Notes
-
[1]
Bertrand Tillier, La Républicature : la caricature politique en France (1870-1914), Paris, CNRS Éditions, 1997. Pour un panorama général sur l’histoire du rire, cf. Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000.
-
[2]
Comme l’a montré Anne Duprat, la mise en place de la monarchie absolue s’est accompa-gnée d’une contre-propagande utilisant plus ou moins habilement les ressorts de l’humour – avec un attrait particulier pour le registre du bestiaire – afin de contrer les efforts de sacralisation et de ritualisation du pouvoir (Annie Duprat, Les rois de papier : la caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, Belin, 2002).
-
[3]
En 1993, à la question « Aimez-vous les émissions satiriques de télévision qui mettent en scène des hommes politiques comme le « Bébête Show » ou les « Guignols de l’Info », 30 % des Français répondaient beaucoup, 33 % assez, 16 % peu et 18 % pas du tout (3 % n’ont pas d’opinion) ; sondage CSA pour La Vie réalisé les 6-7 mai 1993 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus (données disponibles sur le site < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 4792. asp >).
-
[4]
Bertrand Tillier indique d’ailleurs que, au 19e siècle, le terme guignol désigne à la fois la marionnette-pantin et, en argot, l’homme politique ou l’homme d’État (Bertrand Tillier, La Républicature, op. cit., p. 122).
-
[5]
Par rapport au public du Bébête show, le public des Guignols présente trois grandes caractéristiques : il est plus jeune, plus urbain et plus diplômé (voir, par exemple, le sondage IPSOS-Le Point, réalisé les 5-8 novembre 1993 auprès de 1 000 personnes de 15 ans et plus, consultable sur < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 4934. asp >). Ces données sont commentées par Grégory Derville, « Le Bébête Show comme processus de communication politique : son public, son contenu, son impact », thèse de science politique, IEP de Grenoble, mars 1995, p. 84-89.
-
[6]
Tout particulièrement à l’occasion de l’élection présidentielle de 1995, où les Guignols ont été accusés de favoriser Jacques Chirac, les auteurs revendiquant d’ailleurs ouvertement leur hostilité envers Édouard Balladur (cf. Yves Derai, Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols, Paris, Éditions N° 1, 1998, p. 30-31). De leur côté, les concepteurs de l’émission minimisent l’influence de celle-ci sur les téléspectateurs. Bruno Gaccio, l’un des principaux scénaristes, déclarait ainsi dans un livre d’entretiens : « Une caricature ne peut pas manipuler. C’est une caricature, bon Dieu ! Elle peut être méchante, juste, pertinente, ratée, de mauvaise foi… mais elle ne peut pas manipuler, c’est un contresens ! Ça se voit que c’est pour rire » (Bruno Gaccio, Philippe Bilger, Le guignol et le magistrat : sur la liberté d’expression, Paris, Flammarion, 2004, p. 195).
-
[7]
Pour le Bébête Show, cf. Annie Collovald, « Le Bébête Show, idéologie journalistique et illusion critique », Politix, 19, 1982, p. 67-86 ; Grégory Derville, cité ; Grégory Derville, « Le discours du “Bébête Show” de TF1 : populaire ou populiste ? », Mots, 48, 1996, p. 115-126. Pour les Guignols de l’Info, voir Marlène Coulomb-Gully, « Les “Guignols” de l’information : une dérision politique », Mots, 40, septembre 1994, p. 53-64 ; Annie Collovald, Éric Neveu, « Les “Guignols” ou la caricature en abîme », Mots, 48, septembre 1996, p. 87-111.
-
[8]
L’émission a commencé en août 1988 et s’appelait alors « Les arènes de l’Info » ; elle a pris son titre actuel à partir de septembre 1990.
-
[9]
Nous remercions vivement Marilyn Brahami, chargée des études à Canal Plus, de nous avoir aimablement transmis ces informations chiffrées. Pour 2005, les données concernent la période qui va de janvier à mai.
-
[10]
Chiffres fournis par Canal Plus. Notons que, avant 15 ans, la part d’audience tombe à 6,9 %, mais il s’agit là d’une moyenne pour les 4-14 ans. Au total, faute de données plus fines, il est difficile de dire dans quelles tranches d’âges précises les Guignols obtiennent leurs meilleurs scores.
-
[11]
Réalisée du 27 mai au 10 juin 2002, cette enquête a été financée par l’IEP de Grenoble et le CIDSP.
-
[12]
Pour être plus précis, deux échantillons ont été constitués : l’un pour les collèges privés, l’autre pour les collèges publics. Les élèves du privé ayant été volontairement surreprésentés, tous les résultats présentés ici sont pondérés de manière à ce que l’échantillon soit aussi proche que possible de la réalité.
-
[13]
Cette enquête, financée par le CIDSP, a été conduite par Sarah Basset dans le cadre de son mémoire de troisième année à l’IEP de Grenoble, réalisé sous notre direction. Elle s’est déroulée du 15 au 29 mars 2004 dans cinq lycées de l’agglomération de Grenoble, dont un lycée privé. Deux lycées étaient à Grenoble même et les trois autres dans la proche périphérie. Les classes ont été sélectionnées empiriquement de façon à représenter toutes les filières de terminale dans des proportions qui soient aussi proches que possible de la réalité. Cf. Sarah Basset, « La fin du rêve américain ? L’image des États-Unis chez les jeunes Français », mémoire de troisième année, IEP de Grenoble, 2004, 115 p. et annexes.
-
[14]
Rappelons que, contrairement aux enquêtes par sondages, les entretiens ne cherchent pas à être « représentatifs » au sens statistique du terme, puisqu’ils ont d’abord pour objectif de mettre en évidence la pluralité des discours et des représentations. Le nombre d’interviews importe donc moins que leur diversité. Cette diversité est toujours difficile à établir car les entretiens reposent sur le principe du volontariat, ce qui entraîne inévitablement un certain nombre de biais. Toutefois, on peut faire valoir que ces biais ont aussi un mérite : en permettant de connaître les réactions d’un public plus politisé et plus averti que la moyenne, ils aident à mieux saisir les enjeux du phénomène, un peu comme le ferait un zoom grossissant. On trouvera en annexe la liste et les caractéristiques des collégiens interrogés, les prénoms ayant été modifiés pour respecter leur anonymat.
-
[15]
La régression « pas à pas » consiste à introduire les variables étape par étape. Le modèle commence par la variable indépendante la plus corrélée avec la variable dépendante, puis intègre, après chaque pas, les variables qui apportent la plus grande réduction de la variance résiduelle de la variable dépendante. Les variables qui n’apportent pas de contribution significative sont éliminées de l’analyse.
-
[16]
Pour 2002, les variables sont : le sexe, la situation scolaire (indicateur composite prenant en compte le redoublement et différentes questions sur la situation scolaire perçue), le type de collège (public/privé), le GSP des parents (combinaison père et mère), l’intérêt pour l’élection présidentielle, le suivi du journal télévisé, l’autoclassement gauche-droite, la fréquence des discussions politiques avec les parents (R2 ajusté = 0,12). Pour 2004, les variables sont : le sexe, la situation scolaire (indice composite), la profession du père, l’intérêt politique, le suivi du journal télévisé, l’autoclassement gauche-droite, les discussions politiques avec les parents et la lecture des journaux (R2 ajusté = 0,06).
-
[17]
Les résultats sont les suivants : pour le sexe, ? = 0,29 et p = 0,000 en 2002 ; ? = 0,15 et p = 0,011 en 2004. Pour le suivi du journal télévisé, ? = 0,14 et p = 0,000 en 2002 ; ? = 0,14 et p = 0,016 en 2004.
-
[18]
Pour l’échelle gauche-droite, ? = - 0,08 ; p = 0,025 ; pour l’origine sociale, ? = - 0,12 et p = 0,039.
-
[19]
Cette différence entre les garçons et les filles est conforme aux chiffres fournis par Canal Plus : en 2005, la part d’audience atteint 13,7 % chez les hommes, alors qu’elle n’est que de 8,8 % chez les femmes.
-
[20]
« Est-ce que tu t’intéresses à la campagne électorale ? – Non, pas vraiment [silence]. Moi, ce que je regarde, c’est les Guignols. Je regarde pas les infos » (Géraldine).
-
[21]
Grégory Derville, cité, p. 99 et suiv.
-
[22]
Cette confusion peut résulter du fait que, à la différence du Bébête Show, les Guignols sont explicitement conçus sur un mode réaliste, voire hyperréaliste : les marionnettes sont des personnages, et non des animaux ; elles portent les vêtements de leurs modèles, les expressions comme la gestuelle sont calquées sur les personnalités et l’émission elle-même se présente comme un authentique journal télévisé, d’ailleurs diffusé à la même heure que le JT (cf. Marlène Coulomb-Gully, art. cité, p. 58).
-
[23]
Sondage SCP Communication pour Le Monde de l’éducation auprès de 543 jeunes de 15-24 ans, réalisé entre le 13 février et le 3 mars 1995 (<http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 5592.asp>).
-
[24]
Sondage IPSOS-Le Point réalisé les 5-8 novembre 1993 auprès de 1 000 personnes de 15 ans et plus (cité).
-
[25]
Sondage Louis Harris-Télé 7 jours réalisé les 22 et 23 janvier 1999 auprès de 1 005 personnes âgées de 18 ans et plus (< http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 6681. asp >). Un témoignage cité par Daniel Gaxie va dans le même sens : « Un jour, confie un technicien, j’avais vu aux Guignols un truc trop bien fait, c’était sur Juppé et il prenait les Français pour des cons et j’ai trouvé que c’était trop bien fait, c’est ça la politique » (Daniel Gaxie, « Une construction médiatique du spectacle politique ? Réalité et limites de la contribution des médias au développement des perceptions négatives du politique », dans Jacques Lagroye, La politisation, Paris, Belin, 2003 (Socio-Histoires), p. 334).
-
[26]
Légitimité à laquelle participent les médias eux-mêmes, mais aussi les intellectuels et les responsables politiques. Laurent Fabius, qui était d’ailleurs Premier ministre au moment du lancement de Canal Plus, déclarait récemment à l’occasion du vingtième anniversaire de la chaîne : « Plus que tout, Canal Plus incarne l’esprit d’insolence. Depuis sa naissance, elle est un lieu de résistance aux conformismes. C’est son code génétique […]. Quand je regarde Canal Plus, je n’ai pas d’inquiétude : la résistance se porte bien » (propos rapportés par Le Monde, 4 novembre 2004). Pour un aperçu des discours qui entourent les Guignols, on pourra consulter le livre de Yves Derai, Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols, op. cit., notamment le chapitre 9, « Les meilleurs éditorialistes de France ».
-
[27]
On pourrait reprendre ici la citation de Florence (voir plus haut), qui s’est affirmée comme la plus critique vis-à-vis des Guignols puisque, pour elle, un exemple d’exagération serait un sketch dans lequel le président de la République en viendrait à commettre un meurtre.
