien non préstructuré, stratégie de recherche et étude des représentations », Politix, 9 (35), 1996, p. 189-206.
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[4]
Comme le constate Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, p. 16.
-
[5]
Ces objectifs ne sont en rien exclusifs. On a sans doute davantage l’habitude de concevoir la sociologie de l’action publique – en raison de la situation hégémonique de l’analyse cognitive des politiques publiques en France – comme la recherche du « sens » et du « référentiel » de l’action publique, ou encore, étant donné les affinités que la sociologie de l’action publique peut entretenir dans certains cas avec la sociologie des organisations, comme la quête des stratégies et jeux d’acteurs. À ces objectifs correspondent des usages de l’entretien qui ont pu être explicités par ailleurs : cf. pour le premier cas, Pierre Muller, « Interviewer les médiateurs : hauts fonctionnaires et élites professionnelles dans les secteurs de l’agriculture et de l’aéronautique », dans Samy Cohen (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF, 1999, p. 67-84 ; et pour le second, Erhard Friedberg, « L’entretien dans l’approche organisationnelle de l’action collective : les cas des universités et des politiques culturelles municipales », dans Samy Cohen (dir.), ibid., p. 85-106. Nous reviendrons par la suite sur ce qui sépare ou rapproche ces usages de l’entretien et ceux que nous proposons ici.
-
[6]
Erhard Friedberg, ibid., p. 105.
-
[7]
Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur au texte (non publié) de la communication au congrès de l’AFSP de 2005 mentionnée plus haut, dans laquelle nous détaillions et interrogions les démarches de recherche engagées dans nos thèses respectives.
-
[8]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 74.
-
[9]
Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’“entretien ethnographique” », Politix, 9 (35), 1996, p. 226-257, dont p. 232.
-
[10]
Graham Gardner, « Unreliable Memories and Other Contingencies : Problems with Biographical Knowledge », Qualitative Research, 1, 2001, p. 185-204.
-
[11]
Jean Peneff, La méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990, p. 77.
-
[12]
« La mémoire n’est pas comme un enregistrement vidéo » : Ian Hacking, Rewriting the Soul : Multiple Personality and Sciences of Memory, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 250.
-
[13]
Jean Peneff, op. cit., p. 99. Martial Van der Linden explique que « ne voir dans la mémoire qu’un enregistreur passif serait une erreur. Seuls s’y maintiennent durablement les événements ayant un lien avec nos buts et nos valeurs ; les autres, routiniers ou insignifiants, sont voués à l’oubli » (Martial Van der Linden, « Se souvenir pour anticiper », Sciences humaines, 177, décembre 2006, p. 16).
-
[14]
Denis Peschanski, « Effets pervers », dans « La bouche de la vérité », Cahiers de l’IHTP, 21, novembre 1992, p. 33-44, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article231 >.
-
[15]
Robert Franck, « La mémoire et l’histoire », dans « La bouche de la vérité », ibid., p. 65-74, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article233 >.
-
[16]
Philippe Hamman montre, à partir d’une enquête sur les anciens ouvriers et ouvrières de la faïencerie de Sarreguemines qui le conduit à analyser des discours produits par les membres du groupe à trois moments différents, comment les discours sont à chaque fois tributaires de la conjoncture dans laquelle ils sont produits : Philippe Hamman, « Quand le souvenir fait le lien… De la délimitation des domaines de validité des énoncés recueillis par le sociologue en situation d’entretien », Sociologie du travail, 44 (2), 2002, p. 175-191.
-
[17]
Il est difficile pour des individus de reconstituer la mémoire de leur trajectoire lorsque ce travail n’est pas encadré par des entrepreneurs et organisations de mémoire. Sarah Gensburger montre a contrario le rôle essentiel de ceux-ci dans « Essai de sociologie de la mémoire ; le cas du souvenir des camps annexes de Drancy dans Paris », dans « Histoire et oubli », Genèses, 61, décembre 2005, p. 47-69.
-
[18]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, « Archives orales et entretiens ethnographiques. Un débat », Genèses, 62, mars 2006, p. 93-109, dont p. 100.
-
[19]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, ibid., p. 104.
-
[20]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 106.
-
[21]
Jean-Jacques Becker, « Le handicap de l’a posteriori », dans « Questions à l’histoire orale. Table ronde du 20 juin 1986 », Cahiers de l’IHTP, 4 juin 1987, p. 95-98.
-
[22]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton, 4e éd., 1983, p. 57-58.
-
[23]
Pierre Muller évoque la tendance des personnes interviewées à ne pas « assumer les choix qui se sont révélés des erreurs » et, au contraire, à « revendiquer la responsabilité des choix heureux » (cité, p. 77).
-
[24]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62 (1), 1986, p. 69-72. Dans un texte ultérieur (La misère du monde, Paris, Seuil, 1993), Pierre Bourdieu va jusqu’à remettre en cause l’intérêt de l’entretien comme outil de collecte des représentations au prétexte que les représentations que les agents sociaux se font de leur état ont peu d’intérêt, relevant pour l’essentiel de « prénotions », et que ces agents n’ont pas nécessairement accès au principe de leur mécontentement ou de leur malaise.
-
[25]
Denis Peschanski, art. cité.
-
[26]
Bernard Lahire, « Variations autour des effets de légitimité dans les enquêtes sociologiques », Critiques sociales, 8-9, juin 1996, p. 93-101.
-
[27]
Jean Peneff, op. cit., p. 86.
-
[28]
Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 2000, p. 12.
-
[29]
Jean-Jacques Becker, art. cité, p. 95.
-
[30]
Alain Blanchet et al., L’entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod, 1985, p. 16.
-
[31]
Guy Michelat, art. cité, p. 230.
-
[32]
Alain Blanchet et al., op. cit., p. 20 et 23.
-
[33]
Guy Michelat, art. cité, p. 231, 233 et 240.
-
[34]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 236.
-
[35]
Stéphane Beaud, ibid., p. 238.
-
[36]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 98.
-
[37]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, ibid., p. 100.
-
[38]
Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, Laurent Willemez, « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, 15, juin 1994, p. 114-132, dont p. 126.
-
[39]
Alain Blanchet et al., op. cit., p. 21.
-
[40]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité.
-
[41]
Bernard Lahire, art. cité.
-
[42]
Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002, p. 154.
-
[43]
Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, Laurent Willemez, art. cité ; voir aussi Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, « Pratiques d’enquête dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l’entretien semi-directif », Genèses, 3, mars 1991, p. 120-133.
-
[44]
Françoise Orlic, Antoinette Chauvenet, « Interroger la police ? », Sociologie du travail, 4, 1985, p. 453-467.
-
[45]
Françoise Orlic, Antoinette Chauvenet, ibid., p. 455.
-
[46]
Erhard Friedberg, cité, p. 93. La difficulté spécifique soulevée par les entretiens avec des individus appartenant à des milieux dotés d’une forte réflexivité sur leurs pratiques est également relevée par Stéphane Beaud et Florence Weber, qui donnent l’exemple des enseignants du secondaire, prompts à intellectualiser leur pratique de l’enseignement (op. cit., p. 223). On peut également rapporter l’exemple de Jean-Baptiste Legavre qui, dans une enquête auprès de conseillers en communication, a vu l’un de ses enquêtés lui proposer de lui expliquer « sa socialisation politique » : cf. Jean-Baptiste Legavre, « La “neutralité” dans l’entretien de recherche. Retour personnel sur une évidence », Politix, 9 (35), 1996, p. 207-225, dont p. 219.
-
[47]
Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1991.
-
[48]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 220-221.
-
[49]
Selon Pierre Bourdieu, l’échec de certains entretiens de La misère du monde réside dans « l’accord parfait entre l’interrogateur et l’interrogé qui laisse jouer en toute liberté la tendance des enquêtés à dire tout (comme la plupart des témoignages et des documents historiques), sauf ce qui va de soi, ce qui va sans dire ». Cf. Pierre Bourdieu, « Comprendre », dans Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1398.
-
[50]
Cf. Pierre Bourdieu (dir.), ibid., p. 1403.
-
[51]
Michel Pialoux, Christian Corouge, « Chronique Peugeot », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984, p. 88-95, dont p. 90.
-
[52]
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, 1972, p. 190.
-
[53]
Jean-Marc Weller, « Le mensonge d’Ernest Cigare. Problèmes épistémologiques et méthodologiques à propos de l’identité », Sociologie du travail, 1, 1994, p. 25-42.
-
[54]
Michel Wieviorka, Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998, p. 59. Cf. aussi Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, 1987.
-
[55]
Richard T. LaPiere, « Attitudes Versus Actions », Social forces, 13, 1934, p. 230-237.
-
[56]
Irwin Deutscher, « Asking Questions Cross-Culturally : Some Problems of Linguistic Comparability », dans Howard Becker et al., Institutions and the Person : Paper Presented to Everett C. Hughes, Chicago, Aldine, 1968, cité par Jean Peneff, op. cit., p. 107.
-
[57]
Pour un éclairage sur ces questions que l’on ne pourra qu’effleurer ici, cf. Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, 1991. Il faudrait ajouter à la liste le concept de référentiel, très présent dans la sociologie française de l’action publique : cf. Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans l’action publique. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, notamment la contribution d’Olivier Mériaux : « Référentiel, représentation(s) sociale(s) et idéologie », p. 49-68.
-
[58]
Alain Blanchet, Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, 1992.
-
[59]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 176-177. Plus loin dans l’ouvrage (p. 294), ces auteurs proposent de définir l’entretien ethnographique plus précisément selon trois critères : l’étude d’un milieu d’interconnaissance ; la prise en charge de l’ensemble de la recherche par une seule et même personne ; l’immersion de longue durée sur le terrain.
-
[60]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 236.
-
[61]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 176.
-
[62]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 248.
-
[63]
Stéphane Beaud, ibid., p. 231.
-
[64]
Stéphane Beaud, ibid., note 1, p. 248.
-
[65]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, op. cit.
-
[66]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité.
-
[67]
Notamment sur le dépassement des fausses oppositions entre individu et société. Pour un tour d’horizon des apports des courants constructivistes, nous renvoyons à la synthèse de Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan, 1995. Nous suivrons l’auteur sur la manière qu’il a de circonscrire le constructivisme comme « espace de problèmes et de questions auxquels travaillent des chercheurs très divers » plutôt que comme « école » ou « courant » (p. 17).
-
[68]
Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
-
[69]
Bruno Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1989.
-
[70]
Jacques Dewitte, « Le déni du déjà-là. Sur la posture constructiviste comme manifestation de l’esprit du temps », dans « Chassez le naturel : écologisme, naturalisme et constructivisme », Revue du MAUSS, 17, 2001, p. 393-409, dont p. 398.
-
[71]
Jacques Dewitte, ibid., p. 397.
-
[72]
Michael Pollak, « L’entretien en sociologie », dans « La bouche de la vérité ? », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 109-114.
-
[73]
Jacques Dewitte, art. cité, p. 399.
-
[74]
Franck Franceries, « Lectures : Pierre Bourdieu, La misère du monde », Politix, 7 (25), 1994, p. 160-166, dont p. 165.
-
[75]
Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001, p. 43.
-
[76]
Jacques Dewitte, art. cité, p. 400.
-
[77]
Ian Hacking, Entre science et réalité…, op. cit., p. 40.
-
[78]
Bernard Lahire, « Les limbes du constructivisme », ContreTemps, 1, 2001, p. 101-112.
-
[79]
Graham Gardner, art. cité. Jacques Dewitte propose, lui, une posture « semi-réaliste », « une conception qui admet l’existence d’une réalité extérieure aux actes perceptifs, cognitifs ou langagiers qui s’y rapportent. Mais cette position réaliste ne doit pas forcément être comprise comme antithétiquement opposée à la position constructiviste. Ces deux positions, j’en ai la conviction, peuvent s’articuler mutuellement » (Jacques Dewitte, art. cité, p. 402-403).
-
[80]
« Such attempts to establish the social reality of processes and events […] should remain a vital and an integral part of the researcher’s work »[« De telles tentatives d’établir la réalité sociale des processus et des événements […] devraient demeurer une partie essentielle et intégrale du travail du chercheur »] : Graham Gardner, art. cité, p. 191.
-
[81]
Charles C. Ragin, « Introduction : Cases of “What is a case ?” », dans Charles C. Ragin, Howard S. Becker (eds), What is a case ? Exploring the Foundations of Social Inquiry, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 1-17, dont p. 8.
-
[82]
Charles C. Ragin, ibid., p. 10. Charles Ragin oppose ces deux manières « réalistes » de définir les objets de recherche – les « cas » dans son langage – à deux autres, relevant de l’approche constructiviste ou nominaliste. Dans cette dernière approche, les objets/cas sont soit « fabriqués » (« made ») progressivement dans une itération entre travail empirique et élaboration théorique, soit carrément des « conventions » résultant des interactions au sein de la seule communauté scientifique, conventions stabilisées avant même tout contact avec l’empirie et qui évoluent avec les modes intellectuelles.
-
[83]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 74.
-
[84]
Pascale Laborier, Danny Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003. À cet égard, la sociologie de l’action publique est très représentative d’une science politique qui tend de plus en plus explicitement à situer son épistémologie sur un continuum balisé d’un côté par l’ambition idéographique de l’histoire et, de l’autre, par la visée nomothétique de la sociologie (cf. Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997). Elle vise à la fois à reconstituer des séries nécessairement spécifiques d’événements qui constituent un processus d’action publique, à les organiser en une « intrigue » nécessairement unique et incommensurable, pour reprendre le terme de Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971), et à repérer des régularités – notamment dans les logiques d’action et les hiérarchies d’acteurs – d’une séquence et d’une politique à l’autre.
-
[85]
Peter A. Hall, Rosemary C. R. Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, 47 (3-4), juin-août 1997, p. 469-496 ; Bruno Palier, Yves Surel, « Les “trois I” et l’analyse de l’État en action », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 7-32.
-
[86]
Pascale Laborier, Danny Trom, « Introduction », dans Pascale Laborier, Danny Trom (dir.), op. cit., p. 10.
-
[87]
Renaud Payre, Gilles Pollet, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 133-154.
-
[88]
Cette posture est répandue dans le monde anglo-saxon où bon nombre d’auteurs, comme Kathleen Gerson, considèrent que l’entretien relève d’une approche déductive et sert à obtenir des données factuelles. Cf. Kathleen Gerson, Ruth Horowitz, « Observation and Interviewing. Options and Choices in Qualitative Research », dans Tim May (ed.), Qualitative Research in Action, Londres, Sage, 2002, p. 199-224.
-
[89]
Danièle Voldman, « Définitions et usages », dans « La bouche de la vérité ? », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 33-44.
-
[90]
Robert Frank, art. cité. Samy Cohen confirme : « Réalisé dans de bonnes conditions, l’entretien peut s’avérer une source de connaissance dont il serait regrettable de se priver. Les archives ne révéleront pas tout. […] Ce serait une erreur de se priver de cet instrument de connaissance sous prétexte qu’il n’est pas fiable. Mais le document ne l’est pas non plus nécessairement. Le diplomate qui écrit à son ministre ne dit pas forcément tout, il dissimule, exagère ou diminue l’importance de certains faits » (Samy Cohen, « Modèles conceptuels et méthodes d’enquête », dans Denis Peschanski, Michael Pollak, Henri Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 73-80, dont p. 78-79).
-
[91]
Carolyn Steedman, « About Ends : On the Ways in Which the End is Different From an Ending », History of the Human Sciences, 9 (4), 1996, p. 99-114. Cf. également Steph Lawler, « Narrative in Social Research », dans Tim May (ed.), op. cit., p. 242-258.
-
[92]
« Ainsi, les procès-verbaux de conseils d’administration doivent être compris comme des compromis et seuls les témoins peuvent faire resurgir les enjeux et les positions antérieures à la synthèse. […] L’entretien […] permet aussi de comprendre la réalité d’un processus de décision qui peut être assez sensiblement différent des traces écrites qu’il a laissées. Seul un témoin peut dire si une commission avait pour but de retarder une décision ou si un comité avait au contraire comme tâche de court-circuiter certaines pesanteurs pour accélérer les mesures à prendre. Nous avons rencontré souvent ce cas de figure pour les grandes décisions techniques, que ce soit le choix des filières électrotechniques, le trajet des réseaux de gaz ou encore l’option électrique ou thermique pour les futurs trains à grande vitesse. Un témoignage, c’est aussi une mise en perspective personnalisée, un point de vue qui donne de la chair par rapport à un processus qui peut sembler lisse, sinon fatal. […] En définitive, interviewer les “élites” […] doit apporter un complément d’âme indispensable aux archives écrites, en se substituant à elles dans certains cas, mais il faut bien se garder de leur accorder un crédit illimité » (Alain Beltran, « Le témoignage historique : une source démystifiée », dans Samy Cohen (dir.), op. cit., p. 247-259, dont 258-259).
-
[93]
Florence Descamps (dir.), Les sources orales et l’histoire. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2006 ; Michel Trebitsch, « Du mythe à l’historiographie », dans « La bouche de la vérité », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 13-32, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article229 >.
-
[94]
Danièle Voldman, art. cité.
-
[95]
Florence Descamps (dir.), op. cit., p. 33.
-
[96]
Passons sur les controverses suscitées par l’usage maladroit – souvent à des fins militantes – du terme d’« histoire orale », destiné à figurer l’entrée dans l’histoire des damnés de la terre, vaincus, dominés et autres « invisibles ». Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’usage du terme de « sources orales ».
-
[97]
Dominique Veillon, « Technique de l’entretien historique », dans « La bouche de la vérité », op. cit., p. 115-124, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article240 >.
-
[98]
Pierre Nora, « Introduction », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1985, p. XXXIII.
-
[99]
Denis Peschanski, art. cité.
-
[100]
Dominique Veillon, art. cité.
-
[101]
Jean-Jacques Becker, art. cité, p. 95.
-
[102]
Danièle Voldman, art. cité.
-
[103]
Le pendant, en somme, de la « restitution fascinée » contre laquelle Arlette Farge met en garde l’historien aux prises avec les archives : cf. Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
-
[104]
Et donc à cesser de parler d’« histoire orale », mais d’histoire constituée à partir d’archives orales, comme le préconisait Dominique Aron-Schnapper, dans « Histoire orale ou archives orales ? Rapport d’activité sur la constitution d’archives orales pour l’histoire de la Sécurité sociale », Paris, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1980.
-
[105]
Dominique Veillon, art. cité, p. 2 et 3.
-
[106]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 97.
-
[107]
Ce travail de « trituration » et de confrontation des informations recueillies dans les entretiens avec des informations recueillies par d’autres méthodes explique les différences de mode de recueil et de restitution des propos d’entretien entre les travaux d’analyse des politiques publiques et les travaux de sociologie ou d’ethnologie. En effet, bien souvent, les entretiens ne sont pas systématiquement enregistrés, mais font l’objet d’une prise de notes extensive (Erhard Friedberg, cité, p. 99) et ne sont pas ou peu retranscrits mais endogénéisés, fondus dans le récit du processus d’action reconstruit par l’auteur. Ces stratégies de restitution courantes relèvent certes parfois d’une absence de recul sur les méthodes et de volonté d’en contrôler les biais, mais elles tiennent aussi à la nature des données collectées dans le cadre des entretiens informatif/narratifs. En effet, ces entretiens ayant vocation à produire des données factuelles, historiques, recoupées entre elles lors de la retranscription, il est normal qu’ils ne fassent pas l’objet d’un même type de restitution que dans le cas de l’entretien compréhensif et que ces données se retrouvent fondues dans le récit, l’intrigue composée par le chercheur à partir de la confrontation des entretiens. C’est le malentendu autour de la nature des données collectées en entretien qui conduit Jean-Baptiste Legavre à parler d’une tendance propre aux politistes à « aseptiser » les restitutions d’entretien : les propos des acteurs se retrouvent « sélectionnés, retraduits, digérés, raccourcis, dans tous les sens du terme ; en un mot : aseptisés » (Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 210).
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[108]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 99. Le contexte avec lequel il faut mettre en rapport l’entretien n’est plus uniquement le contexte d’énonciation (la situation d’entretien comme c’est le cas dans l’entretien ethnographique), mais le corpus que forme l’ensemble des entretiens.
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[109]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1997, p. 317.
-
[110]
Erhard Friedberg, ibid., p. 314.
-
[111]
Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1994, p. 94. Cf. également sur ce point, Christine Musselin, « Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 51-71, dont p. 62.
-
[112]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 99.
-
[113]
Selon Daniel Bertaux, principal représentant français de la méthode des récits de vie, il faut admettre que « l’histoire d’une personne (mais aussi d’une ville, d’une institution, d’un pays) possède une réalité préalable à la façon dont elle est racontée et indépendante de celle-ci » (Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, p. 33). Cet auteur rejoint ici le postulat objectiviste de Paul Veyne, selon lequel la trame des faits historiques, des événements, n’est pas le produit du regard de l’historien, mais lui préexiste. L’intrigue, qui est, elle, le produit du travail de l’historien, permet de mettre tel ou tel événement en relief, de donner de l’importance à la relation entre deux faits historiques.
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[114]
Daniel Bertaux, ibid., p. 7.
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[115]
Daniel Bertaux, ibid., p. 37.
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[116]
Daniel Bertaux, ibid., p. 34. Howard Becker évoque une même évolution vers plus de directivité des entretiens réalisés dans le cadre de l’approche biographique : « Le chercheur guide l’interviewé vers les thèmes qui intéressent la sociologie ; il lui demande de préciser certains événements ; il vise à ce que son récit ne soit pas en désaccord avec les rapports écrits sur lui par les institutions où il est passé, avec les témoignages fournis par d’autres individus qui le connaissent ou qui connaissent les événements ou les lieux décrits » (Howard Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62 (1), 1986, p. 105-110, dont p. 106).
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[117]
Samy Cohen, dans le cadre de travaux sur la prise de décision en matière de diplomatie et de défense, préconise une préparation préalable intensive des entretiens : « La qualité d’un entretien dépend […] du degré de préparation du chercheur et de sa vigilance. L’enquêté doit savoir qu’il a affaire à un spécialiste, pas à un dilettante absorbant quelques vagues généralités que les diplomates savent si bien distiller, et que ses dires seront soumis à la vérification par le biais d’autres témoignages » (Samy Cohen, cité, p. 78).
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[118]
Alain Beltran, art. cité, p. 254.
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[119]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle…, op. cit., p. 309.
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[120]
François Bonnet, « La production organisée de l’ordre. Contrôler des gares et des centres commerciaux à Lyon et à Milan », thèse de sociologie, Paris, Institut d’études politiques et Università degli Studi di Milano-Bicocca, 20 janvier 2006, p. 251.
