Couverture de RFSP_563

Article de revue

Informations bibliographiques

Pages 499 à 521

Notes

  • [*]
    Établies sous la responsabilité de Jean-Luc Parodi, assisté de Cécile Brouzeng, avec, pour ce numéro, la collaboration de Alexandre Boza, Dominique Leblond, Anne-Sophie Novel, Xavier Pons, Nicole Racine, Isabelle Rocca, Odile Rudelle et Hélène Thiollet, auxquels la Revue adresse ses remerciements.
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Généralités, méthodologie

ALDRIN (Philippe) – Sociologie politique des rumeurs. – Paris, PUF, 2005 (Sociologie d’aujourd’hui). 289 p. Bibliogr.

1Loin de considérer les rumeurs comme une simple manifestation de l’irrationalité populaire, l’auteur s’efforce de dépasser une vision empreinte de mépris social pour faire de la rumeur un objet de sociologie politique construit dans le cadre d’une recherche ample, précise et particulièrement fouillée. Si les rumeurs constituent souvent un instrument de stigmatisation, P. A. met en lumière les nombreux autres usages de la pratique « rumorale » : éléments de cohésion des différents groupes sociaux, elles offrent notamment un moyen de contourner certaines conventions sociales ou de pallier un déficit des sources d’information habituelles. L’auteur rappelle également, en s’appuyant sur des exemples, qu’elles constituent un élément à part entière de la pratique journalistique et des stratégies de combat politique. Dans un travail original mais rigoureux, P. A. tente de restituer la richesse des usages sociaux des rumeurs et sous sa plume réapparaissent, sous un nouveau jour bien plus stimulant, diverses histoires qui ont fait la « Une » (affaire Piat, les rumeurs autour de la succession de Gaston Deferre à Marseille, celles qui concernent la mort de Lady Di, Carpentras...). L’occasion pour l’auteur de rappeler qu’il faut étudier attentivement la situation « rumorale », la rumeur n’apparaissant pas n’importe où, dans n’importe quelle condition, ni avec n’importe qui. Autrement dit, l’ouvrage permet de sortir du sens commun en abordant ambitieusement le phénomène rumoral comme fait social total.

AVENEL (Cyprien) – Sociologie des « quartiers sensibles ». – Paris, Armand Colin, 2004 (128/Sociologie). 127 p. Bibliogr. Index

2Cet ouvrage propose une synthèse claire des principaux travaux et enjeux associés à cette catégorie générique de lieu devenue synonyme de difficultés sociales, quand ce n’est pas d’inégalités, voire d’insécurité. C. A. commence par un point rapide sur la constitution du « problème des banlieues » comme problème social et comme problématique sociologique – point peut-être trop rapide au regard de ce que la sociologie urbaine permet de mettre à distance de phantasmes. Il se tourne en fait rapidement vers des questions de diagnostic du malaise de ces « quartiers » accumulant les difficultés de ségrégation, d’urbanisme peu, voire pas maîtrisé, de métissage perçu finalement comme stigmatisant les populations qui y résident. Le diagnostic porte ensuite sur une présentation des stratégies de lutte contre les effets de ségrégation et de discrimination dans le cadre d’une sociabilité « contrainte » et souvent « communautaire ». C. A. insiste sur les questions d’ethnicisation des relations sociales au sein de ces territoires, ou de mobilité sociale des jeunes qui, « forcément », l’amènent à traiter de la violence et des émeutes dans des quartiers, cibles de politiques de la ville qui mettent en scène pouvoirs publics et acteurs locaux. Face à ce difficile exercice de synthèse, l’ouvrage peine toutefois à renouveler efficacement le regard porté sur les « quartiers sensibles », reconduisant par les diagnostics proposés les images sociales dont ces quartiers sont également les victimes.

BORDES-BENAYOUN (Chantal), SCHNAPPER (Dominique) – Diasporas et Nations. – Paris, Odile Jacob, 2006. 255 p. Bibliogr.

3L’ouvrage entend expliquer l’évolution et les transformations des rapports entre la nation et les diasporas et les conséquences de la complexité de ces rapports. Les deux sociologues montrent d’abord comment, historiquement, la diaspora a toujours été tenue pour suspecte aux yeux des nationalismes du 19e siècle qui considèrent comme dangereux les peuples dont les fidélités restent transnationales, à l’heure d’un nouveau mode de légitimité politique, à l’aune de l’idéologie de l’État nation. Dans une seconde partie, C. B.-B. et D. S. renversent la donne en montrant cette fois-ci comment, dans une période plus récente, le terme de diaspora a évolué dans son contenu pour finir par être accolé à toutes sortes de mobilités et de revendications identitaires. Réfléchissant opportunément sur l’historicité et l’extension du terme et sur son opérationnalisation comme concept sociologique, les auteurs observent combien la diaspora est vouée à partir de la fin des années 1960 a être l’objet d’un véritable culte dans un contexte de mondialisation, comme en témoigne son inflation terminologique dans la vie publique et intellectuelle (les diasporas « accomplies » ou « en devenir », les diasporas « prolétaires », « flottantes » ou « archétypales » et « classiques »…). C. B.-B. et D. S. rappellent surtout pourquoi la diaspora ne saurait être comprise sans la considérer en même temps comme forme d’organisation sociale, comme conscience spécifique et comme mode de production culturelle. Et les auteurs de conclure utilement par l’invitation collective à (ré)intégrer l’interrogation sur la diaspora dans la pensée de l’évolution de l’ordre politique quand les nations s’affaiblissent.

BOUVIER (Pierre) – Le lien social. – Paris, Gallimard, 2005 (Folio essai). 400 p. Index

4Avec un titre issu de la sociologie, ce livre fait l’histoire des différentes manières dont les hommes ont « fait société », d’abord sans le savoir – autour des religions ou « grands récits » – puis, après la révolution industrielle, autour des professions et classes que la révolution de l’information que nous vivons aura fait éclater à la faveur de la libre circulation des idées, des biens et des hommes. Quand les choses allaient de soi dans un monde « enchanté », le lien social n’était pas interrogé. Alors qu’aujourd’hui où les liens se dénouent, la démarche génétique ici présentée veut appréhender à la fois le social – qui évolue – et l’anthropologique qui, au-delà de la diversité, proclame la définition de l’espèce. La philosophie grecque avait pensé le lien politique du citoyen-soldat ; les Lumières penseront un contrat qui respecte la liberté. Et quand, rompant le lien d’homme à homme, l’industrialisation révèlera ses cruautés, il y aura des hommes – utopistes, marxistes ou humanistes – pour penser l’association, dont les déclinaisons sont infinies : créatives avec le mutuellisme, coercitives avec les Églises, politiques avec les partis, charitables avec le patronage, humanitaires avec la mondialisation, etc. Les philosophes s’étaient regroupés dès 1867 et au tournant du siècle (1898), sociologie et psychologie expérimentale se détachent et règnent jusqu’à ce que l’École de Chicago n’arrive avec ses méthodes comportementalistes et ses sondages qui comptabilisent rythmes et prix d’une évolution où groupes et individus se font stratèges, avec tous les « manques » d’une société devenue « aphasique », inclusive dans son bruit, mais si exclusive dans les mots et les faits, que pullulent désormais les mécanismes et microsociétés proposant leur « lien social ».

DEJOURS (Christophe) – L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation. – Dijon, INRA Éditions, 2003 (Sciences en question)

5« Comment pourrait-on évaluer ce qu’on ne sait même pas décrire ? ». Pour C. Dejours, travailler, c’est essayer de combler l’écart entre le travail prescrit et le travail effectif. Le réel résiste toujours aux procédures formelles de production. Travailler, c’est d’abord échouer, puis trouver dans l’infraction à ces procédures les moyens de contourner l’échec. Mais ce contournement, pour des raisons tant psychologiques que sociologiques, n’est guère avouable. Le travail est donc difficilement observable. Les méthodes d’évaluation existantes sont vouées à l’échec car elles manquent la part d’invisibilité du travail. Elles sont sources d’injustices et ont des conséquences sur la santé même des travailleurs. C. Dejours n’en appelle pas pour autant à un refus de l’évaluation et à un retour à la reconnaissance par les pairs. Il plaide pour une évaluation compréhensive de la situation de travail.

DUCHESNE (Sophie), HAEGEL (Florence) – L’enquête et ses méthodes. L’entretien collectif. – Paris, Nathan Université, 2004 (128/Sociologie). 126 p. Bibliogr. Index

6Comment réaliser un entretien dans le cadre d’un focus group ou d’un groupe de discussion ? Et pour cela, comment recruter ses participants, animer une séance ? Questions simples, mais essentielles au sociologue de terrain qui méritaient, notamment pour le néophyte, d’être clairement posées. L’utilisation de l’entretien collectif est ici judicieusement replacée dans une stratégie de recherche qui veille à éclairer le choix de cette méthode. Elle conduit les deux sociologues à envisager en premier lieu les « usages de la méthode », autrement dit les fondements et les enjeux d’une telle approche à travers quelques exemples puisés dans la littérature française et anglo-saxonne et mis en perspective méthodologique. Une fois les enjeux posés, la réalisation fait l’objet d’une description minutieuse, précisant notamment les logiques du recrutement – et éventuellement les ressorts de sa rétribution –, du lieu et du temps de rencontre, la question de l’enregistrement. Il n’est heureusement pas question ici de piloter les recherches du lecteur en lui fournissant une recette, mais de lui donner quelques conseils d’expérience qui épargnent des erreurs mettant en péril la recherche. Enfin, et c’est également un point fort de ce court ouvrage, sont proposées quelques pistes d’analyse du matériau ainsi obtenu, là aussi sous forme de conseils de codage visant à éviter la surinterprétation comme le débordement face aux informations collectées, et afin de garantir une transparence gage de l’honnêteté du travail intellectuel ainsi effectué.

NEWTON (Kenneth), VAN DETH (Jan W.) – Foundations of Comparative Politics. – Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 374 p. Glossaire, Index

7Ce manuel pose toutes les ambitions et les enjeux d’un outil pour l’étudiant en science politique tel que l’on en trouve peu dans la production française. En voulant proposer une première approche du comparatisme en science politique, il balise de larges pans de la discipline, obligeant à beaucoup de simplicité. En même temps, il pose les enjeux centraux – origine et développement de l’État, Polity et Policies, relations entre élites et citoyens – ensuite développés dans des paragraphes courts associant de manière décomplexée éléments définitionnels, exemples clairs et concis, voire simples « briefings », éléments de bibliographie – dont les représentants hexagonaux sont cruellement absents –, le tout dans un plan très structuré et ordonné qui va jusqu’à faire un état de quelques « controverses » de la discipline sous forme d’arguments « pour » et « contre » ! Bien sûr, on pourra objecter à ce manuel de mettre à distance les approches critiques, voire les éléments d’une réflexion plus théorique et anthropologique du politique – ce qui constitue par exemple une faiblesse des chapitres consacrés aux politiques publiques – au profit d’une lecture positiviste de la discipline. Mais l’idée est de fournir à un étudiant débutant quelques repères qui ne dispensent pas de lectures complémentaires approfondies et permettent de penser des objets politiques en faisant le lien entre observation de phénomènes politiques et réflexion politologique – ce qui leur manque souvent le plus sévèrement. En l’occurrence, un survol de la discipline qui en constitue une très bonne introduction.