-
[28]
« Parmi les sources suivantes, dites-moi quelles sont les deux qui selon vous ont le plus d’influence sur l’opinion de votre enfant sur la politique » (réponses données à l’aide d’une liste) : vous et votre famille (42 %), les journaux télévisés (40 %), les émissions télévisées satiriques comme les Guignols de Canal Plus (34 %), les amis de votre enfant (14 %), le ou les enseignants de votre enfant (13 %), la presse quotidienne et les magazines (11 %), la radio (9 %), aucune de celles-ci (réponse non suggérée, 2 %), ne se prononcent pas (1 %). Ces données sont consultables sur < http:// www. csa-fr. com/ fra/ dataset/ data2001/ opi20010113a. htm >.
-
[29]
« Je pense pas que ce soit quelque chose qui ait la volonté d’être sérieux ou de faire comprendre » (Hélène).
-
[30]
Cette dimension pédagogique est d’ailleurs susceptible de jouer dans les deux sens. Un élève confie ainsi que, parfois, c’est le journal télévisé qui va donner du sens aux Guignols : « Supposons que je change de chaîne et que je tombe sur le journal, je comprendrai mieux ce qu’ils voulaient dire, quoi » (Damien). La même idée est évoquée par un jeune technicien de 29 ans, cité par Daniel Gaxie : « Je vois la politique à travers les Guignols… Ils utilisent l’information… Ils la transforment, l’amplifient, la déforment, des fois je découvre une information par les Guignols et je suis pas encore au courant et ensuite je sais que c’était une véritable information que eux, ils ont amplifiée » (Daniel Gaxie, cité, p. 334).
-
[31]
La question était la suivante : « Les affirmations suivantes te semblent-elles vraies ou fausses ? »Vraie (%) Fausse (%) NSP/SR (%) Le président de la République est élu pour 5 ans Le président de la République peut dissoudre le Sénat La décision de déclarer la guerre à un autre pays est prise par le président de la République Le président de la République peut rejeter une loi adoptée par le Parlement 92,7 32,1 48,1 42,2 4,5 42,7 31,8 32,6 2,8 25,2 20,1 25,3
-
[32]
La question était ainsi formulée : « En dehors de Jacques Chirac, quels sont les anciens présidents de la Cinquième République que tu connais ? » 84 % ont cité François Mitterrand, 58 % Valéry Giscard d’Estaing, 51 % Georges Pompidou et 63 % Charles de Gaulle.
-
[33]
Dans l’ordre des items : v = 0,09 et p = 0,002 ; v = 0,11 et p = 0,000 ; v = 0,06 et p = 0,175 ; v = 0,08 et p = 0,012.
-
[34]
Ce point a pu être vérifié par Grégory Derville dans le cas du Bébête Show. Les analyses statistiques montrent en effet que le vocabulaire juridique et institutionnel est très rare dans le discours des Bébêtes, au profit du registre de la personnalisation (Grégory Derville, cité, p. 117).
-
[35]
L’expression est de Annie Collovald et Éric Neveu, qui indiquent que, au théâtre des Guignols, « la politique apparaît comme un univers où les acteurs encombrés de scrupules éthiques ou simplement soucieux d’éviter toute démagogie sont condamnés à l’échec » (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 98).
-
[36]
« Rassemblées et soudées par une même éthique, rejetant les autres d’un même mépris dans la classe du bétail juste bon à être manipulé, participant au même jeu où règne l’absence de règles et de principes, les Bébêtes sont des êtres sans foi ni loi » (Annie Collovald, art. cité, p. 76-77).
-
[37]
Les auteurs des Guignols font eux-mêmes partie des « désabusés » de la politique. On renverra par exemple à ce commentaire de Jean-François Halin, l’un des scénaristes des Guignols : « Y’a plus de pensée, y’a plus rien. Moi je pense… souvent… je pense à 81 où vraiment il se passait des choses. En 81, il y avait de grands débats quand on était au lycée, on était de gauche ou de droite. Là, il n’y a plus rien » (propos cité par Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 97). Un propos comparable était tenu par Jean Roucas, l’un des principaux scénaristes du Bébête Show, dans un entretien réalisé en 1990 par Grégory Derville : « Les gens ont tout essayé, sauf le communisme, Dieu merci, et le Front national. Ils ont tout essayé, et ils s’aperçoivent que, finalement, c’est deux emplâtres sur une jambe de bois. Il y a eu la droite pendant 23 ans, on s’est dit : « vivement la gauche, ça ira mieux », il y a eu la gauche et ça ne va pas mieux. Du temps de la droite, on se disait : « c’est tous des crapules et des magouilleurs, quand il y aura la gauche ce sera pas pareil ». Or, il y a eu le Rainbow-Warrior, l’affaire Péchiney, et j’en passe. Les gens s’aperçoivent que, finalement, sauf les extrêmes, gauche, droite, même combat… dans le mensonge et la duperie. C’est ce qu’on essaye de faire ressortir dans le Bébête Show à la manière d’un cirque » (Gregory Derville, cité, annexes, p. 2-3).
-
[38]
D’après les sondages, l’opinion rejette massivement l’idée que les Guignols pourraient constituer un danger pour la démocratie. À la question « Les émissions satiriques de télévision peuvent-elles représenter un danger pour la démocratie ? », 77 % refusent cette idée contre 15 % qui l’approuvent et 8 % sans opinion (sondage CSA pour La Vie, réalisé les 6-7 mai 1993 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus).
-
[39]
Une seule élève est cependant allée à contre-courant, Florence, dont on a vu plus haut qu’elle était la plus critique à l’égard des Guignols : « Chaque fois, ils le font passer pour un abruti. Moi, je regarde pas plus que ça, mais je sais qu’à chaque fois que j’ai regardé, ils se moquaient de lui. Ça me semble pas normal. Enfin, je sais pas s’ils en savent beaucoup sur lui, quoi, je veux dire : dans un sens, on sait pas trop ce qu’il fait. Mais ils ont pas à faire ça. Je sais pas : ça se fait pas de se moquer des gens, surtout à la télé » (Florence).
-
[40]
Il s’agissait des items suivants (les collégiens devaient dire s’ils étaient tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord) :
-
[41]
Les taux de non-réponse sont également intéressants à analyser. On observe en effet que plus on regarde les Guignols, plus on a tendance à répondre aux questions, comme si le fait de regarder les Guignols permettait de se familiariser avec les termes mêmes de ces débats et de faciliter la prise de parole. Un élément confirme cette interprétation : pendant la passation des questionnaires dans les classes, il est apparu que le terme « corruption » posait souvent des difficultés de compréhension aux jeunes. On peut donc se demander si, pour les jeunes qui regardent les Guignols, une certaine familiarisation ne s’est pas subrepticement opérée, conduisant à mieux saisir le vocabulaire et les enjeux du débat. Cette hypothèse paraît crédible, même si l’on ne peut écarter une autre interprétation (qui n’est d’ailleurs pas forcément antinomique), à savoir que les jeunes qui regardent les émissions sont déjà familiarisés avec certaines notions politiques. Nous reviendrons sur cette discussion dans la conclusion.
-
[42]
Le degré de confiance dans la justice a été introduit dans l’analyse en raison des liens étroits qui existent entre cette variable et les opinions relatives aux dirigeants politiques : moins on fait confiance en la justice, plus on pense que les dirigeants sont corrompus et peu respectueux des lois. Cette dimension est d’autant plus importante que la confiance dans la justice décline au fil des générations (cf. Vincent Tournier, « Génération et politique », dans Bruno Cautrès, Nonna Mayer, Le nouveau désordre électoral. Les leçons du 21 avril 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 229-252). Cela permet de rappeler que les Guignols ne sont pas la seule source du cynisme politique ; on peut même faire l’hypothèse que leur influence est rendue possible par un climat de doute à l’égard des institutions régulatrices.
-
[43]
Fin 1995, un sketch se moquait par exemple de Jean-Marie Le Pen à travers une parodie du film Les dents de la mer (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 93).
-
[44]
Il est possible que la corrélation avec la participation électorale ait été plus sensible en 1995 car, à l’époque, les Guignols dénonçaient plus fortement l’abstention. Par exemple, un sketch présenté le 7 avril 1995 sur Jean-Marie Le Pen se terminait par la phrase suivante : « Attention, ne pas voter peut provoquer un président grave » (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 97).
-
[45]
« Si Jean-Marie Le Pen avait été élu président de la République, tu aurais trouvé cela : très grave, assez grave, peu grave, pas grave du tout ? » ; « Selon toi, voter pour Jean-Marie Le Pen, c’est : tout à fait compréhensible, plutôt compréhensible, pas vraiment compréhensible, pas du tout compréhensible ? »
-
[46]
La marionnette de Sylvestre semble d’ailleurs avoir pris une importance croissante en terme de popularité. En 1999, avec 4 % de popularité, elle était loin derrière Jacques Chirac (38 %) et Patrick Poivre d’Arvor (23 %) parmi les marionnettes préférées des Français (sondage CSA pour l’Événement du Jeudi réalisé les 5-6 février 1999 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus, disponible sur < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 6684. asp >) ; en 2004, un nouveau sondage indique que, avec 403 points, le commandant Sylvestre fait partie des trois marionnettes préférées des Français, juste derrière Jacques Chirac (643 points) et Patrick Poivre d’Arvor (495) ; de plus, parmi les moins de 25 ans, Sylvestre arrive même en tête des marionnettes préférées (sondage IPSOS pour Télé 7 Jours réalisé du 8 au 11 octobre 2004 auprès de 1 006 personnes de 15 ans et plus, disponible sur <http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/7989.asp>. La question n’étant pas directement comparable entre 1999 et 2004, il est toutefois difficile d’évaluer précisément les évolutions sur ce point.
-
[47]
Les questions portaient sur la connaissance des deux principaux partis américains, la durée du mandat présidentiel, les noms des deux prédécesseurs de George W. Bush et une comparaison entre la population de l’Union européenne et la population les États-Unis. Le seul effet notable concerne la connaissance du nom du parti républicain, puisque la proportion de bonnes réponses augmente sensiblement avec le suivi des Guignols (v = 0,13 ; p = 0,041), mais les analyses de régression ne confirment pas le rôle des Guignols.
-
[48]
Témoignages cités par Sarah Basset, cité, p. 94-95.
-
[49]
Sarah Basset, cité, p. 95.
-
[50]
C’est ce que l’on vérifie, par exemple, dans le cas de la violence à la télévision, où les études expérimentales viennent confirmer les enquêtes quantitatives. Sur ce point, voir la synthèse de Laurent Bègue, « Comportements violents et télévision », dans Sebastian Roché (dir.), En quête de sécurité : causes de la délinquance et nouvelles réponses, Paris, Armand Colin, 2003, p. 139-153.