-
[121]
D’autant plus que l’on peut penser avec Samy Cohen que les interlocuteurs relevant de la catégorie des « imposants » « respectent les enquêteurs obstinés » : cf. Samy Cohen, « Enquêtes au sein d’un “milieu difficile” : les responsables de la politique étrangère et de défense », dans Samy Cohen (dir.), op. cit., p. 17-49, dont p. 39.
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[122]
Christian Lequesne, « Interviewer des acteurs politico-administratifs de la construction européenne », dans Samy Cohen (dir.), ibid., p. 51-66, dont p. 59.
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[123]
Erhard Friedberg, cité, p. 97.
-
[124]
Pierre Bourdieu, « Comprendre », cité, p. 1388-1447.
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[125]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamborédon, Jean-Claude Passeron (dir.), op. cit.
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[126]
Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 23.
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[127]
Le concept de référentiel permet d’éclairer la genèse des matrices cognitives d’une action publique, mais ne suffit pas, selon nous, à saisir les schèmes cognitifs en jeu dans la construction quotidienne, sur le terrain, de cette action publique.
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[128]
On s’appuiera ici sur la définition de Denise Jodelet, qui définit la représentation sociale comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » : Denise Jodelet (dir), op. cit., p. 36.
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[129]
Erhard Friedberg, cité, p. 88.
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[130]
Pierre Bourdieu, cité, p. 1408.
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[131]
Erhard Friedberg, cité, p. 101.
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[132]
Pierre Bourdieu, cité, p. 1406.
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[133]
Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 63.
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[134]
Erhard Friedberg, cité, p. 92.
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[135]
Howard Becker, op. cit., p. 153.
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[136]
Nous renvoyons le lecteur au texte de notre communication déjà citée au congrès de l’AFSP de Lyon de 2005, dans lequel nous détaillons la façon dont nous avons mobilisé l’entretien dans une enquête portant sur ce sujet éminemment sensible que sont les discriminations ethniques dans les attributions de logements sociaux.
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[137]
Sur ce point, Jean-Claude Kaufmann reprend à son compte les analyses de Clifford Geertz quant à la nécessité de « voir les choses du point de vue de l’indigène » : cf. Clifford Geertz, « Du point de vue de l’indigène : sur la nature de la compréhension anthropologique », dans Savoir local, savoir global, Paris, PUF, 1986, p. 74, cité par Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 87.
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[138]
Howard Becker, op. cit., p. 239.
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[139]
Howard Becker, ibid., p. 244.
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[140]
Howard Becker, ibid., p. 240.
-
[141]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Pocket, 1998.
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[142]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 221.
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[143]
Michel-Alexis Montané, « Paroles de leaders : l’entretien semi-directif de recherche est-il adaptable à de nouvelles situations d’enquête ? », dans Philippe Blanchard, Thomas Ribémont (dir.), Méthodes et outils des sciences sociales. Innovation et renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 19-36, dont p. 21.
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[144]
Daniel Bertaux, « Une enquête sur la boulangerie artisanale », rapport au Cordes, 1980, cité par Michel-Alexis Montané, cité, p. 22.
-
[145]
Pierre Fournier, Anne-Marie Arborio, L’Enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Armand Colin, 1999, p. 45-46.
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[146]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 218.
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[147]
Jean-Baptiste Legavre, ibid., p. 220.
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[148]
Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, op. cit., p. 52.
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[149]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 459.
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[150]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, ibid., p. 456.
-
[151]
Michel Pialoux, Christian Corouge, art. cité, p. 91.
-
[152]
Olivier Schwartz, « Postface : L’empirisme irréductible », dans Nels Anderson (dir.), Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993, p. 283-284, cité p. 5 par Michel Pialoux, « L’ouvrière et le chef d’équipe ou comment parler du travail ? », Travail et Emploi, 62, 1995, p. 4-39. Au passage, cet article de Michel Pialoux est un révélateur très intéressant de la façon dont les « ethnographes » se sentent sommés de se justifier de recourir à l’enquête par entretien. Bien que l’auteur donne nombre d’arguments, au début de l’article, en défense de l’entretien et de la portée heuristique des discours que celui-ci produit, il en fait au final une analyse qui, dans la pure tradition ethnographique, donne la part belle à l’interprétation de la situation plutôt que du « dit », à l’analyse des attitudes, gênes, silences, etc., qui, selon lui, « sont plus expressifs souvent que bien des propos » (p. 5).
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[153]
Olivier Schwartz, cité, p. 283-284.
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[154]
Olivier Schwartz, ibid.
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[155]
Howard Becker, op. cit., p. 42.
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[156]
Erhard Friedberg, cité, p. 95.
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[157]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., 1977, p. 457.
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[158]
On notera ce qui sépare ce précepte de celui de Pierre Bourdieu, selon lequel l’enquêteur doit au contraire posséder un « immense savoir », acquis parfois tout au long d’une vie de recherche (cf. Pierre Bourdieu, « Comprendre », cité, p. 1401). Cette divergence renvoie clairement à l’opposition des démarches inductive et hypothético-déductive.
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[159]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle…, op. cit., p. 313.
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[160]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes…, op. cit., p. 223.
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[161]
Jean-Claude Kaufmann, ibid., p. 221-222.
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[162]
Anthony Giddens, op. cit.
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[163]
Alain Blanchet, Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes…, op. cit., p. 41.
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[164]
Michel Pialoux, art. cité, p. 58.
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[165]
Michel Pialoux, ibid., p. 59.
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[166]
Howard Becker, Henri Peretz, « Préface », dans Howard Becker, op. cit., p. 10.
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[167]
Howard Becker, ibid., p. 105.
-
[168]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 220.
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[169]
Howard Becker, op. cit., p. 154-155.
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[170]
Erhard Friedberg, cité, p. 91.
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[171]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 234.
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[172]
Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Pocket, 1997.
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[173]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes…, op. cit.
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[174]
Barney Glaser, Anselm Strauss, « La production de la théorie à partir des données », Enquête, 1, 1995, p. 183-195.
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[175]
Cf. le numéro « Interpréter, surinterpréter », Enquête, 3, 1998.
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[176]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, op. cit., p. 18-23.
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[177]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, ibid., p. 29.
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[178]
Cette contrainte est souvent un élément déterminant du choix de l’entretien plutôt que de l’observation : pour des exemples, cf. Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 210, et Myriam Bachir, Virginie Bussat, « L’entretien en actes », dans CURAPP, La méthode au concret, Paris, PUF, 2000, p. 31-58, dont p. 34.
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[179]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, op. cit., p. 45.
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[180]
Erhard Friedberg, cité, p. 86.
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[181]
Ce texte a bénéficié des commentaires faits lors de présentations orales dans le cadre du congrès de l’AFSP à Lyon en septembre 2005 et d’un atelier de lecture-écriture du PACTE à Grenoble en janvier 2007, ainsi que des relectures stimulantes d’Anne-Cécile Douillet et Alain Faure, que nous remercions ici.
1La question des méthodes en sociologie de l’action publique, et tout particulièrement celle de l’usage de l’entretien, fait depuis quelques temps l’objet d’un intérêt renouvelé [1]. Dans ces débats récents, le double constat de l’engouement des travaux de sociologie de l’action publique pour l’entretien et de la faible explicitation des usages de celui-ci dans nombre de ces travaux alimente un discours de « soupçon » quant à la légitimité de ces usages, perçus comme particulièrement ambigus, non réfléchis et « bricolés ».
2Cette suspicion sur l’entretien en sociologie de l’action publique est à relier à celle dont est plus largement l’objet la technique de l’entretien semi-directif. Dans la littérature de science politique et de sciences sociales, l’entretien semi-directif (non ethnographique) [2] est constamment dévalorisé au regard des deux modèles supposés purs que seraient, d’un côté, l’entretien ethnographique, de l’autre, l’entretien non directif. Si ces deux modèles ont été assez abondamment commentés et si leur pratique a été largement théorisée [3], cela est nettement moins le cas pour l’entretien semi-directif. Ce dernier souffre, en sociologie de l’action publique et au-delà, de son image de méthode molle, peu scientifique [4]. Là où l’ethnographie et l’entretien non directif semblent offrir des gages de sérieux, de scientificité, d’objectivité (l’ethnographie parce qu’elle passe avant tout par l’observation, réputée plus fiable que l’entretien puisque offrant un accès supposé direct, immédiat, aux pratiques sociales ; l’entretien non directif parce qu’il entretient le mythe de la neutralité de l’enquêteur), l’entretien semi-directif fait figure d’entre-deux bizarre, de méthode hasardeuse, et pour ainsi dire peu sérieuse.
3Or, en sociologie de l’action publique, l’entretien semi-directif est nettement plus mobilisé que les entretiens ethnographiques et non directifs. Cela peut s’expliquer par le fait que les travaux relevant de cette sous-discipline se donnent très rarement pour unique objectif l’étude d’un « milieu », comme c’est le cas dans l’enquête ethnographique, ou l’analyse de structures idéologiques inconscientes, à l’instar de l’entretien non directif. La sociologie de l’action publique se donne d’autres types d’objectifs et deux en particulier, sur lesquels nous souhaiterions revenir au cours de cet article : reconstituer des processus d’action publique dans leur historicité, d’une part, comprendre les pratiques constitutives de l’action publique et les représentations qui les orientent, d’autre part [5]. On opérera ainsi une distinction clé entre les études qui mettent l’accent sur la dimension diachronique et celles qui privilégient la dimension synchronique de l’action publique [6]. Or, on peut constater aujourd’hui que tout un ensemble de critiques est formulé vis-à-vis de l’entretien semi-directif, rabaissant ses prétentions à accéder à l’action publique, que ce soit dans son historicité ou dans son actualisation quotidienne, répétitive, dans des pratiques.
4Nous soutenons au contraire la thèse selon laquelle l’entretien semi-directif est un outil non seulement pertinent mais encore indispensable pour qui veut connaître l’action publique, que ce soit dans sa dimension historique ou dans sa dimension synchronique. Cette affirmation est issue d’un double travail. Dans un premier temps, nous avons posé un regard réflexif sur notre propre pratique de l’entretien en sociologie de l’action publique ; ce travail ne sera pas directement restitué ici, mais a été décisif dans l’élaboration de la question et de l’argumentaire sur lesquels repose cet article [7]. Dans un second temps, nous avons procédé à un état des lieux de la littérature sur l’entretien en sciences sociales, en particulier dans ses développements les plus récents, et en prêtant une attention spécifique aux travaux français, puisque c’est ce constat d’une mise en suspicion de l’entretien dans la communauté française des politistes qui nous a d’abord frappés. Il s’agissait de repérer, dans cette littérature, la construction d’usages légitimes de l’entretien, la canonisation de certaines méthodes et, en même temps, la dévalorisation d’autres méthodes ou usages. Cet état des lieux a débouché sur le constat selon lequel il existe aujourd’hui une forte pression au cantonnement de l’entretien dans ses usages canoniques que sont l’entretien ethnographique et l’entretien non directif. Pour diverses raisons (en particulier, les rapports de force existants entre différents courants théoriques), le point de vue dominant aujourd’hui est celui selon lequel l’entretien est incapable de rendre compte de l’action publique, aussi bien dans son historicité que dans ses pratiques synchroniques. Au bout du compte, l’entretien semble, à en croire l’impressionnante série de critiques qui lui sont adressées, poser plus de problèmes qu’il n’en résout.
5Selon nous, les critiques adressées à l’entretien méritent elles-mêmes un examen critique approfondi. L’impensé est-il dans les usages de l’entretien en sociologie de l’action publique, ou dans les critiques qui condamnent le recours à cette méthode, sauf à la cantonner à ses usages ethnographiques ou non directifs ? Nous pointons ici les faiblesses et insuffisances de ces critiques, et soutenons que l’entretien semi-directif reste indispensable pour atteindre les deux dimensions de l’action publique que nous avons distinguées. Nous proposons de mobiliser à cette fin ce que nous appelons des usages informatif/narratif, d’une part, et compréhensif, d’autre part, de l’entretien, chacun de ces usages reposant sur des objectifs de recherche et des postulats théoriques différents, et étant porteur d’implications spécifiques en termes de gestion de l’enquête (que ce soit pendant l’entretien, en amont ou en aval). Alors que l’entretien narratif permet de reconstituer le déroulement de l’action publique dans son historicité, l’entretien compréhensif ouvre la voie à l’analyse des pratiques et représentations des acteurs des politiques publiques.
6Nous procéderons ici en deux temps. Nous exposerons tout d’abord les critiques principales faites à l’égard de l’entretien et les limitations posées à son usage à la suite de ces critiques. Nous défendrons ensuite la thèse selon laquelle l’entretien peut produire des données fiables aussi bien sur les processus historiques d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques (ce que nous appelons l’entretien informatif/ narratif) que sur les pratiques effectives des acteurs et les représentations sous-tendant ces pratiques (entretien compréhensif) ; dans nombre de cas, il est même la meilleure (ou la seule) voie pour y parvenir.
L’entretien sur la sellette
7Dans cette première partie, nous expliciterons les différentes critiques développées à l’égard de l’entretien en sociologie de l’action publique. Nous commencerons par les critiques visant la capacité de l’entretien à saisir l’action publique dans son historicité, puis nous étudierons celles qui remettent en cause sa capacité à atteindre les pratiques et représentations des acteurs des politiques publiques.
Une historicité de l’action publique insaisissable par l’entretien ?
8Un premier type de critique s’adressant à la manière dont les politistes spécialistes d’analyse des politiques publiques (ab)usent de l’entretien porte sur l’usage « informatif et rétrospectif » [8] des propos recueillis en entretien. Il est clair qu’en l’absence de sources écrites, de revues de presse suffisamment nourries, face à des processus d’action en cours, se tramant autour d’interactions informelles, les récits des acteurs qui sont parties prenantes de ces processus sont les seuls moyens de reconstituer les processus historiques de constitution de l’action publique. Pourtant, à lire la littérature méthodologique, le recours aux « bouts de preuve » [9] dans les entretiens pour reconstituer ces processus relève clairement du dérapage méthodologique incontrôlé.
Une mémoire défaillante des acteurs sociaux
9L’objection la plus courante faite à l’usage informatif, narratif et rétrospectif des entretiens en sciences sociales est que les informations produites dans l’entretien sur des faits passés et leur enchaînement, sur des pratiques dans lesquelles les acteurs ont été impliqués, sont peu fiables. Ce défaut de fiabilité a plusieurs origines. Les enquêtés peuvent tout simplement mentir et ce, pour maintes raisons : parce qu’ils veulent cacher à l’enquêteur certains faits, situations ou pratiques ; parce que l’enquêteur les guide vers des sujets qu’ils préfèrent éluder. Graham Gardner évoque l’épisode d’une femme habitant un village anglais interrogée à plusieurs reprises lors d’entretiens sur ses engagements politiques et associatifs locaux et affirmant avoir abandonné toutes formes de positions de pouvoir et d’engagements, ce qui était contredit non seulement par d’autres entretiens, mais aussi par la consultation d’archives [10]. Certains observateurs dénoncent par ailleurs une tendance des « bavards » à affabuler juste pour le plaisir de maintenir l’échange verbal. Selon Jean Peneff, « l’interview biographique est une relation sociale inespérée pour les vieilles personnes » ; « les vieillards coupés des relations avec les jeunes générations sont empressés à participer à n’importe quelle campagne d’interviews dans laquelle ils reconnaissent une forme nouvelle du culte des ancêtres » [11].
10Ensuite, les enquêtés peuvent – sincèrement – ne pas se souvenir de tel ou tel événement ou de telle ou telle phase d’un processus d’action publique. L’analogie facile entre la mémoire humaine et la mémoire d’un ordinateur peut aisément conduire à se méprendre sur les performances effectives de la mémoire humaine. Les événements ne se gravent pas en celle-ci comme sur des tablettes de cire. Si les mécanismes de construction des souvenirs et de leur mémorisation sont extrêmement complexes, on peut dire avec certitude que l’interviewé ne se souvient pas d’une histoire et ne la « restitue » pas à la manière d’un magnétophone. « Memory is not like a video record » [12], affirme Ian Hacking. Certains faits ou événements pourtant significatifs s’effacent avec le temps, ce qui rend problématique d’accorder sa confiance aux « témoins » pour « restituer » des événements de manière chronologique. La mémoire est plutôt vivante que morte, elle procède par mécanismes incessants de stockage, de remémoration, d’oubli, de brouillage, de ré-articulation à chaque fois différente de bribes de souvenirs. La personne interrogée lors d’un entretien, écrit Jean Peneff, « ne s’appuie pas sur des images stockées dans la mémoire une fois pour toutes, mais sur des idées continuellement travaillées, reconstruites, modelées en fonction de la perception de la situation du moment » [13].
11Enfin, le problème des propos formulés sur des événements passés n’est pas uniquement celui du mensonge ou de l’oubli mais aussi celui de la reconstruction du passé et de la re-hiérarchisation des faits, problème également pointé par les historiens travaillant sur sources orales [14]. « La mémoire du témoin, écrit Robert Franck, reconstruit le passé, alors que l’archive classique, contemporaine de l’événement, reconstruit le présent » [15]. Le premier biais de la construction d’un discours sur le fait et l’événement est aggravé d’un deuxième biais induit par l’éloignement temporel et les mécanismes de filtrage et de ré-organisation des traces mémorielles qu’il autorise. Le danger est que l’interviewé mette en avant des événements et des faits qui lui paraissent faire davantage sens en fonction de la perception qu’il a rétrospectivement du cours des événements [16]. Perception qui est bien souvent largement influencée par les discours historiques produits par les groupes sociaux dans lesquels l’individu est impliqué [17].
12L’ensemble de ces griefs nourrit les critiques que les chercheurs se situant dans une perspective ethnographique adressent à l’usage informatif et rétrospectif de l’entretien. « Pour nous [pratiquants de l’entretien ethnographique], écrit Florence Weber, cela n’a aucun sens de penser que nos enquêtés sont des témoins. D’abord, on évite toujours les entretiens dit rétrospectifs. On a très peu confiance dans la façon dont les gens peuvent raconter le passé et, à la limite, cela ne nous intéresse pas » [18]. Cette posture s’explique par le fait que, dans l’enquête ethnographique, toujours selon cette auteure, « nous n’avons aucune ambition à reconstituer un passé et même lorsque les enquêtés évoquent leur passé, ce qui nous intéresse, c’est ce qu’ils en font aujourd’hui » [19]. Pour les ethnographes, un des moyens de contourner ce caractère lacunaire de la mémoire des enquêtés est de passer du temps en immersion dans leur milieu afin d’observer ces enquêtés en situation. L’immersion et l’observation sont censées révéler la « vérité » des pratiques davantage que des entretiens ponctuels où l’échange verbal est par trop biaisé par des enjeux de positionnement réciproque. Ce postulat est repris par Philippe Bongrand et Pascale Laborier lorsqu’ils préconisent une présence de longue durée dans les services [20]. Une contre-objection vient immédiatement à l’esprit : tous les objets ne se prêtent pas à l’observation. Certains objets, certaines politiques publiques n’ont pas de lieux centraux ; certains de ces lieux sont inobservables.
13Du côté de l’histoire, les « sources orales » ou « témoignages » – que l’on associera ici à l’entretien – ont fait pendant longtemps l’objet d’un fort discrédit. L’histoire méthodique ou positiviste, dominante en France au 19e siècle, rejette la tradition orale associée à la rumeur, à l’anecdote. C’est, selon elle, une source peu fiable, car les souvenirs s’altèrent. Pèserait sur la tradition orale le « handicap de l’a posteriori » [21]. Seul le document écrit permettrait de construire une histoire-science. Il s’agit là d’une rupture dans l’historiographie, puisque dès l’Antiquité, les témoignages de leurs contemporains ont été utilisés par les historiens.
Des acteurs victimes de l’« illusion biographique »
14L’autre suspicion de taille qui pèse sur l’entretien comme outil d’enquête permettant de construire des données fiables sur les pratiques des acteurs et les faits et événements historiques constitutifs d’un processus d’action publique a trait à « l’illusion biographique », dans les bras de laquelle l’entretien a tendance à jeter les individus interrogés. Avoir recours à l’entretien pour reconstituer des processus ou prendre connaissance de pratiques effectuées revient à présupposer que les acteurs ont non seulement la connaissance de « ce qui s’est passé », mais également une vision assez juste de leur contribution propre à ce qui s’est passé. Or, on sait qu’un tel postulat est éminemment problématique, notamment pour Pierre Bourdieu.
« Nombre d’enquêtes de motivations (surtout rétrospectives) supposent que les sujets puissent détenir un moment la vérité objective de leur comportement (et qu’ils en conservent continûment une mémoire adéquate), comme si la représentation que les sujets se font de leurs décisions ou de leurs actions ne devait rien aux rationalisations rétrospectives. Sans doute peut-on et doit-on recueillir les discours les plus irréels, mais à condition d’y voir, non l’explication du comportement, mais un aspect du comportement à expliquer. Toutes les fois qu’il croit éluder la tâche de construire les faits en fonction d’une problématique théorique, le sociologue se soumet à une construction qui s’ignore et qu’il ignore comme telle, ne recueillant à la limite que les discours fictifs que forgent les sujets pour faire face à la situation d’enquête et répondre à des questions artificielles. » [22]
16Ainsi, en voulant recueillir des données objectives relatives à un processus historique, le chercheur risque de n’accéder qu’à un discours improvisé, produit par un interlocuteur qui, sommé de surcroît de reconstruire un schéma logique, aura tendance à appliquer à une histoire collective le schéma interprétatif qu’il applique à son histoire personnelle. Un interlocuteur qui, interprétant la situation d’entretien comme une sommation à se présenter en « acteur de sa propre vie », aura tendance à se donner le bon rôle [23]. Bref, le récit produit risque d’être empreint de « l’illusion biographique » que chaque agent social entretient à propos de sa propre trajectoire [24]. Ce faisant, l’interviewé risque de re-hiérarchiser les faits et les événements en fonction de la part plus ou moins active qu’il y aura prise, d’extrapoler [25], autrement dit de généraliser son expérience individuelle, ses règles de comportement, ses manières d’interpréter les événements aux autres acteurs impliqués dans la même politique.