SCHWOK (René) – Théories de l’intégration européenne. Approches, concepts et débats. – Paris, Montchrestien, 2005 (Clefs Politiques). 152 p. Index. Bibliogr.

8R. S. présente ici de façon claire et synthétique neuf théories qui éclairent le processus d’intégration européenne. Ces approches – fédéraliste, fonctionnaliste, transactionnaliste, réaliste, intergouvernementaliste, institutionnaliste, constructiviste et gouvernance multiniveaux – sont à la jonction du scientifique et du politique car elles sont l’objet d’une construction scientifique en même temps qu’elles irriguent l’intégration à l’œuvre. L’ouvrage réaffirme la pluralité des approches dans la recherche des clefs du processus institutionnel de la formation de cet OPNI (Objet Politique Non Identifié) –, d’où la nécessité de rappeler en tête de chaque chapitre le contexte d’émergence de telle ou telle théorie. R. S. constate que la recherche française sur cette question est globalement faible au regard de la production allemande ou anglo-saxonne. Son objectif est clairement de proposer une première approche dans laquelle il ne se permet pas de trancher sur la pertinence de telle ou telle méthode, même s’il constate que la « crise de légitimité au sein de l’Union européenne devrait logiquement amener les théoriciens de l’intégration européenne à développer de nouvelles approches susceptibles d’expliciter » les bouleversements qu’elle connaît. Ainsi, le plan purement descriptif contient également une interrogation sur la portée politique de ces constructions théoriques et constitue pour le néophyte une introduction utile à la question.

STENNER (Karen) – The Authoritarian Dynamic. – Cambridge, Cambridge University Press, 2005 (Cambridge studies in public opinion and political psychology). 370 p. Bibliogr. Index

9À partir de quel moment les citoyens jugent-ils acceptable qu’un État impose une conformation des comportements ? S’intéressant aux causes de l’émergence de l’intolérance dans les sociétés, K. S. répond à cette question délicate par l’analyse des modes de perception d’une « menace normative » par les citoyens qui en viennent à estimer que l’intervention de l’État est justifiée contre ce qui porte atteinte à leur culture et à leur société. K. S. développe une théorie générale de cette « prédisposition » à l’intolérance associant plusieurs critères – racisme, intolérance politique par limitation de la liberté d’expression, intolérance sur les questions sociales et morales, signification de la punition – qui lui permettent de montrer dans des exemples variés comment ces prédispositions psychologiques des individus à mettre en œuvre l’intolérance, fondatrice de sa définition d’autoritarisme, dépendent de l’évolution des menaces sociétales et s’expriment dans les conflits au sein de l’opinion publique ou dans la perte de confiance dans les élites politiques. L’auteur combine études des opinions publiques et entretiens, qui permettent d’associer échelles micro et macro dans la détermination du degré d’autoritarisme au sein d’une société. Elle tend ainsi à démontrer que l’autoritarisme est bien une dynamique d’unité à différencier du conservatisme comme recherche de stabilité. Partant de là, la psychologie politique mise en œuvre questionne l’investissement des individus dans un ordre social garant de leur propre insertion.

TILLY (Charles) – Trust and Rule. – Cambridge, Cambridge University Press, 2005 (Cambridge studies in comparative politics). 196 p. Bibliogr. Index

10Ch. T. explore l’existence de réseaux de confiance dans des cadres démocratiques ou autoritaires. La confiance apparaît comme un fondement essentiel au fonctionnement des régimes et les réseaux de confiance des acteurs politiques à part entière, même dans les dictatures qui pratiquent des formes de paternalismes. L’auteur entend notamment faire par ce concept le lien entre ses travaux antérieurs sur les révoltes et les études des mouvements sociaux contemporains en conciliant approche structuraliste et approche transactionnelle du politique. Pour cela il recourt à une large gamme d’exemples et postule que les relations sociales élaborent des réseaux de confiance qui « basculent » dans les réseaux politiques et peuvent même les susciter. La multiplication des exemples sert ici davantage comme démarche de repérage et d’illustration que comme un « terrain » sociologique, car Ch. T. nous présente un travail qui est encore en train de se faire sur l’engagement ou le désengagement d’un tel réseau. Un réseau de personnes, compris comme ensemble de gens qui se connaissent de plus ou moins près et animés par des objectifs analogues plus ou moins complexes à plus ou moins brève échéance, se tourne collectivement vers ces objectifs que chacun pourrait trahir. La réflexion sur la confiance dans le cadre de la protestation repose sur les évolutions de ces réseaux parfois rivaux en relation avec les pouvoirs publics, sous la forme d’une opposition ou d’une collaboration, dans le dialogue ou de manière souterraine, directement (en investissant le champ politique) ou indirectement (en marge des institutions). Et l’ordre social dépend d’un degré minimum de confiance qui produit du capital social, instaurant des références communes ou en créant de nouvelles, face à un travail gouvernemental insatisfaisant. Les comportements apparaissent ainsi comme conséquences d’une confiance elle-même très plastique.

TRÉMOULINAS (Alexis) – Sociologie des changements sociaux. – Paris, la Découverte, 2006 (Repères. 440). 121 p. Bibliogr.

11Difficile de dégager l’analyse du « changement social » de son côté normatif, comme en témoigne A. T. en introduction d’un ouvrage qui propose le « réexamen » de la notion à l’aune d’une sociologie débarrassée de ses « hautes théories » idéologisantes et de son sens économiste d’un changement posé comme « progrès ». Le changement s’analyse ainsi dans des ruptures qui ne sont pas seulement globales, mais également locales, d’où le passage à un pluriel qui souligne une transformation épistémologique. Pour le comprendre, A. T. propose un retour aux sources de la sociologie qui se constitue en réponse analytique aux bouleversements du 19e siècle, dont on recherche alors les ruptures et les continuités. C’est l’occasion de revenir sur le travail des « pères fondateurs » de la sociologie et des limites d’une approche trop nomologique. L’étude des changements sociaux pose en réponse une approche multiscalaire et éclaté des changements, du global au local, ne tirant de conclusions que par comparaisons. A. T. émaille son exposé d’illustrations éclairantes, mettant notamment en œuvre cette sociologie dans l’analyse des changements du travail et de la structure sociale ainsi que de la recomposition des inégalités. L’essai d’explication par les « mutations du capitalisme » témoigne de ce que finalement cet ouvrage ne pose pas la normativité à la source du travail sociologique sur le changement, mais qu’il l’y conduit.

WALLERSTEIN (Immanuel) – Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde. – Paris, La Découverte, 2006 (Grands repères/Manuels). 173 p. Bibliogr. Glossaire

12La compréhension actuelle du monde semble reposer sur celle des phénomènes de mondialisation et de terrorisme. Or, selon I. W., une telle lecture condamne à un présentisme réducteur, oublieux du cadre qui leur donne sens et des trajectoires qui les animent. Étudier les systèmes-monde, c’est donner un sens plus global à ces phénomènes, n’isolant pas leurs dimensions politiques de leurs aspects économiques, sociaux ou culturels, évitant de fragmenter la perception du réel pour ne pas en réduire l’analyse au superficiel. L’analyse des systèmes-monde refuse autant le cloisonnement des périodes historiques que des espaces géographiques ou des frontières disciplinaires. Cette radicalité académique et politique est à l’origine d’une marginalité institutionnelle qui n’empêcherait pas le succès croissant de cette approche dont le fondement est la critique de « notre savoir », donc de notre construction du monde. I. W. en expose la méthode avec simplicité et pédagogie, évoquant les motivations intellectuelles d’une telle démarche, puis les grands axes analytiques qu’elle permet de dégager, notamment pour la compréhension du monde contemporain.

Pensée politique

CORM (Georges) – La question religieuse au 21e siècle. Géopolitique et crise de la postmodernité. – Paris, La Découverte, 2006 (Cahiers libres). 215 p. Bibliogr.

13Plutôt que de céder à l’idée d’un renouveau du sentiment religieux dans les sociétés contemporaines, G. C. entend montrer comment le religieux est en fait mis au service d’intérêts politiques et économiques qui ne relèvent pas de la religion, mais consistent en un retour sur la pensée des Lumières à l’origine de la sécularisation des sociétés. Pour lui, en effet, il n’y a pas de résurrection des identités religieuses à la faveur de la fin de la guerre froide, mais plutôt une crise de légitimité des démocraties dans le cadre de la globalisation, propice au renouveau des religions. Il va jusqu’à proposer une archéologie de la violence contemporaine qui ne relèverait pas en fait de la logique révolutionnaire, mais de celle de l’Inquisition, intrinsèquement donc du côté d’une « matrice religieuse » anti-moderne qui refuserait la sécularisation. Il prend ainsi très au sérieux l’opposition entre laïcs, multiculturalistes, démocrates et religieux de tous ordres qui structure les débats et dénonce au passage les anciens marxistes désormais honteux et empressés de troquer le totalitarisme contre la religion. Convoquant entre nombreux autres – et avec d’évidentes sympathies – Strauss, Lacan ou Gramsci, G. C. propose une analyse de la construction de ce « bruit de fond » d’une mythologie occidentale à matrice religieuse qui voile la mainmise des opportunistes et affairistes sur le politique. Cet essai sur les nouveaux conservatismes vise surtout à rappeler que le « progressisme » est et doit être en mesure de proposer une alternative audible à une post-modernité en fait très réactionnaire. Il en appelle ainsi à un « pacte laïque international » cosmopolite associant les religions ouvertes au pluralisme et les États pour lutter contre la reconstruction « civilisationnelle » du monde qui autorise toutes les brutalités politiques et économiques.

LE GLOANNEC (Anne-Marie), SMOLAR (Aleksander), dir. – Entre Kant et Kosovo. Études offertes à Pierre Hassner. – Paris, Presses de Sciences Po, 2003. 560 p. Notes bibliogr. Bibliogr.

14Dans le genre de l’hommage, celui rendu à Pierre Hassner mérite d’être signalé tant il est parcouru de plumes prestigieuses et/ou controversées (Stanley Hoffman, Francis Fukuyama, Pierre Manent, Philippe Raynaud ou Pierre Rosanvallon, entre – nombreux – autres) qui permettent autant de comprendre le travail accompli en plus de quarante ans d’une recherche exigeante et éclairante que d’appréhender le monde actuel et ses défis. Fin connaisseur de la guerre froide, Pierre Hassner voit et analyse la fin du communisme et le monde dont il accouche avec une acuité qui repose sur une vraie réflexion sur l’« ordre » mondial. Universalité et identité entrent en débat sur fond de désordre global et de violence ; Pierre Hassner les interroge avec un ton de philosophie politique, faisant ressortir les logiques et les rationalités sans céder à l’angélisme ni à la confusion qu’un monde complexe pourrait suggérer. L’ouvrage, derrière son aspect touffu – dont le titre rend compte par son montage en catalogue –, est en fait une synthèse des pistes d’interprétation des relations internationales, une sorte de survey qui pose la diversité des enjeux, mais également des analyses qui peuvent en être faites dans une sorte d’incertitude, à la fois inquiète des menaces dont l’avenir est porteur, et stimulée des possibles qu’ouvre justement le dialogue entre universalité et identité.