-
[51]
Voir Jacques Gerstlé, « L’information et la sensibilité des électeurs à la conjoncture », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 731-752.
-
[52]
Annie Duprat soutient ainsi que « la caricature joue un rôle de tout premier plan en rappelant aux citoyens les faiblesses de leurs princes » (Annie Duprat, Le roi décapité : essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf, 1992, p. 18). De son côté, Robert Darnton estime que la littérature clandestine diffusée en France sous l’Ancien régime, en proposant des contre-valeurs fondées sur la satire de l’idéologie monarchique, a contribué à « saper la raison d’être de l’ordre ancien et à en miner l’autorité, donc la force, dans les esprits », ce qui permet de « comprendre comment un peuple, graduellement, passa d’un cadre intellectuel à un autre, d’une culture politique à une autre » (Robert Darnton, Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au 18 e siècle, Paris, Gallimard, 1991, p. vi).
-
[53]
Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 1993 (1re éd. : 1940) (Quadrige), p. 3.
-
[54]
Henri Bergson, ibid., p. 150.
-
[55]
Henri Bergson, ibid., p. 106. Dans l’Encyclopédie Universalis, Gilbert Lascault estime que la pratique satirique a pour conséquence de déshumaniser. Elle serait même, dit-il, un « antihumanisme en acte » (Gilbert Lascault, « Dessin satirique », Encyclopédie Universalis, 2003).
-
[56]
C’est ce que notait Annie Duprat à propos de la caricature révolutionnaire : « Elle sait dégrader et détruire, mais ne sait guère proposer de message pour les temps à venir, parce qu’elle ne quitte pas le domaine des fantasmes pour atteindre les rives du débat réel » (Annie Duprat, Le roi décapité, op. cit., p. 211).
-
[57]
La formule est de Grégory Derville (art. cité, p. 124).
-
[58]
Arthur H. Miller, Edie N. Goldenberg, Lutz Erbring, « Type-Set Politics : Impact of Newspapers on Public Confidence », Americain Political Science Review, 73 (1), mars 1979, p. 67-84.
-
[59]
Des études récentes ont montré que même les émissions de divertissement (les « soft news ») sont susceptibles d’influencer les jugements politiques du public (cf. Matthew A. Baum, « Sex, Lies and War : How Soft News Brings Foreign Policy to the Inattentive Public », American Political Science Review, 96 (1), mars 2002, p. 91-108).
-
[60]
La formule est de Jacques Le Goff : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es » (Jacques Le Goff, « Le rire », Annales ESC, 52 (3), mai-juin 1997, p. 449).
-
[61]
Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York/Londres/Toronto, Simon & Schuster, 2000.
1 Pour qui s’intéresse aux liens entre humour et politique, la France offre incontestablement un riche champ d’observation. Chansonniers, journaux satiriques, dessinateurs et autres humoristes : la liste est longue des occasions qui ont fait les délices de la « républicature », pour reprendre la formule de Bertrand Tillier [1].
2 À l’évidence, des émissions comme les Guignols de l’Info ou, auparavant, le Bébête Show, appartiennent à une vieille tradition de moquerie à l’encontre des institutions et des gouvernants [2]. Même si des émissions de ce type existent aussi dans d’autres pays, à l’instar de la féroce Spitting Image (« portrait craché ») en Angleterre, qui a d’ailleurs elle-même influencé les concepteurs des Guignols, il n’est pas certain qu’elles prennent partout la même place.
3 Forts d’un succès d’audience qui ne s’est jamais démenti, les Guignols ont manifestement su répondre à une attente. Loin de se lasser, le public en redemande [3]. Est-ce un signe de bonne santé démocratique ? Assurément, ne serait-ce que parce cette situation atteste de l’attachement des Français à la liberté d’expression. Mais cette demande de satire en dit peut-être aussi long sur la crise que connaît la représentation politique, sur la méfiance que suscitent les élites [4]. Sorte de défouloir collectif, les Guignols expriment un malaise, un ressentiment. Et sans doute aussi viennent-ils combler les lacunes ou les défaillances des médias traditionnels, jugés trop déférents à l’égard du pouvoir.
4 Effet de la demande, donc ? Sans aucun doute. Mais n’y a-t-il pas également un effet de l’offre ? Autrement dit, quels peuvent être les effets de telles émissions satiriques ? Quelle influence les Guignols sont-ils susceptibles d’avoir sur leur public, notamment auprès des jeunes, puisque ceux-ci – et c’est nouveau par rapport au Bébête Show [5] – en sont de grands consommateurs ?
5 La question de l’influence des Guignols a fait l’objet de vives controverses [6], mais elle n’a, jusqu’à présent, jamais été soumise à une vérification empirique, ce qui laisse encore inexploré tout un champ de recherche. Il est vrai que l’on se heurte ici à une difficulté bien connue : est-il possible de montrer l’effet propre d’un média ? Sauf à mettre en place des dispositifs d’observation lourds et coûteux, les enquêtes quantitatives doivent se contenter d’apprécier des corrélations. Or, une corrélation n’est jamais la preuve d’une causalité. C’est là un débat classique : un média influence-t-il son public ou le public s’y expose-t-il de manière sélective ? Face à cette difficulté, les recherches sur les émissions satiriques ont préféré s’en tenir à l’analyse du message lui-même, à son contenu, au risque d’oublier le point de vue des récepteurs [7].
6 Pourtant, les obstacles méthodologiques ne doivent pas conduire à renoncer aux investigations empiriques. Mieux vaut des résultats fragiles que pas de résultats du tout. Mettre en évidence des corrélations et s’assurer de leur fiabilité est déjà un résultat considérable. Après tout, le problème du passage de la corrélation à la causalité se pose dans la plupart des analyses quantitatives. L’analyse des corrélations doit donc d’abord être conçue comme une affaire d’interprétation ; elle doit prendre place dans une réflexion globale qui, seule, est en mesure de donner du sens aux relations observées.
7 Nous réserverons cette discussion sur la signification des corrélations pour la fin de ce travail. Dans l’immédiat, notre objectif va consister à étudier la nature des relations entre les jeunes et les Guignols en essayant de voir si la fréquentation de cette émission va de pair avec un certain nombre d’opinions politiques. Pour cela, différents types de données vont être mobilisés : des données quantitatives et des données qualitatives. Ces enquêtes, qui ont été réalisées en 2002 et 2004 dans le département de l’Isère, apportent des informations certes limitées, mais néanmoins fiables et convergentes sur un phénomène peu connu. Nous verrons en effet que ces différentes sources apparaissent très complémentaires, les entretiens permettant de mieux comprendre les relations statistiques. C’est cette complémentarité des sources qui nous incitera à considérer comme valide l’hypothèse centrale de cette étude, à savoir que les Guignols sont bel et bien susceptibles d’influencer les représentations politiques des jeunes, donc d’intervenir de manière significative dans le processus de socialisation politique.
Les Guignols dans l’univers politique des jeunes
8 Depuis leur lancement en 1988-1990 [8], les Guignols de l’Info ont toujours connu un important succès. Chaque soir, environ 2,5 millions de personnes se retrouvent devant leur petit écran pour suivre les sept minutes de spectacle offert par les marionnettes en latex, ce qui représente environ 10-12 % des parts d’audience pour la population des 4 ans et plus (graphique 1) [9]. En dépit d’un certain tassement à la fin des années 1990, qui a vu le nombre de téléspectateurs frôler les 2 millions, l’émission a su se reprendre et se maintenir à un bon niveau. Les jeunes constituent un public de choix. Pour les cinq premiers mois de 2005, la part d’audience (qui est en moyenne de 10,6 %) atteint ainsi son maximum chez les 15-24 ans (soit 15,7 %), contre 12,1 % pour les 25-34 ans, 11,2 % pour les 35-49 ans et 10,0 % pour les 50 ans et plus [10].
L’audience des Guignols de l’Info (1994-2005)
L’audience des Guignols de l’Info (1994-2005)
9 Les données des enquêtes iséroises confirment ce succès auprès des jeunes, tout en donnant des indications plus précises sur la fréquentation de l’émission. Elles permettent en outre de mieux cerner les principales caractéristiques du public.
Les données
10 Disons tout d’abord un mot sur les données que l’on va utiliser. Pour la partie quantitative, outre différents sondages nationaux qui seront évoqués ponctuellement, nous utiliserons deux enquêtes par questionnaires. La première a été réalisée par nos soins dans le département de l’Isère en mai-juin 2002, quelques jours après l’élection présidentielle [11]. L’échantillon est constitué de 1 372 élèves scolarisés en troisième et sélectionnés de manière aléatoire par tirage au sort des classes [12]. Il s’agit donc d’un échantillon représentatif des élèves de troisième scolarisés dans l’Isère. Outre l’exposition aux Guignols de l’Info, cette enquête apporte des informations sur le degré de connaissance politique, les opinions à l’égard du personnel politique ou encore le civisme et l’engagement politique.
11 La seconde enquête a été réalisée en mars 2004 auprès de 496 élèves de terminale scolarisés dans l’agglomération grenobloise [13]. Si cette enquête est moins riche et moins représentative que la précédente, elle fournit néanmoins des résultats originaux qui méritent d’être présentés ici. Cette étude, qui portait sur l’image des États-Unis auprès des jeunes, comprenait une question sur le suivi des Guignols de l’Info, information que l’on peut donc mettre en relation avec les opinions des jeunes sur les États-Unis.
12 La partie qualitative repose, de son côté, sur vingt entretiens semi-directifs réalisés entre le 3 avril et le 17 mai 2002. Ces entretiens, qui ont concerné 12 filles et 8 garçons, ont eu lieu dans deux collèges publics de l’agglomération grenobloise ; ils ont duré 45 minutes en moyenne. Conçus initialement dans le cadre d’une démarche exploratoire, ces entretiens avaient pour objectif d’interroger les jeunes sur leur perception de l’élection présidentielle. Les questions ont donc principalement porté sur la figure du président de la République, l’intérêt pour la campagne électorale et le rapport à la politique. Toutefois, les réponses des collégiens concernant les Guignols se sont avérées suffisamment riches pour venir compléter et approfondir utilement les données quantitatives. Naturellement, ces entretiens ne prétendent pas refléter l’ensemble des points de vue des jeunes, mais ils n’en fournissent pas moins de bonnes indications sur les grandes tendances, sur les discours et les raisonnements les plus caractéristiques. En donnant la possibilité aux jeunes de s’exprimer librement, ils apportent des informations que les enquêtes quantitatives ne sont pas en mesure de fournir, même si le nombre d’entretiens reste limité [14].
Un phénomène de masse
13 Que nous indiquent ces différentes sources sur la diffusion des Guignols auprès des jeunes ? D’après l’indicateur de fréquentation que nous avons utilisé, près d’un collégien sur deux (46 %) a déclaré avoir regardé la plupart des émissions au cours de la campagne électorale de mai 2002 ; parmi eux, 29 % ont regardé toutes les émissions (tableau 1).