17Accorder un crédit aux récits produits dans le cadre des entretiens revient aussi à faire l’impasse sur les multiples biais induits par la situation d’entretien. Cette situation et le rapport social qui s’y instaure sont tout sauf banals pour la très grande majorité des interviewés et ce, quel que soit le milieu social. Cette situation atypique génère, on le sait, ce que Bernard Lahire appelle des « effets de légitimité » [26] qui, dans le cas d’un entretien informatif et narratif, pourront prendre la forme d’une sommation ressentie par l’interviewé de présenter à l’enquêteur sa trajectoire individuelle comme produit d’une ligne de conduite stable et cohérente. Ces effets sont, selon Jean Peneff, trop peu pris en compte par les praticiens de l’entretien, et plus particulièrement par les chercheurs recourant aux récits de vie et à l’approche biographique, ce qui vaut à ces méthodes ce jugement sans appel : « Cette détermination par la situation interdit de considérer tout récit sur soi comme un indicateur des comportements et des pratiques. La première autobiographie est celle que l’on se raconte à soi-même. Raconter sa propre histoire, c’est se raconter d’abord des histoires ! » [27]. Quand les interviewés ne succombent pas à ce type d’effets de légitimité, ils peuvent être tentés d’utiliser l’entretien comme un unificateur d’expérience, comme un outil de « reconstruction de l’identité », pour reprendre les termes de Michael Pollak, ce qui oblige le chercheur à déplacer le regard : l’intérêt de l’entretien ne réside plus dans son statut de « récits factuels, limités à une fonction informative » [28], mais dans le processus discursif par lequel le moi se reconstruit. Pour les historiens, cette tentation des témoins de l’histoire de céder à l’illusion biographique est propre au recueil de récits oraux. Les sources orales ont ceci de particulier, par rapport aux sources écrites, qu’elles sont des « archives provoquées » [29]. Le recueil de récit de témoins place ces derniers devant l’injonction de faire l’histoire et, donc, potentiellement de « se raconter des histoires ».
De la critique de la « réalité sociale et historique » à la restriction des usages de l’entretien
18Toutes les objections à l’utilisation rétrospective, informative et narrative des entretiens ont conduit à une restriction progressive du champ de leurs usages légitimes dans les écrits méthodologiques. En effet, à lire ces écrits, l’entretien n’aurait pas vocation à produire des données fiables sur les caractéristiques objectives des phénomènes sociaux (chronologie d’événements, informations factuelles) ; il ne serait susceptible de produire que deux types de données : des données sur « un discours », d’une part, et sur un « contexte discursif », d’autre part, pour reprendre les termes d’Alain Blanchet [30]. À ces deux types de données correspondent deux types d’entretien qui diffèrent par leurs objectifs, par la nature des données qu’ils ont vocation à produire, mais aussi par les formes de « passation » : l’entretien non directif ou non préstructuré, d’une part, l’entretien ethnographique, d’autre part.
19L’entretien non directif ou non préstructuré est utilisé par des chercheurs dont l’objectif est d’« appréhender et [de] rendre compte des systèmes de valeurs, de normes, de représentations, de symboles propres à une culture ou à une sous-culture » [31]. Il s’agit d’atteindre les structures sociales en décelant le rapport inconscient de l’interviewé à l’objet de l’enquête (l’habitat pavillonnaire, la citoyenneté, etc.), de comprendre au travers de quels filtres, quels schèmes les individus interprètent leur environnement et leur position, et sur la base de quelles constructions mentales du cadre dans lequel ils évoluent ils règlent leurs comportements. Ces filtres et schèmes sont traqués dans les méandres du discours, les tournures langagières, les interstices du propos de l’interviewé. C’est dans ce type d’usage sociologique de l’entretien que la parenté avec l’entretien clinique pratiqué par les psychanalystes est la plus forte. Même si l’objectif de la recherche est bien de mettre au jour les conditions sociales qui président à la formation des représentations, l’intervieweur est sensible, à la manière du psychanalyste, aux émergences non contrôlées par l’interviewé des « motifs latents », « au surgissement des formations de l’inconscient (lapsus, actes manqués, etc.) » [32], au « contenu socio-affectif profond », aux « informations symptomatiques ». L’analyse de l’entretien collecté portera sur le texte et s’attachera à aller « du contenu manifeste au contenu latent » afin de « reconstituer le “raisonnement” sous-jacent » [33]. Les risques d’une telle démarche résident dans le fétichisme du texte et les extrapolations abusives auxquelles son analyse peut donner lieu.
20L’entretien ethnographique est, quant à lui, utilisé à titre plus souvent complémentaire que principal dans le cadre d’enquêtes de terrain fondées sur l’immersion dans un milieu, un groupe social ou une organisation, lors desquelles les chercheurs cherchent à comprendre les règles de fonctionnement du groupe, les contraintes qui pèsent sur ses membres et les rapports que le groupe entretient avec son environnement. Ici, l’entretien est utilisé comme « situation d’observation » [34], dont on attend qu’elle mette au jour des contraintes objectives dans lesquelles sont pris les agents sociaux. La subjectivité de l’enquêté telle qu’elle se déploie dans son discours passe au second plan. Le matériau généré par l’entretien ne se limite plus au texte, il s’élargit à tous les éléments de contexte qui surgissent autour et pendant l’entretien. Stéphane Beaud explique que « seule l’analyse détaillée du contexte de l’entretien et celle du rapport ainsi institué entre enquêteurs et enquêtés permettent d’en comprendre la signification sociologique, alors que le texte lui-même de l’entretien – haché, décousu, parfois incompréhensible ou abscons – sera peu utilisable » [35]. Florence Weber complète en affirmant que les entretiens « ne sont pas des textes mais des transcriptions d’interactions » [36]. C’est la relation d’enquête et les perturbations qu’elle provoque dans le fonctionnement du milieu et/ou dans le comportement de l’enquêté qui deviennent le matériau, qui mettent à nu l’univers social dans lequel les enquêtés évoluent et leur position propre dans cet univers. L’analyse du matériau n’est pas centrée sur le contenu du discours, mais sur ce que la forme que prend le discours révèle de la position de l’enquêté vis-à-vis de l’enquêteur et, au-delà, vis-à-vis du monde social.
« On ne cherche pas à utiliser ce que les gens disent explicitement, on cherche à retrouver le système de contraintes dans lequel sont pris les enquêtés, aussi dans leur relation à l’enquêteur, et pourquoi ils disent cela à un moment donné et pas autre chose : c’est le “pourquoi” et le “comment” (avec quels mots, dans quel ordre) qui nous intéresse, et non pas le “cela”. » [37]
22Le fétichisme du discours fait place ici au fétichisme de la relation, le « tissu de la cravate » ou encore la « couleur du costume » pouvant devenir dans l’entretien ethnographique des données contextuelles de premier ordre et des outils d’objectivation de la relation qui se noue [38].
23Malgré leurs différences, ces deux types d’usages de l’entretien convergent pour dénier à la méthode la capacité de produire rétrospectivement des données factuelles fiables sur ce qu’ont fait les acteurs et ce à quoi ils ont participé. Les discours produits dans l’entretien sont porteurs de données qui sont davantage considérées comme des « symptômes, plutôt que comme des réalités ou des faits » [39]. On s’intéresse à ce qui conditionne la production de la parole et des formes spécifiques qu’elle prend, au contexte générateur de l’énoncé (qu’il s’agisse de schèmes mentaux, de l’inconscient, d’un côté, ou des conditions sociales de l’enquêté telles qu’elles s’actualisent dans la relation sociale de l’entretien). Dans les deux cas, on ne cherche pas à « collecter » des données sur une quelconque « réalité sociale », car on juge l’entretien impropre à fournir ce type de données. On cherche soit à saisir la manière dont cette réalité est construite par un individu (entretien non directif), soit à créer une situation inhabituelle, voire perturbante censée dire énormément sur la manière dont les acteurs se représentent la réalité dans laquelle ils évoluent et ils se meuvent (entretien ethnographique).
24Dans un article récent, Philippe Bongrand et Pascale Laborier [40] construisent une critique de l’entretien en sociologie de l’action publique en s’appuyant sur les griefs énumérés plus haut. Ils considèrent que l’usage de l’entretien en sociologie de l’action publique se réduit implicitement et principalement à ce qu’ils désignent comme l’entretien « semi-directif, informatif et rétrospectif ». Or, selon eux, l’entretien permet mal d’accéder à des informations rétrospectives. Ce raisonnement les conduit à disqualifier en grande partie les usages existants de l’entretien en sociologie de l’action publique et à préconiser le recours à d’autres méthodes (en particulier, l’observation), ou à d’autres usages de l’entretien.
Des pratiques et représentations inaccessibles par l’entretien ?
25L’entretien se voit par ailleurs opposer nombre de critiques quant à sa capacité à atteindre les pratiques des acteurs sociaux et les représentations qu’ils engagent dans ces pratiques. Ces critiques prennent deux principales cibles. Selon certaines d’entre elles, l’entretien serait incapable de dire la « vérité » des pratiques d’action publique et des représentations qui les sous-tendent ; l’écart serait trop grand entre ce que les acteurs disent qu’ils font et ce qu’ils font vraiment. Selon d’autres, l’entretien serait une méthode d’enquête qui isolerait artificiellement l’individu et empêcherait par là de lire le monde social autrement qu’à travers un prisme individualiste. Il ne serait donc pas à même de rendre compte de l’inscription sociale de ces pratiques et représentations. Nous détaillerons successivement ces deux types de critiques avant de voir sur quelles préconisations elles débouchent classiquement – préconisations dans le sens, à nouveau, d’une restriction du domaine de validité de l’entretien.
Ce que les gens font et ce qu’ils en disent : l’entretien incapable de dire la « vérité » sur les pratiques et représentations sociales
26À l’analyse, cette critique générique selon laquelle l’entretien serait un médiocre mode d’accès aux pratiques et représentations des acteurs de l’action publique se décompose en quatre types d’argumentaires très différents : le risque de mensonge ou de dissimulation ; le problème de la verbalisation de certaines pratiques ou schèmes cognitifs ; les biais introduits par la situation d’enquête ; et enfin, l’influence des subjectivités de l’enquêté et de l’enquêteur sur le matériau produit en entretien.
27Selon un premier argumentaire – peut-être le plus évident –, l’entretien se heurte inévitablement au problème du mensonge et de la dissimulation de certaines pratiques et représentations sociales. Cette propension au mensonge et à la dissimulation est variable, en fonction du sujet de l’entretien, plus ou moins sensible et délicat à aborder en public, mais aussi en fonction de la relation d’enquête qui se noue : le risque d’achopper sur ce problème est supposé d’autant plus élevé que l’asymétrie sociale entre l’enquêteur et l’enquêté est forte et cela, qu’elle joue en faveur ou au désavantage de l’enquêteur. Dans le premier cas, celui de l’enquête en « milieu populaire », les « effets de légitimité » [41], d’autant plus puissants que la différence de statut social entre l’enquêteur et l’enquêté génère une violence symbolique, peuvent conduire l’enquêté à mentir sur ses pratiques, par exemple en revendiquant l’exercice des pratiques culturelles considérées comme les plus légitimes (comme la lecture d’essais plutôt que de bandes dessinées). Le sociologue de l’action publique est en partie protégé de ces effets de légitimité par le fait que, dans les enquêtes portant sur une politique publique, l’enquêté sait être sollicité non pas en tant qu’individu ou représentant d’une classe sociale, mais en raison de sa position professionnelle et institutionnelle, qui fait de lui un expert du sujet abordé. Cette situation lui donne un avantage ; elle lui offre, d’une certaine façon, le « beau rôle » dans l’échange. En outre, les professionnels de l’action publique ont souvent une certaine aisance dans l’interaction avec l’enquêté car il est rare qu’ils soient complètement dépourvus de capital culturel (capacité à s’exprimer, à manier la langue, etc.). Le sociologue de l’action publique étudie le plus souvent ce que l’on pourrait appeler un « milieu d’action publique » marqué par une certaine homogénéité sociale des intervenants et par une forte représentation des membres des classes moyennes.
28Le second cas, celui des entretiens avec des dirigeants, paraît en revanche plus problématique pour le sociologue de l’action publique. Celui-ci y est fréquemment confronté, à moins de ne chercher à saisir l’action publique qu’à travers l’action des agents d’exécution ou leurs interactions avec les usagers. Les dirigeants témoignent, on le sait, d’une grande habileté à dire ce qu’ils veulent bien dire et cacher ce qu’ils ne souhaitent pas voir devenir public. C’est la raison pour laquelle Howard Becker somme le sociologue de ne jamais croire la hiérarchie, qui ne dit rien de vrai : « Doutez de tout ce qu’une personne de pouvoir peut vous dire. En public, les institutions se présentent systématiquement sous leur meilleur jour » [42]. Tenter de contourner le mensonge de l’institution, porté avant tout par ses dirigeants, paraît d’autant plus difficile que l’enquêteur est dénué des signes sociaux et culturels des dominants [43].
29Le sociologue de l’action publique peut par ailleurs être confronté à des institutions particulièrement jalouses de leur « secret », à l’image de la police, étudiée par Françoise Orlic et Antoinette Chauvenet [44]. Les interviewés – dirigeants ou non – y adoptent le plus souvent une posture de prudence et de réserve, qui se traduit notamment par le « retrait du discours derrière une formulation administrative et prescriptive de la description des tâches » [45]. Le problème de la « langue de bois » est également pointé par Erhard Friedberg, selon lequel l’entretien doit compter avec ses trois meilleurs ennemis que sont la langue de bois (qui contient le discours dans la limite de la vision et des pratiques officielles), le non-dit (qui rend singulièrement difficile, paradoxalement, les entretiens avec des personnes proches de l’enquêteur), et enfin la tendance de certains enquêtés à… trop réfléchir à leurs pratiques [46].
30Un second argumentaire touche aux débats relatif à la capacité des acteurs à verbaliser leurs propres pratiques. À y regarder de plus près, ce problème est traité de deux façons différentes dans les travaux de sciences sociales, selon les auteurs et leurs orientations théoriques. Selon un premier point de vue, l’entretien se trouverait confronté à l’incapacité des acteurs à verbaliser certaines pratiques, dont ils seraient néanmoins conscients. On rencontre ici l’opposition chère à Anthony Giddens [47] entre la conscience discursive et la conscience pratique, autrement dit, entre ce que l’acteur fait et est capable de dire qu’il fait, et ce qu’il fait sans être capable de mettre des mots sur sa pratique : « Dans un cas, l’acteur verbalise, alors que dans l’autre, il ne le fait pas, il ne le peut pas » [48]. Les acteurs sociaux peinent à verbaliser et expliciter ce qui leur est « trop » habituel. La difficulté à dépasser le « non-dit » est redoublée dans les cas, mentionnés ci-dessus, où l’enquêteur entretient une forte proximité (familiale, amicale, sociale) avec l’enquêté [49]. La voie de la gestion de la relation d’enquête est donc étroite entre, d’un côté, une asymétrie sociale ou culturelle génératrice d’effets de légitimité et, de l’autre, une proximité entravant l’expression de « ce qui va de soi ».
31Selon un second point de vue, la difficulté ne découle pas tant de l’incapacité des acteurs à mettre des mots sur des pratiques qu’ils développent consciemment que de leur inconscience de certaines règles et structures sociales par lesquelles ils « sont agis », inconscience qui les empêcherait d’exprimer ces règles et ces structures. Le discours produit en entretien ne pourrait donc qu’être faux, inauthentique, en ce sens qu’il ne donnerait accès qu’aux justifications et légitimations des acteurs sociaux, à la surface visible et perceptible des rapports sociaux tels que ces acteurs sociaux peuvent (mal) les percevoir, tandis que les mécanismes de la domination sociale dans leurs structures les plus profondes, condamnées à demeurer invisibles aux interrogés eux-mêmes, ne pourraient quitter le domaine de l’indicible. Agi par des déterminismes sociaux dont il n’a pas conscience, l’enquêté serait incapable d’exprimer la vérité de sa situation et de son action. C’est ce que Pierre Bourdieu appelle la « résistance à l’objectivation » [50]. Évoquant ses entretiens avec un ouvrier spécialisé de l’usine Peugeot de Sochaux, Michel Pialoux note que l’enquêté lui parle durant les entretiens avec passion, « comme s’il savait qu’il avait à parler contre l’expérience immédiate du monde social, pour rendre visible ce qui, dans son esprit, ne pouvait pour des raisons sociales que rester invisible » [51]. L’entretien ne vaut alors que par toutes ces traces de l’inconscient de l’agent qu’il peut mettre à jour. Colette Guillaumin écrit par exemple, à propos de l’idéologie raciste, que « son statut inconscient ne l’empêche nullement d’être dite pour ce qu’elle est. Le discours est un perpétuel champ de vérité. Freud a montré que nous ne pouvons rien cacher et qu’il suffit de savoir entendre nos paroles et leurs manques ; plus encore, que nous sommes incapables de mentir » [52]. La question de savoir dans quelle mesure les acteurs sont conscients ou non de leurs pratiques et des contraintes qui structurent ces pratiques renvoie à des débats théoriques de première importance en sciences sociales, sur lesquels nous reviendrons plus loin. On voit bien ici que l’enjeu n’est en tout cas plus celui d’un manque de sincérité des interrogés, de leur dissimulation « volontaire » d’une réalité sociale.
32L’entretien fait encore l’objet d’un troisième type de griefs selon lequel les représentations exprimées en entretien divergent de celles qui orientent effectivement les pratiques. Cette divergence est le plus souvent attribuée au contexte propre à l’entretien : la situation d’enquête est considérée comme conduisant à la déformation globale des pratiques et représentations [53]. Non seulement la relation d’enquête (en particulier, les asymétries sociales entre l’enquêté et l’enquêteur) mais, au-delà, l’ensemble des paramètres de la situation d’entretien, tels que le lieu, sont réputés influencer le matériau produit. On est ici confronté non seulement au problème des biais introduits par la situation d’enquête, mais aussi à la question plus générale du rapport entre les attitudes et valeurs exprimées d’un côté et les actions et pratiques effectives de l’autre. Les attitudes et opinions commandent-elles les actions ? Les valeurs dont se réclame (sincèrement) l’individu sont-elles celles qui informent ses actions concrètes, quotidiennes ? Quel est le lien entre la formation des opinions et l’expérience vécue ? Pour reprendre le cas du racisme, à l’évidence, « le préjugé ne se prolonge pas automatiquement en pratique » [54]. En témoigne la fameuse étude menée par Richard T. LaPiere [55] dans les États-Unis des années 1930 afin d’analyser le lien entre attitudes et pratiques racistes. Après s’être rendu, dans une première étape de l’enquête, dans 184 restaurants et 66 hôtels en compagnie d’un couple de Chinois, ne se heurtant qu’à un seul refus fondé sur un motif raciste, Richard T. LaPiere expédia aux restaurateurs et hôteliers visités un questionnaire les interrogeant, entre autres, sur l’accueil qu’ils réserveraient à d’éventuels clients asiatiques ; 90 % des enquêtés répondirent qu’ils n’accepteraient pas de tels clients. Ces résultats semblent aller dans le sens de l’affirmation d’Irwin Deutscher selon lequel « il n’y a aucune base théorique pour affirmer que ce que les gens disent est lié à ce qu’ils peuvent faire par ailleurs » [56]. La question se pose donc de savoir à quelles conditions les opinions et valeurs exprimées par les personnes en entretien sont celles qui orientent effectivement leur action, et comment on peut conceptualiser la dimension cognitive de l’action sociale. On se retrouve ici confronté à une polysémie des termes désignant des schèmes cognitifs qui organisent le rapport au monde des acteurs sociaux : représentations, opinions, préjugés, attitudes, idéologies, etc. Parle-t-on de la même chose ? À l’évidence, non [57]. Dès lors, comment penser l’articulation entre ces différents types de schèmes cognitifs et les pratiques sociales ? La construction de ces schèmes relève-t-elle du niveau individuel ou engage-t-elle les institutions et les structures sociales ? Et pour finir, l’entretien doit-il définitivement être considéré comme inapte à rendre compte des schèmes cognitifs qui orientent ces actions sociales, en raison de l’absence d’alignement entre les rationalités engagées dans l’action et celles engagées dans l’entretien ?
33Enfin, une quatrième salve d’arguments considère comme problématique la façon dont la subjectivité de l’enquêté ou/et de l’enquêteur imprègne la situation d’entretien et le matériau qui en est le produit. D’un côté, la subjectivité de l’enquêté le conduirait à déformer la réalité sociale et les propos tenus en entretien ne seraient rien d’autre que l’expression d’un « je » parmi d’autres, ne permettant donc pas d’atteindre la « vérité » des pratiques et représentations en acte. De l’autre, l’enquêteur lui-même serait menacé par l’intrusion de sa propre subjectivité dans la relation d’enquête. Cette subjectivité l’inclinerait à imputer des raisons aux acteurs sociaux et cela, d’autant plus que ses présupposés théoriques le conduiraient à interpréter les propos et attitudes de l’enquêté dans un sens donné. Les questions de l’enquêteur seraient ainsi le produit d’hypothèses et d’orientations théoriques qui relèveraient de sa subjectivité et influenceraient à la fois les propos de l’enquêté et la façon dont l’enquêteur les interpréterait.
Un biais individualisant, voire psychologisant
34L’autre grande ligne de critique de l’entretien dans sa prétention à atteindre les pratiques et représentations dans leur dimension synchronique tient au fait que l’entretien isolerait de façon artificielle les individus, encourageant ainsi des lectures redevables d’une conception individualiste, voire psychologisante, du social. Cette critique ne manque pas de rappeler que l’entretien a des origines psychosociales [58]. La critique des ethnographes à l’égard de l’entretien « semi-directif classique » s’ancre ainsi dans l’idée que l’entretien n’a de sens qu’en contexte, dans le cadre d’une enquête ethnographique ayant pour objet un milieu, étudié avant tout au moyen d’une observation permettant d’accéder aux interactions sociales, l’entretien n’intervenant que comme un supplément à l’observation dans le dispositif de recherche. L’entretien ethnographique présenterait ainsi trois ruptures majeures au regard de l’entretien sociologique « classique » (et aussi, bien sûr, des sondages et questionnaires) : « On les appelle entretiens ethnographiques parce qu’ils ne sont pas isolés, ni autonomisés de la situation d’enquête. Les enquêtés sont resitués dans leurs milieux d’inter-connaissance » [59].
35L’entretien « semi-directif » serait donc obéré par son incapacité à saisir le social autrement qu’à travers le prisme de l’individualisme méthodologique. Il conduirait nécessairement à une lecture du monde social reposant sur le postulat de la liberté de l’acteur et niant ou sous-estimant le poids des phénomènes institutionnels et structurels. Hors du champ de l’ethnographie, seule la formule non directive de l’entretien permettrait d’atteindre les structures sociales en dévoilant l’inconscient des interrogés à leur insu. Mais qu’est-ce qui prouve que ces schèmes inconscients informent les pratiques des acteurs sociaux ? Par exemple, peut-on considérer que les pratiques d’attribution des logements sociaux sont déterminées par une intériorisation inconsciente d’une « idéologie raciste », plutôt que conditionnées par la croyance plus consciente en d’autres valeurs (celles du service public, celles de la justice sociale) ou par des contraintes d’action (maximiser la gestion de l’organisme HLM, donc éviter les impayés de loyer et les conflits de voisinage, minimiser le nombre de logements vacants, etc.) ? D’un côté, on ne peut pas considérer comme une évidence que les structures idéologiques identifiées à travers l’entretien non directif informent telle ou telle pratique d’action publique ; de l’autre, les prétentions de l’entretien semi-directif à atteindre ces pratiques et représentations sont constamment mises en doute, pour toutes les raisons que nous venons d’indiquer. Comment sortir de cette aporie ? Faut-il oublier l’entretien semi-directif en sociologie de l’action publique ?