Institutions politiques et administratives

GICQUEL (Jean), GICQUEL (Jean-Éric) – Droit constitutionnel et institutions politiques. – Paris, Montchrestien, 20e éd., 2005 (Domat Droit Public). 785 p. Bibliogr. Index. HAMON (Francis), TROPER (Michel) – Droit constitutionnel. – Paris, LGDJ, 29e éd., 2005 (Manuel). 896 p. Bibliogr. Index

15Plus que des classiques du droit constitutionnel, ces deux manuels sont devenus des institutions pour les étudiants et les enseignants en droit constitutionnel et en science politique, ici augmentés de mises à jour bibliographiques. Chacun choisit sa sobriété de présentation, pour chacun claire et rigoureusement organisée, afin d’envisager toutes les dimensions du droit constitutionnel avec le souci de servir une analyse de la matière : objet et formation (J. G. et J.-E. G.) ou théorie générale (F. H. et M. T.), cadres ou enjeux – État nation, droits individuel, régimes et fonctions politiques, élections et démocratie – permettent de passer en revue des régimes représentatifs de ce droit (Grande-Bretagne, États-Unis, Europe occidentale). Chaque ouvrage intègre également des éléments d’analyse politologique en envisageant les enjeux du constitutionnalisme post-soviétique et tiers-mondiste (J. G. et J.-E. G.). Chacun consacre enfin sa dernière partie aux institutions politiques de la France dans leurs dimensions historique, juridique, politique et européenne largement actualisées jusqu’à la date d’édition des manuels. La grande qualité de ces ouvrages tient à ce qu’ils rapprochent constamment la théorie juridique de la pratique politique qui l’incarne, avec un souci du détail qui dépasse parfois le cadre d’un simple manuel (J. G. et J.-E. G.), perpétuant ainsi la qualité de ces outils.

DROUIN (Vincent) – Fantassins de la République. Nos 500 000 conseillers municipaux. – Paris, Autrement, 2006 (Acteurs de la société). 218 p. Bibliogr.

16Publié dans une collection intitulée « Acteurs de la société », l’ouvrage de V. D. nous propose une plongée dans la vie quotidienne des élus locaux que sont les conseillers municipaux. Au miroir grossissant – et parfois déformant – de leurs récits de vie, ce sont une cinquantaine de conseillers, femmes et hommes, qui se livrent pour donner à voir et à comprendre les ressorts et méandres de leur engagement et de leur action politiques au niveau local. Après le portrait de cinq d’entre eux, l’auteur procède tel un impressionniste, pour nous faire comprendre par petites touches les moments de vie publique qui font celle de nos élus. Le choix d’offrir à ses lecteurs une analyse décalée, nourrie des identités narratives des enquêtés, ne permet pas à V. D. de procéder à une montée en généralité proche d’une sociologie des rôles pour ceux qui sont aujourd’hui plus d’un demi-million de conseillers municipaux dans 36 700 villes et villages de France. Mais son ambition de départ est louable et le contrat est rempli : ce livre s’adresse à ceux que la chose publique intéresse et que la politique politicienne décourage parfois, c’est-à-dire aux électeurs qui aimeraient mieux comprendre quel rôle jouent ceux qu’ils désignent, et qui, surtout dans les communes rurales, se demandent s’ils ne pourraient pas un jour se faire élire à leur tour ; aux militants qui s’adressent, et parfois s’opposent, à des élus locaux dont ils connaissent souvent mal les attributions ; aux conseillers municipaux et anciens conseillers, maires et fonctionnaires communaux qui se demandent dans quelle mesure leurs propres expériences sont transposables en d’autres lieux et en d’autres temps.

LECLERC (Olivier) – Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science. – Paris, LGDJ, 2005 (Bibliothèque de droit privé. 443) 464 p. Bibliogr.

17« Quelle fonction l’expertise remplit-elle dans le procès ? » ou « l’expert contribue-t-il à la formation de la décision de justice ? » sont deux des nombreuses et stimulantes questions posées par la thèse dont est tiré cet ouvrage. O. L. y accorde le regard du juriste soucieux de comprendre les relations qui s’instaurent entre le scientifique et le juge qui le nomme. Ainsi, des savoirs extérieurs au droit sont-ils pris en compte par les juges qui doivent également évaluer la pertinence et la solidité de l’expertise : deux discours, deux visions du monde se rencontrent. De cette rencontre formalisée et codifiée qu’O. L. décrit et analyse dans le détail naît la décision qui ne laisse théoriquement l’expert se prononcer que sur les questions de fait en tant que « science auxiliaire », mais dont il est clair au final qu’il joue un rôle dans la formation de la décision elle-même. Tout le travail d’O. L. consiste à ouvrir la « boite noire » pour montrer comment le droit façonne la séparation des deux discours, plaçant d’un côté la connaissance et de l’autre la normativité, mais dans un « ajustement » qui tient parfois plus de la marche que de la frontière. Comparant avec les modèles anglo-saxon ou européen, il s’interroge enfin sur le statut d’une expertise qui, en France, pour ne pas céder à l’illusion de la « boite noire », devrait admettre son caractère contradictoire.

MARTIN (Pierre) – Les systèmes électoraux et les modes de scrutin. – Paris, Montchrestien, 2006 (Clefs Politique). 156 p. Bibliogr. Index

18Cet ouvrage très pointu explore la tentative de rationalisation de l’objet politique que constituent les modes de scrutin. Car si « l’élection constitue le principe de base de la démocratie représentative », le mode de scrutin en formate en grande partie les enjeux ; en comprendre le fonctionnement, c’est déjà préparer le terrain des stratégies électorales et des engagements des organisations politiques comme des électeurs. Au-delà, comme l’illustrent les différents exemples présentés, c’est la structuration du champ politique qui peut s’en trouver modifiée. La distinction de base faite entre scrutin majoritaire et scrutin proportionnel pose un premier élément de structuration sur le fonctionnement du multipartisme, ainsi que sur l’organisation des élections. L’ouvrage propose ensuite une analyse couplant approche historique riche d’exemples puisés dans toutes les régions du monde et approche théorique des modèles de découpage et d’organisation des scrutins. La réussite de P. M. tient à ce qu’il articule plusieurs échelles d’analyse, à la fois une grande largesse de vue sur les significations en même temps qu’un luxe de détails, comme l’analyse rigoureuse du Gerrymander états-unien et de quelques exemples choisis, au point que ce court ouvrage s’impose comme une lecture de base – voire davantage – pour comprendre les systèmes électoraux.

VERGNIOLLE DE CHANTAL (François) – Fédéralisme et antifédéralisme. – Paris, PUF, 2005 (« Que Sais-Je ? ». 3751). 127 p. Bibliogr.

19Étrangers à la culture politique française, les concepts de fédéralisme et d’antifédéralisme n’en sont pas moins les modes de fonctionnement d’un nombre important d’États, ainsi qu’un enjeu essentiel de la construction européenne. C’est à la clarification du débat sur le sens de la notion que s’attache l’ouvrage, proposant une approche historique qui s’appuie sur les variations anglo-saxonnes du fédéralisme des sociétés d’immigrations que sont les États-Unis, le Canada et l’Australie. Ce parcours éclaire ainsi l’expérience européenne contemporaine qui fonctionne comme résultat de cette sédimentation historique. Dans ce parcours, le fédéralisme apparaît dans un dialogue permanent avec l’antifédéralisme et dont l’illustration états-unienne constitue un « précédent incontournable ». De son côté, l’Europe fédérale se heurte à l’autre sédimentation historique qu’est la souveraineté nationale, qui tend à percevoir le fédéralisme comme un « inachèvement » et que F. V. présente comme une option pour une construction en panne. Toutefois, derrière l’approche historique se profile la volonté de rendre compte des trois facettes conceptuelles du fédéralisme : l’institution comme répartition des pouvoirs entre niveaux de gouvernement, la théorie d’un mode d’exercice de la souveraineté et de légitimation, l’idéologie du « vecteur d’idées progressistes ». Il apparaît alors que fédéralisme et antifédéralisme fonctionnent souvent comme une dialectique sur le degré de décentralisation plus que comme une opposition sur la « nationalisation » de la pratique du pouvoir.

VOILLOT (Christophe) – La candidature officielle. Une pratique d’État de la restauration à la Troisième République. – Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005. 298 p. Index. Bibliogr.

20Publié avec l’aide la Fondation Carnot, ce livre se propose de revisiter l’usage de la candidature officielle qui, stigmatisée par les républicains en lutte contre le Second empire, n’en a pas moins joué son rôle dans l’évolution civique d’un pays passé des « nominations électives » du 19e siècle aux élections concurrentielles d’aujourd’hui ; en d’autres termes, de l’État absolu à l’État parlementaire. En se demandant par quoi la candidature officielle a été aujourd’hui remplacée, ces pages permettent de considérer d’un autre regard les exigences contemporaines d’investiture ou de soutien – maintenant aussi organisé que financé – dont les partis ont de plus en plus le monopole. Et si, en dernière analyse, ces derniers n’avaient fait que se réapproprier les méthodes – affiches, réunions publiques et distribution d’emplois – qui, élaborées aux temps de la candidature officielle, sont peut-être moins éloignées de nous qu’il est habituellement pensé ?

Forces et comportements politiques

LE BOHEC (Jacques) – Sociologie du phénomène Le Pen. – Paris, La Découverte, 2005 (Repères. 428). 122 p. Bibliogr.

21Cet opuscule n’est pas une sociologie de l’extrême droite ou du Front national, même si le détours par cette sociologie se révèle souvent utile pour comprendre le fonctionnement du « phénomène Le Pen ». Le phénomène en question est la façon dont le dirigeant d’extrême droite parvient depuis les années 1980 à formater certains enjeux du débat et du champ politique français. Pour l’analyser, l’auteur tente d’abord de désamorcer et de dépassionner le débat – ton sur lequel il conclue pourtant. Il propose ainsi de mettre à distance les jugements de valeur trop faciles et problématiques dans une démarche analytique – avec l’ambiguïté d’un exercice qui produit de nombreux effets de réalité auxquels concourent hommes politiques, journalistes, sondeurs, chercheurs, quitte à insister un peu lourdement sur leurs erreurs et errements. L’effort de rupture tient ici à ne plus traiter J.-M. Le Pen comme le « symptôme » d’un malaise, voire d’une crise de la démocratie française, mais comme un acteur faisant une offre politique qui trouve preneur parce qu’exprimant des préférences politiques. Cette rupture permet surtout de réinjecter de la diversité dans l’analyse de l’extrême droite, tant dans la variété de cette offre que dans celle de la demande qu’elle rencontre, ainsi que la logique d’entraînement et la dialectique entre pratiques et interprétations politiques.