14 Ce chiffre est considérable. Pour donner un point de comparaison, il est supérieur à la proportion de collégiens qui ont déclaré suivre tous les jours le journal télévisé avant le premier tour de l’élection (soit 20 %). Il s’agit donc d’un phénomène massif, ce qui nécessite de le prendre très au sérieux. En guise de confirmation, ajoutons que tous les jeunes qui ont été interrogés dans le cadre des entretiens semi-directifs avaient déjà regardé les Guignols de l’info – y compris une élève comme Florence, qui s’est pourtant déclarée très hostile à cette émission – et que tous étaient capables d’en parler avec une certaine aisance.
Le suivi des Guignols de l’Info de Canal Plus par les jeunes
Le suivi des Guignols de l’Info de Canal Plus par les jeunes
15 Pour les élèves de terminale interrogés en 2004, le taux de fréquentation est moins spectaculaire, mais il se situe malgré tout à un niveau élevé puisque près d’un élève sur trois (30 %) dit regarder la plupart des émissions. La différence entre les deux séries de données peut s’expliquer de plusieurs façons. Il n’est pas exclu que, entre 2002 et 2004, l’intérêt des jeunes pour les Guignols se soit progressivement érodé, ce qui paraît toutefois peu probable dans la mesure où l’audience de l’émission est restée relativement stable. Une autre explication est un effet d’âge : l’émission intéresse peut-être davantage à 15 ans qu’à 18 ans, ce qui est assez cohérent avec la baisse de l’audience que l’on constate en fonction de l’âge. Enfin, l’élection présidentielle, qui crée généralement un contexte très mobilisateur pour l’opinion publique, a certainement suscité un plus grand intérêt et une plus forte demande d’information de la part des jeunes.
Le public des Guignols
16 Pour mieux cerner les caractéristiques du public des Guignols, une analyse de régression « pas à pas » [15] a été réalisée sur les deux séries de données, avec neuf variables indépendantes en 2002 et huit en 2004 [16]. On doit tout d’abord noter que la plupart des variables ne sont pas significatives, ce qui confirme que l’émission est largement diffusée auprès des jeunes et que, en particulier, elle ne s’arrête pas aux barrières de classes ou de réussite à l’école. Quelles que soient leur situation scolaire ou leur origine sociale, les jeunes manifestent un intérêt à peu près équivalent pour l’émission. Ce résultat ressort aussi des entretiens, puisqu’il est très difficile de différencier les discours selon l’origine sociale.
17 Dans les deux enquêtes, seulement trois variables jouent un rôle significatif, dont deux sont communes aux deux enquêtes : le sexe et le suivi du journal télévisé [17]. Pour les collégiens, la troisième variable est l’échelle gauche-droite ; pour les élèves de terminale, il s’agit de l’origine sociale, en sachant que l’effet est ici inverse de celui escompté, puisque ce sont les jeunes des milieux populaires qui regardent le plus les marionnettes satiriques [18]. Pour expliquer ce dernier résultat, on peut se demander si le suivi des Guignols ne procède pas du désir de mieux comprendre la politique à partir de grilles de lecture plus accessibles, les Guignols venant en quelque sorte compenser des handicaps culturels pour les élèves les moins familiarisés avec la politique.
18 Il reste que la convergence entre les enquêtes est frappante. Dans les deux cas, les Guignols sont nettement plus suivis par les garçons que par les filles. Au collège, par exemple, 39 % des garçons regardent toutes les émissions, soit quasiment deux fois plus que les filles (19 %) [19]. L’intérêt que suscitent les marionnettes va également de pair avec une attirance pour l’actualité (le suivi du journal télévisé). Ce résultat infirme l’idée qui veut que les Guignols prennent la place des médias traditionnels. Si une telle situation peut se rencontrer, comme le montre l’un des témoignages recueillis [20], il est clair que les jeunes qui regardent les Guignols suivent aussi l’actualité à travers les autres médias. On doit toutefois remarquer que le degré d’intérêt politique n’intervient pas dans l’exposition aux Guignols, ce qui indique que l’on n’a pas nécessairement affaire à un public plus politisé que la moyenne.
19 Enfin, le clivage gauche-droite joue certes un rôle important, mais plus modeste que prévu. C’est ainsi que 60 % des jeunes qui se classent à l’extrême gauche regardent la plupart des émissions, contre 56 % à gauche, 52 % au centre, 46 % à droite et 44 % à l’extrême droite. Pour les élèves de terminale, le classement gauche-droite n’est pas une variable significative, mais les jeunes qui se considèrent comme « très à gauche » sont nettement plus nombreux (46 %) à regarder la plupart des émissions que tous les autres jeunes (28 % pour les jeunes plutôt à gauche, 32 % pour le centre, 28 % pour les jeunes plutôt à droite et 23 % pour ceux qui sont très à droite).
Le charme des Guignols : spectacle ou réalisme ?
20 Ce que les jeunes apprécient en priorité dans cette émission, c’est évidemment sa dimension ludique et distrayante : « je trouve que c’est marrant » (Olivier) ; « c’est distrayant » (Damien) ; « ils ont beaucoup d’humour » (Tania) ; « ça fait rire » (Martine). Le talent des auteurs force l’admiration : « je trouve que c’est bien » (Laure) ; « je trouve quand même que c’est pas mal, ce qu’ils font » (Nathan).
21 Mais l’attrait de l’émission vient également de son emprise sur la réalité. « Ils s’amusent des problèmes quotidiens », résume ainsi Sofiane. Cette manière ludique d’aborder l’actualité est au cœur du succès de l’émission. Au cours des entretiens, seule une élève a déclaré y être radicalement hostile :
« As-tu regardé les Guignols pendant la campagne électorale ?
– Non, j’aime pas.
– Pourquoi ?
– Parce qu’ils exagèrent, et puis ils font un truc, ça se fait pas, quoi.
– C’est-à-dire ?
– Je veux dire : ils parlent de guerres, comme ça, en plaisantant, alors que c’est pas du tout drôle, quoi, c’est pas le genre de truc où on plaisante dessus. Je veux dire : au bout d’un moment, si c’est passé, d’accord, mais sur le coup, non » (Florence).
23 Florence fait partie des élèves qui sont les plus réticents à la satire politique ; elle correspond assez bien au profil du « réfractaire », tel qu’il a pu être analysé par Grégory Derville dans le cas du Bébête Show [21]. Un témoignage de ce type paraît toutefois isolé et correspond à un modèle très minoritaire. Pour tous les autres élèves, c’est bien le jeu sur l’actualité et les personnalités en vue qui fait l’intérêt des Guignols.
24 Mais ne faut-il pas alors s’attendre à ce qu’il y ait une confusion dans l’esprit des jeunes entre les marionnettes et la réalité [22] ? Pour les adolescents, les Guignols représentent-ils une simple farce ou sont-ils considérés comme une fidèle description de la vie politique ?
Une capacité à prendre ses distances
25 À l’évidence, aucun jeune n’est totalement dupe au point de prendre les Guignols pour un pur reflet de la réalité. « Faut pas prendre au sérieux ce qu’ils disent », indique par exemple Paul. De son côté, Florence, dont on a vu qu’elle n’aime pas du tout les Guignols, tient des propos encore plus virulents :
« Ils exagèrent, ils disent n’importe quoi. Je sais même pas s’ils réfléchissent aux textes qu’ils disent. Si ça se trouve, un jour, ils vont dire que le président a tué quelqu’un, alors qu’ils en sauront rien. Je veux dire : il faut pas écouter ce qu’ils disent » (Florence).
27 Une distinction, au moins minimale, est donc établie entre les Guignols et la réalité. Pour certains élèves, cette distinction peut être très explicite, comme le montrent les deux témoignages suivants au sujet de la marionnette du président de la République :
« Quand je vois ça, je sais que c’est pas la réalité. Comparé à ce que je vois à la télé, je sais que ce sera pas la réalité, que ça peut pas être comme ça. Donc, pour moi, il reste toujours le même. C’est pour rire, c’est pour distraire les gens […]. Par exemple, la façon dont ils caricaturent Chirac avec un bandeau rouge marqué « supermenteur » [rires], c’est pas vraiment… Voilà, quoi, il vaut mieux laisser de côté. Y a peut-être des histoires comme ça, mais il vaut mieux regarder le journal pour savoir vraiment ce que c’est. Parce que là, c’est marrant, quoi, mais ça apprend pas vraiment grand-chose » (Damien).
« C’est une personne humaine. Je pense que, déjà, si lui il réagit pas, c’est bien que… Enfin, il faut accepter la dérision. Je pense pas que c’est exagéré. Eux, ils exagèrent peut-être, mais nous, on peut l’atténuer par notre pensée. Moi, je suis pas choqué par ça. Je trouve que c’est une caricature. C’est exagéré, comme toutes les caricatures, ça représente pas lui exactement » (Justine).
29 Par ailleurs, plusieurs indices montrent qu’il existe chez les jeunes une capacité à prendre du recul. En premier lieu, les excès mêmes de l’émission donnent à celle-ci un statut spécifique et viennent activer des mécanismes de mises en garde dont se revendiquent volontiers les collégiens :
« Parfois, c’est un peu poussé à l’excès » (Hélène).
« Je crois pas non plus tout ce que je vais voir » (Géraldine).
« C’est sûr, des fois ils en rajoutent » (Charles).
« C’est marrant. Mais y a des gens qui prennent trop au premier degré. Il faut savoir prendre les choses, enfin séparer les informations… C’est pas méchant, c’est pour rigoler » (Katia).
31 Ensuite, les partis pris et le caractère politiquement orienté de l’émission ne passent pas inaperçus :
« Je pense qu’ils sont quand même assez orientés. Je sais pas, je les sens plutôt de gauche » (Justine).
« Je trouve – je sais pas si c’est moi ou bien l’émission – mais qu’ils critiquent plus la droite, Jacques Chirac, que Lionel Jospin. Lionel Jospin, ils le représentent plus comme quelqu’un qui travaille, qui est vraiment studieux, qui pense vraiment aux autres, et tout, alors que Jacques Chirac, ils l’appellent supermenteur, plusieurs trucs comme ça. Ils le critiquaient beaucoup plus, je trouve. Ça ne m’a pas choqué, mais il faudrait que ce soit plus équitable » (Tania).
33 Enfin, les jeunes sont conscients que les critiques des Guignols peuvent se focaliser sur certaines personnes, voire que ces critiques ne sont pas toujours homogènes, que les cibles changent avec le temps, selon l’humeur des auteurs.
« C’est sûr que… ils peuvent nous faire entendre tout ce qu’ils veulent parce qu’ils peuvent très bien descendre des personnes, et puis en monter d’autres » (Laure).