Des critiques aux préconisations : observer plutôt qu’interroger ?
36Les critiques développées à l’encontre de l’entretien semi-directif dans son effort pour saisir des pratiques et représentations aboutissent à la formulation d’un ensemble de propositions générales. Du côté de ce qu’on pourrait appeler la « critique ethnographe », trois principales préconisations sont avancées. La première consiste à privilégier l’observation pour réduire l’entretien à un simple complément que l’on ne convoquera qu’en cas de nécessité ultime.
« L’entretien approfondi en enquête ethnographique est le plus souvent utilisé comme un pis-aller, une manière d’obtenir des informations et des points de vue sur un objet que l’on ne peut pas matériellement recueillir in situ par observation directe. […] Dans la plupart des cas, rien ne remplace la richesse de l’observation directe. » [60]
38Cette dernière est considérée d’office comme la méthode la plus efficace pour accéder aux pratiques et représentations des acteurs sociaux, dès lors que ceux-ci sont présumés complètement aveugles à leurs propres pratiques : « Les pratiques les plus ordinaires se prêtent difficilement à l’entretien : les enquêtés littéralement ne “voient” pas ce qu’ils font : le travail reposera alors principalement sur l’observation » [61]. La deuxième préconisation, relative à la gestion et à l’analyse des entretiens, est de considérer la relation d’enquête comme le « vrai » matériau produit par l’entretien, comme on l’a déjà vu. Le contenu du discours produit en entretien n’a en lui-même que peu d’intérêt, puisque la réalité des pratiques et représentations sociales en ressort déformée. Enfin, la troisième préconisation consiste à gérer la relation d’enquête et à promouvoir la neutralité de l’enquêteur, en gommant en particulier la violence symbolique que pourrait générer la situation d’entretien.
39Il faudrait donc, semble nous dire cette critique, renoncer à la forme inaboutie, « bâtarde », qu’est l’entretien « semi-directif ». La plus grande partie de la littérature produite sur l’entretien semble imprégnée de l’idée que l’entretien « semi-directif » est une forme impure d’entretien, définie en opposition aux deux formes pures que seraient l’entretien non directif, apte à rendre compte des structures idéologiques inconscientes, et l’entretien ethnographique, complément éventuel de l’observation dans le cadre d’une enquête ethnographique visant à reconstituer les structures des pratiques. Pour schématiser, on aurait d’un côté l’entretien non directif, propre à identifier les structures cognitives, et de l’autre l’entretien ethnographique, apte à reconstituer les structures matérielles (et cognitives) de la réalité sociale. Dans les deux cas, seul ce qui « transpire » du discours (dans un cas, les traces d’inconscient, dans l’autre, celles de la relation d’enquête) permet d’atteindre ces structures, tandis que le contenu explicite du discours lui-même est suspect.
40Que penser de ces critiques et préconisations ? Elles nous paraissent, pour commencer, emportées par une vision étroite, réductrice, des usages effectifs de l’entretien en sociologie en général et en sociologie de l’action publique en particulier. Ainsi Stéphane Beaud oppose-t-il trop rapidement « son » entretien ethnographique à ce qu’il appelle – la formulation mérite d’être relevée – « l’entretien semi-directif type Sciences Po » [62]. Selon lui, cet « entretien semi-directif type Sciences Po » serait problématique en ce qu’il reposerait sur un « implicite quantitatif » [63] qui se traduirait par trois éléments : les entretiens seraient d’abord conçus comme un moyen d’obtenir une masse d’information, donc comme une sorte de substitut au questionnaire ; ils s’inscriraient ensuite dans un protocole de recherche caractérisé par une coupure très nette entre entretiens et observation, propice à une fâcheuse décontextualisation des entretiens ; enfin, le travail interprétatif lui-même serait largement décontextualisé, dès lors que les entretiens ne seraient pas liés entre eux par un contexte commun. Le jugement porté sur l’entretien non ethnographique est d’une sévérité radicale : « Ne peut-on pas faire l’hypothèse […] que l’entretien semi-directif, de type “Sciences Po”, est à l’entretien ethnographique ce que le “sondage” est au questionnaire sociologique bien construit ? » [64]. Pour l’auteur, l’entretien « semi-directif type Sciences Po » ne saurait donc être autre chose qu’un substitut fragile d’une bonne enquête statistique. Hors de l’entretien ethnographique, point de salut !
41Ce jugement est-il fondé ? Nous verrons plus loin que l’on peut lui opposer toute une série de critiques fortes. En tout état de cause, il paraît beaucoup trop réducteur de considérer que la seule alternative à l’entretien ethnographique serait l’entretien « type Science Po » tel que Stéphane Beaud le caractérise. Pour ne donner à ce stade qu’un seul aperçu, de nombreuses enquêtes de sociologie de l’action publique, sans passer par le protocole type d’une enquête ethnographique, veillent à contextualiser les données produites en entretien, par exemple à travers la réalisation de monographies socio-historiques locales ou nationales. Au bout du compte, ce durcissement de l’opposition entre le « bon » entretien ethnographique et les autres entretiens (réduits à la pâle et homogène figure de « l’entretien type Science Po ») renvoie assez clairement à un conflit théorique que, du reste, Stéphane Beaud lui-même identifie à sa façon. Opérant une distinction entre l’entretien comme simple moyen de recueillir des informations (ou des « opinions ») et l’entretien comme moyen de mettre en œuvre une socio-analyse, il soutient que ce clivage rejoint celui qui sépare, d’un côté, ceux qui optent pour le principe de la transparence du monde social et, de l’autre, ceux qui – comme lui – n’ont pas renoncé au principe de non-conscience des acteurs sociaux énoncé dans le Métier de sociologue [65]. Or, cette façon de réduire les oppositions théoriques à ce clivage binaire mérite d’être interrogée. La posture compréhensive sur laquelle nous reviendrons plus loin – et d’où découle un usage spécifique de l’entretien – que l’auteur semble ignorer, ne peut selon nous être réduite à aucune de ces deux approches.
42La façon dont Philippe Bongrand et Pascale Laborier [66] tendent à réduire, de leur côté, l’entretien en sociologie de l’action publique à l’entretien principalement « semi-directif, informatif et rétrospectif » nous semble également discutable. Ces auteurs ont certes raison de déplorer la trop faible explicitation des usages de l’entretien par les sociologues de l’action publique. Ils nous semblent en revanche sous-estimer l’existence d’autres usages de l’entretien au sein de la sous-discipline, la non-explicitation de ces usages ne pouvant être confondue avec leur absence de logique. En particulier, ils marginalisent selon nous trop rapidement le recours à l’entretien dans sa forme compréhensive. En bilan, ils nous semblent sous-estimer à la fois les usages de l’entretien qui s’écarteraient de la seule recherche d’informations sur les actions passées et la capacité de l’entretien à faire accéder l’enquêteur à ces actions passées. Autrement dit, les apports de l’entretien dans ses deux formes compréhensive et informative/narrative en sociologie de l’action publique nous paraissent ici largement sous-estimés.
43Au total, les critiques que rencontre l’entretien en sociologie de l’action publique posent selon nous un double problème. D’une part, la plupart d’entre elles reposent (plus ou moins explicitement) sur des présupposés théoriques et épistémologiques discutables. D’autre part, elles sous-estiment la diversité – et la logique implicite – des usages existants de l’entretien en sociologie de l’action publique et la capacité des chercheurs de cette sous-discipline à contrôler ces usages. Nous souhaitons donc formuler une série de propositions et, plus précisément, justifier et revendiquer d’autres usages de l’entretien en sociologie de l’action publique, à savoir l’entretien informatif/ narratif et l’entretien compréhensif.
Pour une réhabilitation de l’entretien en sociologie de l’action publique
44Dans cette seconde partie, nous voudrions défendre l’idée selon laquelle l’entretien n’est pas uniquement utile pour atteindre des structures idéologiques qui seraient révélées par des traces discursives de l’inconscient ou pour créer des situations artefactuelles heuristiques. Nous nous livrerons d’abord à une critique des excès du constructivisme en sciences sociales à l’origine, à notre sens, de cette restriction abusive des types d’usage que l’on peut faire de l’entretien en sociologie de l’action publique. Nous défendrons ensuite l’idée qu’il est possible d’utiliser l’entretien tant pour reconstituer des processus historiques d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques (usage narratif de l’entretien) que pour connaître les pratiques effectives des acteurs et leurs représentations en acte (usage compréhensif). Bref, il s’agit d’exhumer la rationalité sous-jacente qui préside aux usages hétéroclites – et honteux – qui sont faits de l’entretien dans les travaux de sociologie de l’action publique.
Du constructivisme en sciences sociales et de quelques-unes de ses dÉrives
45Les restrictions posées à l’usage de l’entretien telles qu’elles sont exposées dans la littérature méthodologique sont, à notre sens, symptomatiques de la place hégémonique qu’ont pris les approches constructivistes ces dernières décennies dans les sciences sociales et des dérives qu’une telle hégémonie a pu entraîner. Il ne s’agit pas pour nous ici de remettre en question les formidables progrès qu’ont fait faire aux sciences sociales les différentes approches constructivistes [67]. En suivant des auteurs comme Ian Hacking ou Jacques Dewitte, nous voulons plutôt montrer qu’à force de vouloir dévoiler les « vilains petits secrets » de la production de la connaissance vulgaire et savante du monde social, certaines des démarches constructivistes les plus radicales finissent sinon par renoncer au projet de connaissance de la réalité sociale, au moins par limiter très fortement le champ de ce qui peut être connu. D’une certaine manière, les attaques contre l’entretien et la limitation à l’extrême du champ des données qu’il permet de construire constituent un avatar de cet étiolement du champ d’investigation des sciences sociales.
46L’un des grands mérites du constructivisme en sciences sociales est d’avoir balayé un certain nombre de certitudes à la fois théoriques et épistémologiques. Sur le plan théorique, le constructivisme a permis de mettre à bas un certain nombre de certitudes structuro-fonctionnalistes en mettant l’accent sur l’historicité et la contingence des phénomènes sociaux, en réintégrant les acteurs sociaux, leurs représentations et les interactions dans lesquelles ils sont impliqués dans la construction des règles, conventions et institutions qui cadrent la vie sociale. Sur le plan épistémologique, le constructivisme a permis de remettre en question les certitudes positivistes en mettant l’accent sur le fait que tout rapport au monde social, toute tentative de connaissance de ce monde est médiatisée par des opérations de typification [68] et de classement des faits sociaux qui, par la suite, structurent et limitent le regard sur ces faits. De la même manière qu’il existe des opérations indigènes de construction sociale des objets sociaux (le genre, la race, la classe, les faits, la « réalité », etc.) qui affectent la façon dont les individus interprètent leur environnement, se comportent et interagissent, il existe des opérations savantes de taxinomie, d’isolement d’entités pertinentes et d’élaboration d’instruments de mesure [69] qui n’ont rien d’innocent ni de naturel et qui déterminent largement les questionnements et les énoncés sur les objets sociaux. C’est sur la base de cette reconnaissance des logiques de construction sociale des faits de science qu’un souci croissant de réflexivité sur les pratiques de circonscription des objets et sur les biais nécessairement induits par toutes les techniques d’enquête s’est fait jour.
47Le succès, mérité au demeurant, des perspectives constructivistes a néanmoins donné lieu à des excès, que l’on peut résumer par la très parlante expression de Jacques Dewitte : « L’ivresse du dégrisement » [70]. Pour ce dernier, le constructivisme, qui porte en lui un principe sain, celui du nécessaire étonnement face à ce qui est mais qui pourrait ne pas être, a conduit un certain nombre de scientifiques à se détourner du réel pour ne plus s’intéresser qu’aux mécaniques de construction mentale, savante ou vulgaire, du réel.
« Désormais, l’attention se détourne du réel pour se porter prioritairement vers les opérations de construction auxquelles elle s’identifie au point de tenter de les rejouer et de les répéter dans son propre acte intellectuel. Le sujet de la connaissance s’identifie à ce point à l’acte de construire le réel qu’il n’y a pour ainsi dire plus pour lui de réalité extérieure ; elle compte pour rien, ou pour bien peu de chose. » [71]
49Michael Pollak, d’ailleurs, ne dit rien d’autre lorsqu’il constate le passage d’un travail sociologique abordant les faits sociaux comme des choses et s’attachant à expliquer ces choses à un travail davantage affairé à comprendre « comment les faits sociaux deviennent des choses » [72]. Pour Jacques Dewitte, ce déplacement et les excès qui l’accompagnent se font au nom d’une volonté de raffinement des conditions de production de connaissance scientifique et d’accès au vrai, mais cette volonté de raffinement finit par barrer l’accès au réel. La critique constructiviste, menée au nom de la science, se fait fossoyeuse de la science. Elle ne conduit plus « à un rapport renouvelé et plus véridique au réel : elle débouche fréquemment sur la conviction que, de toute façon, tout est manipulé, tout est fiction […] ; une étrange posture qui barre d’avance l’accès même au réel et où tout se passe comme si le sujet qui énonce cette situation savourait sans oser l’avouer sa supériorité, puisqu’il fait partie de ceux qui savent, qui ne s’en laissent pas conter » [73].
50Cette ivresse du dégrisement qui caractérise le constructivisme radical a deux conséquences néfastes sur la manière dont est perçu et pratiqué l’entretien : la première conséquence, c’est la focalisation des chercheurs sur les biais induits par les méthodes d’enquête et le caractère potentiellement heuristique de ces biais ; la deuxième, c’est la rétraction du champ des objets d’étude. L’usage ethnographique de l’entretien – et la manière dont ses praticiens le vantent – est assez caractéristique de la première conséquence. L’outil ne vaut pas tellement en tant qu’outil d’accès à une réalité sociale dont on a fait son deuil, mais en tant que sa mise en œuvre crée une situation artefactuelle dont on présuppose qu’elle débouchera sur la construction de données de premier choix sur le milieu observé. Dès lors que les données sont davantage construites que collectées par les outils d’enquête, puisque qu’encore une fois, les voies de la réalité sociale sont impénétrables, mieux vaut s’intéresser au caractère signifiant des biais et interférences générés par leurs usages que s’intéresser à une illusoire réalité sociale. Si, encore une fois, il est légitime de garder à l’esprit l’enseignement des auteurs du Métier de sociologue selon lequel les données sont construites et non pas collectées, on constate aujourd’hui qu’au nom de ce précepte, bon nombre de chercheurs considèrent que les « interférences », le rapport social anormal qui s’installe dans l’enquête, sont les seules données valables de l’enquête qualitative. C’est ce que laissent en tout cas penser les prises de position des partisans de l’approche ethnographique, ou encore l’idée lancée par Franck Franceries selon laquelle « en matière d’entretien, la “cuisine”, c’est le résultat » [74].
51La seconde conséquence néfaste du constructivisme radical, c’est la rétraction du périmètre des objets d’étude des sciences sociales, rétraction qui se reflète dans la délimitation restrictive des données que l’entretien permet de produire. On peut en effet trouver dans les pratiques de l’entretien non directif et ethnographique les traces de ce que Ian Hacking appelle le « constructionnisme universel », ou encore l’« idéalisme linguistique », une version extrême du constructivisme fondée sur le postulat selon lequel « n’existe que ce dont on parle ; rien n’a de réalité avant que l’on ait dit ou écrit quelque chose à son propos » [75]. Dès lors que la réalité est « ce qui est construit et rien d’autre », dès lors « qu’il n’y a pas d’Autre à l’activité constructrice », qu’« il n’y a pas de réel extérieur à la connaissance ou à la perception » [76], la recherche scientifique ne peut connaître et interpréter que les logiques subjectives de typification et de classement du réel auxquelles ont recours les agents sociaux (entretien non directif) ou encore les situations artefactuelles qu’elle suscite en posant son regard sur tel phénomène ou tel groupe (entretien ethnographique). Selon Ian Hacking, c’est l’application, dans certains travaux d’inspiration constructiviste, de ce principe de « performativité » générale qui pose problème, cette idée selon laquelle le monde social est peuplé d’objets qui sont avant tout les produits d’opérations humaines – vulgaires et savantes – de typification et de classement, et selon laquelle la seule recherche qui vaille et qui soit envisageable, c’est l’étude des mécanismes de construction mentale et discursive de ces objets. Pourtant, il est des objets, des faits sociaux que l’opération consistant à les regarder et à les catégoriser ne crée pas et ne fait pas changer. Suivons Ian Hacking qui prend pour exemple les loyers. On peut s’y intéresser en tant qu’objet « ontologiquement subjectif », contingent, « car, en l’absence de sujets humains et de leurs institutions, il n’existerait pas d’objets tels qu’un loyer ». Il est donc légitime de s’intéresser, d’une part, à la construction de l’institution « loyer » dans les rapports entre propriétaires et locataires et institutions politiques, et, d’autre part, à la manière dont la recherche en sciences sociales peut connaître l’institution loyer. « Mais un loyer est épistémologiquement objectif. Vous savez fort bien (il n’y a là rien de subjectif) que vous devrez payer 850 dollars le premier du mois » [77]. Il est donc légitime pour les sciences sociales de mettre entre parenthèses un instant les questions relatives aux biais induits par les constructions contingentes de l’objet, par les instruments de mesure utilisés, et plus généralement les questions relatives aux représentations et à leurs effets performatifs, pour s’intéresser à des questions telles que le taux d’effort des ménages, l’évolution des loyers ou encore les arbitrages entre dépenses que font les ménages pour les honorer.
52À l’encontre de cette posture de constructionnisme universel, frisant l’hyper-relativisme [78], que l’on ressent très nettement dans l’usage ethnographique de l’entretien, nous voudrions proposer une posture de réalisme critique [79] appliquée aux entretiens. Cette posture consiste à considérer d’abord qu’une fois admise l’idée selon laquelle nous n’avons que peu de garantie sur l’extériorité des objets sociaux par rapport aux sujets qui les observent, on peut néanmoins formuler des énoncés sur ces objets, que la prudence nécessaire face aux biais qu’induit nécessairement l’acte de connaître ne doit pas mener à se focaliser uniquement sur ces biais – érigés en objets de connaissance centraux (« le résultat, c’est la cuisine ») – et à abandonner l’étude des faits sociaux. S’intéresser aux faits doit rester légitime et central [80], même si l’idée des faits que se fait le sens commun ou le sens savant est intéressante. Cette posture consiste ensuite à dire que les pratiques d’enquête ne produisent pas nécessairement des artefacts, ne font pas nécessairement exister l’objet. Certains objets existent au moins partiellement dans la nature (« out there »), ils constituent des « unités empiriques », pour reprendre le terme de Charles Ragin [81], des dispositifs concrets qui s’articulent autour de faits, laissent des traces et produisent des effets, indépendamment du regard que les agents sociaux ou les chercheurs portent sur eux ; ces objets ont soit des délimitations empiriques évidentes qui facilitent leur identification (« cases are objects » : une organisation, par exemple), ou au contraire, requièrent un travail préliminaire d’identification de leurs limites empiriques (« cases are found » [82] : par exemple, un dispositif de politique publique impliquant une pluralité d’institutions). Reste à justifier du recours à l’entretien pour saisir ces faits sociaux.
À la recherche des processus historiques constitutifs de l’action publique : l’entretien informatif et narratif
53L’orthodoxie méthodologique renvoie les questions de collecte d’informations sur les faits au travail sur archives, sur données statistiques et sur la documentation officielle, voire à l’observation censée donner, sur ce point, plus de résultats que l’entretien. L’usage de l’entretien à titre « informatif et rétrospectif » [83] est contesté au nom des problèmes mentionnés plus haut. Pourtant, un rapide regard sur les travaux d’analyse des politiques publiques permet de constater deux choses. Il apparaît d’abord que peu d’entre eux font entièrement l’impasse sur la « genèse » ou la « structuration historique » des champs d’action publique ou des décisions des autorités publiques [84]. On peut même affirmer que la prise en compte de la profondeur historique des processus d’action publique est devenue un des leitmotive de la sous-discipline avec la position de plus en plus forte qu’y occupent les approches néo-institutionnalistes, et notamment la version historique de cette approche [85]. Les travaux de sociologie de l’action publique sont, de plus, soucieux de repérer des « points de bifurcation » des politiques, des mécanismes de « lock in », des moments clés à partir desquels le sort des processus d’action est partiellement scellé [86]. Ensuite, force est de constater qu’un nombre relativement limité de ces travaux, malgré la vogue récente de l’approche socio-historique du politique [87], fait des méthodes propres à l’historien, et notamment de la consultation d’archives, leurs méthodes principales. Il nous semble que ce non-recours systématique à ce qui constitue le cœur de la technique historienne est compensé par un usage historien, informatif et narratif des entretiens. Ceux-ci n’y sont pas uniquement utilisés à fin de recueillir les représentations des acteurs impliqués ou de définir leur position sociale au travers de « l’observation dans l’entretien ». Le spectre des données construites dans les entretiens est beaucoup plus vaste, intégrant des précisions sur les processus de décision, sur les moments charnières de ces processus, sur la place respective des différents acteurs impliqués, bref des données de type factuel [88]. Il y a sans doute des raisons à cet usage, même s’il s’agit peut-être parfois d’un usage « honteux », recouvert du secret de « l’impensé méthodologique ».
54Parmi ces raisons, il faut d’abord mentionner les limites des autres techniques de construction de données factuelles ou l’absence de matériaux. Pour certains historiens, le recours aux archives et, plus généralement, aux sources écrites ne met pas le chercheur à l’abri des biais – illusion biographique, récit subjectiviste des faits – que l’on attribue généralement à ce que les sociologues appellent les entretiens et les historiens les « sources orales ». Le « passage par l’écriture », écrit Danièle Voldman, ne met pas nécessairement le « dire en position d’extériorité » [89]. Ce à quoi Robert Franck ajoute : « Oui, le témoignage reconstruit l’événement à sa manière. La belle affaire ! Au même titre que les sources écrites et les archives, tout aussi empreintes de subjectivité reconstructrice » [90]. L’historienne britannique Carolyn Steedman [91] va plus loin en affirmant que, dès lors que « le passé n’est plus là ! », on ne peut y accéder sous une forme pure. Il n’y a donc pas d’accès au passé qui ne soit médiatisé par des récits, que ceux-ci prennent la forme d’archives écrites au plus près de l’événement ou de récits oraux suscités a posteriori. L’opposition archive écrite/témoignage oral est donc aussi vaine que l’opposition vrai/ faux. Les archives comme les témoignages relèvent du récit, mais ils constituent les seuls matériaux à partir desquels on peut reconstituer l’histoire.