GARBAYE (Romain) – Getting Into Local Power. The Politics of Ethnic Minorities in British and French Cities. – Oxford, Blackwell, 2005 (Studies in urban and social change). 266 p. Bibliogr. Index

22Comment les immigrants deviennent-ils des acteurs politiques et en quoi l’ethnicité peut-elle être un élément de cette insertion dans le champ politique ? Pour répondre à ces questions, R. G. propose une comparaison des villes de Birmingham au Royaume-Uni, Lille et Roubaix en France, entre 1980 et 2001. Le contraste en est saisissant : alors que le Labour confie des postes de conseillers municipaux à des Afro-Caribéens, la métropole lilloise octroie peu ou pas de postes à des Nord-Africains. Ces situations différentes sanctionnent évidemment des configurations politiques locales différentes, mais également des enjeux stratégiques différenciés : l’insertion des minorités à Birmingham reflète leur capacité à entrer au Labour pour y reformater les enjeux de l’intégration politique et sociale en mettant en avant une approche multiculturelle ; les difficultés rencontrées par les minorités nord-africaines sanctionnent l’échec d’une conversion des ressources du mouvement des Beurs au sein des partis politiques en même temps que la difficulté à conjuguer particularisme ethnique des identités et universalisme des discours de représentation. Roubaix constitue dans les années 1990 une situation intermédiaire en ce que, dans un jeu ouvert par la crise du communisme local et la montée du Front national, la prise en compte de l’ethnicité dans le cadre territorial des groupes de voisinage, ainsi que la montée d’un activisme communautaire ont permis de modifier localement la donne.

LEMIEUX (Vincent) – Les partis et leurs transformations. – Laval, Presses de l’Université de Laval, 2005. 221 p. Bibliogr. Index des noms et des auteurs

23L’objectif de l’auteur est de contribuer à l’évaluation de la participation dans les partis et les systèmes de partis. Le déploiement d’une approche systémique stricte conduit V. L. à l’établissement de nombreux schémas analytiques et profils idéaux-typiques censés éclairer les dimensions et composantes de la participation « sélective » ou « inclusive », les types purs de partis (« ODE, ODI, OCE, PCE, PDI, PCI »), les types de systèmes de partis les plus fréquents, les déterminants de la participation aux partis et aux systèmes de partis… L’aridité des modélisations successives ne permet pas toujours d’apprécier ce qui, d’un point de vue plus qualitatif et socio-historique, pourrait éclairer les mécanismes complexes et diversifiés du « dilemme de la participation » auquel V. L. conclut : à la suite des transformations récentes, les systèmes de partis sont devenus plus inclusifs, tendance qui s’avère toutefois beaucoup moins nette pour les partis. La volonté énoncée de procéder d’un point de vue très théorique et de donner une certaine unité à l’étude des partis et des systèmes de partis de la plupart des régions du monde laisse toutefois l’auteur conscient de la possibilité pour d’autres « chercheurs intéressés aux partis qui ne sont pas d’accord avec notre approche » d’établir, dans un sens moins positiviste, une étude à la fois rigoureuse, comparative et compréhensive.

RIBERT (Evelyne) – Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale. – Paris, La Découverte, 2006 (Textes à l’appui/ Enquêtes de terrain). 274 p. Bibliogr.

24À l’aune d’une actualité marquée par la crainte, fortement médiatisée et politiquement débattue, d’un affaiblissement de l’identité nationale, E. R. s’est intéressée au sentiment d’appartenance nationale et aux représentations de la nationalité chez les jeunes issus de l’immigration. Son enquête sociologique l’a conduite, sur trois lieux contrastés (le 16e arrondissement de Paris, le quartier du Val-Fourré à Mantes-la-Jolie et la ville de Saint-Denis), à rencontrer dans le cadre d’entretiens approfondis des adolescents et à opérer par observation directe dans des tribunaux d’instance où les jeunes se rendent pour « manifester leur volonté » d’acquérir la nationalité française. L’auteur nous offre le récit honnête d’une enquête de terrain qu’elle qualifie de « déconcertante ». Ses conclusions sont immédiatement énoncées, mais progressivement éclairées : la première est que la nationalité n’engage pas l’identité, pas davantage la nationalité d’origine que la nationalité française. La nationalité est une nécessité (pour vivre « normalement », espérer trouver un travail…), pas un besoin ni un désir. Les jeunes parlent des « papiers d’identité » qu’il faut avoir, mais ne réfléchissent pas sur leur appartenance nationale. La seconde conclusion sur le chemin de laquelle E. R. nous entraîne concerne les différentes dimensions du lien que les jeunes ont avec la France et leur pays dit « d’origine » : à l’encontre de la vision commune, ils ne sont nullement écartelés entre une double référence culturelle. Leur attaches et références identitaires ne sont pas « emboîtées », elles sont « déliées ». Mêlant sociologie de l’adolescence et sociologie de la citoyenneté, l’auteur illustre le format d’une « nation sans passion ».

TARROW (Sidney) – The New Transnational Activism. – Cambridge, Cambridge University Press, 2005 (Cambridge studies in contentious politics). 258 p. Bibliogr. Index

25S. T. étudie dans cet ouvrage les relations que le militantisme tisse depuis les « Saints » protestants entre le local et le global, expérimentant de nouveaux modes d’action, mais également de nouveaux enjeux, construisant éventuellement de nouvelles identités politiques et militantes. Il explore ainsi les façons dont le fonctionnement de l’activisme se transforme pour acquérir cette identité transnationale, soit par conversion des enjeux domestiques, soit par promotion des enjeux dans une nouvelle arène politique elle-même transnationalisée. Il montre ainsi que les conflits peuvent être réinterprétés également dans le sens du transfert de ressources et de compétences politiques dont des structures militantes se dotent, mais dont les individus sont également porteurs et que leurs migrations diffusent. La mondialisation est une accélération des échanges dans laquelle l’internationalisme devient une structure nouvelle d’opportunité pour les acteurs de la protestation accroissant les possibilités d’agir horizontalement – par le nombre d’individus et d’acteurs susceptibles d’être mobilisés – et verticalement – par les échelles différentes auxquelles ces acteurs peuvent se mobiliser. L’objectif de l’ouvrage est de dégager quelques pistes solides dans l’étude de ces mouvements, quitte à décevoir ceux qui chercheraient dans l’ouvrage une analyse approfondie des schémas causaux et des changements structurels dans les opinions. S. T. préfère « modestement » analyser les processus de globalisation du local (et inversement) et les acteurs de cette transnationalisation qui fait d’eux des « cosmopolites enracinés ».

Biographies et mémoires

COLLECTIF – Michel Debré, un réformateur aux finances 1966-1968. Journée d’études tenue à Bercy, le 8 janvier 2004. Actes du colloque – Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2005. 149 p.

26Trois mois après la publication du colloque Michel Debré, Premier ministre, voici un savant portrait du ministre des Finances, qui permet de retrouver une même manière – volontariste – affrontée à un autre moment. En janvier 1966, la guerre d’Algérie est loin et c’est la mise en ballottage du Général qui, frappant les esprits, fait germer l’idée de succession. Résolument engagée dans le marché commun, la France se voit alors également affrontée à une compétition financière mondiale où le système de Bretton-Woods est entré en crise. À ce combat contre le dollar-or, la France de Michel Debré sera battue et, avec elle, le ministre qui avait engagé toutes ses forces dans la lutte contre l’inflation assortie de la sauvegarde des investissements – recherche, espace, libéralisation du système bancaire, industries agroalimentaires, formation professionnelle permanente, politique du sol rural et urbain, etc. Ni ministre d’état, ni intérimaire lors du voyage en Afghanistan de G. Pompidou, la tornade de Mai 68 achèvera de signer la défaite politique de l’ancien Premier ministre. Reste l’image du colbertiste, plus libéral et social qu’il est dit, élu à droite et gouvernant à gauche, celle d’un homme d’État républicain qui, loin de s’intéresser à la communication, pensait en termes de générations.

GRÉMION (Pierre), PIOTET (Françoise), collectif – Georges Friedmann. Un sociologue dans le siècle (1902-1977). – Paris, CNRS éditions, 2004 (Sociologie). 184 pages

27Issu d’un colloque tenu à l’École normale supérieure à l’occasion du centenaire de la naissance de Georges Friedmann, cet ouvrage s’attache à faire redécouvrir l’auteur du Travail en miettes qui a contribué au renouveau de la sociologie. En plus de la restitution de son itinéraire intellectuel et politique dans l’entre-deux-guerres et pendant la guerre, l’ouvrage contribue à cerner Georges Friedmann dans son rôle de sociologue dans l’après guerre à partir de son arrivée au CNAM en 1945 dans une chaire d’histoire du travail, sa soutenance de thèse en 1946, la direction du Centre d’études sociologiques à partir de deux entrées : les témoignages de certains de ceux qu’il a soutenu au départ (Edgar Morin, Alain Touraine, Jean-René Tréanton, Henri Mendras, Jean-Daniel Reynaud) et la relecture d’une partie de l’œuvre pour une nouvelle génération de sociologues (Jacques Lautman, Pierre Desmuret, Françoise Piotet, Shmuel Trigano, Denis Segrestin). Outre l’intérêt intrinsèque des communications, une lecture transversale permet de dégager le rôle spécifique de Georges Friedmann dans la refondation de la sociologie après 1945. Georges Friedmann n’est pas Durkheim : « Il a, dit Alain Touraine, commencé avec la crise du progrès et vécu en dénonçant la crise du progressisme communiste. » Friedmann fait la notion d’école, mais il crée « une sorte de résumé personnel qui fonctionnait en dehors de toute institution et à travers les institutions diverses » (Henri Mendras). Il est l’acteur d’une véritable création institutionnelle. Il reste à souhaiter que d’autres travaux viennent enrichir ce premier défrichage qui recoupe à la fois l’histoire d’une discipline et l’histoire intellectuelle.

MONORY (René) – La volonté d’agir. – Paris, Odile Jacob, 2004. 209 p.