35 En particulier, la campagne électorale – surtout la période de l’entre-deux tours – revient à plusieurs reprises dans les propos des collégiens. Ils constatent ainsi que les Guignols ont appelé à voter pour Jacques Chirac en mai 2002 après l’avoir abondamment critiqué :
« Avant ils traitaient [Jacques Chirac] de supermenteur, et ensuite ils ont dit que c’est le sauveur, par exemple. Dès qu’ils en ont besoin, ils en disent du bien » (Ursula).
« Ils ont un peu aussi, je trouve, poussé à voter Chirac » (Olivier).
37 Rien ne serait donc plus faux de croire que les jeunes sont exposés de manière totalement naïve ou passive aux émissions des Guignols. Pour diverses raisons, et à des degrés variables, ils expriment généralement une capacité à prendre un certain recul.
La vérité est-elle dans les Guignols ?
38 Pour autant, si les jeunes ne sont pas totalement dupes, sont-ils en mesure de faire la part des choses ? La question reste ouverte car rares sont ceux qui affirment qu’il n’y a aucune relation entre les marionnettes et la réalité. En fait, la grande majorité se situe plutôt dans une sorte d’entre-deux : ils sont certes conscients des décalages entre l’émission et la réalité, ils sont même capables d’afficher une certaine distance, mais cette prise de distance n’est pas dénuée d’ambiguïté, et cette ambiguïté provient précisément de l’ancrage de l’émission dans l’actualité. C’est ce qu’exprime par exemple l’une des collégiennes interrogées :
« C’est une émission pour se divertir.
– Cette émission aide-t-elle à comprendre la politique, la réalité ?
– Non, ça a une part de réalité, mais pas en entier, je pense [silence]. Enfin, c’est beaucoup de réalité.
– Par exemple ?
– Ben, ce qu’ils disent, ça a un rapport avec l’actualité. Ils vont pas chercher ça dans leur imagination » (Régine).
40 Pour les collégiens, les caricatures des Guignols prennent donc clairement appui sur la réalité. C’est pourquoi ils voient ces émissions comme un moyen de grossir la réalité, sans la travestir complètement :
« Ça explique en gros ce qui se passe […]. En général, ce qu’ils disent, c’est vrai » (Nathan).
« Ils disent la vérité, mais d’une façon caricaturale » (Ursula).
« Ça donne une bonne caricature de ce qui se passe. Mais au fond, on voit bien quand même que, ce qui se passe, c’est pas loin de ce qui… La réalité n’est pas loin des Guignols, quoi […]. C’est sûr que, des fois, ils brodent un peu à inventer des choses, mais… Mais des choses quand même qui montrent la réalité sous un autre sens » (Igor).
« Je trouve que c’est… un petit peu abuser, mais c’est bien aussi de… Ils montrent des choses qui sont… enfin ils mettent le doigt sur.. sur ce qui… enfin, c’est marrant, quoi » (Aurélie).
« Ils disent la vérité aussi. Peut-être qu’ils le font d’une manière qui est pas trop, trop marrante pour certains, mais c’est une façon de s’exprimer aussi » (Martine).
42 Un thème domine ainsi la quasi-totalité des entretiens : celui de l’exagération. Le verbe exagérer est lui-même très souvent utilisé par les jeunes :
« Ils exagèrent tout, en fait » (Paul).
« Bon, bien sûr, c’est une caricature, c’est… ils exagèrent beaucoup les choses. Mais c’est un moyen marrant pour apprécier la politique. Parce que, bon, en général, ce qu’ils disent, c’est quand même des… c’est pas toujours des choses vraies, mais c’est basé sur une chose vraie, en fait, et puis après ils l’accentuent » (Béatrice).
44 Dans l’esprit des jeunes, les caricatures proposées par les Guignols entretiennent finalement un rapport complexe avec la réalité. Loin d’être un simple produit de l’imagination, elles sont perçues comme une déformation ou, plutôt, comme une amplification de la réalité, ce qui laisse entendre qu’elles en sont malgré tout le reflet.
« C’est vrai c’est exagéré, je pense. J’ai pas d’exemples… Mais j’ai déjà vu des choses qui étaient quand même un peu exagérées par rapport à la réalité, mais bon, qui restaient quand même dans l’image de ce qui se passait.
– Certains sont critiques à l’égard des Guignols en disant qu’ils vont parfois trop loin.
– Ouais, mais bon, c’est ce qui se passe, quoi, quand même, hein. C’est vrai que c’est accentué, mais c’est ça, quoi » (Éric).
46 D’une certaine façon, la réponse type des collégiens pourrait être la suivante : les Guignols disent la vérité, mais avec excès. Cette formule se décline elle-même en deux grandes variantes selon les sensibilités : c’est exagéré, mais c’est la vérité, ou bien c’est la vérité, mais c’est exagéré. Dans tous les cas, la vérité n’est jamais bien loin. C’est l’éternelle rengaine de la fumée sans feu, comme dans le cas du personnage de supermenteur :
« De toute façon, s’ils l’ont fait comme ça, c’est bien que… enfin c’est vrai qu’il a dû y avoir des problèmes, quoi » (Géraldine).
48 C’est pourquoi la distance entre la réalité et les Guignols n’est pas évidente. Les sondages viennent le confirmer. En 1995, une question était posée à des jeunes de 15-24 ans : « Est-ce que les marionnettes de la télévision comme celles des Guignols de l’Info sur Canal Plus exagèrent la réalité de la vie politique ? » Les trois quarts répondaient « peu » et « pas du tout » (77 % des 15-19 ans, 74 % des 20-24 ans), un quart seulement (23 % des 15-19 ans et 25 % des 20-24 ans) « tout à fait » et « plutôt » [23].
49 Ce sentiment que les Guignols décrivent la réalité n’est évidemment pas propre aux jeunes. En 1993, à la question « Ce qu’on dit sur la politique dans des émissions comme le Bébête Show ou les Guignols de l’Info vous paraît-il proche de ce qu’est pour vous la réalité de la vie politique ? », 74 % des personnes interrogées répondaient « proche » et 15 % « éloigné » (11 % sans opinion) [24]. En 1999, à l’occasion du dixième anniversaire des Guignols, 60 % des personnes interrogées se disaient « plutôt d’accord » avec l’idée que les Guignols donnent une image juste de l’actualité, contre 29 % qui se disaient « plutôt pas d’accord » (11 % sans opinion) [25].
50 Ce point est très important, car il apporte une précieuse indication sur les conditions de réception des Guignols dans la société française, en l’occurrence sur la légitimité dont bénéficie cette émission [26]. Le regard des jeunes est nécessairement marqué par l’attitude bienveillante qui entoure les Guignols et qui crédibilise leurs propos : si les adultes et les élites sont prêts à en faire « les meilleurs éditorialistes de France », pourquoi les jeunes les verraient-ils différemment ?
Les jeunes savent-ils repérer l’exagération ?
51 Pour une majorité des jeunes interrogés – et c’est certainement ce qui fait le charme de cette émission –, la réalité constitue donc toujours la base des Guignols. La seule véritable ligne de démarcation passe par cette idée d’exagération. Mais où commence l’exagération ? C’est là une question cruciale puisque, finalement, c’est de la capacité des jeunes à identifier l’exagération que semble dépendre leur prise de distance à l’égard de l’émission.
52 Or, les propos recueillis incitent à penser que, contrairement à l’impression qui prévaut à la première lecture des entretiens, les jeunes manquent parfois de recul et de méfiance. Cette remarque peut surprendre, compte tenu de l’usage intensif que les jeunes font aujourd’hui de la télévision. Pourtant, si les collégiens sont des habitués de l’univers médiatique, ils ne paraissent pas toujours très critiques dans leur manière de recevoir les messages des Guignols.
53 Prenons le cas de Paul, qui compte pourtant parmi les plus distants à l’égard des marionnettes : « Faut pas forcément écouter tout ce qu’ils disent. Ils exagèrent un peu. Il suffit que quelqu’un dise ça, et puis, eux, ils prennent des libertés ». Cela dit, quand on demande à Paul de donner un exemple de ces exagérations, celui-ci ne pense pas spontanément à la politique : il va d’abord évoquer le cycliste Richard Virenque. Et lorsqu’on insiste pour avoir une illustration plus en rapport avec la politique, l’exemple qu’il retient mérite réflexion : « Je sais plus quel politicien qui avait trafiqué des bulletins de vote, avant. Et eux, ils faisaient voir qui, enfin… il faisait voter des morts, et tout. C’est un peu exagéré, quoi ». Paul fait référence aux accusations de fraudes électorales lancées à l’encontre de l’ancien maire de Paris, Jean Tibéri. Cet exemple est d’autant plus intéressant que le sketch des Guignols avait pour objectif de prendre à la lettre l’expression « faire voter les morts », c’est-à-dire de fonder l’effet comique sur la concrétisation d’une figure métaphorique. Que l’exagération ne commence qu’à partir du moment où le spectacle crée une situation impossible par nature, voilà qui ouvre un abîme de perplexité : les adolescents sont-ils suffisamment éclairés sur la nature des messages télévisuels ? Disposent-ils des outils intellectuels pour décrypter avec efficacité la satire des Guignols ?
54 On pourrait penser que l’exemple de Paul est isolé, mais ce n’est pas sûr, car un autre élève est allé dans le même sens. Et, curieusement, l’exemple que cite cet adolescent a également un rapport avec la mort, puisqu’il concerne cette fois-ci Jean-Pierre Chevènement après le grave accident opératoire qui a plongé celui-ci dans le coma :
« C’est assez représentatif [les Guignols]. C’est marrant, mais des fois, ils exagèrent un petit peu, quand même.
– Par exemple ?
– Quand Chevènement, ils disent qu’il s’est transformé en mort-vivant » (Charles).
56 Comme dans l’exemple précédent, l’exagération est ici tellement grossière, tellement évidente [27], qu’on en vient à se demander si ces jeunes sont vraiment en mesure de faire la part des choses. Bien sûr, les jeunes s’expriment ici à partir des images et des situations qui les ont fortement marqués et leurs réactions montrent au passage qu’il ne faut pas sous-estimer l’impact de certaines scènes plus ou moins violentes. Mais ce genre de témoignages atteste aussi qu’il peut exister un important potentiel pour une réception relativement crédule de l’émission. Au moins pour certains jeunes, ce n’est que lorsque l’exagération devient massive qu’elle finit par être identifiée et repérée comme telle, étape nécessaire et à une lecture critique de l’émission.
57 Certes, ces témoignages correspondent probablement à une tendance minoritaire chez les jeunes. Mais cette précision ne lève pas toutes les ambiguïtés. Il est en effet significatif de constater que les jeunes interrogés éprouvent des difficultés pour expliquer en quoi les sketches des Guignols peuvent être exagérés du point de vue des idées qu’ils avancent. Un élément est très révélateur : durant les entretiens, aucun collégien ne s’est jamais placé sur le terrain des idées, aucun n’a cherché à engager une discussion argumentée et raisonnée sur la façon dont les Guignols parlent de l’actualité et décodent la vie politique.