55De même, il faut mentionner la pauvreté informative des documents écrits. Alain Beltran évoque le caractère aseptisé des procès verbaux des conseils d’administration et la nécessité de recourir aux entretiens pour glaner les informations factuelles interstitielles qui permettront au chercheur de reconstituer des processus de décision [92]. Enfin, il ne faut pas négliger un autre problème, à savoir le fait que, contrairement aux « archives des historiens », celles de l’action publique (en particulier lorsqu’on s’intéresse à une période relativement récente) ne sont pas automatiquement accessibles, organisées et répertoriées ; leur accès n’est pas réglementé, il n’existe pas de « droit » à leur consultation. De plus, la pratique de l’archivage n’est pas systématique dans tous les services, tout particulièrement dans les collectivités locales. Les documents intermédiaires – courriers, courriels, notes internes, documents provisoires, etc. – sont bien souvent détruits parce que jugés de peu d’intérêt ou parce que l’archivage n’est pas rentré dans les habitudes des services.
56Les témoignages oraux sont donc souvent les seules données permettant d’avoir accès à l’histoire de la genèse d’une intervention publique ou d’une décision. Faut-il pour autant renoncer à l’analyse des processus historiques de fabrication des politiques publiques au motif que seuls les témoignages oraux sont disponibles, et se focaliser uniquement sur les représentations des acteurs impliqués dans ces politiques publiques ? Nous ne le pensons pas. Pour justifier ce point, il est utile d’opérer un détour par les débats qui ont animé la communauté historienne autour de l’apport des sources orales [93]. Alors que, dans cette discipline, pendant longtemps, seuls les documents écrits ont eu droit au statut d’archives permettant d’administrer la preuve, la valorisation progressive au cours du 20e siècle de nouveaux objets (histoire des mentalités et des sensibilités, histoire du temps présent) et de nouveaux acteurs (témoins d’événements catastrophiques, groupes sociaux dominés) a progressivement conduit à l’usage d’archives orales et à la réalisation d’entretiens par les historiens. On peut distinguer deux types d’usage de telles sources. L’usage « subjectiviste » est un peu le cousin historien des entretiens non directifs et ethnographiques en sociologie : il s’intéresse à la manière dont certaines expériences ont été vécues subjectivement, il est « plus soucieux de ce que livrent les interstices du discours » que du contenu strictement informatif du discours, il est sensible, enfin, « à la dimension de la présence des corps et aux “façons de dire” » [94]. Le deuxième usage – « réaliste et factuel » [95] – nous intéresse davantage, car il s’apparente à celui qui est souvent fait de l’entretien dans les enquêtes sur l’action publique : il s’agit ici de recourir aux sources orales (établies pour les besoins de l’enquête ou de « seconde main ») afin de constituer des connaissances sur les faits et les événements, de reconstituer des processus de décision et d’action.
57Si, aujourd’hui, le recours aux ressources orales s’est banalisé et académisé en histoire, des interrogations n’ont néanmoins pas manqué de se faire jour dans la discipline autour du recours à cette méthode [96]. On a soulevé, du côté de l’interviewé, le problème de la mémoire (« un souvenir peut-il être crédible ? » [97]), de la « sécrétion volontaire et organisée d’une mémoire perdue » [98], des mécanismes de reconstruction des événements « sous l’effet des systèmes de représentations postérieurs », de l’interférence des mémoires de groupes, de la tendance à « l’extrapolation » conduisant les interviewés à généraliser leur expérience individuelle, de la « re-hiérarchisation » [99] des événements par le témoin. Du côté de l’intervieweur, on a remis en remis en question le crédit à accorder à une technique par laquelle l’historien suscite des discours ad hoc déterminés par des préoccupations de recherche particulières, « construit sa source en vue d’une exploitation immédiate » [100], théoriquement intéressée. L’entretien est une « archive provoquée » [101], « une documentation inventée pour les besoins préétablis de l’enquêteur » [102], à l’opposé des archives écrites composées de textes qui ne sont pas rédigés dans le but de contribuer à faire l’histoire. L’empathie compréhensible pour les « témoins » et les dominés négligés par l’histoire académique exposait également les collecteurs des récits oraux à une certaine fascination pour la parole recueillie, au risque de « laisser parler le document », et à abdiquer toute posture critique [103]. Enfin, d’autres problèmes ont trait à la faculté donnée aux pairs de contrôler les conditions dans lesquelles les témoignages sont recueillis, ce qui nécessite l’archivage et la possibilité d’usages secondaires.
58Ces difficultés ne sont pas jugées insurmontables par les historiens recourant aux sources orales. Il ne s’agit pas de les nier, mais tout simplement d’affirmer qu’il existe des moyens de maîtriser les biais que l’usage de cette méthode peut induire. Ces moyens peuvent se résumer à la précaution élémentaire consistant à ne pas confondre « mémoire » et « histoire » [104]. Prendre au sérieux les informations fournies par les enquêtés dans le cadre d’entretiens ne revient à les prendre au pied de la lettre ; attribuer à ces mêmes enquêtés un statut de « porteur d’informations », « unique détenteur de renseignements de première main » [105], ne revient pas à les considérer comme des acteurs omniscients. Face aux propos tenus dans un entretien comme face à tous types de données, le chercheur doit honorer son devoir d’analyste : les « récits de vie, indique Florence Descamps, ne sont pas de l’histoire, ce sont uniquement des matériaux, des données, qu’il faut critiquer et retravailler pour construire un discours proprement historique » [106]. Si l’archive orale que constitue l’entretien est confrontée à une critique externe – analyse de sa provenance et de ses conditions de production – et interne – contrôle de l’authenticité des informations qu’elle contient –, il n’existe plus beaucoup de raison de penser qu’elle est définitivement moins fiable que l’archive écrite. Ce travail critique sur la source orale passe également par la confrontation systématique de son contenu à celui d’autres matériaux, comme les archives écrites, les documents officiels ou encore les notes d’observation, ce qui est le plus souvent le cas des travaux de sociologie de l’action publique, où il est très rare que l’entretien soit l’unique outil d’enquête mis en œuvre [107].
59Un autre dispositif de contrôle des données est le recoupement systématique des différents entretiens, recoupement pratiqué aussi bien par les historiens que par les sociologues de l’organisation et de l’action publique. Car, comme l’indique encore Florence Descamps, « l’entretien isolé n’a pas de valeur ; il doit précisément se trouver pris dans un réseau documentaire assez vaste d’interrelations et de résonance. […] Nous considérons que nous ne pouvons guère raisonner à partir d’un seul entretien, mais plutôt à partir d’un ensemble de témoignages construit de manière rigoureuse » [108]. La confrontation systématique d’un nombre conséquent de témoignages constituant un « corpus » (cousin du corpus d’archives) doit permettre d’atteindre une vision juste des événements et des faits « en rupture partielle avec les interprétations et les visions ordinaires des acteurs du contexte d’action étudié » [109]. Dans un type d’enquête qui s’intéresse aux processus historiques d’élaboration et de mise en œuvre d’une politique, l’enjeu est – à l’image de ce que décrit Erhard Friedberg pour l’analyse sociologique de l’action organisée – à la fois de recueillir le spectre le plus large de points de vue différents sur l’action passée, mais aussi de parvenir à accumuler des témoignages qui se recoupent. Il s’agit, pour reprendre les mots d’Erhard Friedberg, de :
« Multiplier les témoignages d’acteurs qui, d’un point de vue formel et/ou en fonction de la connaissance qu’il [l’analyste] a déjà acquise du système, se trouvent dans des situations distinctes et devraient donc avoir une vision différente de la réalité, et multiplier pareillement, dans la mesure du possible, les interviews d’acteurs qui, selon les mêmes critères, se trouvent dans des situations sinon identiques, du moins très semblables et qui devraient donc avoir une perception comparable de la réalité. Avec un tel dispositif expérimental, l’analyste n’est enfermé dans aucun des témoignages recueillis et, par les recoupements et les comparaisons qu’ils permettent, il est capable de prendre du recul par rapport aux “visions et aux versions subjectives” de chacun des interviewés. » [110]
61Mais bien entendu, la logique de cette démarche visant à la comparaison systématique des données pour arriver à une saturation progressive est nécessairement inflationniste – « Il vaut mieux en avoir trop que pas assez », affirme Pierre Muller [111] – et expose les chercheurs au soupçon d’usage quantitativiste de l’entretien et de confusion avec la pratique des questionnaires. Mais, répétons-le, cette multiplication des entretiens ne correspond pas à une exigence de représentativité statistique, mais plutôt de saturation des informations. C’est une des conditions qui permettront au chercheur de ne pas être tributaire du mensonge ou de la défaillance de la mémoire de tel ou tel acteur. Dans cette perspective d’usage informatif et narratif de l’entretien, on considère que les propos et informations recueillis constituent un « corpus », un « réseau documentaire » [112] dont il faut essayer de mettre au jour les contradictions et les consonances afin de parvenir à une vision fiable des processus historiques participant à la construction de l’action publique.
62On retrouve dans un autre courant des sciences sociales ayant opté pour un usage informatif et narratif des entretiens – les travaux de sociologie procédant à la collecte de récits de vie – ce même postulat réaliste [113] selon lequel il est possible de parvenir à un noyau dur d’informations historiques fiables par recoupement des entretiens. L’objectif de ce type d’entretien peut être rapproché de l’usage qu’en font certains travaux d’analyse des politiques publiques, puisqu’il s’agit d’« étudier un fragment particulier de réalité sociale-historique » [114] au travers du recueil des récits d’expériences vécues. On retrouve dans la pratique des récits de vie la stratégie de contrôle de la fiabilité des informations fournies en entretien par le recoupement systématique, ce que Daniel Bertaux appelle la démarche comparative, notamment au moment de leur retranscription. « La mise en rapport de ces témoignages les uns avec les autres, écrit-il, permet d’écarter ce qui relève des colorations rétrospectives et d’isoler un noyau commun aux expériences » [115].
63Pour Daniel Bertaux, il est une autre technique, mise en œuvre au moment de la passation de l’entretien narratif, qui permet de contrôler les biais liés à l’illusion biographique et à la tendance au mensonge et à la dissimulation. L’injonction faite à l’enquêté de « raconter » un processus d’action, puis de revenir précisément sur des faits, des événements précis et sur leur enchaînement chronologique, parce qu’elle contraint l’interviewé à effectuer in situ un travail non préparé, auquel il consent dans le contexte social particulier de l’entretien, est réputée détourner l’enquêté d’une reconstruction des faits fantaisiste, ou lui donnant un rôle trop favorable, ou plus cohérente que les faits eux-mêmes. Elle le ramène aux faits, ce qui constitue un premier facteur de contrôle. La « mise en récit cadrée », face à un enquêteur portant contradiction, amène l’acteur à produire un récit de la politique publique dont on peut considérer qu’il est toujours au moins en partie fiable. Ce qui est recherché ici dans l’entretien informatif/narratif, c’est une structure diachronique de situations et d’événements, un enchaînement de faits et de pratiques réalisés dont on peut penser qu’ils ne seront pas fondamentalement altérés par l’illusion biographique ou la tendance des individus à affabuler.
64Les modes de conduite de l’entretien informatif/narratif, que ce soit en histoire, dans les travaux sociologiques recourant aux récits de vie ou dans les travaux d’analyse des politiques publiques, associent des moments d’incitation à produire un récit, donc une directivité relâchée, et des phases de plus grande directivité. Dans les premiers temps de l’entretien et de l’enquête, on attend des interlocuteurs qu’ils se lancent dans une narration du processus d’action et/ou de décision. C’est le récit chronologique des événements, produit librement par l’enquêté, qui donne le rythme de l’entretien. Dans un second temps, que nous entendons à la fois comme phase ultérieure d’un entretien et comme le moment où, dans l’enquête, l’accumulation des entretiens commence à produire des effets de saturation, de recoupement des données, le recueil du récit de l’individu interviewé est davantage cadré. Il arrive à l’enquêteur d’être à la recherche d’aspects précis d’un processus de fabrication de la politique et non d’une présentation exhaustive supplémentaire d’un dispositif d’action. Pour reprendre la formule de Daniel Bertaux, l’expérience de l’individu est bien souvent « passée au filtre » [116] des besoins de l’enquêteur en termes de données factuelles, l’interviewé est davantage guidé vers les points que son récit peu structuré – et les entretiens précédents – n’a pas couverts. Les mailles du filtre tendent d’ailleurs à se resserrer au fil de la progression de l’enquête, à mesure que les données sur les processus s’accumulent et se recoupent, et qu’elles ne méritent plus de validation supplémentaire. Au fil des entretiens, l’appareil de relances, au départ relativement général, se précise. L’entretien peut évoluer vers une forme beaucoup plus structurée.
65Lorsqu’on travaille sur des processus historiques de politique publique – et que l’on a affaire à des « dirigeants » rompus à l’art oratoire et, parfois, à la langue de bois –, la directivité acquiert une autre fonction : faire la démonstration de la compétence de l’enquêteur et éviter de « se faire balader » par l’interviewé. Pour obtenir des informations fiables de personnes occupant des postes à responsabilité, il est souvent utile de connaître le domaine d’activité des enquêtés [117] et de « montrer que l’on sait » [118], notamment à travers des relances prolongeant les dires de l’enquêté, les mettant en perspective par rapport à ce que le chercheur connaît, ou portant contradiction. Et si les relances permettent de persuader l’enquêté qu’on en sait davantage que lui, cela peut s’avérer un avantage considérable, quitte à l’indisposer. Dans son travail sur les dispositifs organisés de la production de l’ordre public dans les gares et les centres commerciaux, François Bonnet conteste l’idée défendue par Erhard Friedberg selon laquelle il faudrait montrer dans l’entretien une adhésion à la subjectivité des enquêtés, à leurs arguments et justifications [119]. Cela peut se comprendre lorsque la subjectivité de l’individu est au cœur de la recherche, mais lorsqu’on utilise l’entretien également dans une « logique de recueil d’informations, il faut savoir contredire les interviewés et leur opposer des points de vue d’autres acteurs. Tout le problème réside dans la tension entre la logique du recueil d’informations et la logique du recueil de la subjectivité » [120]. Dès lors que ce n’est pas tant la subjectivité de l’individu qui importe que les données factuelles dont il peut être porteur, rien n’empêche l’intervieweur de rompre le cérémonial de l’entretien par la contradiction, la contestation, pour espérer obtenir d’un interviewé qu’il arrête de mentir ou de mener l’enquêteur en bateau [121].
66Toutefois, le recours à ces subterfuges n’est pas toujours nécessaire dès lors qu’un des avantages de l’usage informatif/narratif de l’entretien est d’être facilement intelligible par des interlocuteurs davantage familiers avec la technique du questionnaire ou l’interview journalistique. La consigne initiale incitant les interviewés à faire le récit de processus de décision et d’action, ainsi que les relances sollicitant des précisions sur certains points clés les amènent à évoluer dans un registre discursif qui leur est familier et peut faciliter l’instauration d’un climat de confiance. Les relances, qui sont autant un moyen d’orienter le récit sur des points restés flous qu’un moyen pour l’enquêteur de faire montre de son statut d’initié, de faire valoir une « expérience sociale commune » avec l’enquêté [122], permettent de prolonger ce climat favorable.
Connaître et comprendre les pratiques et réprésentations des acteurs de l’action publique : pour un usage compréhensif de l’entretien
67L’entretien peut s’avérer d’un très grand secours au sociologue de l’action publique non seulement dans sa quête des processus historiques d’action publique, mais aussi dans sa recherche des pratiques répétitives à travers lesquelles celle-ci s’actualise au quotidien, « par le bas », sur le « terrain » (quand un professeur enseigne, quand le personnel hospitalier s’occupe des malades, quand un agent de l’ANPE traite ses dossiers, quand les organismes HLM attribuent les logements sociaux, quand des policiers font des contrôles d’identité ou patrouillent dans des quartiers, etc.), et des mécanismes cognitifs qui structurent ces pratiques. L’usage compréhensif de l’entretien s’écarte de l’usage narratif qui vient d’être décrit, en particulier en ce qu’il envisage différemment la subjectivité des acteurs sociaux, que le chercheur souhaite ici non pas tant « contrôler » qu’« utiliser », afin de mettre à jour les pratiques d’action publique et les représentations qui les sous-tendent. Nous reviendrons ici sur les deux principales critiques adressées à l’encontre de l’entretien comme mode d’accès aux pratiques et représentations telles que nous les avons synthétisées supra, ce qui nous permettra de montrer de quelle manière, et à quelles conditions, l’usage compréhensif de l’entretien permet bien d’accéder à ces pratiques et représentations.
Comprendre les points de vue pour atteindre les pratiques et représentations
68On a vu que la plupart des arguments opposés à l’entretien comme mode de connaissance des pratiques et représentations sociales reposent sur le postulat d’un écart entre ce que les acteurs font, les représentations qu’ils engagent dans le monde social, et ce qu’ils disent, veulent dire et peuvent dire en situation d’entretien ; autrement dit, le postulat d’un écart irréductible entre ce que les acteurs font et pensent d’un côté et, de l’autre, ce qu’ils en disent à l’enquêteur. L’entretien passerait ainsi à côté de la « vérité » des pratiques et des représentations sociales. Nous reprendrons ici un à un les différents arguments qui composent cette critique. Toutefois, deux observations préalables s’imposent.
69Tout d’abord, dans la démarche compréhensive, l’objectif du chercheur n’est pas – tout du moins dans une première phase de l’enquête – de rechercher la vérité des pratiques et représentations, de chercher à savoir si les acteurs disent la vérité ou pas, mais de comprendre pourquoi ce qu’ils disent est leur vérité : « Par définition, l’interviewé a raison et ce sont justement ses “bonnes raisons” qu’il s’agit de mettre à jour » [123]. On considère que toutes les affirmations, même celles qui sont manifestement de la plus mauvaise foi, peuvent apporter quelque chose à la compréhension du social. Comme on le verra plus loin, ce n’est qu’au moment de l’interprétation du matériau produit que l’analyste se posera (et devra se poser) la question du vrai et du faux. L’entretien vise donc à comprendre les raisons d’agir et à reconstruire l’espace des points de vue sur le monde. L’écho rencontré par le texte « Comprendre » de Pierre Bourdieu, paru en 1993 [124], tient certainement à ce qu’il revendique cette posture compréhensive, en rupture radicale avec les préconisations du Métier de sociologue [125], et tout particulièrement celles relatives à la neutralité de l’enquêteur. On retrouve là l’opposition, certes schématique, entre deux démarches sociologiques plus complémentaire qu’opposées, expliquer et comprendre, démarche durkheimienne et démarche weberiennne, recherche des causes de l’action sociale et étude des raisons des acteurs sociaux. Surtout, ces démarches s’opposent radicalement quant au statut qu’elles reconnaissent à la parole des acteurs : là où la posture durkheimienne nourrit une méfiance à l’égard de cette parole, l’attitude weberienne l’envisage au contraire comme la voie privilégiée d’accès au sens de l’action sociale, permettant de saisir l’acteur dans les contraintes de la situation sociale, autrement dit de le comprendre (et, ensuite seulement, d’expliquer le social). Comme le résume Jean-Claude Kaufmann dans son guide de l’entretien compréhensif :
« La démarche compréhensive s’appuie sur la conviction que les hommes ne sont pas de simples agents porteurs de structures, mais des producteurs actifs du social, donc des dépositaires d’un savoir important qu’il s’agit de saisir de l’intérieur, par le biais du système de valeurs des individus ; elle commence donc par l’intropathie. Le travail sociologique toutefois ne se limite pas à cette phase : il consiste au contraire pour le chercheur à être capable d’interpréter et d’expliquer à partir des données recueillies. La compréhension de la personne n’est qu’un instrument : le but est l’explication compréhensive du social. » [126]
71La seconde observation préalable est que nous ne nous intéressons pas ici aux attitudes ou opinions des acteurs sociaux, mais aux représentations qui sous-tendent effectivement leurs pratiques. Il ne s’agit pas d’atteindre des structures idéologiques en soi, d’identifier des préjugés ou de « mesurer » des opinions, mais de saisir les représentations sociales, les schèmes cognitifs qui orientent effectivement les pratiques des acteurs. C’est pourquoi nous parlerons ici, non d’opinion, de préjugé, d’idéologie ou de référentiel [127], mais de représentations sociales orientant des pratiques sociales [128]. En conséquence, nous écartons la question de l’articulation entre « opinions » et préjugés, d’un côté, et action sociale, de l’autre, pour nous concentrer sur la question suivante : peut-on (et comment) accéder, par entretien, aux représentations en acte dans les pratiques sociales et s’assurer que la situation d’entretien ne produit pas d’elle-même des « opinions » plus ou moins éloignées des schèmes cognitifs effectivement à l’œuvre dans l’action sociale ?
72C’est donc de ce point de vue compréhensif que l’on étudiera ici les divers arguments selon lesquels l’écart entre le « dire » et le « faire » disqualifierait l’entretien comme méthode d’accès aux pratiques et représentations en acte. Le premier argument, rappelons-le, pointait le risque de dissimulation (consciente) de certaines pratiques ou représentations. À l’évidence, ce risque est réel. Sa prise en compte ne saurait toutefois déboucher sur la disqualification de l’entretien. Le risque de dissimulation est moins grand qu’il n’y paraît à première vue, pour deux raisons principales. La première est qu’une enquête comporte en général plusieurs (voire de nombreux) entretiens et non un seul, comme cela a déjà été relevé au sujet de l’entretien narratif. Lorsqu’il étudie un « milieu » d’action publique, le chercheur est souvent amené à interroger différentes personnes au sein d’une même institution, ou des personnes appartenant à des institutions différentes, mais se connaissant plus ou moins directement et détenant des informations sur les mêmes objets d’action publique, mais aussi les unes sur les autres. En conséquence, comme le note Erhard Friedberg [129], les interviewés n’ont pas intérêt à mentir : le risque qu’un mensonge ou une dissimulation soient trop aisément débusqués par le chercheur exerce un effet dissuasif. La complémentarité des entretiens permet à l’enquêteur d’obtenir une vue d’ensemble d’un champ d’action publique et de déjouer de possibles tentatives de dissimulation de tel ou tel enquêté. Le chercheur peut même jouer de cette multiplication des sources d’information dans un milieu d’interconnaissance pour faire dire à ses interlocuteurs ce qu’ils auraient préféré ne pas dire (« On m’a dit que… »). La seconde raison, trop souvent négligée, est la sincérité de la plupart des interviewés. Il ne faut pas oublier que, pour nombre d’entre eux, l’entretien n’est ni un interrogatoire subi et gênant, ni une perte de temps contrariante, mais plutôt une occasion rare de pouvoir réfléchir à leurs pratiques, d’évoquer les problèmes qu’ils rencontrent au quotidien dans leur travail, et de trouver une écoute extraordinairement attentive. Ils peuvent y puiser, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu, un « bonheur d’expression » [130]. Erhard Friedberg [131] n’a pas tort de considérer comme un signe de réussite de l’entretien le fait qu’à son terme, l’interviewé remercie l’enquêteur, lui exprimant par là sa reconnaissance de lui avoir prêté une écoute que Pierre Bourdieu n’hésite pas à désigner comme une forme d’« amour intellectuel », allant même jusqu’à le comparer à « l’“amour intellectuel de Dieu”, c’est-à-dire de l’ordre naturel, que Spinoza tenait pour la forme suprême de la connaissance » [132]. On ne saurait sous-estimer ce « bonheur d’avoir à dire, de pouvoir dire, et de dire bien, qui pousse à dire toujours plus » [133].