28L’ascension sociale de René Monory est digne des parfaits mythes républicains. Garagiste, fils de garagiste, il fonde après la guerre plusieurs sociétés de vente d’automobiles et de produits pétroliers avant de devenir, à 36 ans, le plus jeune maire de sa commune : Loudun. Conseiller général, puis sénateur de la Vienne, il accède à la scène nationale par le Sénat et grâce aux contacts noués au cours de ses entreprises industrielles. Sa trajectoire nous rappelle que la complexité du vécu résiste souvent au déterminisme sociologique, celui du poids des scolarités dorées ou des professions passeports pour la carrière politique. Pourtant, même s’il s’en défend, il a les principaux traits du professionnel de la politique. Il passe d’un ministère ou d’un territoire à l’autre sans expertise particulière. Il comprend si bien les rouages institutionnels qu’il se fait le champion de la modération lors de sa campagne pour la présidence du Sénat. Mais, en même temps, il écrit ce livre pour donner aux jeunes l’envie de secouer le conformisme et le parisianisme de ces mêmes professionnels de la politique. Quoi qu’il en soit, il a su anticiper sur les manœuvres politiciennes et proposer une vision du monde. Faire de la politique pour lui, c’est à la fois « résister aux évidences, [et] sentir les évolutions telluriques de la société pour les devancer, les anticiper, les inventer » (p. 208). Ce discours est-il le fruit d’une rationalisation a posteriori de son action ? Peut-être. De nombreux paragraphes ont des allures de justification post-électorale d’une action politique. Le politologue reconnaît là l’illusion biographique (selon Pierre Bourdieu). L’ouvrage est par exemple pétri de contradictions entre l’absence affichée de volonté de « revanche sociale » et les multiples exemples de cette revanche présents dans son discours. Mais un témoignage reste un témoignage. Il permet de comprendre la construction, parfois décisive pour notre histoire politique, de réseaux de connaissances particuliers. Rappelons que René Monory fut le ministre des Finances du tournant néolibéral de la fin des années 1970 et le premier ministre de l’Éducation nationale à exercer en période de cohabitation. Les anecdotes fleurissent. Elles ont un sens pour qui sait en analyser la part d’imaginaire. Enfin, le Poitevin avait bel et bien une méthode qui mérite analyse et comparaison : celle du pèlerin, du « coureur de fond solitaire » (p. 209) qui, tel le sultan du Maroc décrit par Geertz, n’a de légitimité qu’en tant qu’il conquiert et couvre de ses trajets le territoire qu’il convoite.

Cadres économiques et sociaux

ALLUM (Felia), SIEBERT (Renate), eds – Organized Crime and the Challenge to Democracy. – Londres/New-York, Routledge, 2003 (ECPR Studies in European Political Science). 238 p. Notes bibliogr. Index

29Le crime organisé est en relation étroite avec le capitalisme, voire en avance sur lui afin de profiter des opportunités de secteurs, de territoires et de réseaux transnationaux qui ne sont pas encore l’objet d’une régulation. Le crime organisé tente essentiellement d’imposer un agenda économique aux sociétés civiles dans lesquelles il est ancré ; sa force tient à sa capacité à s’immerger dans ces sociétés, devenant invisible dès lors qu’il ne recourt pas à la violence, producteur d’un groupe organisé et d’une identité caractéristique. La constitution de réseaux locaux est le fondement d’une action qui échappe aux États, même les plus autoritaires – qui doivent dès lors « composer » avec eux –, et facilite une transnationalisation efficace parce qu’articulant de manière très plastique identités ethnicisées et intérêts objectifs globaux. C’est toutefois dans le cadre des systèmes démocratiques dont elles menacent droits et valeurs que les organisations criminelles prospèrent le mieux. Les contributions à cet ouvrage montrent combien la relation entre crime organisé, État et société démocratique est difficile à circonscrire, exploitant solidarités objectives, silences, complaisances coupables et menaces évidentes dans le cadre d’une définition qui, en dépit des nombreuses recherches, n’est pas encore stabilisée, ni scientifiquement, ni par les acteurs.

BYMAN (Daniel) – Deadly Connections. States that Sponsor Terrorism. – Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 369 p. Bibliogr. Index

30Considérant que la fin de la guerre froide a complètement transformé la géopolitique du terrorisme, D. B. recherche ici ces nouvelles « connections » entre les États et le terrorisme. Les premiers, situés principalement au Proche et Moyen-Orient fournissent argent, entraînement et éventuellement soutien diplomatique officiel ou officieux, actif ou passif ; le second est souvent ramené à l’image d’al Qaïda – c’est en tout cas le point de vue de la présidence des États-Unis dont les prises de position et les sources servent de fil rouge à cette étude. L’objectif de l’ouvrage est de nuancer, voire contredire cette lecture souvent trop simpliste et « utilitaire » du terrorisme par une analyse des situations du terrorisme : les raisons de l’émergence d’une organisation non étatique de non-combattants qui utilisent cette « arme du pauvre », la façon dont les relations changeantes avec un ou des États formatent ses engagements et sa structuration, ses objectifs et ses moyens. Il apparaît que l’encouragement au terrorisme tient le plus souvent d’une logique régionale de puissance qui conduit à déstabiliser ses voisins par tous les moyens disponibles, les organisations terroristes constituant l’un de ces moyens. De même, l’absence de profil unique, du côté des terroristes comme de leurs soutiens rend éminemment difficile une lutte coordonnée et efficace contre le terrorisme. Quant à sa circonscription par la sanction de ses soutiens étatiques, D. B. rappelle combien il est difficile de l’évaluer et de le rendre réellement efficace si l’État, ayant anticipé la rétorsion, ne décide en fait de lui-même de changer d’objectifs – identitaires ou stratégiques – au point d’abandonner son soutien au terrorisme. L’ouvrage s’intéresse essentiellement aux États qui apportent un soutien logistique ou idéologique clair – Iran, Syrie, Pakistan, Afghanistan, quelques États d’Asie du Sud –, mais il pose le problème d’une définition du soutien au terrorisme : doit-on par exemple considérer le Canada comme un État qui soutient le terrorisme parce que les Tigres Tamouls récoltent des fonds sur son territoire ? Ce sont ces questions si simples qui au final posent le plus grand problème aux analystes comme aux acteurs de la lutte antiterroriste.

DUPÂQUIER (Jacques), LAULAN (Yves-Marie), dir. – Ces migrations qui changent la face de l’Europe. Actes du colloque des 10 et 11 octobre 2003. – Paris, L’Harmattan/Institut de géopolitique des populations, 2004

31À l’occasion d’un colloque organisé par l’Institut de géopolitique des populations, des chercheurs – dont un politiste – et des experts s’emparent du thème des migrations pour proposer une réflexion qui s’inscrive dans le temps long de la démographie plutôt que dans l’analyse des mécanismes de court terme qui caractérisent, selon eux, les perspectives uniquement économiques. Le spectre des contributions est large : après la présentation thématique des causes de la migration en général, les migrations vers l’Europe sont regardées à travers quatre études de cas, puis des « problèmes » et des « solutions » relatifs aux migrations en Europe sont évoqués. Surpris par la forme très orale de l’édition, on doute qu’il puisse servir de « bible sur l’immigration » comme le propose la quatrième de couverture. Mais sa vertu n’est pas là. Le mimétisme éditorial qui consiste à transcrire textuellement les contributions et les discussions qui les suivirent, révèle les limites de l’ouvrage, mais aussi sa qualité essentielle : les contributions sont brèves, les styles hétérogènes, les débats qui les suivent souvent pointus, parfois polémiques, rarement anecdotiques. Les contributions posent, chacune, des jalons conceptuels et produisent des données quantitatives avec un souci pédagogique évident. L’ouvrage n’est pas un manuel, mais une contribution informée et méthodique au débat qui anime l’espace public. Son intérêt est de proposer une forme discursive de réflexion sur les migrations répondant aux questions qui occupent l’opinion publique, les médias et les politiques en France et en Europe.

MERCHANT (Jennifer) – Procréation et politique aux États-Unis (1965-2005). – Paris, Belin, 2005, 260 p. Index. Bibliogr.

32En 1942, la Cour suprême des États-Unis définissait les prémisses de ce qui allait devenir un « droit à l’intimité ». Or, depuis le début des années 1960, une trentaine des décisions de cette même Cour, des centaines d’arrêts de tribunaux fédéraux ou locaux et une multitude de mesures législatives de l’État fédéral ou des États fédérés se sont exprimés au sujet d’une procréation devenue affaire publique. Touchant la démographie, la famille, la santé et la moralité publique, la protection des mineurs, la recherche scientifique et maintenant la vie économique, elle ne laisse indifférent aucun État, fédéral ou local. C’est ce paradoxe qui est ici décrit, avec un hommage à M.-F. Toinet, une des premières à avoir décrit la tendance centralisatrice de l’État fédéral. Clair, bien informé et facile à lire, ce livre étudie les parties prenantes d’un débat où finalement la recherche – publique ou privée – parait la mieux assurée de son avenir. Outre l’héritage historique, sont ici étudiés les interventions judiciaires contradictoires, les impulsions gouvernementales qui alternent, les groupes de pression – associations pro-life ou pro-choice – et le rôle des féministes en lutte contre les Églises et leurs croyances. Toutes choses qui font vivre le dynamisme – mais aussi l’angoisse – d’une société où rien n’est jamais acquis. De sorte qu’un extraordinaire enchevêtrement de compétences permet aux tendances les plus variées de cohabiter : ainsi des initiatives moralisatrices, et richement financées, de l’administration Bush en faveur d’une culture de l’abstinence restent-elles sans influence sur les programmes des États favorables à la contraception, à l’avortement ou aux programmes des recherches privées portant sur le clonage et ses espoirs thérapeutiques.

Relations internationales

BOZO (Frédéric) – Mitterrand, la fin de la guerre froide et l’unification allemande, de Yalta à Maastricht. – Paris, Odile Jacob, 2005. Index. Bibliogr.

33Publié en mai 2005, dans l’espoir d’une proche ratification de la Constitution européenne, ce livre aussi bien écrit que documenté se veut une relecture équilibrée de la façon dont le président Mitterrand a géré une sortie de la guerre froide qui, à son arrivée de 1981, semblait avoir rebondi. Avec l’apparition de Gorbatchev, la donne change. Plus vite que les services du Quai d’Orsay, il en prend la mesure, avec les questions subsidiaires du désarmement, du dialogue avec l’Allemagne d’Helmut Kohl qui, face à la crise de la RDA, ne cesse de penser à une réunification qui, avec l’effondrement du mur de Berlin, quitte le champ des propos convenus pour devenir réalité. Moins sévère pour le président qu’à l’égard de J. Attali, le conseiller qui, non content de s’approprier les archives, aurait prêté au président les angoisses qui étaient les siennes, F. B. s’applique à démontrer que, si le court terme des années 1990 a pu faire douter de la validité des choix de F. Mitterrand, le 11 septembre et ses suites irakiennes obligent à réviser ce jugement. Bien sûr, il y eut l’échec de la fédération européenne, le sanglant éclatement de la Yougoslavie accompagné de l’humiliant retour militaire des Américains en Europe, mais « quinze ans plus tard », alors que l’Europe de Yalta est morte, celle de Maastricht, celle de la zone euro, de la PESC et de l’élargissement aux nouveaux pays de l’Est, oblige à reconnaître que la voie européenne, alors choisie, était la réponse adéquate à un désengagement américain pressenti et aujourd’hui devenu réel.