58 Cette difficulté à entrer dans une discussion spécifiquement politique est illustrée par l’exemple d’Aurélie. Questionnée sur les exagérations des Guignols, celle-ci peine manifestement à sortir des jeux scéniques de l’émission et ne parvient pas à produire une réflexion de nature directement politique :
« Parfois, ils se moquent de Jacques Chirac d’une façon qui est un peu… Là, hier, où avant-hier, ils le faisaient en espèce de superman, je sais plus trop en quoi il était déguisé, tout ça, et puis il disait des choses, vraiment, avec Bernadette Chirac qui… qui pleurait parce qu’elle disait “arrêtez de vous moquer de mon mari”. Je trouve que, quand même, là, oui, c’est un peu poussé » (Aurélie).
60 Tout se passe donc comme si les jeunes interrogés n’avaient pas une conscience très claire de ce que peut être une exagération dans le domaine politique. Pour eux, l’exagération ne relève pas du monde des idées, mais plutôt de la mise en forme de la réalité. Du coup, la faculté critique des collégiens se déploie difficilement. Elle ne tend à s’exercer que dans le domaine du spectacle et de la mise en scène, non dans le domaine proprement politique. Le terrain sur lequel les jeunes se situent est toujours en dehors du politique. Paradoxalement, leur vision des Guignols paraît donc relativement dépolitisée, en ce sens que les implications politiques ne sont pas spontanément évaluées, discutées, mises en perspective.
Les Guignols comme instance de socialisation politique
61 Le caractère massif du phénomène, de même que l’attrait qu’il suscite auprès des jeunes, suffisent-ils à faire des Guignols une instance de socialisation politique ? Répondre à cette question suppose d’approfondir le rapport que les jeunes entretiennent avec les Guignols. Le croisement des sources quantitatives et qualitatives s’avère ici très éclairant : l’une et l’autre convergent pour indiquer que les Guignols peuvent effectivement se constituer en agence propice à des apprentissages de nature politique.
Une source d’information politique
62 De l’aveu même des jeunes, les marionnettes occupent une place importante dans leur éducation politique. Un sondage CSA pour le magazine Phosphore, réalisé quelques mois avant l’élection présidentielle de 1995, a cherché à hiérarchiser les sources d’information des adolescents (tableau 2). Si on regarde les 15-18 ans, plus proches de la tranche d’âge qui nous intéresse, l’ordre de ces sources est très clair : d’abord le journal télévisé (72 % des adolescents ans déclarent qu’il leur apprend beaucoup et assez sur les candidats), puis les Guignols (52 %) et enfin, assez loin derrière, les parents (37 %). Les copains se situent encore un cran en arrière, avec 13 % de réponses « beaucoup » et « assez ».
Qui informait les jeunes sur les candidats lors de l’élection présidentielle de 1995 ?
Qui informait les jeunes sur les candidats lors de l’élection présidentielle de 1995 ?
63 Dans l’enquête iséroise auprès des élèves de troisième, on a cherché à vérifier ce point en demandant aux élèves d’indiquer à leur tour d’où venait leur information sur l’élection présidentielle. Trois sources étaient proposées : les parents, les journaux télévisés et les Guignols. Les résultats confirment le rôle non négligeable des Guignols, même si cette influence apparaît un peu en deçà de celle des parents et du JT. On découvre aussi que les réponses subjectives sont assez cohérentes avec les résultats examinés précédemment. C’est ainsi que les jeunes qui déclarent avoir appris par l’intermédiaire des Guignols sont plus souvent des garçons que des filles (v = 0,19 ; p = 0,000) et qu’ils se classent plus facilement aux extrémités de l’échelle gauche-droite que sur les positions modérées ou centrales (v = 0,13 ; p = 0,000). En revanche, là encore, la situation scolaire et la position sociale des parents ne jouent pas.
Qui apporte des informations lors de l’élection présidentielle de 2002 ?
Qui apporte des informations lors de l’élection présidentielle de 2002 ?
64 Autre indication intéressante, les parents eux-mêmes sont convaincus de l’importance des Guignols, même s’ils ne font pas le même classement que les jeunes au niveau des sources d’information. D’après un sondage CSA pour La Croix de janvier 2001 réalisé auprès de 480 parents, les trois sources qui influencent le plus les opinions politiques de leurs enfants se présentent dans l’ordre suivant : les parents, les journaux télévisés et les émissions satiriques comme les Guignols, loin devant les amis, les enseignants ou les autres médias [28].
65 Ces jugements sont bien sûr subjectifs et les hiérarchies qu’ils indiquent doivent être prises avec prudence. Malgré tout, ces données sont suffisamment convergentes pour autoriser une conclusion : pour les jeunes comme pour les parents, il existe de bonnes raisons de penser que les Guignols exercent une certaine influence sur les opinions politiques des adolescents. Cette influence est d’autant plus plausible que, comme on l’a vu, la fréquence des discussions politiques avec les parents ne figure pas parmi les facteurs qui expliquent le suivi des Guignols. Cela signifie que les jeunes qui regardent les Guignols ne sont pas nécessairement en mesure de bénéficier d’un contre-discours issu de leur entourage familial.
Une aide pédagogique
66 D’après les collégiens, les Guignols aident à comprendre la politique. Certes, quelques témoignages récusent cette idée [29], mais beaucoup de jeunes interrogés reconnaissent que les marionnettes représentent une importante source d’apprentissage politique, sans que cela leur interdise de garder un certain recul :
« Ils apprennent des choses, mais en fait, il faut les trier, quoi » (Charles).
« Et puis, ben, si on a pas très bien compris les discours qu’ils ont dits, tout ça, et ben peut-être que des fois ça peut… ça peut pas nous aider, mais ça nous aide à apprendre mieux la politique, en fait, à apprendre dans un meilleur sens » (Béatrice).
« Je crois aussi qu’ils aident à comprendre » (Tania).
68 Cette aide pédagogique que fournissent les Guignols passe par l’exagération de la réalité. En effet, l’exagération ne forme pas, dans l’esprit des jeunes, un voile qui empêcherait d’accéder à la réalité. Au contraire, l’exagération est perçue comme une sorte de miroir grossissant qui a pour vertu de mieux faire comprendre la politique. Délivrant des grilles de lecture jugées plus accessibles, les Guignols donnent le sentiment de mieux déchiffrer la réalité, de donner du sens à la vie politique.
« Ce qu’ils disent, c’est clair. Parce que, vu que c’est une sorte de caricat… c’est une caricature, ils disent franchement ce qu’ils pensent. Et y a pas de choses fausses dans ce qu’ils disent. Donc, c’est vrai que… Moi, je comprends mieux en regardant les Guignols de l’Info.
– Tu trouves qu’ils aident à comprendre la politique ?
– Ouais, vu que c’est plus clair… Bon, y a des choses exagérées, mais en gros, c’est ça, donc on comprend mieux.
– Par exemple, qu’est-ce que ça t’a aidé à comprendre ?
– Ben, pour… ce qu’ils disaient entre Chirac et Jospin, dernièrement, euh… la lutte entre eux pour être le plus fort. Ben, quand c’est les discours, c’est tout gentil… enfin, c’est méchant au fond, mais sans vraiment le dire, quoi. Tandis qu’aux Guignols, on comprend bien que c’est la grosse bagarre entre eux. Et c’est vrai que c’est le cas, quoi. Quand tu vois après à la télé, ils se regardent plus [rires], c’est les plus gros ennemis » (Éric).
70 Moins tenue par le formalisme et les précautions inhérentes au commentaire politique ou journalistique, la caricature permet de présenter sans fioritures ce que l’on considère comme les véritables motivations des acteurs politiques. Plus efficaces sur le plan didactique, les marionnettes sont même susceptibles de remplacer avantageusement les informations traditionnelles :
« Moi je trouve que c’est bien ce qu’ils font. Ben, déjà, ça permet de se tenir au courant » (Charles).
« Pour les gens qui ont pas envie de se prendre la tête avec… à regarder les informations pendant trois quarts d’heure par jour, ça les intéresse pas, en regardant les Guignols, ça nous fait sourire, et puis ça nous fait quand même soulever des problèmes de société, quoi » (Igor) [30].
« Je pense qu’ils montrent l’actualité sous une autre forme qui est peut-être plus facile à comprendre pour des élèves de troisième que les actualités normales, quoi. Je pense qu’un élève de troisième peut plus facilement suivre l’actualité par [c’est elle qui insiste] les Guignols de l’Info que par le journal télévisé » (Laure).
72 La dimension démonstrative des Guignols est si reconnue et saluée qu’elle est même revendiquée pendant les périodes électorales. C’est ce qu’indique le témoignage de Tania, lorsqu’on lui demande ce qu’elle penserait si l’émission venait à être suspendue pendant les campagnes électorales :
« Ah non, j’aimerais pas parce que… euh, ils expliquent à peu près ce qu’il y a dans les programmes… un peu exagéré, mais on comprend déjà beaucoup mieux. Et c’est le moment où ils doivent le plus entrer en jeu parce que, étant donné qu’ils critiquent la politique, c’est à ce moment qu’ils doivent le plus y aller » (Tania).
L’acquisition des connaissances politiques : un effet limité, mais réel
74 Grâce au sondage réalisé dans l’Isère, il est possible de savoir si, comme les entretiens le laissent entendre, le suivi des Guignols s’accompagne d’une amélioration du niveau de connaissances politiques. Trois séries d’indicateurs ont été utilisées pour évaluer les connaissances objectives des collégiens. La première série porte sur les aspects institutionnels : il s’agit de quatre affirmations relatives aux pouvoirs du président de la République, auxquelles les collégiens devaient répondre par vrai ou faux [31]. Des trois indicateurs, celui-ci est le moins satisfaisant (? de Cronbach = 0,49). Les deux autres indicateurs sont davantage axés sur la connaissance des personnes : l’un concerne la connaissance des anciens présidents de la République (? de Cronbach = 0,76) [32] et l’autre, la connaissance des candidats à l’élection présidentielle en 2002, les collégiens ayant été invités à donner les noms de neuf candidats, à l’exception des deux candidats qui sont parvenus au second tour (? de Cronbach = 0,89).
75 Les analyses de régression menées sur ces trois indicateurs ont consisté à reprendre les mêmes variables indépendantes que celles utilisées plus haut en y ajoutant le suivi des Guignols. Les résultats montrent que cette dernière variable occupe une place différente selon le type de connaissances retenues (tableau 4). C’est incontestablement pour la connaissance des mécanismes institutionnels que la corrélation avec le suivi des Guignols est la plus faible. Ce résultat était prévisible dans la mesure où, pour les quatre items de l’indice, les corrélations bivariées sont faibles [33]. Incidemment, il n’est pas sans intérêt de remarquer que, pour la connaissance des institutions, les trois variables explicatives qui ressortent de la régression sont la situation scolaire, le degré d’exposition au journal télévisé et la fréquence des discussions politiques avec les parents.