73Non seulement, pour ces raisons, le risque de non-dits est moins prononcé qu’on pourrait le croire, mais en outre, diverses ficelles peuvent être activement mobilisées par le chercheur en vue de couper court aux éventuelles tentatives de dissimulation. La première consiste à limiter l’asymétrie entre l’enquêteur et l’enquêté, dont on a vu qu’elle constituait une source importante de dissimulation. Concrètement, cela peut passer par le choix d’enquêteurs aux caractéristiques sociales spécifiques (en termes d’âge, de classe sociale, de genre, d’appartenance ethnique, etc.), ou/et par une présentation de soi conçue pour limiter la violence symbolique de la situation. Ensuite, si le risque de dissimulation par la hiérarchie est particulièrement élevé, l’enquêteur peut le contenir en développant une stratégie d’enquête « de bas en haut » [134] : les premiers entretiens sont menés avec les agents d’exécution, les suivants avec les cadres intermédiaires, les derniers avec les acteurs occupant des positions au sommet de l’institution. Les informations acquises auprès des premiers interviewés, moins méfiants vis-à-vis de l’enquêteur ou moins habités par le souci de préserver intacte la façade publique de l’institution, sont alors autant d’armes que l’enquêteur peut manier pour contraindre les dominants à dépasser la langue de bois. Une autre ficelle, suggérée par Howard Becker [135], consiste à faire parler ceux qui sont les plus susceptibles de ne rien cacher de l’institution : les « marginaux » de l’institution, voire ceux qui n’y sont plus – dans certains cas, parce qu’ils en ont été exclus – et qui n’ont pas ou plus intérêt à défendre cette façade publique, voire qui peuvent trouver un intérêt – ou éprouver un certain plaisir – à l’égratigner. Et si le risque de dissimulation est certainement accentué dans le cas des sujets « sensibles », des représentations peu avouables, peu légitimes, différents moyens permettent là encore à l’enquêteur de s’en sortir, que ce soit par un travail sur la présentation du sujet de l’enquête, sur la formulation des questions, ou sur la modulation du degré de directivité au cours de l’entretien [136].
74Le deuxième argument est celui de l’incapacité des acteurs à verbaliser certaines pratiques ou certaines règles du jeu social. Les acteurs seraient tout d’abord incapables d’exprimer certaines pratiques qu’ils développent consciemment, mais qui ne relèvent pas de leur conscience discursive. Cela disqualifie-t-il pour autant l’entretien ? Bien au contraire, le contre-argument qui vient immédiatement à l’esprit est que tout le travail de l’enquêteur consiste précisément à dépasser cette difficulté à verbaliser, à aider l’enquêté à dire ce qu’il n’arrive pas à dire, à faire passer une partie de ce qui est dans sa « conscience pratique » dans sa « conscience discursive ». Un instrument clé consiste ici à prêter une extrême attention aux discours indigènes dans ce qu’ils ont de plus implicite et à mettre en œuvre une maïeutique dont l’objet est de conduire l’enquêté à les expliciter. Il s’agit de comprendre les « catégories indigènes » [137], ou, pour reprendre Howard Becker, de « comprendre les discours étranges » [138]. Ainsi, alors qu’il accompagnait des étudiants en médecine durant leurs visites aux patients en hôpital, dans le cadre d’une enquête sur la profession de médecin, Howard Becker entendit l’un de ces étudiants qualifier un patient de « rosse » :
« J’ai immédiatement posé une question d’une incroyable profondeur théorique : “C’est quoi une rosse ?” Il [l’étudiant] m’a regardé d’un air qui voulait dire que n’importe quel crétin savait ça. Alors j’ai dit : “Non, sérieusement, qu’est-ce que tu voulais dire quand tu as dit que c’était une rosse ?” Il sembla un peu embarrassé. Il savait ce qu’il avait voulu dire quand il l’avait dit, mais il n’était pas sûr de pouvoir l’expliquer clairement. » [139]
76L’étudiant ne fut en mesure de clarifier ce qu’il avait voulu dire qu’après quelques tâtonnements, guidé par les relances de l’enquêteur. Si, dans le cas rapporté par Howard Becker, l’enquête reposait sur un protocole mêlant observation et entretiens, il est toute une série d’outils (en particulier, des stratégies de formulation des questions et de directivité de l’entretien) qui permettent au sociologue de l’action publique de faire émerger – puis expliciter – ces catégories indigènes au travers des seuls entretiens, comme on le verra par la suite.
77Ce qu’illustre l’anecdote rapportée par Howard Becker, c’est que les acteurs sociaux mobilisent constamment un vocabulaire indigène plein d’implicites, de prémisses, que le chercheur doit les amener à expliciter s’il veut comprendre les normes non dites qui régissent un groupe, une profession, les membres d’une institution, d’un champ d’action publique. Élucider le terme de « rosse » permet ainsi à Howard Becker de saisir certaines attentes et normes professionnelles fonctionnant à l’état d’implicite, par exemple le fait que, du point de vue des médecins, leur prestige soit associé à la capacité qu’ils démontrent à sauver des vies, à résoudre des problèmes médicaux difficiles. C’est cette définition implicite du prestige qui les conduit à distinguer entre différentes catégories de patients et à stigmatiser les « rosses », ces patients envahissants qui se plaignent de tous les maux sans souffrir de pathologie réelle et donc sans leur offrir la possibilité de faire la démonstration de leurs compétences médicales. Le travail d’« explicitation de l’implicite » mené en entretien, parce qu’il permet de mettre à jour les présupposés tacites des acteurs, « nous fait pénétrer au cœur même du mode d’organisation et de fonctionnement d’une activité sociale complexe » [140]. De la même façon, c’est le repérage d’expressions récurrentes des plus banales (« c’est normal », « c’est pas beau ») et le travail d’accompagnement des enquêtés vers leur explicitation, qui permettent à Jean-Claude Kaufmann, en se passant cette fois de tout recours à l’observation, de comprendre les règles sociales tacites encadrant la pratique des seins nus à la plage [141]. Ces exemples montrent à l’envi que la conscience pratique n’est en rien condamnée comme par fatalité à demeurer inaccessible à l’enquêteur. Comme l’affirme Anthony Giddens, il n’existe pas de frontière imperméable entre les deux formes de conscience. Au travers de l’entretien, l’enquêteur peut dès lors amener l’enquêté à élargir sa conscience discursive. Ceci n’est pas sans implication quant à la posture que l’enquêteur doit adopter : neutralité ou pas ? Les tenants de l’entretien compréhensif refusent l’injonction à la neutralité, considérant que les interventions de l’enquêteur peuvent aider l’enquêté à produire une réflexion, à sortir de lui-même, à prendre du recul, à expliciter ses pratiques, bref « l’aider à mettre des mots sur sa situation, à mettre en mots sa situation » [142].
78On voit ici tout ce qui sépare cette posture de celle des tenants de l’entretien non directif, selon lesquels l’enjeu est d’accéder aux systèmes de représentation inconscients des acteurs sociaux, tout un ensemble de « symptômes » permettant d’atteindre, au-delà du contenu manifeste du discours, son contenu latent. Dans la démarche compréhensive, on considère au contraire que si les acteurs sociaux sont en partie agis par les idéologies qui les animent, ils sont très largement conscients de leurs pratiques et développent une réflexivité sur celles-ci. Michel-Alexis Montané écrit à juste titre que « si l’on s’écarte de l’entretien non directif, c’est parce qu’il correspond à la conception d’un acteur social qui ne s’explique pas ce qu’il fait, voire ce qu’il pense. […] Or, ce qui est vrai de l’idéologie plus ou moins intériorisée de l’acteur ne l’est certainement pas de l’ensemble de ses actes, de ses choix ou de ses pratiques, beaucoup plus “conscientisés” » [143]. Le conflit théorique que l’on rencontre ici pourrait être schématisé comme suit : d’un côté, les adeptes d’une conception déterministe du social envisagent les « agents sociaux » comme incapables de comprendre leur propre vision du monde (à moins d’être guidés par le chercheur sur la voie de la socio-analyse) ; de l’autre côté, les adeptes de l’individualisme méthodologique considèrent que l’acteur est libre et conscient de ce qu’il fait, et qu’il peut en parler de façon autonome. Dans la démarche compréhensive, on postule que l’acteur, bien qu’agissant dans le cadre de contraintes sociales fortes, est doté d’une forte réflexivité sur ses propres pratiques, qu’il puisse les verbaliser ou pas, et surtout on considère que l’enquête – via l’engagement de l’enquêteur dans l’interaction – conduit à la production d’une « conscience réflexive » [144] qui étend encore l’espace des pratiques verbalisables en entretien. En effet, la saisie du sens des situations par les acteurs ne se fait pas seulement dans le temps et l’espace immédiats des pratiques ; elle se fait aussi après, à travers des commentaires et du recul sur les pratiques [145], que l’entretien lui-même peut – et doit travailler à – susciter. Le « décalage » parfois jugé néfaste de l’entretien avec les situations réelles dans lesquelles s’effectuent ordinairement les pratiques peut alors être considéré non plus comme une limite, mais comme une ressource propre à la situation d’entretien, produisant un « gain de réflexivité » heuristique. On touche ici, à nouveau, la distinction essentielle entre, d’un côté, les « opinions » abstraites des acteurs, et de l’autre, leurs représentations en acte, celles qui les orientent dans leurs pratiques et actions concrètes, et sur lesquelles leur réflexivité peut être considérée comme beaucoup plus forte.
79Selon un troisième type de critiques, les représentations exprimées en entretien divergent de celles qui orientent effectivement les pratiques parce que la situation d’enquête, artificielle, conduit à la production d’un discours qui déforme la réalité des pratiques et représentations ; l’idéal serait au contraire d’« enregistrer » des « pratiques authentiques », de recueillir des « vraies opinions » in situ, or, en aucun cas, l’enquêteur ne peut être neutre. On peut objecter ici que la neutralité crée une situation encore plus artificielle que l’engagement. Jean-Baptiste Legavre rapporte ainsi avoir fait l’expérience de la panique et l’énervement d’enquêtés face à un enquêteur quasi muet ou se contentant de formuler des questions en des termes très généraux (« Qu’est-ce que la communication politique pour vous ? ») [146]. La meilleure (ou la moins pire) des solutions consiste donc à s’engager dans l’interaction.
« Croire que ces interventions transforment radicalement la vérité des représentations que l’enquêté se fait de sa pratique ou trajectoire serait une erreur. Il n’y a pas, d’un côté, de “fausses” images mentales de l’enquêté influencé par l’enquêteur et, de l’autre, les “bonnes” représentations de l’enquêté quand l’entretien se veut non directif. Il y a seulement coproduction d’une certaine réalité avec l’enquêteur. » [147]
81Jean-Claude Kaufmann préconise lui aussi l’engagement de l’enquêteur, nécessaire à la libération de la parole de l’enquêté ; tous les moyens sont bons selon lui pour s’engager, quitte par exemple à témoigner de l’empathie vis-à-vis d’enquêtés tenant des discours racistes [148].
82Enfin, la dernière critique formulée à l’encontre de l’entretien se fonde sur le postulat selon lequel celui-ci est perméable à l’expression de la subjectivité de l’enquêté et/ou de l’enquêteur. L’empreinte de ces subjectivités sur le matériau produit obérerait la capacité de celui-ci à fournir au chercheur des éléments « objectifs » de réponse à ses questionnements. On observera tout d’abord que, contrairement à une idée reçue, les autres méthodes d’enquête en sciences sociales (questionnaire, sondage, observation) n’échappent nullement à cette difficulté. Mais surtout, la posture compréhensive pose dans de tout autres termes que la critique énoncée la question de la subjectivité des enquêtés et de l’enquêteur.
83Commençons par la subjectivité de l’enquêté. Dans une optique compréhensive, l’espace particulièrement vaste que l’entretien offre, comparativement à d’autres méthodes, à l’expression de cette subjectivité n’est pas considéré comme un biais, mais bien au contraire, comme ce dont il tire sa richesse et son apport spécifiques, dès lors que la subjectivité de l’acteur permet d’accéder à la compréhension de l’action sociale, d’en mettre en évidence la rationalité. Rappelons que, dans la démarche compréhensive, les acteurs sociaux ne sont pas considérés comme porteurs de subjectivités « aléatoires », définies en-dehors de toute contrainte extérieure. Si cette démarche reconnaît aux acteurs sociaux une certaine liberté d’action, elle affirme que leur action est conditionnée par un contexte, des institutions, des contraintes sociales. L’entretien doit donc permettre l’expression de la subjectivité de l’acteur, non pas parce que la découverte de cette subjectivité serait une fin en soi, mais parce qu’elle permet de mettre à jour les contraintes d’action, les conditions sociales qui favorisent ou inhibent l’action sociale. C’est l’accès au « vécu » des acteurs qui mène à la compréhension et à l’explication de l’action sociale. L’argument selon lequel « les entretiens sont subjectifs », donc inefficaces, est de ce point de vue contestable, car il renvoie à une dichotomie insatisfaisante entre réalité objective et réalité subjective. Or, « la subjectivité des autres – c’est-à-dire leur façon de choisir leurs stratégies en fonction de leur perception des contraintes pesant sur eux – est un élément capital qui, tout aussi “objectivement” que les contraintes techniques ou économiques, définit la situation de chacun, c’est-à-dire ce par rapport à quoi il élabore sa propre stratégie et sa propre conduite » [149]. Par conséquent, le chercheur doit :
« quitter sa position d’observateur détaché et extérieur au champ pour opérer un “détour” par l’intériorité des acteurs. Car ce n’est qu’en reconstruisant de l’intérieur la logique propre des situations telle qu’elle est perçue et vécue par les acteurs eux-mêmes qu’il pourra découvrir les données implicites par rapport auxquelles seules leurs conduites, apparemment aberrantes, prennent sens et signification. […] C’est en découvrant cette signification “subjective” des comportements des acteurs qu’il réussira à mettre en évidence des éléments souvent clefs, et nullement évidents au départ, de la structuration “objective” du champ. » [150]
85Dès lors, l’entretien ne permettrait-il pas, mieux que l’observation, de comprendre l’action sociale ? Si l’observation donne aussi, d’une tout autre façon, accès à ce vécu, l’entretien présente encore l’avantage d’être un moment au cours duquel l’acteur est amené à réfléchir à son action, aidé en cela par l’enquêteur, et, si l’entretien se passe bien, à mieux comprendre lui-même le sens de son action. Comme le note Michel Pialoux au sujet de ses entretiens avec Christian Corouge :
« On pourrait […] se demander si ce n’est pas au moment même où Christian C. tient le discours le plus “subjectif”, où il parle dans les formes d’une rhétorique singulière […], qu’il produit l’information la plus “objective” sur le fonctionnement de l’usine et les rapports de force qui y organisent la vie sociale. La subjectivité est au cœur de l’objectivité. Proposition dont l’évidence éclate, dès lors que l’on garde présent à l’esprit le fait que cette subjectivité est elle-même, pour une très large part, un produit social dont les déterminations, tout autant que le sens qu’elle revêt pour l’acteur social, peuvent et doivent être recherchées. » [151]
87Olivier Schwartz souligne aussi avec force cette supériorité sur l’observation que l’entretien détient du fait que les matériaux contenus dans la parole ont une valeur « souvent irremplaçable » : « Non seulement il arrive qu’ils constituent la seule voie d’accès possible à des réalités essentielles, mais comme ils sont imprégnés de l’existence et du savoir des enquêtés, ils peuvent se révéler beaucoup plus instructifs que ceux que l’ethnographie aurait pu produire par observation directe » [152]. L’ethnographe est alors pris dans une redoutable contradiction : d’un côté, il ne peut ignorer les règles élémentaires de la critique des sources ; de l’autre, quand bien même « les “choses dites” ne sont pas les informations immédiatement vraies sur le monde, pas plus qu’elles n’équivalent à des réalités directement observées et contrôlées par l’enquête […], il ne peut être question de rabaisser pour cette raison leur valeur informative et cognitive » [153].
88Ce passage obligé par l’intériorité et la subjectivité de l’enquêté ne doit toutefois être considéré que comme un détour, une étape dans la compréhension du social. Tout aussi cruciale est l’étape suivante, celle du retour à un regard extérieur. Cette étape est celle de l’analyse, du recoupement et de l’interprétation des entretiens. C’est seulement à ce stade que le chercheur doit penser la subjectivité de l’acteur social comme un problème, se poser la question du vrai et du faux, et « stratifier » [154] le matériau d’enquête selon son degré de validité. Il s’agit de tracer, tant bien que mal, la frontière entre les informations objectives sur le monde social (ce qui s’est passé, les pratiques qui ont effectivement été développées, les représentations qui ont effectivement sous-tendu ces pratiques) et la connaissance subjectivée, relevant du point de vue, de la position, de la socialisation de chaque acteur (conditionnée par son appartenance à certaines institutions, sa formation, sa trajectoire professionnelle ou sociale, son appartenance à une société nationale ou locale, etc.). On est ici conduit à remettre profondément en cause le primat que nombre d’ethnographes accordent d’office à l’observation, reléguant du même geste l’entretien aux marges du travail de terrain. Sur ce point, nous rejoignons à nouveau Olivier Schwartz : certes, si l’enquêteur considère les discours produits en entretien comme l’équivalent de données vérifiées, il commet un abus de langage. Mais s’il les sous-estime au nom d’une exclusivité donnée à l’observation, il obère ses chances de comprendre. La notion de stratification des données permet alors de dépasser une conception « vérificationnelle » des données pour préférer attribuer à celles-ci des fonctions heuristiques et des statuts différents.
89Quant à la subjectivité de l’enquêteur, elle imprime sa marque sur l’entretien non seulement parce que les présupposés théoriques du chercheur influencent l’échange, mais aussi et surtout parce que la nécessité dans laquelle il se trouve de s’engager dans l’échange lui commande de faire parler sa subjectivité durant l’entretien. Comment, dès lors, se préserver d’un certain manque de distance et d’extériorité ? Comment éviter d’imputer du sens à l’action des acteurs sociaux de façon subjective ? Une façon de résoudre le problème consiste à veiller à se rapprocher autant que possible du contexte réel des pratiques que l’on cherche à élucider : « Plus on s’approche des conditions dans lesquelles [les gens] donnent effectivement et réellement du sens aux objets et aux événements, plus notre description de ce sens sera juste et précise » [155]. La formulation des questions et leur enchaînement sont ici décisifs. En particulier, le fait d’ouvrir l’entretien en demandant à l’enquêté une description de sa fonction et de son travail constituera bien souvent la meilleure introduction possible à la description concrète des pratiques et des relations entre acteurs [156].
90Par ailleurs, il faut rappeler que le problème n’est pas tant celui de l’objectivité du chercheur – on a vu qu’il devait s’engager dans l’échange et donc exprimer sa personnalité dans l’entretien – que celui de l’objectivation. Encore une fois, l’objectivité et la neutralité de l’enquêteur sont des mythes. Il lui faut être engagé dans l’entretien, y compris en exprimant sa propre opinion ; après seulement vient le temps du recul. Michel Crozier et Erhard Friedberg suggèrent ainsi que, dans une enquête par entretien, le chercheur doit passer par trois étapes [157] : celle du recul, avant les entretiens, afin de préserver une capacité d’étonnement permettant de poser les bonnes questions, à savoir les plus naïves, celles qui ciblent le discours des enquêtés dans ce qu’il a de plus implicite, de plus faussement évident [158] ; puis celle du fameux passage par l’intériorité des acteurs, dont l’engagement dans la situation d’entretien constitue le meilleur gage ; enfin, celle de la reconquête de son extériorité par le chercheur, dans la phase d’analyse des données. L’instrument clé de cette reconquête réside dans le recoupement des entretiens par comparaison : il s’agit de « comparer pour retrouver une extériorité » [159]. Si le recoupement était aussi au principe de l’analyse de l’entretien narratif et rétrospectif, il est dans le cas de l’entretien compréhensif non seulement un outil de « vérification » permettant de démêler le vrai du faux, mais aussi l’instrument d’une interprétation ancrée dans le terrain. Ce lien entre analyse du contenu, objectivation et interprétation explique que l’analyse du contenu soit, dans le cas de l’entretien compréhensif, un processus particulièrement décisif, long et difficile. Jean-Claude Kaufmann rapporte que si sa recherche sur les seins nus a duré longtemps, c’est avant tout l’analyse du contenu qui a représenté « la part la plus importante de l’enquête […]. Ce temps long est dû au fait que le dépouillement était couplé à la problématisation ». Et il ajoute : « Je ne considère pas le matériau comme un résultat, pouvant être exploité directement. Mais au contraire comme le point de départ d’une seconde enquête, menée à l’intérieur de l’analyse de contenu, enquête rendue d’autant plus nécessaire que les entretiens sont menés de façon empathique » [160].
91On peut donc bien, en conclusion, accéder aux pratiques et représentations en acte grâce à l’entretien semi-directif. Comme le résume Jean-Claude Kaufmann :
« Les propos recueillis dans les entretiens ne doivent être considérés ni comme la vérité à l’état pur, ni comme une déformation systématique de cette dernière. Ils sont complexes, souvent contradictoires, truffés de dissimulation, et de mensonges. Mais ils sont aussi d’une extraordinaire richesse, permettant justement par leurs contradictions d’analyser le processus de construction identitaire, donnant des pistes (les phrases récurrentes) pour repérer des processus sociaux sous-jacents. Si l’on prend garde de ne pas être victime des déformations les plus grossières (par exemple, l’opinion sur l’évolution des seins nus), ils peuvent même apporter davantage, au plan de l’observation des pratiques. L’homme ordinaire est en effet un observateur permanent, détenteur d’une quantité considérable d’informations. Pourquoi ne pas profiter de son savoir ? […] Les personnes interrogées ont été considérées comme des informateurs au sens ethnologique. Qui peut rêver d’une équipe de trois cents collaborateurs, ayant parfois passé depuis des années des étés entiers sur le terrain d’enquête ? Je ne compte plus les fois où ils m’ont signalé des points (essentiels) que je n’avais pas vu en observant directement la plage. » [161]
93Et c’est au moment de l’exploitation seulement qu’il faut faire preuve de distance critique, chercher à distinguer le vrai du faux, les réponses sincères des réponses stéréotypées.