BOUDREAU (Vincent) – Resisting Dictatorship. Repression and Protest in South-East Asia. – Cambridge, Cambridge University Press, 2004. 290 p. Bibliogr. Index

34Dans la relation qu’il établit entre répression étatique et résistance sociale, V. B. porte l’analyse sur des configurations spécifiques en Birmanie (Myanmar), Indonésie et Philippines. Il met ainsi à l’épreuve les modèles des mouvements contestataires, soulignant l’historicité des registres et des répertoires d’action des opposants à ces régimes et comment, à l’inverse, chacun d’eux déploie des stratégies répressives qui répondent spécifiquement à cette opposition. Il critique ainsi la corrélation « quantitativiste » faite entre ampleur de la répression et force de la contestation et privilégie une approche fonctionnaliste qui insiste moins sur l’ampleur de la répression que sur ses formes. Les adversaires de ces régimes auront eux-mêmes tendance à calibrer leur intervention en fonction du mode de répression attendu ; émerge une culture spécifique de la contestation, selon une logique qui relève presque de la théorie de la dépendance. V. C. montre ainsi par exemple que les premières manifestations réprimées et la forme de leur répression – orchestrée par l’armée qui ouvre le feu au risque de choquer l’opinion au Myanmar, parfois épaulée par des milices civiles qui marquent au contraire l’alliance du pouvoir avec une partie de la population en Indonésie – déterminent la forme ultérieure de la protestation – manifestations sanglantes au Myanmar, absence d’une opposition structurée indonésienne et émergence de mouvements séparatistes armés. L’approche comparative est ainsi largement détaillée, multipliant les études de cas qui tissent aussi la trame du passage à la démocratie. En effet, dans cette logique de construction historique, la transition démocratique est également déterminée dans sa forme par les « opportunités » offertes ou pas déjà sous la période de dictature, fonction de son degré d’ouverture. Le keterbukaan indonésien, processus d’ouverture et de dialogue, ne disparaît pas pendant la répression et redevient une ressource politique dans les années 1980 par exemple ; ainsi, la subversion ne vient pas des opposants radicaux, mais des modérés, dont les régimes, s’ils sont en difficultés, finissent par avoir besoin. Mais il ne s’agit là que d’un exemple, car l’intérêt de l’ouvrage tient justement à ce que l’exemple n’induise pas modèle, mais variable.

GERGES (Fawaz A.) – The Far Ennemy, Why Jihad Went Global. – New York/Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 345 p.

35En tant que spécialiste du monde musulman, des mouvements islamistes et de la politique étrangère américaine, Fawaz A. Gerges propose une analyse complète et excessivement bien détaillée de la mouvance jihadiste, de ses différentes composantes, de ses conflits et de ses mutations. Comment et pourquoi le Jihad s’est-il internationalisé depuis la fin des années 1990 ? De l’ennemi proche constitué par les régimes musulmans dans les années 1970, les jihadistes se sont tournés vers des cibles plus lointaines. Cette évolution découle en réalité d’une implosion au cœur du mouvement jihadiste : le paradigme transnational est très récent au sein des mouvances musulmanes (la guerre Afghane constitue d’ailleurs une plaque tournante dans l’internationalisation du mouvement jihadiste) et les événements du 11 septembre n’étaient pas la cible de premier plan, mais bien de second plan, dans l’escalade militaire jihadiste. La majorité des jihadistes (religieux nationalistes) ont refusé de s’allier à leurs équivalents transnationaux et seule la présence de personnalités aussi déterminées et charismatiques que Ben Laden et Zawahiri ont donné au mouvement sa nouvelle dimension. Les États-Unis n’ont pas su utiliser les querelles internes d’Al Qaïda et ont par la suite sous-estimé son pouvoir, qui, maintenant, après les attentats de Londres en juillet 2005, apparaît comme une plus grande nébuleuse qu’en 2001. Ce livre est un excellent recueil pour comprendre les principales composantes de la mouvance jihadiste, avec de nombreuses références et recherches faites à la source. Fortement recommandé pour en comprendre l’évolution, donc.

GREENBERG (Karen J.), ed. – Al Qaeda Now, Understanding Today’s Terrorists. – New York, Cambridge University Press, 2005, 257 p.

36Cet ouvrage recueille les textes des interventions faites lors d’une conférence organisée par la New American Foundation et en collaboration avec le Center on Law and Security de la NYU School of Law en décembre 2004. Les principaux thèmes abordés sont le rôle des médias dans la lutte contre le terrorisme, l’évaluation de la menace réelle d’Al Qaïda, les effets à court et long terme de la guerre en Irak. Les intervenants sont en majorité des journalistes ou des experts de la question terroriste : leurs nombreuses références aux écrits et discours des dirigeants d’Al Qaïda ont mené l’éditrice à ajouter en seconde partie d’ouvrage six retranscriptions d’interventions orales faites par Ben Laden entre 1996 et 2004. Dans l’ensemble, on trouve des pistes de réflexions intéressantes, un état des lieux instructif et surtout une vision globale et protéiforme du phénomène terroriste jihadiste. Bien entendu, le défaut de ce type d’ouvrage réside dans le manque d’approfondissement et la pertinence éphémère de certains apports intellectuels.

Études européennes, nationales et régionales

BITSCH (Marie-Thérèse), dir. – Le couple France-Allemagne et les institutions européennes. Une postérité pour le plan Schuman ? – Bruxelles, Bruylant, 2001 (Organisation internationale et relations internationales. 53). 609 p. Index des noms

37Les contributions aux actes de ce colloque posent la question de la pertinence de la méthode Schuman de construction européenne qui s’est imposée depuis 1950, s’appuyant sur la création de « solidarités de fait » et sur la solidité du couple franco-allemand. Ainsi, les blocages institutionnels de la construction européenne pourraient être également le fruit de la « conception globale du processus d’intégration », hésitante entre Europe supranationale et Europe interétatique, entre Europe-espace et Europe-puissance. Le retour sur 1950 et l’analyse de la dynamique introduite par la déclaration Schuman permet de repenser la tension dynamique au cœur de la construction européenne, ainsi que les fluctuation de cette « alchimie ». Cette analyse privilégie la position des dirigeants politiques – chefs d’État comme eurocrates – parce qu’ils sont au cœur du processus décisionnel qui conduit aux traités de Rome et aux aménagements institutionnels, mais également aux interactions qui se mettent en place avec les « forces vives » (partis politiques, milieux d’affaires et syndicats). Tenant compte des évolutions depuis les années 1970, l’ouvrage dresse ainsi un tableau contrasté et nuancé des postures françaises et allemandes face à la construction européenne au regard de leurs traditions institutionnelles nationales et dans la perspective d’un changement de l’équilibre géopolitique et institutionnel au gré des transformations de l’Union.

DEVAUX (Sandrine), dir. – Les nouveaux militantismes dans l’Europe élargie. – Paris, L’Harmattan, 2005 (Logiques Politiques). 213 p. Bibliogr.

38Cette publication est le fruit d’une table ronde organisée à Prague en septembre 2003 et rassemble les contributions de chercheurs et d’enseignants des PECO, dont certains n’étaient alors pas membres de l’Union européenne. Les auteurs ne sont pas forcément spécialistes du militantisme, ce qui permet de faire une mise au point décentrée sur le militantisme – géographiquement comme intellectuellement. Il apparaît que les États d’Europe centrale sont encore en train de faire leur transition démocratique tant le militantisme y est imprégné des enjeux et des savoir-faire hérités de l’époque soviétique. Ces études questionnent l’appropriation des libertés publiques dans les systèmes post-communistes par un militantisme qui trouve à s’exprimer dans l’écologie en République tchèque, les organisations de jeunesse, et trouve parfois son relais dans des formes partisanes. Cette appropriation est mouvante et associée à des contextes politiques qui ne sont pas tous « routinisés » et interrogent les modèles explicatifs occidentaux du militantisme, notamment dans les relations qu’ils établissent entre le fait associatif et la structuration de l’espace public.

KIAN-THIÉBAUT (Azadeh) – La République islamique d’Iran : de la maison du Guide à la raison d’État. – Paris, Michalon, 2005 (Ligne d’horizon). 119 p.

39Même si l’ouvrage date d’avant les élections de juin 2005 qui ont vu l’arrivée à la tête de l’État iranien du conservateur Mahmoud Ahmadinejad, l’ouvrage de la sociologue franco-iranienne participe de la compréhension plus générale d’un pays qui revient aujourd’hui à l’avant-scène, donne le ton et constitue la clef du devenir du Moyen-Orient et de toute stratégie le concernant. A. K.-T. s’interrogeait pour son livre sur la question de savoir pourquoi, en dépit d’une perte grandissante de légitimité à l’intérieur du pays et d’une importante crise à l’extérieur, le régime islamique d’Iran parvenait à se maintenir au pouvoir, voire à se consolider ? Comment les Iraniens acceptaient-ils de se soumettre à un régime dont les mots d’ordre étaient en contradiction flagrante avec une société moderne, tant dans ses comportements sociaux, démographiques ou culturels que dans ses revendications démocratiques ? Après 2005, la question est celle de savoir comment le réaliste Hachemi Rafsandjani a pu perdre, comment cela a-t-il pu se produire alors que le pays avait vu l’apparition, depuis au moins dix ans, de la nouvelle génération des jeunes Iraniens aspirant à la réforme et demandant l’ouverture politique et culturelle du pays ? Comment comprendre la concomitance troublante de ces deux faits apparemment contradictoires ? Cet ouvrage, qui tente d’analyser le paradoxe iranien, entre un régime islamique qui s’institutionnalise et une laïcisation de la société à contre-courant des autres pays musulmans, nous permet de remonter en partie le fil des événements, il suggère d’ailleurs combien la question nucléaire devient désormais la nouvelle devise du nationalisme iranien.

LARUELLE (Marlène), PEYROUSE (Sébastien), dir. – Islam et politique en ex-URSS (Russie d’Europe et Asie centrale). – Paris, L’Harmattan/IFEAC, 2005 (Centre-Asie). 338 p.

40Le colloque dont cet ouvrage recueille les actes « enrichis » propose de faire le point sur l’évolution de la question religieuse en Asie centrale depuis la fin de la guerre froide. On assisterait en effet depuis la perestroïka à une recomposition des territoires post-soviétiques d’Asie centrale à majorité musulmane associant sentiment d’un « renouveau » religieux et reconstruction d’une identité nationale fondée sur des « traditions » qui légitiment localement le politique. Les contributions rassemblées proposent des études de ces relations complexes entre religions et politique, recherchant les tendances communes et les divergences entre Russie, Tatarstan, Bachkortostan, etc. autour de trois enjeux : les instrumentalisations réciproques de la religion et du politique, la place de la religion dans la sphère publique, l’enjeu de la transmission de la foi. L’islamologie a dégagé des tendances (individualisation du croire, construction d’identités « néo-ethniques », relations régulières entre autorités politiques et religieuses, mise en réseau des communautés dans le cadre d’un islam « mondialisé ») que l’on retrouve dans l’islam post-soviétique, mais également dans une moindre mesure dans l’orthodoxie, dès lors que les « nouveaux pouvoirs » doivent faire face à des demandes que le pouvoir soviétique avait tenté de mettre au second plan. Il s’agit pour le pouvoir politique d’encadrer la religion pour contrôler toute concurrence idéologique dans une diversité que souligne cet ouvrage.