Analyse des connaissances politiques (régression « pas à pas »)
Analyse des connaissances politiques (régression « pas à pas »)
76 Pour la connaissance des anciens présidents de la Cinquième République comme pour la connaissance des candidats à la présidentielle, le nombre de variables significatives est beaucoup plus important. Dans les deux cas, le suivi des Guignols fait partie des variables retenues par l’analyse de régression, mais une différence apparaît entre la connaissance des anciens présidents et la connaissance des candidats à l’élection de 2002 : le lien avec les Guignols est plus fort dans le second cas que dans le premier.
Une entrée de la politique par les personnalités
77 Si l’on accepte de raisonner en termes de causalité, ce que nous justifierons plus loin, ces résultats pourraient bien indiquer que les Guignols n’exercent pas un effet homogène sur les apprentissages politiques. Leur rôle paraît négligeable dans la connaissance des mécanismes institutionnels ; en revanche, leur impact semble plus significatif sur la connaissance des anciens présidents et il est encore plus net sur la connaissance des candidats à l’élection présidentielle. L’influence des Guignols serait donc plus marquée lorsqu’il s’agit de connaître des personnalités, surtout lorsqu’il s’agit de personnalités présentes dans l’actualité, que lorsqu’il s’agit de connaître les institutions.
78 Prolongeons le raisonnement en prenant ce résultat pour acquis. S’il faut mettre au crédit des Guignols leur contribution à la diffusion d’informations sur la vie politique, encore convient-il de bien évaluer la nature et les effets potentiels de cette intervention. La socialisation par les Guignols se centre sur les personnalités politiques. Cette caractéristique découle de la nature même de l’émission, car il n’est pas dans l’esprit des Guignols de décrire les procédures, d’exposer les mécanismes institutionnels [34]. D’une certaine façon, leur regard satirique les porte même à nier les aspects institutionnels puisque la philosophie de l’émission est précisément d’aller au-delà des mécanismes pour dévoiler l’envers du décor, pour mettre à nu les enjeux cachés, notamment les rivalités entre les personnes (« la lutte pour être le plus fort », comme nous l’a confié Éric).
79 Les médias audiovisuels, on le sait, personnalisent déjà fortement la vie politique. Les Guignols vont encore plus loin dans cette logique, puisqu’ils ont tendance à construire leurs sketches sur le thème de la « mauvaise foi structurale » [35]. Dans l’univers des Guignols, comme jadis dans celui du Bébête Show [36], la vie politique ne s’exprime que sous la forme de rapports de force ou de connivence entre des individus qui sont eux-mêmes mus par des logiques simplistes où les intérêts personnels, le cynisme et la démagogie prennent une place disproportionnée.
80 L’avantage de ce type d’interprétation est de faciliter la lecture de la politique. De là provient le sentiment que, grâce aux Guignols, la politique paraît plus compréhensible. D’une certaine façon, cette impression est fondée, puisque le suivi des Guignols semble encourager la connaissance des acteurs du monde politique. C’est par exemple ce qu’explique une collégienne :
« Il y a certaines personnes, si je les voyais pas aux Guignols de l’Info, j’aurais beau les voir trente fois à la télé, je me rappelle jamais leurs prénoms, et là avec les surnoms qu’ils leur donnent, les jeux de mots qu’ils font, et ben on peut se rappeler de leurs prénoms » (Béatrice).
82 La mémorisation est facilitée par la nature même de la caricature, qui tend à réduire les personnalités publiques à quelques images chocs fondées sur le grossissement de certains traits de caractère. On en vient toutefois à se demander si l’inconvénient – et peut-être même le risque – de cette socialisation par les personnalités n’est pas d’offrir une lecture relativement désabusée de la politique. À force de focaliser l’attention sur la médiocrité et le carriérisme des individus, ne finit-on pas par accréditer l’hypothèse d’une inéluctable vanité de la politique, présentée comme un jeu clos sur lui-même dans lequel les acteurs sont structurellement dépourvus de scrupules et de considérations éthiques ?
La contribution des Guignols au cynisme politique
83 Compte tenu de la charge critique qui est lancée à l’encontre du personnel politique, les Guignols n’ont-ils pas une influence négative sur l’idée que les jeunes se font de la politique ? Tout le problème découle ici du double tranchant de la satire : positive lorsqu’il s’agit de développer un esprit critique, celle-ci peut aussi prendre une tournure plus négative lorsqu’elle procède au dénigrement systématique de l’activité politique.
La critique du monde politique
84 Les Guignols propose une vision très critique de la politique [37]. Cette critique est elle-même très bien repérée et appréciée par les jeunes.
« Ils se moquent de la politique » (Tania).
« Montrer les défauts des hommes politiques… […]. Ils les descendent un peu, faut dire. Faut dire qu’ils sont pas très sympas avec eux » (Régine).
« J’aimerais pas être à place de la personne caricaturée, mais c’est très bien, quoi » (Damien).
86 Cette mise en cause des responsables politiques, aussi virulente soit-elle, bénéficie d’un a priori très favorable chez les jeunes. Non seulement elle est acceptée, mais elle est même revendiquée comme faisant partie intégrante du processus démocratique. La critique est vue comme l’expression d’un droit fondamental : « C’est de la caricature, quoi, donc c’est amusant. De toute façon, ils ont le droit de le faire, donc autant qu’ils le fassent », affirme Charles.
87 La légitimité de la critique ne prête pas à discussion. Tous les jeunes trouvent normal que les Guignols exercent leur ironie à l’encontre du personnel politique. La critique est vue comme une obligation éthique, une sorte d’exigence morale. Investie d’une sorte de mission, elle répond à une entreprise de révélation ou de dévoilement dont la fonction est de mettre à nu les défauts de la société pour mieux les corriger [38].
« C’est bien qu’il y en ait qui les critiquent [les responsables politiques][…]. C’est bien, parce que je trouve… ils dénoncent. Enfin, en faisant les personnages, quoi… Tout… et leur manière de parler, tout ça, ça démontre les choses » (Géraldine).
« Je trouve qu’ils ont ouvert les yeux à certaines personnes qui ont pas forcément voulu entendre, euh la vérité. Donc, je pense que, c’est sûr que, quand ça fait… qu’on ferme les yeux sur tout et puis que, au bout d’un moment, ben on regarde, c’est sûr que ça peut choquer. Mais faut quand même redescendre sur terre à un moment ou un autre, et je pense que… voilà. C’est pour ça que les gens ont été choqués… de penser que ça critiquait trop : les hommes politiques, le système politique en France, et tout. Mais je pense que s’il y a pas de critique, ça changera pas, ça restera toujours pareil. Critiquer quelqu’un, c’est aussi le faire avancer, je pense, sortir de leurs erreurs. Ils prennent du recul pour faire avancer la France. Parce que, c’est sûr que ça peut pas rester comme c’est en ce moment » (Laure).
89 Cette exigence morale de la critique se retrouve avec la figure du président de la République. L’idée que le président puisse être épargné par la satire est rejetée au nom d’un impératif démocratique et égalitariste [39] :
« Je pense que tout le monde a le droit de critiquer le président. Si on ne critique pas, on adhère directement à ses idées, on n’a plus d’opinion. Il faut critiquer pour pouvoir améliorer. C’est-à-dire : on donne ce qui nous satisfait pas, et on doit être capables de résoudre les problèmes. Mais, oui, je crois que la critique vaut mieux que rien. Il vaut mieux critiquer que… Ne pas suivre le mouvement sans rien dire » (Tania).
« On peut tout à fait critiquer le président. On doit quand même défendre nos opinions. Peut-être qu’ils disent ça en pensant aux gens qui sont influençables, qui ont pas quand même des idées bien définies sur la politique. Mais je pense qu’il faut quand même le critiquer un peu quand on pense que ça va pas. Faut dire ce qu’on pense » (Régine).
91 À la limite, c’est l’absence de critique qui devient suspecte. La critique est une norme : elle doit être la règle dans une société démocratique. Il est probable que cette exigence morale résulte aussi du fait que les Guignols proposent une critique qu’on ne retrouve pas dans les médias traditionnels, notamment audiovisuels, ce qui renforce au passage le caractère avant-gardiste de l’émission et le sentiment qu’elle procède sur le mode de la révélation :
« Moi, j’aime beaucoup regarder les débats sur France 2, France 3, tout ce qui a eu. Donc, c’est sûr que les Guignols, ça m’a apporté un autre avis, un avis qui a divergé de tout ce que j’avais entendu jusqu’à présent » (Laure).
93 Dans le cas du président de la République, la critique est d’autant plus légitime qu’elle participe du refus d’établir une quelconque sacralisation des figures d’autorité. On comprend ainsi que la marionnette de supermenteur ne pose aucun problème.
« Je pense pas que, de toute façon, le président ait à être sacré, hein. Et puis, d’un certain côté, ça lui fait peut-être un peu de publicité. Il a peut-être tort de se… de se plaindre tant que ça, quoi. C’est pas quelque chose qui me choque, moi [rires] » (Hélène).
« C’est aussi un citoyen comme les autres. Donc, pourquoi on se moquerait pas de lui parce que c’est le président ? » (Charles).
« Moi, je pense, que supermenteur, y me fait bien rigoler. Tout le monde y passe, et pourquoi pas lui ? Il est comme tout le monde, et que… c’est pas parce qu’il est président qu’il doit être exempté de passer sur les Guignols » (Igor).
95 Le président est un citoyen comme les autres, affirment les collégiens ; son statut ne saurait en aucune façon le préserver d’une critique qui est elle-même considérée comme un outil foncièrement égalitaire et démocratique. Comme le dit Justine avec une pointe d’agacement, « c’est pas le messie non plus ».
Formation d’un esprit critique ou discrédit de la politique ?
96 L’irrespect étant la marque de fabrique des Guignols, c’est aussi par ce canal qu’est assurée la diffusion d’un esprit critique. Cet esprit critique, les Guignols ne le créent assurément pas, mais ils l’encouragent. Voilà qui est certainement à mettre à leur crédit. Mais en raison du contenu même de l’émission, en l’occurrence une lecture extrêmement personnalisée des enjeux politiques, en raison aussi des caractéristiques de son jeune public, moins averti et moins informé qu’un public plus âgé, ne doit-on pas craindre que cet esprit critique ne se transforme en une mise en cause plus radicale de la politique, notamment par l’accréditation de l’idée que la corruption et le détournement des lois sont des phénomènes généralisés en France ?