De l’individu aux processus sociaux : interpréter l’entretien compréhensif
94Le second grand reproche fréquemment adressé à l’entretien réside dans l’idée qu’il isolerait artificiellement les individus, les extrairait de leur contexte social, et favoriserait ainsi des lectures théoriques du social donnant le primat à l’individu sur les structures, voire au psychologique sur le social. C’est ce qui conduit les ethnographes à plaider pour un usage de l’entretien comme simple complément à des enquêtes de terrain privilégiant l’observation, méthode réputée mieux respecter la complexité du social, les articulations entre l’individu, ses groupes et institutions d’appartenance, et les contraintes propres à l’environnement (social, culturel, institutionnel) dans lequel il évolue.
95Cette critique repose fondamentalement sur l’idée selon laquelle les méthodes individualisantes permettraient d’atteindre des faits strictement individuels, à l’exclusion de processus se situant à un niveau supra-individuel (institutionnel ou structurel). Or, ce postulat est très discutable. Si l’on accepte de considérer que l’individuel et le collectif ne sont pas deux niveaux complètement désarticulés du monde social, mais que ces deux niveaux sont inséparables et se structurent mutuellement [162], alors on doit postuler que les entretiens individuels peuvent tout à fait mener le chercheur sur la voie de la compréhension des processus sociaux. Il est possible de « lire », d’interpréter les entretiens, autrement qu’à travers le prisme de l’individualisme méthodologique et de la liberté de l’acteur. Chaque individu participe à la production et au maintien de règles collectives, intériorise des schèmes d’action et contribue dans le même temps à les institutionnaliser. L’entretien compréhensif fait voir, non pas des causes, mais des processus et leurs conditions de possibilité [163]. Il s’agit d’atteindre, non pas des individus, encore moins des « natures » ou des comportements individuels, qu’on chercherait à expliquer par des caractéristiques individuelles, voire psychologiques, mais des processus, des situations, des actions sociales. Michel Pialoux note ainsi au sujet de l’ouvrier qu’il interviewe que « s’il décrit des attitudes, des événements, des incidents, des anecdotes, ce sont en fait des processus qui constituent la trame et l’armature de son récit » [164] et que les entretiens permettent de comprendre trois types de choses : les contraintes du système ; les relations sociales, la culture d’une institution, les valeurs ; et enfin, la résistance aux contraintes [165]. Bien sûr, ils ne livrent en eux-mêmes qu’un matériau personnalisé, des fragments d’expérience individuelle, qui plus est passés au filtre d’une mémoire elle aussi individuelle ; mais c’est sans compter sur le travail d’interprétation, qui réintroduit la question du social, du collectif. Howard Becker l’exprime avec humour : « Les gens ne vous diront pas : “Je suis opprimé par la hiérarchie sociale ou le préjugé racial.” Ils vous diront : “Je suis maltraité par mon supérieur dans l’entreprise où je travaille… On ne me laisse pas habiter dans le quartier où je voudrais habiter” » [166].
96Bien sûr, envisager l’entretien comme une quête de processus sociaux articulant l’individu et la société comporte un certain nombre de conséquences quant à la gestion de l’entretien en amont de l’interprétation. Deux d’entre elles nous semblent particulièrement importantes. En premier lieu, l’objectif influence les questions posées, la structuration des échanges. Les questions doivent permettre de reconstituer les processus qui font l’objet de l’enquête et leurs conditions de possibilité. De ce point de vue, le mieux est d’adopter une ligne de conduite qu’Howard Becker résume en ces termes : « Ne demandez pas “Pourquoi ?”, demandez “Comment ?” » [167]. Là réside la différence entre l’étude des causes et celle des processus. Le « pourquoi ? » bloque les interviewés, qui se sentent sommés de se justifier, de donner « la bonne réponse ». En cela, il est susceptible de favoriser des effets d’autocensure ou de légitimité, et ainsi d’induire un décalage entre les valeurs exprimées en entretien et celles qui guident effectivement l’action, entre les pratiques revendiquées en entretien et les pratiques effectives. Le « comment ? », au contraire, ouvre un espace d’expression à l’interviewé tout en l’obligeant à rester dans la description fidèle, factuelle, de ce qui est ou de ce qui a été. Il faut donc interroger les acteurs sociaux sur leurs pratiques plutôt que sur leurs croyances ou représentations abstraites, « solliciter des récits de pratique » [168], réclamer des anecdotes. D’une certaine façon, le « comment » resitue l’enquêté dans les situations vécues. C’est seulement dans un second temps de l’entretien qu’il faudra revenir sur les catégories indigènes que les réponses aux premiers « comment » auront fait émerger, voire questionner l’enquêté sur ses croyances et opinions.
97La seconde conséquence réside dans la bonne gestion du nombre d’entretiens à réaliser. Si l’entretien est une méthode individualisante, le fait qu’une enquête comprenne, dans l’immense majorité des cas, plusieurs entretiens individuels réintroduit d’une certaine façon la dimension du collectif, d’autant plus qu’en sociologie de l’action publique, les personnes interviewées dans le cadre d’une enquête sont la plupart du temps liées entre elles (par leur appartenance à des réseaux d’action publique, à un système local, à un milieu professionnel, etc.). Le chercheur en sait ainsi parfois plus que chaque acteur sur le fonctionnement global de l’organisation, de l’institution ou du milieu, ou en tout cas sur l’aspect précis qu’il étudie [169]. L’analyse par recoupement d’un nombre relativement élevé d’entretiens peut permettre de reconstituer, sous les anecdotes et les récits individuels de pratiques, les structures et contraintes d’action, et de différencier « ce qui, dans le témoignage recueilli, relève de particularités strictement individuelles ou de dimensions plus structurelles » [170]. De ce point de vue, la critique ne tient plus selon laquelle, par principe, la recherche d’un nombre d’entretiens élevé serait vaine et ne ferait qu’illustrer des dérives quantitatives de l’enquête par entretien. Le choix d’un nombre élevé d’entretiens ne peut être lu comme la seule expression de « l’espèce de Surmoi quantitatif » [171] du chercheur. Tout dépend, encore une fois, de la question de recherche. Il est tout aussi absurde de considérer qu’une bonne enquête doit nécessairement compter un nombre restreint d’entretiens très approfondis que de présupposer qu’une enquête est d’autant meilleure qu’elle a multiplié les entretiens. Au sein même de la catégorie de l’entretien compréhensif, le « bon nombre » d’entretiens apparaît variable. Ainsi, dans son enquête sur l’analyse du couple par son linge, Jean-Claude Kaufmann a opté pour un nombre d’entretiens réduit (20 entretiens à forte dimension biographique sur deux ans) [172], tandis que dans son enquête sur les seins nus, il a jugé préférable de mener 300 entretiens beaucoup plus brefs [173].
98Reste donc l’interprétation. Et au bout du compte, il apparaît que le problème est bien moins celui d’une lecture individualisante qu’induirait le recours à l’entretien que celui des moyens de produire une interprétation à la fois riche et contrôlée. Cette théorisation des rapports entre l’individuel et le collectif qui est l’objectif du travail d’interprétation est une phase difficile de l’enquête. La phase interprétative est centrale dans l’enquête compréhensive : la démarche étant inductive, c’est de l’interprétation que découle la théorisation, une théorisation ancrée dans le terrain [174]. Le problème est alors de contrôler l’interprétation, afin qu’elle soit la plus riche possible, tout en évitant de tomber dans le piège de la surinterprétation [175]. À condition de déjouer ce piège, l’entretien semi-directif, dans sa version compréhensive, s’avère d’une utilité considérable et pourrait bien même être indispensable à qui cherche à atteindre les pratiques des acteurs sociaux et leurs représentations en acte.
99**
100Il paraît aujourd’hui nécessaire de remettre en cause l’idée selon laquelle le recours à l’entretien en sociologie de l’action publique serait un problème et son remplacement par d’autres méthodes – à commencer par l’observation ou le travail sur archives – la solution. Ce sont donc deux questions qu’il faut reposer à chaque enquête. Tout d’abord, pourquoi l’entretien ? Autrement dit, dans quels cas l’entretien sera-t-il préférable à d’autres méthodes ? Ensuite, dans les cas où l’entretien paraît indispensable ou simplement utile, comment l’utiliser ? Quel usage (compréhensif, informatif, narratif, ethnographique, etc.) de l’entretien s’avérera le plus judicieux ? Quelles précautions prendre pour atteindre, par l’entretien, les processus d’action publique dans leur historicité, ou les pratiques quotidiennes et les représentations des acteurs de l’action publique ? Quels moyens déployer pour contrôler la production et l’interprétation du matériau d’enquête ?
101Cette analyse débouche aussi sur la nécessité de démythifier d’autres méthodes, parfois abusivement considérées comme « naturellement » vertueuses, idéales en toutes circonstances. Ainsi, il n’y a pas lieu de considérer que l’observation est systématiquement préférable à l’entretien. On sait par exemple que certains terrains sont particulièrement difficiles d’accès à l’observation, qu’il est même des « terrains impossibles » [176] à observer. L’enquête par observation peut aussi achopper sur la difficulté d’accès à la variété des situations observables [177]. Le fait que l’étude, contrairement au cas de l’enquête ethnographique, n’ait pas pour objet un « milieu » évident, clairement défini [178], mais un ensemble d’acteurs ou d’institutions éclatées en différents lieux, ce qui est de plus en plus souvent le cas lorsqu’on s’intéresse à la fabrication des politiques publiques, peut aussi justifier le recours à l’entretien plutôt qu’à l’observation. Par ailleurs, l’observation ne règle en rien le problème de la « vérité » ou de la validité du matériau, de l’artificialité de la situation d’enquête, ou encore de la surinterprétation [179].
102Surtout, si le chercheur doit être une « éponge » qui absorbe tous les matériaux utiles, en faisant feu de tout bois (archives, observations, etc.), il demeure que « l’entretien reste un instrument à la fois économique, rapide et riche » [180] pour étudier un champ d’action donné. Les spécificités de chaque recherche devront être prises en compte pour déterminer quelle combinaison méthodologique saura le mieux rendre compte de l’objet de recherche. Et si l’entretien s’avère utile ou nécessaire, il restera à identifier sous quelle forme il doit être mobilisé. Il faut alors penser, au-delà des usages canonisés de l’entretien (entretien ethnographique et entretien non directif), à d’autres usages qui peuvent être plus heuristiques en fonction de l’objet de recherche. Nous avons ainsi voulu montrer dans cet article quels pouvaient être les apports d’usage compréhensif et informatif/narratif de l’entretien en sociologie de l’action publique. La dimension synchronique ou diachronique de l’enquête est ici un élément déterminant du choix de l’un ou l’autre de ces usages. Nous ne prétendons pas que ces usages sont les seuls – la liste n’est pas close – ni qu’ils sont nouveaux ; il nous semble plutôt qu’ils sont répandus, mais sans être explicités, ce qui les fragilise face à des critiques dont la plupart condamnent beaucoup trop rapidement les apports de l’entretien dans la compréhension de l’action publique, que celle-ci soit saisie dans son historicité ou dans la régularité des pratiques qui la constituent. La liberté que nous revendiquons dans l’usage de l’entretien en sociologie de l’action publique a pour contrepartie la nécessité d’expliciter ces usages, de les justifier. Cet effort d’explicitation est nécessaire pour désarmer les critiques. Bref, il s’agit de promouvoir des usages à la fois décomplexés et explicités de l’entretien en sociologie de l’action publique, et de s’inscrire contre toutes les tentatives de normalisation de ces usages [181].
Notes
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[1]
On pense notamment à la publication de l’article de Philippe Bongrand, Pascale Laborier, « L’entretien dans l’analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 73-111. La forte présence de la problématique des méthodes en sociologie de l’action publique lors du congrès de l’Association française de science politique de septembre 2005 à Lyon constitue un autre indice de cet intérêt. Le présent article vient lui-même prolonger une communication présentée à l’un des ateliers de ce congrès : cf. Gilles Pinson, Valérie Sala Pala, « Les usages de l’entretien en sociologie de l’action publique : entretien compréhensif ou récit de vie ? », communication à l’atelier 18, « Quelles méthodes et techniques d’enquête pour quelle sociologie de l’action publique ? », Congrès de l’AFSP, Lyon, 14-16 septembre 2005.
-
[2]
Si l’entretien ethnographique repose également sur la semi-directivité, nous le considérerons ici comme un type d’entretien à part, dans la mesure où il relève d’une posture méthodologique très différente de l’entretien semi-directif « classique ».
-
[3]
Pour l’entretien ethnographique, cf. Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 1998 ; pour l’entretien non directif, cf. Guy Michelat, « Sur l’utilisation de l’entretien non directif en sociologie », Revue française de sociologie, 16, 1975, p. 229-247 ; Sophie Duchesne, « Entretien non préstructuré, stratégie de recherche et étude des représentations », Politix, 9 (35), 1996, p. 189-206.
-
[4]
Comme le constate Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996, p. 16.
-
[5]
Ces objectifs ne sont en rien exclusifs. On a sans doute davantage l’habitude de concevoir la sociologie de l’action publique – en raison de la situation hégémonique de l’analyse cognitive des politiques publiques en France – comme la recherche du « sens » et du « référentiel » de l’action publique, ou encore, étant donné les affinités que la sociologie de l’action publique peut entretenir dans certains cas avec la sociologie des organisations, comme la quête des stratégies et jeux d’acteurs. À ces objectifs correspondent des usages de l’entretien qui ont pu être explicités par ailleurs : cf. pour le premier cas, Pierre Muller, « Interviewer les médiateurs : hauts fonctionnaires et élites professionnelles dans les secteurs de l’agriculture et de l’aéronautique », dans Samy Cohen (dir.), L’art d’interviewer les dirigeants, Paris, PUF, 1999, p. 67-84 ; et pour le second, Erhard Friedberg, « L’entretien dans l’approche organisationnelle de l’action collective : les cas des universités et des politiques culturelles municipales », dans Samy Cohen (dir.), ibid., p. 85-106. Nous reviendrons par la suite sur ce qui sépare ou rapproche ces usages de l’entretien et ceux que nous proposons ici.
-
[6]
Erhard Friedberg, ibid., p. 105.
-
[7]
Nous nous permettons ici de renvoyer le lecteur au texte (non publié) de la communication au congrès de l’AFSP de 2005 mentionnée plus haut, dans laquelle nous détaillions et interrogions les démarches de recherche engagées dans nos thèses respectives.
-
[8]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 74.
-
[9]
Stéphane Beaud, « L’usage de l’entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l’“entretien ethnographique” », Politix, 9 (35), 1996, p. 226-257, dont p. 232.
-
[10]
Graham Gardner, « Unreliable Memories and Other Contingencies : Problems with Biographical Knowledge », Qualitative Research, 1, 2001, p. 185-204.
-
[11]
Jean Peneff, La méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990, p. 77.
-
[12]
« La mémoire n’est pas comme un enregistrement vidéo » : Ian Hacking, Rewriting the Soul : Multiple Personality and Sciences of Memory, Princeton, Princeton University Press, 1995, p. 250.
-
[13]
Jean Peneff, op. cit., p. 99. Martial Van der Linden explique que « ne voir dans la mémoire qu’un enregistreur passif serait une erreur. Seuls s’y maintiennent durablement les événements ayant un lien avec nos buts et nos valeurs ; les autres, routiniers ou insignifiants, sont voués à l’oubli » (Martial Van der Linden, « Se souvenir pour anticiper », Sciences humaines, 177, décembre 2006, p. 16).
-
[14]
Denis Peschanski, « Effets pervers », dans « La bouche de la vérité », Cahiers de l’IHTP, 21, novembre 1992, p. 33-44, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article231 >.
-
[15]
Robert Franck, « La mémoire et l’histoire », dans « La bouche de la vérité », ibid., p. 65-74, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article233 >.
-
[16]
Philippe Hamman montre, à partir d’une enquête sur les anciens ouvriers et ouvrières de la faïencerie de Sarreguemines qui le conduit à analyser des discours produits par les membres du groupe à trois moments différents, comment les discours sont à chaque fois tributaires de la conjoncture dans laquelle ils sont produits : Philippe Hamman, « Quand le souvenir fait le lien… De la délimitation des domaines de validité des énoncés recueillis par le sociologue en situation d’entretien », Sociologie du travail, 44 (2), 2002, p. 175-191.
-
[17]
Il est difficile pour des individus de reconstituer la mémoire de leur trajectoire lorsque ce travail n’est pas encadré par des entrepreneurs et organisations de mémoire. Sarah Gensburger montre a contrario le rôle essentiel de ceux-ci dans « Essai de sociologie de la mémoire ; le cas du souvenir des camps annexes de Drancy dans Paris », dans « Histoire et oubli », Genèses, 61, décembre 2005, p. 47-69.
-
[18]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, « Archives orales et entretiens ethnographiques. Un débat », Genèses, 62, mars 2006, p. 93-109, dont p. 100.
-
[19]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, ibid., p. 104.
-
[20]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 106.
-
[21]
Jean-Jacques Becker, « Le handicap de l’a posteriori », dans « Questions à l’histoire orale. Table ronde du 20 juin 1986 », Cahiers de l’IHTP, 4 juin 1987, p. 95-98.
-
[22]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, Le métier de sociologue, Paris, Mouton, 4e éd., 1983, p. 57-58.
-
[23]
Pierre Muller évoque la tendance des personnes interviewées à ne pas « assumer les choix qui se sont révélés des erreurs » et, au contraire, à « revendiquer la responsabilité des choix heureux » (cité, p. 77).
-
[24]
Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62 (1), 1986, p. 69-72. Dans un texte ultérieur (La misère du monde, Paris, Seuil, 1993), Pierre Bourdieu va jusqu’à remettre en cause l’intérêt de l’entretien comme outil de collecte des représentations au prétexte que les représentations que les agents sociaux se font de leur état ont peu d’intérêt, relevant pour l’essentiel de « prénotions », et que ces agents n’ont pas nécessairement accès au principe de leur mécontentement ou de leur malaise.
-
[25]
Denis Peschanski, art. cité.
-
[26]
Bernard Lahire, « Variations autour des effets de légitimité dans les enquêtes sociologiques », Critiques sociales, 8-9, juin 1996, p. 93-101.
-
[27]
Jean Peneff, op. cit., p. 86.
-
[28]
Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 2000, p. 12.
-
[29]
Jean-Jacques Becker, art. cité, p. 95.
-
[30]
Alain Blanchet et al., L’entretien dans les sciences sociales, Paris, Dunod, 1985, p. 16.
-
[31]
Guy Michelat, art. cité, p. 230.
-
[32]
Alain Blanchet et al., op. cit., p. 20 et 23.
-
[33]
Guy Michelat, art. cité, p. 231, 233 et 240.
-
[34]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 236.
-
[35]
Stéphane Beaud, ibid., p. 238.
-
[36]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 98.
-
[37]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, ibid., p. 100.
-
[38]
Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, Laurent Willemez, « S’imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l’usage de l’entretien », Genèses, 15, juin 1994, p. 114-132, dont p. 126.
-
[39]
Alain Blanchet et al., op. cit., p. 21.
-
[40]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité.
-
[41]
Bernard Lahire, art. cité.
-
[42]
Howard Becker, Les ficelles du métier, Paris, La Découverte, 2002, p. 154.
-
[43]
Hélène Chamboredon, Fabienne Pavis, Muriel Surdez, Laurent Willemez, art. cité ; voir aussi Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, « Pratiques d’enquête dans l’aristocratie et la grande bourgeoisie : distance sociale et conditions spécifiques de l’entretien semi-directif », Genèses, 3, mars 1991, p. 120-133.
-
[44]
Françoise Orlic, Antoinette Chauvenet, « Interroger la police ? », Sociologie du travail, 4, 1985, p. 453-467.
-
[45]
Françoise Orlic, Antoinette Chauvenet, ibid., p. 455.
-
[46]
Erhard Friedberg, cité, p. 93. La difficulté spécifique soulevée par les entretiens avec des individus appartenant à des milieux dotés d’une forte réflexivité sur leurs pratiques est également relevée par Stéphane Beaud et Florence Weber, qui donnent l’exemple des enseignants du secondaire, prompts à intellectualiser leur pratique de l’enseignement (op. cit., p. 223). On peut également rapporter l’exemple de Jean-Baptiste Legavre qui, dans une enquête auprès de conseillers en communication, a vu l’un de ses enquêtés lui proposer de lui expliquer « sa socialisation politique » : cf. Jean-Baptiste Legavre, « La “neutralité” dans l’entretien de recherche. Retour personnel sur une évidence », Politix, 9 (35), 1996, p. 207-225, dont p. 219.
-
[47]
Anthony Giddens, La constitution de la société, Paris, PUF, 1991.
-
[48]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 220-221.
-
[49]
Selon Pierre Bourdieu, l’échec de certains entretiens de La misère du monde réside dans « l’accord parfait entre l’interrogateur et l’interrogé qui laisse jouer en toute liberté la tendance des enquêtés à dire tout (comme la plupart des témoignages et des documents historiques), sauf ce qui va de soi, ce qui va sans dire ». Cf. Pierre Bourdieu, « Comprendre », dans Pierre Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 1398.
-
[50]
Cf. Pierre Bourdieu (dir.), ibid., p. 1403.
-
[51]
Michel Pialoux, Christian Corouge, « Chronique Peugeot », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, 1984, p. 88-95, dont p. 90.
-
[52]
Colette Guillaumin, L’idéologie raciste, Paris, Gallimard, 1972, p. 190.
-
[53]
Jean-Marc Weller, « Le mensonge d’Ernest Cigare. Problèmes épistémologiques et méthodologiques à propos de l’identité », Sociologie du travail, 1, 1994, p. 25-42.
-
[54]
Michel Wieviorka, Le racisme, une introduction, Paris, La Découverte, 1998, p. 59. Cf. aussi Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, Gallimard, 1987.
-
[55]
Richard T. LaPiere, « Attitudes Versus Actions », Social forces, 13, 1934, p. 230-237.
-
[56]
Irwin Deutscher, « Asking Questions Cross-Culturally : Some Problems of Linguistic Comparability », dans Howard Becker et al., Institutions and the Person : Paper Presented to Everett C. Hughes, Chicago, Aldine, 1968, cité par Jean Peneff, op. cit., p. 107.