LARUELLE (Marlène), PEYROUSE (Sébastien) – Asie centrale, la dérive autoritaire. Cinq républiques entre héritage soviétique, dictature et islam. – Paris, Autrement, 2006 (CERI/Autrement). 137 p. Bibliogr.

41Lieu ancien de rencontre et d’échanges entre les civilisations, l’Asie centrale divisée entre Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan est redevenue depuis 1991 un enjeu géopolitique majeur. Indépendantes au moins sur le papier, ces républiques sont l’objet de fortes pressions chinoises, indiennes, iraniennes, pakistanaises et russes du fait de leur localisation, de leurs ressources et d’un niveau de développement enviable dans la région. Elles suscitent également l’intérêt des pays arabes et des puissances occidentales, d’abord pour leurs richesses, et après 2001, en raison de la crainte du risque de déstabilisation terroriste dans la région suscitée par des incursions de groupes armés et des attentats récurrents. L’ouvrage prend ses distances face à ces craintes, évite de céder à l’image alarmiste d’une Asie centrale gangrenée par l’économie de la drogue et l’islamisme radical pour montrer comment ces républiques sont en réalité encore très marquées par la pratique autoritaire du pouvoir soviétique. Désormais, les pouvoirs locaux utilisent opportunément le risque de déstabilisation, freinant d’autant la réalité d’un « renouveau » dans la région par une spirale de contestation/ répression. Cette tension témoigne également de ce que la sortie différenciée de l’ère communiste est actuellement en train de se faire, singulièrement depuis la « révolution des tulipes » au Kirghizstan en 2005.

SOIN (Robert) – L’Europe politique. Histoire, crises, développements et perspectives des processus d’intégration. – Paris, Armand Colin, 2005 (Circa). 224 p. Bibliogr. Index des auteurs

42Malgré la difficulté de l’exercice, l’auteur entend offrir une vision panoramique et synthétique de la problématique que constitue « l’Europe politique ». Après l’Europe des Communautés, l’Europe du grand marché et l’Europe monétaire, l’Europe politique occupe maintenant le devant de la scène, en constituant elle-même un enjeu politique de taille, conflictuel et particulièrement complexe. Mais que faut-il entendre au juste par « Europe politique » ? Par « intégration » européenne ? Tel est le fil conducteur de R. Soin qui pose utilement l’Europe comme une entité politique à part, distincte des États et des nations, en invention continue depuis un demi-siècle. Il décrit une Europe qui s’offre comme « une forme politique inédite et inachevée » et comme un ensemble de processus d’intégration : plusieurs Europe(s) politiques se construisant en effet simultanément, ou, plus exactement, chaque pays membre participant à la construction de plusieurs Europe(s) politiques : celle d’un modèle social, celle de la représentation internationale, celle de la citoyenneté et des droits des Européens. Revenant sur la volonté commune d’instaurer une gouvernance économique et monétaire originale qui a tracé la direction politique de long terme de cette Europe, l’auteur s’interroge également sur la crise actuelle et multiforme que traverse aujourd’hui l’Europe : crise de croissance, crise d’identité, crise institutionnelle, crise de représentation politique.

Études historiques

BECKER (Jean-Jacques), dir. – Histoire culturelle de la Grande Guerre. – Paris, Armand Colin, 2005. 271 p.

43L’ouvrage rassemble les actes d’un colloque célébrant le dixième anniversaire de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne. Il fait ainsi le point de la recherche sur l’histoire culturelle de cette guerre et dresse un portrait sous forme de coups de projecteur sur certains aspects de cette histoire : l’historicisation du conflit pendant et après le conflit, ses multiples représentations et l’avenir de cette posture scientifique. L’ouvrage permet de mieux cerner l’importance des progrès qui ont été accomplis depuis l’invention du concept de « brutalisation » – ou d’« ensauvagement » – en même temps que l’éclatement des sujets abordés signale à quel point l’objet est lui-même encore en train d’être construit comme fait social total. Ainsi, des pistes originales et porteuses se dégagent, tournées vers la micro-histoire, l’histoire culturelle elle-même en cours de rénovation, mais également vers l’histoire des sciences et des techniques, qui deviennent des enjeux saillants au cours de cette guerre moderne, vers les genres, le droit ou la sociologie militaire, éventuellement même vers la psychiatrie. Cet éclatement témoigne également de la vigueur de l’objet qui oblige les historiens à questionner non seulement leurs concepts pour les nuancer – « culture de guerre », mémoire, « mobilisation » et « démobilisation » culturelle – mais à repenser plus loin les attentes mêmes de la discipline en revenant sur de trop simples topoi historiographiques.

BERSTEIN (Serge), SIRINELLI (Jean-François), dir. – Les années Giscard. Valéry Giscard d’Estaing et l’Europe 1974-1981. – Paris, Armand Colin, 2006. 272 p. Bibliogr.

44Cet ouvrage, issu d’un colloque du Centre d’histoire de Sciences Po et de l’Institut pour la démocratie en Europe qui s’est tenu en 2004, poursuit l’entreprise analytique de retour sur le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, ici dans la façon dont il fut une période d’approfondissement de l’Europe par le renforcement du lien franco-allemand. Ce lien s’incarne dans la complicité qui s’établit entre le président et le chancelier allemand Helmut Schmidt. Le recueil croise pour l’analyse les études historiques et les témoignages des acteurs, « grands témoins » des enjeux, et singulièrement ceux de Valéry Giscard d’Estaing qui apporte régulièrement des précisions, intervenant lors du colloque sur les différentes questions traitées : la création du Système monétaire européen, l’élargissement et l’approfondissement de la construction européenne, les enjeux autour du Parlement européen et de la défense commune. L’alternance des deux postures – recherche, témoignage – est éclairante, même si le lecteur peut se prendre à regretter l’absence dans ces rencontres d’appareillage critique et de retour sur des témoignages produits ici à équivalence avec la recherche – quand bien même ces témoignages seraient riches et instructifs. À tel point que Valéry Giscard d’Estaing lui-même appelle les historiens du temps présent à se « rafraîchir » sur la période au contact des acteurs de l’histoire. Comme le rappelle Pierre Milza en conclusion, cette posture peut être féconde et appelle un travail de confrontation qui reviendra, à la lecture de l’ouvrage, aux historiens et aux politologues.

BLATMAN (Daniel) – En direct du ghetto. La presse clandestine juive dans le ghetto de Varsovie (1940-1943). – Paris, Éditions du Cerf, 2005 (Histoires-judaïsmes). 541 p. Bibliogr. Index

45Écrit à partir d’archives sur la politique nazie et sur la vie des Juifs, l’ouvrage explore la cinquantaine de titres de presse clandestins qui s’interrogent sur cette vie dans le ghetto qui se poursuit « comme si… » et sur l’absence de ce grand choc moral conduisant finalement une partie du ghetto à se soulever. Surtout, D. B. raconte par des extraits d’articles et leur analyse la vie du ghetto, le regard des Juifs sur eux-mêmes, eux que les journaux polonais s’entêtent à ignorer par volonté de relayer l’idée allemande de la poursuite d’une existence normale. Le questionnement porte alors sur le sens de cette vie clandestine que les journaux juifs tentent de restituer, sans toujours obtenir l’attention des habitants du ghetto soucieux avant tout de travailler et de manger, lecteurs bien souvent de la presse « aux ordres ». Ce n’est qu’à partir de 1940 que la presse clandestine devient le relais de la résistance à l’oppression, pas tant pour les informations elles-mêmes, mais parce que l’existence de cette presse est l’expression d’une organisation autonome au sein du ghetto, elle témoigne de la constitution de cercles politiques juifs, offrant une alternative aux mécanismes d’intervention publique mis en place par les Allemands pour leurs propres besoins de contrôle des populations. D. B. laisse une grande place aux extraits de cette presse qui témoigne d’une grande lucidité et d’une grande acuité des habitants du ghetto sur eux même et sur les « autres » qui se trouvent au-dehors, rendant d’autant plus forte la lecture de l’ouvrage.

CHARBIT (Tom) – Les harkis. – Paris, la Découverte, 2006 (Repères. 442). 119 p. Bibliogr.

46T. Ch. propose ici de dépasser les idées convenues sur les harkis, traîtres d’un côté et victimes de l’autre, en s’attachant à rendre compte de ce qui les conduisit à choisir le camp de la France. L’histoire qui en est proposée est assez classique dans sa forme : elle explore les conditions de mise en place des forces supplétives en Algérie, de l’enrôlement et de l’engagement des hommes qui deviennent « harkis » – désignation d’ensemble commode qui tronque les nuances au sein des musulmans partisans de la France, masquant également le sens de cet engagement au profit d’un terme désignant avant tout un groupe de maintien de l’ordre anti-guérilla. T. Ch. envisage ensuite leur destin de soldats perdus, l’immigration en métropole et les difficultés de leur reconnaissance, puis de leur prise en charge par les pouvoirs publics. L’ouvrage propose ainsi une histoire ramassée des harkis, qui éclaire avec justesse et nuance leur place dans leur société d’origine, puis les paradoxes de la place qui leur est accordée dans leur société d’accueil, d’un « statut d’exception » juridique qui, en reconnaissant la particularité de leur fidélité, mine leur intégration.

DUCLERT (Vincent) – L’affaire Dreyfus. – Paris, La Découverte, 2006 (1re éd. : 1994) (Repères. 141). 127 p. Bibliogr.

47Le centenaire de la réhabilitation d’Alfred Dreyfus est l’occasion de republier cet ouvrage court et concis, légèrement revu et augmenté. V. D. propose une approche chronologique classique, qu’il enrichit d’une bibliographie large et solide. Mais, dépassant le cadre des événements qu’il restitue, il synthétise habilement les enjeux qui émergent autour de l’affaire : antisémitisme, rôle de l’armée dans une France revancharde, émergence de la figure de l’intellectuel. Il insiste également sur les recompositions du paysage politique et intellectuel suscitées par une affaire qui questionne la lutte des classes ou le rôle du savant dans la cité. Le choix fait ici est également celui d’une approche « patrimoniale » de l’affaire Dreyfus, insistant sur la question du droit contre la loi, sur la place de la vérité du capitaine Dreyfus contre l’institution, sur la mise en place d’un clivage politique durable qui dépasse les vocables de « dreyfusard » et d’« antidreyfusard », sur la façon dont l’histoire et la mémoire se sont emparées du « moment » pour en faire un étendard.

HECHT (Gabrielle) – Le rayonnement de la France. Énergie nucléaire et identité nationale après la seconde guerre mondiale. – Paris, La Découverte, 2004 (Textes à l’appui/Anthropologie des sciences et techniques). 386 p. Bibliogr. Notes bibliogr.

48Dans cet ouvrage dense et bien documenté, G. H. propose une histoire sociale des sciences, envisageant la construction de la politique nucléaire française – le seul pays ayant développé avec succès son option du « tout nucléaire » – comme un ensemble mêlant condition de production technique et construction sociale d’un référentiel technicien. Cette construction emmène G. H. assez loin dans l’analyse, jusqu’à envisager la dimension anthropologique de cette association entre prouesse technique et identité nationale qui constituerait un des aspects de redéfinition de la « francité ». Ce qui est en jeu au sortir de la seconde guerre mondiale, c’est la grandeur de la France, et G. H. restitue avec précision les rapports entre techniciens et décideurs, entre ouvriers et ingénieurs sur les sites de production, mais également les débats qui, autour des sites, secouent les riverains et, au-delà, tout le paysage syndical et politique. Par exemple, les ouvriers perçoivent alternativement le site de production comme lieu de promotion d’une nation ultramoderne ou comme « extension d’un État technocratique oppressif » ; les riverains voient le site comme « source d’opportunités socio-économiques » ou comme « instrument d’une modernité suffocante ». La technique – les réacteurs – devient ainsi un acteur à part entière dans les tensions et les configurations politiques, d’où la nécessité de décrire les institutions hybrides, à la fois techniques et politiques, qui en assurent le fonctionnement. De cette structuration complexe d’une « nation technique » émerge une « technopolitique » ; le grand mérite de cet ouvrage est de nous la faire découvrir et nous la rendre intelligible.

ISRAEL (Liora) – Robes noires, années sombres, avocats et magistrats en résistance pendant la seconde guerre mondiale. – Paris, Fayard, 2005, 540 p. Index. Bibliogr.

49Peut-on traiter de la résistance judiciaire de la France des années sombres avec les méthodes de la sociologie fonctionnaliste, scrutant réseaux et habitus, même si la précaution de L. I. est de rappeler en préliminaire que la résistance fut une « action collective risquée » s’exerçant en un temps, demandant une « mise en contexte du droit » ? Il faut reconnaître les mérites de la rigueur puisque, chemin faisant, ont été redécouverts la nécessité de la chronologie, les ressources du combat pour le droit et même le rôle d’individus tels René Cassin, Pierre Tissier ou Michel Debré. In fine s’imposera l’existence d’un droit redéfini par l’histoire avec, derrière le dilemme légalité-légitimité, la redécouverte d’une capacité individuelle à juger, inséparable du destin de l’humanité. Entre temps ont été évoqués la médiocrité du milieu judiciaire des années 1930, le trouble d’un barreau parisien affronté à la concurrence des avocats juifs naturalisés et l’entraînement d’avocats communistes qui, militants groupés autour M. Willard, avaient la pratique léniniste d’une défense transformée en attaque. La résistance communiste sera donc la première à s’organiser au Palais dans un Front national judiciaire. Professionnels de la légalité, les non-communistes auront des réactions immédiates d’abord individuelles analogues à celles du bâtonnier Charpentier, défenseur de P. Reynaud ; elles seront suivies par le regroupement de magistrats impressionnés de l’exemple de René Parodi et bientôt réunis autour de Maurice Rolland, un des fondateurs de C.D.L.R. et de l’O.C.M., Et quand ce dernier aura gagné Alger, ce sera au tour du C.G.E., créé et sollicité par de Gaulle, de penser législation et nominations d’avenir. Ce qui amènera ces résistants à aller très au-delà de la première résistance judiciaire et militaire pour élaborer les procédures juridiques d’une libération où épuration et reconstruction devront aller de pair.

JENKINS (Brian), ed. – France in the Era of Fascism. Essays on French Authoritarian Right. – Oxford, Berghahn Books, 2005. 232 p. Notes bibliogr. Bibliogr. Index

50Ce recueil issu d’une série de conférences développe et critique la thèse d’une « allergie » française au fascisme, remettant en question la tradition historiographique française qui fait de la culture française un rempart contre la tentation fasciste renvoyée à un « conservatisme autoritaire ». Reprenant la filiation de l’étude paxtonienne du régime de Vichy, les contributions rassemblée ici jettent un regard différent sur l’entre-deux-guerres, sans concession à l’égard d’historiens français qui auraient un peu rapidement condamné l’hypothèse de Zeev Sternhell sur une origine française du fascisme. Ce dernier propose d’ailleurs une contribution sur la « morphologie du fascisme français » dans laquelle il insiste à nouveau sur les conditions d’émergence et d’enracinement d’un fascisme d’extrême droite à la française. L’intérêt des contributions rassemblées tient à ce qu’en explorant des terrains différents, elles posent des hypothèses qui peuvent entrer en contradiction, par exemple pour savoir si le fascisme français est issu du nationalisme intégral de la fin du 19e siècle comme le suggère Sternhell, ou s’il se développe sur un terreau d’extrême gauche comme le soutient Robert Soucy dans l’étude qu’il propose du Parti social français. Ces contradictions sont rendues possibles et tenables dans une même critique de la posture d’allergie française au fascisme car elle repose sur une ambition de renouvellement méthodologique. En effet, plutôt que de chercher les invariants d’une définition rigide du fascisme a priori dérivée de l’analyse des modèles italiens et allemands, les historiens « révisionnistes » proposent de poser une approche plus contextualisée de la « dérive » fasciste en France. Critiquant par exemple la morphologie de la droite française couramment admise, Robert Paxton cherche à montrer que le caractère fasciste ne se décrète pas a priori, mais relève avant tout d’une mise en œuvre dont il convient de repérer les inflexions pour l’identifier. Michel Dobry – seul représentant de la communauté historienne hexagonale – enfonce le clou en développant l’idée d’une « perspective relationnelle » et montre que le fascisme, par exemple en France, est le fruit d’un environnement politique compétitif impliquant dans la formation d’un fascisme l’ensemble du spectre politique, au risque parfois d’une interprétation très extensive du fascisme. Si une certaine dimension téléologique demeure dans l’analyse de Vichy ou des partis français ouvertement fascistes en France, la « perspective relationnelle » injecte une approche sociologique dans l’analyse du phénomène « fascisme » sans s’arrêter au principe de la comparaison « stérile » d’une série de critères intellectuels. Elle permet du coup de renouveler les problématiques. Que l’on soit convaincu ou non du bien fondé de cette approche « révisionniste », et en dépit du ton parfois abusivement accusateur des auteurs face à ce qui leur apparaît comme une forme de cécité opportune de la part des historiens français, cet ouvrage reprend une série d’hypothèses développées par l’historiographie anglo-saxonne qui méritent que l’on s’y arrête.

MARTIN (Laurent) – La presse écrite en France au 19e siècle. – Paris, Librairie générale française, 2005 (Le Livre de Poche Références/Histoire). 256 p. Bibliogr. Index

51La presse se développe à partir de la loi de juillet 1881 et dans le cadre de la « construction du consensus républicain », à la conjonction d’une série d’innovations techniques (impression, arrivée de la photographie, puis de la couleur) et de l’apparition de la catégorie des « gens de presse ». L. M. dégage trois périodes dans cette évolution de la presse écrite qu’il enrichit de nombreuses sources statistiques. La Troisième République est celle d’une presse populaire triomphante qui se professionnalise, faisant face aux crises et aux critiques qui lui sont adressées sur sa collusion supposée avec les pouvoirs, à l’émergence de la radio qui la concurrence sur ses missions. L’Occupation et la Libération marquent une accentuation de la présence de l’État dans les médias en général et la presse en particulier, promouvant une presse d’information et d’opinion, et si l’intervention en tant que telle s’avère être un échec, elle modèle une forme du journalisme d’information qui perdure. Dans les années 1960, le journalisme entre dans la période du newsmagazine généraliste ou spécialisé tenu par des grands groupes qui organisent le secteur des médias de masse dans une concurrence accrue avec les médias audiovisuels et au détriment des journaux quotidiens. Cette dernière inflexion ne transforme pas la presse que formellement, mais également par rapport au projet initial d’une presse citoyenne que L. M. explique et décrit pour un large public.

MICHEL (Alain-René) – Catholiques en démocratie. – Paris, Cerf, 2006. 726 p. Bibliogr. Index

52Des années 1920 à 1956, l’Association catholique de la jeunesse française (ACJS) donne le ton de l’engagement associatifs des catholiques dans la démocratie depuis le ralliement de la fin du 19e siècle. La force de ses organisations socioprofessionnelles spécialisées (JAC, JEC, JIC, JOC) a éclipsé l’ACJS, organe unitaire qui n’en est pas moins un maillon essentiel de la sociabilité catholique. C’est par elle en effet que passe la transformation du regard des catholique sur le monde social, substituant pour leur action l’observation de ce monde à l’affirmation de grands principes moraux. En même temps, l’ACJS met en œuvre un catholicisme social qu’elle rapproche du prolétariat – quitte à envisager la collaboration de classe en 1949 et à donner dans l’ouvriérisme –, alors que jusque-là, le catholicisme était perçu comme l’allié du patronat. Ce succès est en même temps une faiblesse car la liberté d’action de l’ACJS s’accommode mal de la gestion hiérarchique que promeut le Vatican en développant l’Action catholique, alors que Vichy avait conduit la hiérarchie ecclésiastique sur la voie d’une collaboration refusée par la direction de l’association. De plus, la reconstitution par l’ACJS de la « société chrétienne » comme nouveau laïcat ne cherchait pas prioritairement à convertir sur le terrain politique le succès obtenu dans le domaine associatif, ni à endosser la mission apostolique. Cette dernière option demeurant le souci des autorités ecclésiastiques, elle conduit à une profonde divergence. Sur ce terrain, A.-R. M. interroge la conception catholique du politique mise en œuvre par le laïcat, qui place au cœur du mandat le cléricalisme, la mission apostolique et le sacerdoce réservé à l’évêque, contre l’idée de « peuple de Dieu » défendue déjà par l’association (et validée ensuite par Vatican II). À ce titre, l’ACJS, par son ampleur et sa durée, figure une exception dans les mouvements catholiques de jeunesse. Mais son manque de lisibilité institutionnelle – le choix incertain entre spécialisation et unité du mouvement – entraîne une crise matérialisée par la scission temporaire de la JOC en 1955 qui voit triompher les « spécialistes » et condamne l’ACJS. Sa disparition ne doit toutefois pas masquer sa part dans le succès du « Second Ralliement » des catholiques français à la République, qu’ils investirent dans l’action temporelle et une forme de travaillisme politique et syndical via l’ACJS ; les catholiques s’engagèrent ainsi sur l’ensemble des débats de l’après-guerre (guerre froide, Union française, politique européenne, politique de la jeunesse).

Notes

  • [*]
    Établies sous la responsabilité de Jean-Luc Parodi, assisté de Cécile Brouzeng, avec, pour ce numéro, la collaboration de Alexandre Boza, Dominique Leblond, Anne-Sophie Novel, Xavier Pons, Nicole Racine, Isabelle Rocca, Odile Rudelle et Hélène Thiollet, auxquels la Revue adresse ses remerciements.

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