-
[57]
Pour un éclairage sur ces questions que l’on ne pourra qu’effleurer ici, cf. Denise Jodelet (dir.), Les représentations sociales, Paris, PUF, 1991. Il faudrait ajouter à la liste le concept de référentiel, très présent dans la sociologie française de l’action publique : cf. Alain Faure, Gilles Pollet, Philippe Warin (dir.), La construction du sens dans l’action publique. Débats autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, notamment la contribution d’Olivier Mériaux : « Référentiel, représentation(s) sociale(s) et idéologie », p. 49-68.
-
[58]
Alain Blanchet, Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes : l’entretien, Paris, Nathan, 1992.
-
[59]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 176-177. Plus loin dans l’ouvrage (p. 294), ces auteurs proposent de définir l’entretien ethnographique plus précisément selon trois critères : l’étude d’un milieu d’interconnaissance ; la prise en charge de l’ensemble de la recherche par une seule et même personne ; l’immersion de longue durée sur le terrain.
-
[60]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 236.
-
[61]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 176.
-
[62]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 248.
-
[63]
Stéphane Beaud, ibid., p. 231.
-
[64]
Stéphane Beaud, ibid., note 1, p. 248.
-
[65]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon, Jean-Claude Passeron, op. cit.
-
[66]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité.
-
[67]
Notamment sur le dépassement des fausses oppositions entre individu et société. Pour un tour d’horizon des apports des courants constructivistes, nous renvoyons à la synthèse de Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, Paris, Nathan, 1995. Nous suivrons l’auteur sur la manière qu’il a de circonscrire le constructivisme comme « espace de problèmes et de questions auxquels travaillent des chercheurs très divers » plutôt que comme « école » ou « courant » (p. 17).
-
[68]
Peter Berger, Thomas Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1986.
-
[69]
Bruno Latour, La science en action. Introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 1989.
-
[70]
Jacques Dewitte, « Le déni du déjà-là. Sur la posture constructiviste comme manifestation de l’esprit du temps », dans « Chassez le naturel : écologisme, naturalisme et constructivisme », Revue du MAUSS, 17, 2001, p. 393-409, dont p. 398.
-
[71]
Jacques Dewitte, ibid., p. 397.
-
[72]
Michael Pollak, « L’entretien en sociologie », dans « La bouche de la vérité ? », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 109-114.
-
[73]
Jacques Dewitte, art. cité, p. 399.
-
[74]
Franck Franceries, « Lectures : Pierre Bourdieu, La misère du monde », Politix, 7 (25), 1994, p. 160-166, dont p. 165.
-
[75]
Ian Hacking, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001, p. 43.
-
[76]
Jacques Dewitte, art. cité, p. 400.
-
[77]
Ian Hacking, Entre science et réalité…, op. cit., p. 40.
-
[78]
Bernard Lahire, « Les limbes du constructivisme », ContreTemps, 1, 2001, p. 101-112.
-
[79]
Graham Gardner, art. cité. Jacques Dewitte propose, lui, une posture « semi-réaliste », « une conception qui admet l’existence d’une réalité extérieure aux actes perceptifs, cognitifs ou langagiers qui s’y rapportent. Mais cette position réaliste ne doit pas forcément être comprise comme antithétiquement opposée à la position constructiviste. Ces deux positions, j’en ai la conviction, peuvent s’articuler mutuellement » (Jacques Dewitte, art. cité, p. 402-403).
-
[80]
« Such attempts to establish the social reality of processes and events […] should remain a vital and an integral part of the researcher’s work »[« De telles tentatives d’établir la réalité sociale des processus et des événements […] devraient demeurer une partie essentielle et intégrale du travail du chercheur »] : Graham Gardner, art. cité, p. 191.
-
[81]
Charles C. Ragin, « Introduction : Cases of “What is a case ?” », dans Charles C. Ragin, Howard S. Becker (eds), What is a case ? Exploring the Foundations of Social Inquiry, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 1-17, dont p. 8.
-
[82]
Charles C. Ragin, ibid., p. 10. Charles Ragin oppose ces deux manières « réalistes » de définir les objets de recherche – les « cas » dans son langage – à deux autres, relevant de l’approche constructiviste ou nominaliste. Dans cette dernière approche, les objets/cas sont soit « fabriqués » (« made ») progressivement dans une itération entre travail empirique et élaboration théorique, soit carrément des « conventions » résultant des interactions au sein de la seule communauté scientifique, conventions stabilisées avant même tout contact avec l’empirie et qui évoluent avec les modes intellectuelles.
-
[83]
Philippe Bongrand, Pascale Laborier, art. cité, p. 74.
-
[84]
Pascale Laborier, Danny Trom (dir.), Historicités de l’action publique, Paris, PUF, 2003. À cet égard, la sociologie de l’action publique est très représentative d’une science politique qui tend de plus en plus explicitement à situer son épistémologie sur un continuum balisé d’un côté par l’ambition idéographique de l’histoire et, de l’autre, par la visée nomothétique de la sociologie (cf. Yves Déloye, Sociologie historique du politique, Paris, La Découverte, 1997). Elle vise à la fois à reconstituer des séries nécessairement spécifiques d’événements qui constituent un processus d’action publique, à les organiser en une « intrigue » nécessairement unique et incommensurable, pour reprendre le terme de Paul Veyne (Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1971), et à repérer des régularités – notamment dans les logiques d’action et les hiérarchies d’acteurs – d’une séquence et d’une politique à l’autre.
-
[85]
Peter A. Hall, Rosemary C. R. Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue française de science politique, 47 (3-4), juin-août 1997, p. 469-496 ; Bruno Palier, Yves Surel, « Les “trois I” et l’analyse de l’État en action », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 7-32.
-
[86]
Pascale Laborier, Danny Trom, « Introduction », dans Pascale Laborier, Danny Trom (dir.), op. cit., p. 10.
-
[87]
Renaud Payre, Gilles Pollet, « Analyse des politiques publiques et sciences historiques : quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 133-154.
-
[88]
Cette posture est répandue dans le monde anglo-saxon où bon nombre d’auteurs, comme Kathleen Gerson, considèrent que l’entretien relève d’une approche déductive et sert à obtenir des données factuelles. Cf. Kathleen Gerson, Ruth Horowitz, « Observation and Interviewing. Options and Choices in Qualitative Research », dans Tim May (ed.), Qualitative Research in Action, Londres, Sage, 2002, p. 199-224.
-
[89]
Danièle Voldman, « Définitions et usages », dans « La bouche de la vérité ? », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 33-44.
-
[90]
Robert Frank, art. cité. Samy Cohen confirme : « Réalisé dans de bonnes conditions, l’entretien peut s’avérer une source de connaissance dont il serait regrettable de se priver. Les archives ne révéleront pas tout. […] Ce serait une erreur de se priver de cet instrument de connaissance sous prétexte qu’il n’est pas fiable. Mais le document ne l’est pas non plus nécessairement. Le diplomate qui écrit à son ministre ne dit pas forcément tout, il dissimule, exagère ou diminue l’importance de certains faits » (Samy Cohen, « Modèles conceptuels et méthodes d’enquête », dans Denis Peschanski, Michael Pollak, Henri Rousso (dir.), Histoire politique et sciences sociales, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 73-80, dont p. 78-79).
-
[91]
Carolyn Steedman, « About Ends : On the Ways in Which the End is Different From an Ending », History of the Human Sciences, 9 (4), 1996, p. 99-114. Cf. également Steph Lawler, « Narrative in Social Research », dans Tim May (ed.), op. cit., p. 242-258.
-
[92]
« Ainsi, les procès-verbaux de conseils d’administration doivent être compris comme des compromis et seuls les témoins peuvent faire resurgir les enjeux et les positions antérieures à la synthèse. […] L’entretien […] permet aussi de comprendre la réalité d’un processus de décision qui peut être assez sensiblement différent des traces écrites qu’il a laissées. Seul un témoin peut dire si une commission avait pour but de retarder une décision ou si un comité avait au contraire comme tâche de court-circuiter certaines pesanteurs pour accélérer les mesures à prendre. Nous avons rencontré souvent ce cas de figure pour les grandes décisions techniques, que ce soit le choix des filières électrotechniques, le trajet des réseaux de gaz ou encore l’option électrique ou thermique pour les futurs trains à grande vitesse. Un témoignage, c’est aussi une mise en perspective personnalisée, un point de vue qui donne de la chair par rapport à un processus qui peut sembler lisse, sinon fatal. […] En définitive, interviewer les “élites” […] doit apporter un complément d’âme indispensable aux archives écrites, en se substituant à elles dans certains cas, mais il faut bien se garder de leur accorder un crédit illimité » (Alain Beltran, « Le témoignage historique : une source démystifiée », dans Samy Cohen (dir.), op. cit., p. 247-259, dont 258-259).
-
[93]
Florence Descamps (dir.), Les sources orales et l’histoire. Récits de vie, entretiens, témoignages oraux, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2006 ; Michel Trebitsch, « Du mythe à l’historiographie », dans « La bouche de la vérité », Cahiers de l’IHTP, op. cit., p. 13-32, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article229 >.
-
[94]
Danièle Voldman, art. cité.
-
[95]
Florence Descamps (dir.), op. cit., p. 33.
-
[96]
Passons sur les controverses suscitées par l’usage maladroit – souvent à des fins militantes – du terme d’« histoire orale », destiné à figurer l’entrée dans l’histoire des damnés de la terre, vaincus, dominés et autres « invisibles ». Aujourd’hui, les historiens s’accordent sur l’usage du terme de « sources orales ».
-
[97]
Dominique Veillon, « Technique de l’entretien historique », dans « La bouche de la vérité », op. cit., p. 115-124, <http:// www. ihtp. cnrs. fr/ spip. php? article240 >.
-
[98]
Pierre Nora, « Introduction », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1985, p. XXXIII.
-
[99]
Denis Peschanski, art. cité.
-
[100]
Dominique Veillon, art. cité.
-
[101]
Jean-Jacques Becker, art. cité, p. 95.
-
[102]
Danièle Voldman, art. cité.
-
[103]
Le pendant, en somme, de la « restitution fascinée » contre laquelle Arlette Farge met en garde l’historien aux prises avec les archives : cf. Arlette Farge, Le goût de l’archive, Paris, Seuil, 1989.
-
[104]
Et donc à cesser de parler d’« histoire orale », mais d’histoire constituée à partir d’archives orales, comme le préconisait Dominique Aron-Schnapper, dans « Histoire orale ou archives orales ? Rapport d’activité sur la constitution d’archives orales pour l’histoire de la Sécurité sociale », Paris, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1980.
-
[105]
Dominique Veillon, art. cité, p. 2 et 3.
-
[106]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 97.
-
[107]
Ce travail de « trituration » et de confrontation des informations recueillies dans les entretiens avec des informations recueillies par d’autres méthodes explique les différences de mode de recueil et de restitution des propos d’entretien entre les travaux d’analyse des politiques publiques et les travaux de sociologie ou d’ethnologie. En effet, bien souvent, les entretiens ne sont pas systématiquement enregistrés, mais font l’objet d’une prise de notes extensive (Erhard Friedberg, cité, p. 99) et ne sont pas ou peu retranscrits mais endogénéisés, fondus dans le récit du processus d’action reconstruit par l’auteur. Ces stratégies de restitution courantes relèvent certes parfois d’une absence de recul sur les méthodes et de volonté d’en contrôler les biais, mais elles tiennent aussi à la nature des données collectées dans le cadre des entretiens informatif/narratifs. En effet, ces entretiens ayant vocation à produire des données factuelles, historiques, recoupées entre elles lors de la retranscription, il est normal qu’ils ne fassent pas l’objet d’un même type de restitution que dans le cas de l’entretien compréhensif et que ces données se retrouvent fondues dans le récit, l’intrigue composée par le chercheur à partir de la confrontation des entretiens. C’est le malentendu autour de la nature des données collectées en entretien qui conduit Jean-Baptiste Legavre à parler d’une tendance propre aux politistes à « aseptiser » les restitutions d’entretien : les propos des acteurs se retrouvent « sélectionnés, retraduits, digérés, raccourcis, dans tous les sens du terme ; en un mot : aseptisés » (Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 210).
-
[108]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 99. Le contexte avec lequel il faut mettre en rapport l’entretien n’est plus uniquement le contexte d’énonciation (la situation d’entretien comme c’est le cas dans l’entretien ethnographique), mais le corpus que forme l’ensemble des entretiens.
-
[109]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle, Dynamiques de l’action organisée, Paris, Seuil, 1997, p. 317.
-
[110]
Erhard Friedberg, ibid., p. 314.
-
[111]
Pierre Muller, Les politiques publiques, Paris, PUF, 1994, p. 94. Cf. également sur ce point, Christine Musselin, « Sociologie de l’action organisée et analyse des politiques publiques : deux approches pour un même objet ? », Revue française de science politique, 55 (1), février 2005, p. 51-71, dont p. 62.
-
[112]
Florence Descamps, Florence Weber, Bertrand Müller, art. cité, p. 99.
-
[113]
Selon Daniel Bertaux, principal représentant français de la méthode des récits de vie, il faut admettre que « l’histoire d’une personne (mais aussi d’une ville, d’une institution, d’un pays) possède une réalité préalable à la façon dont elle est racontée et indépendante de celle-ci » (Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, 1997, p. 33). Cet auteur rejoint ici le postulat objectiviste de Paul Veyne, selon lequel la trame des faits historiques, des événements, n’est pas le produit du regard de l’historien, mais lui préexiste. L’intrigue, qui est, elle, le produit du travail de l’historien, permet de mettre tel ou tel événement en relief, de donner de l’importance à la relation entre deux faits historiques.
-
[114]
Daniel Bertaux, ibid., p. 7.
-
[115]
Daniel Bertaux, ibid., p. 37.
-
[116]
Daniel Bertaux, ibid., p. 34. Howard Becker évoque une même évolution vers plus de directivité des entretiens réalisés dans le cadre de l’approche biographique : « Le chercheur guide l’interviewé vers les thèmes qui intéressent la sociologie ; il lui demande de préciser certains événements ; il vise à ce que son récit ne soit pas en désaccord avec les rapports écrits sur lui par les institutions où il est passé, avec les témoignages fournis par d’autres individus qui le connaissent ou qui connaissent les événements ou les lieux décrits » (Howard Becker, « Biographie et mosaïque scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62 (1), 1986, p. 105-110, dont p. 106).
-
[117]
Samy Cohen, dans le cadre de travaux sur la prise de décision en matière de diplomatie et de défense, préconise une préparation préalable intensive des entretiens : « La qualité d’un entretien dépend […] du degré de préparation du chercheur et de sa vigilance. L’enquêté doit savoir qu’il a affaire à un spécialiste, pas à un dilettante absorbant quelques vagues généralités que les diplomates savent si bien distiller, et que ses dires seront soumis à la vérification par le biais d’autres témoignages » (Samy Cohen, cité, p. 78).
-
[118]
Alain Beltran, art. cité, p. 254.
-
[119]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle…, op. cit., p. 309.
-
[120]
François Bonnet, « La production organisée de l’ordre. Contrôler des gares et des centres commerciaux à Lyon et à Milan », thèse de sociologie, Paris, Institut d’études politiques et Università degli Studi di Milano-Bicocca, 20 janvier 2006, p. 251.
-
[121]
D’autant plus que l’on peut penser avec Samy Cohen que les interlocuteurs relevant de la catégorie des « imposants » « respectent les enquêteurs obstinés » : cf. Samy Cohen, « Enquêtes au sein d’un “milieu difficile” : les responsables de la politique étrangère et de défense », dans Samy Cohen (dir.), op. cit., p. 17-49, dont p. 39.
-
[122]
Christian Lequesne, « Interviewer des acteurs politico-administratifs de la construction européenne », dans Samy Cohen (dir.), ibid., p. 51-66, dont p. 59.
-
[123]
Erhard Friedberg, cité, p. 97.
-
[124]
Pierre Bourdieu, « Comprendre », cité, p. 1388-1447.
-
[125]
Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamborédon, Jean-Claude Passeron (dir.), op. cit.
-
[126]
Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 23.
-
[127]
Le concept de référentiel permet d’éclairer la genèse des matrices cognitives d’une action publique, mais ne suffit pas, selon nous, à saisir les schèmes cognitifs en jeu dans la construction quotidienne, sur le terrain, de cette action publique.
-
[128]
On s’appuiera ici sur la définition de Denise Jodelet, qui définit la représentation sociale comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » : Denise Jodelet (dir), op. cit., p. 36.
-
[129]
Erhard Friedberg, cité, p. 88.
-
[130]
Pierre Bourdieu, cité, p. 1408.
-
[131]
Erhard Friedberg, cité, p. 101.
-
[132]
Pierre Bourdieu, cité, p. 1406.
-
[133]
Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 63.
-
[134]
Erhard Friedberg, cité, p. 92.
-
[135]
Howard Becker, op. cit., p. 153.
-
[136]
Nous renvoyons le lecteur au texte de notre communication déjà citée au congrès de l’AFSP de Lyon de 2005, dans lequel nous détaillons la façon dont nous avons mobilisé l’entretien dans une enquête portant sur ce sujet éminemment sensible que sont les discriminations ethniques dans les attributions de logements sociaux.
-
[137]
Sur ce point, Jean-Claude Kaufmann reprend à son compte les analyses de Clifford Geertz quant à la nécessité de « voir les choses du point de vue de l’indigène » : cf. Clifford Geertz, « Du point de vue de l’indigène : sur la nature de la compréhension anthropologique », dans Savoir local, savoir global, Paris, PUF, 1986, p. 74, cité par Jean-Claude Kaufmann, op. cit., p. 87.
-
[138]
Howard Becker, op. cit., p. 239.
-
[139]
Howard Becker, ibid., p. 244.
-
[140]
Howard Becker, ibid., p. 240.
-
[141]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus, Paris, Pocket, 1998.
-
[142]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 221.
-
[143]
Michel-Alexis Montané, « Paroles de leaders : l’entretien semi-directif de recherche est-il adaptable à de nouvelles situations d’enquête ? », dans Philippe Blanchard, Thomas Ribémont (dir.), Méthodes et outils des sciences sociales. Innovation et renouvellement, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 19-36, dont p. 21.
-
[144]
Daniel Bertaux, « Une enquête sur la boulangerie artisanale », rapport au Cordes, 1980, cité par Michel-Alexis Montané, cité, p. 22.
-
[145]
Pierre Fournier, Anne-Marie Arborio, L’Enquête et ses méthodes : l’observation directe, Paris, Armand Colin, 1999, p. 45-46.
-
[146]
Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 218.
-
[147]
Jean-Baptiste Legavre, ibid., p. 220.
-
[148]
Jean-Claude Kaufmann, L’entretien compréhensif, op. cit., p. 52.
-
[149]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1977, p. 459.
-
[150]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, ibid., p. 456.
-
[151]
Michel Pialoux, Christian Corouge, art. cité, p. 91.
-
[152]
Olivier Schwartz, « Postface : L’empirisme irréductible », dans Nels Anderson (dir.), Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Nathan, 1993, p. 283-284, cité p. 5 par Michel Pialoux, « L’ouvrière et le chef d’équipe ou comment parler du travail ? », Travail et Emploi, 62, 1995, p. 4-39. Au passage, cet article de Michel Pialoux est un révélateur très intéressant de la façon dont les « ethnographes » se sentent sommés de se justifier de recourir à l’enquête par entretien. Bien que l’auteur donne nombre d’arguments, au début de l’article, en défense de l’entretien et de la portée heuristique des discours que celui-ci produit, il en fait au final une analyse qui, dans la pure tradition ethnographique, donne la part belle à l’interprétation de la situation plutôt que du « dit », à l’analyse des attitudes, gênes, silences, etc., qui, selon lui, « sont plus expressifs souvent que bien des propos » (p. 5).
-
[153]
Olivier Schwartz, cité, p. 283-284.
-
[154]
Olivier Schwartz, ibid.
-
[155]
Howard Becker, op. cit., p. 42.
-
[156]
Erhard Friedberg, cité, p. 95.
-
[157]
Michel Crozier, Erhard Friedberg, op. cit., 1977, p. 457.
-
[158]
On notera ce qui sépare ce précepte de celui de Pierre Bourdieu, selon lequel l’enquêteur doit au contraire posséder un « immense savoir », acquis parfois tout au long d’une vie de recherche (cf. Pierre Bourdieu, « Comprendre », cité, p. 1401). Cette divergence renvoie clairement à l’opposition des démarches inductive et hypothético-déductive.
-
[159]
Erhard Friedberg, Le pouvoir et la règle…, op. cit., p. 313.
-
[160]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes…, op. cit., p. 223.
-
[161]
Jean-Claude Kaufmann, ibid., p. 221-222.
-
[162]
Anthony Giddens, op. cit.
-
[163]
Alain Blanchet, Anne Gotman, L’enquête et ses méthodes…, op. cit., p. 41.
-
[164]
Michel Pialoux, art. cité, p. 58.
-
[165]
Michel Pialoux, ibid., p. 59.
-
[166]
Howard Becker, Henri Peretz, « Préface », dans Howard Becker, op. cit., p. 10.
-
[167]
Howard Becker, ibid., p. 105.
-
[168]
Stéphane Beaud, Florence Weber, op. cit., p. 220.
-
[169]
Howard Becker, op. cit., p. 154-155.
-
[170]
Erhard Friedberg, cité, p. 91.
-
[171]
Stéphane Beaud, art. cité, p. 234.
-
[172]
Jean-Claude Kaufmann, La trame conjugale. Analyse du couple par son linge, Paris, Pocket, 1997.
-
[173]
Jean-Claude Kaufmann, Corps de femmes, regards d’hommes…, op. cit.
-
[174]
Barney Glaser, Anselm Strauss, « La production de la théorie à partir des données », Enquête, 1, 1995, p. 183-195.
-
[175]
Cf. le numéro « Interpréter, surinterpréter », Enquête, 3, 1998.
-
[176]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, op. cit., p. 18-23.
-
[177]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, ibid., p. 29.
-
[178]
Cette contrainte est souvent un élément déterminant du choix de l’entretien plutôt que de l’observation : pour des exemples, cf. Jean-Baptiste Legavre, art. cité, p. 210, et Myriam Bachir, Virginie Bussat, « L’entretien en actes », dans CURAPP, La méthode au concret, Paris, PUF, 2000, p. 31-58, dont p. 34.
-
[179]
Anne-Marie Arborio, Pierre Fournier, op. cit., p. 45.
-
[180]
Erhard Friedberg, cité, p. 86.
-
[181]
Ce texte a bénéficié des commentaires faits lors de présentations orales dans le cadre du congrès de l’AFSP à Lyon en septembre 2005 et d’un atelier de lecture-écriture du PACTE à Grenoble en janvier 2007, ainsi que des relectures stimulantes d’Anne-Cécile Douillet et Alain Faure, que nous remercions ici.