97 Un risque de ce type n’est pas exclu. Comme nous l’avons constaté, certains jeunes peuvent être tentés d’adhérer naïvement aux messages des Guignols. Surtout, assez curieusement, si les jeunes valorisent spontanément l’esprit critique et s’ils n’hésitent pas à voir dans la critique une exigence démocratique, ils paraissent aussi bien peu soucieux d’appliquer cette critique à l’encontre des Guignols eux-mêmes. Le témoignage de Martine en donne une très bonne illustration, puisqu’elle n’hésite pas – mais son raisonnement est peu courant, il est vrai – à assimiler l’information délivrée par les Guignols à une preuve :
« On dit que les Guignols aident à mieux comprendre la politique ? Partages-tu ce point de vue ?
– Oui, si.
– Par exemple ?
– Par exemple, moi j’avais vu qu’ils représentaient Jacques Chirac quand il était Premier ministre. Et des personnes – je crois que c’est de l’Assemblée – qui lui passaient de l’argent et il le mettait dans sa poche. Là, ça prouve qu’il détourne de l’argent » (Martine).
99 En raison du flou qui entoure la distance entre la caricature et la réalité, les critiques qui portent sur la corruption des dirigeants trouvent un large écho auprès des collégiens, sans doute aussi parce que le contexte politique et médiatique actuel leur confère une certaine crédibilité :
« Je crois pas que ce soit trop critique parce que, à mon avis… on parlait des affaires tout à l’heure, je pense que, à ce niveau-là, on sait pas tout et… il y a encore plus de choses que ce qui a été dévoilé jusqu’à présent. Donc, je pense qu’ils ont raison de critiquer ce genre de choses » (Hélène).
« Je pense que, en politique, c’est pas loin que tout le monde, là, que tout le monde soit pourri » (Igor).
101 L’adhésion au message critique des Guignols se retrouve tout particulièrement avec le personnage de supermenteur, dont la caricature est censée exprimer crûment la vérité :
« Ouais, mais bon, ils l’ont jamais fait méchamment, quoi. Je veux dire : ça a toujours été dans le comique, et ça a pas… c’est pas allé quand même trop loin, quoi. Et puis, d’un côté, c’est vrai. C’est un peu grossi, mais c’est vrai » (Nathan).
« Comme dimanche dernier, eh ben j’ai regardé, et ils parlaient de Jacques Chirac avec un truc de superman, mais ici c’était marqué supermenteur. Ouais, ben c’est la vérité » (Martine).
« Dans un sens, ils ont bien reflété le Président, je pense. Enfin, bien, oui et non, quoi. Je veux dire : ils ont montré les côtés de lui qu’il voulait pas forcément qu’on voit. Donc, là aussi, c’est bien caricaturé » (Katia).
« Moi je pense qu’y a des choses qui sont vraies, aussi.
– Par exemple, qu’est-ce qu’il y a de vrai ?
– Déjà, que Chirac est un supermenteur [rire]. Ça, c’est une image qui est vraie, je pense » (Laure).
L’effet sur le cynisme des jeunes : une confirmation quantitative
103 Faut-il en déduire que les Guignols contribuent au développement de représentations négatives de la politique ? Si nous ne disposons pas, dans le sondage auprès des collégiens, de questions générales sur la politique, plusieurs questions concernent en revanche les dirigeants politiques [40]. À l’examen, deux items sont apparus assez bien corrélés avec le suivi des Guignols : l’idée que les dirigeants sont corrompus (v de Cramer = 0,11 ; p = 0,000) et, d’autre part, l’idée que les dirigeants ne respectent pas les lois (v de Cramer = 0,11 ; p = 0,000) (tableau 5).
Deux opinions sur les dirigeants politiques en fonction du suivi des Guignols
Deux opinions sur les dirigeants politiques en fonction du suivi des Guignols
104 La proportion de collégiens qui se déclarent « tout à fait d’accord » ou « plutôt d’accord » avec l’idée que la plupart des dirigeants sont corrompus passe ainsi de 35 % parmi ceux qui ne regardent jamais les Guignols à 52 % parmi ceux qui regardent toutes les émissions. Une évolution du même ordre se retrouve avec le second item : 42 % des élèves qui ne regardent pas les Guignols ne sont pas d’accord (plutôt pas et pas du tout d’accord) avec l’idée que les dirigeants respectent les lois, pourcentage qui atteint 62 % parmi ceux qui regardent toutes les émissions [41]. Ces relations entre les Guignols et les jugements négatifs sur le personnel politique, sans être considérables, sont malgré tout suffisamment solides pour résister aux analyses multivariées (tableau 6). L’exposition aux Guignols fait même partie des rares variables qui subsistent à l’issue d’une analyse de régression, aux côtés de la profession des parents (pour la corruption seulement) et de la confiance dans la justice [42].
Analyse des jugements sur les dirigeants politiques (régression « pas à pas »)
Analyse des jugements sur les dirigeants politiques (régression « pas à pas »)
105 Les données quantitatives confirment donc les entretiens pour indiquer que le suivi des Guignols s’accompagne d’une nette dégradation de l’image des dirigeants. On aurait pu penser que cette relation était tributaire de l’exposition aux messages télévisuels, mais ce n’est visiblement pas le cas, puisque l’exposition au journal télévisé ne figure pas parmi les facteurs du discrédit des dirigeants. Il n’est donc pas sûr que, en France tout au moins, l’information télévisuelle constitue en elle-même une cause du cynisme politique des jeunes, peut-être parce que les médias ont une attitude relativement peu offensive à l’égard des responsables politiques. En revanche, il est crédible de penser que ce rôle peut être assuré par une émission comme les Guignols de l’Info.
Combattre les préjugés ou les diffuser ? De l’antiracisme à l’antiaméricanisme
106 À ce stade, une dernière question mérite d’être examinée : l’humour permet-il de diffuser des valeurs de tolérance ou contribue-t-il à façonner les préjugés ? Les Guignols invitent à poser cette question dans la mesure où, parmi les sujets qu’ils évoquent régulièrement, deux occupent une place particulière : d’une part, la condamnation du racisme et de l’extrême droite, d’autre part, l’antiaméricanisme.
107 Pour ces deux domaines, les données des enquêtes iséroises peuvent être mobilisées. Ces données sont d’autant plus intéressantes qu’elles ont été recueillies à deux moments très caractéristiques. L’enquête auprès des collégiens a ainsi été réalisée à un moment où la critique des Guignols à l’encontre du Front national était très virulente (dans les jours qui ont suivi le 21 avril 2002) et l’enquête auprès des élèves de terminale avait pour toile de fond la crise irakienne, laquelle a donné lieu à de très nombreux sketches satiriques sur les États-Unis et leur président, le républicain George W. Bush.
L’antiracisme : une influence centrée sur l’engagement
108 La condamnation du Front national et de son leader fait partie du fonds de commerce des Guignols [43]. Pour les collégiens, qui sont eux-mêmes majoritairement acquis à la cause antiraciste, cette thématique ne peut que séduire. Elle est d’autant plus appréciée que, comme l’indique par exemple Justine, elle permet d’établir une sorte d’équilibre entre les aspects positifs et les aspects négatifs des Guignols, un peu comme si la critique du FN venait racheter les marionnettes dans leur entreprise de subversion politique :
« Les Guignols ne vont-ils pas trop loin ? Ne diffusent-ils pas l’idée que les hommes politiques sont tous corrompus ?
– Oui, mais d’un autre côté, ils critiquent aussi beaucoup le Front national. Encore, je pense… pire ! Ils noircissent la réalité, mais ça reste quand même assez bien en proportion » (Justine).
110 Autant dire que l’opposition au Front national fait office de caution morale : elle rassure en même temps qu’elle crédibilise l’ensemble du message des Guignols.
111 Il n’est pas certain, néanmoins, que les critiques anti-Le Pen aient un effet sur les opinions des jeunes. C’est ce que l’on observe tout d’abord pour le vote. Bien sûr, les élèves interrogés ne pouvaient pas prendre part à l’élection de 2002. Mais on leur a néanmoins demandé d’indiquer s’ils seraient eux-mêmes allés voter – et pour qui – en supposant qu’ils aient eu la possibilité légale de le faire. Les résultats sont clairs : l’intention de voter en faveur de Jean-Marie Le Pen au premier tour ne varie aucunement en fonction du degré d’exposition aux Guignols. Il en va de même pour l’intention de participer aux élections, alors même que la participation est souvent présentée par les marionnettes comme un moyen de s’opposer à l’extrême droite [44]. Pour le second tour, une légère variation peut être relevée quant à la proportion de jeunes qui auraient voté pour Jacques Chirac s’ils avaient pu participer au scrutin : 80 % parmi les élèves qui regardent toutes les émissions, contre 72 % parmi ceux qui n’en regardent aucune. Mais cette liaison reste faible et peu significative (v = 0,07 ; p = 0,247). Il est vrai que, pour les jeunes qui regardent beaucoup les Guignols, l’incitation à voter pour Chirac a sans doute été brouillée par les nombreuses critiques dont le président sortant a fait l’objet.
112 Plus surprenant peut-être : on note une absence de corrélation entre le suivi des Guignols et deux jugements sur la candidature de Jean-Marie Le Pen [45]. L’absence de corrélation se manifeste aussi avec un indicateur de racisme subjectif (a-t-on le sentiment d’être très, assez, peu ou pas du tout raciste). Ces résultats incitent donc à conclure que les Guignols ne contribuent pas forcément à la diffusion des normes antiracistes ou anti-Le Pen, du moins au moment de l’enquête. Mais cela tient peut-être au fait que la mobilisation contre Jean-Marie Le Pen a été générale et massive.
113 Finalement, la seule corrélation vraiment significative que l’on relève concerne la participation aux manifestations contre le Front national durant l’entre-deux tours (v = 0,13 ; p = 0,000). En moyenne, 26 % des collégiens ont déclaré avoir participé à une manifestation contre la candidature de Jean-Marie Le Pen (dont 17 % à une seule manifestation et 9 % à plusieurs). Ce pourcentage tombe à 16 % parmi les élèves qui n’ont regardé aucune émission et il augmente ensuite sensiblement en fonction du suivi des Guignols : 20 %, 21 %, 33 % et jusqu’à 35 % parmi ceux qui regardent toutes les émissions. L’analyse de régression valide cette liaison en indiquant que les Guignols viennent juste après l’échelle gauche-droite dans l’ordre des facteurs explicatifs, loin devant tous les autres facteurs (dont les effets sont d’ailleurs moins nets) comme l’intérêt pour la campagne électorale, l’origine sociale ou encore la situation scolaire.
114 Il est évidemment possible que le public des Guignols soit plus prompt à se mobiliser que d’autres types de public, ce qui expliquerait la corrélation observée. Mais on ne peut pas non plus exclure que la pression exercée par les Guignols après le premier tour ait encouragé ou facilité l’engagement des jeunes contre la candidature du Front national. S’il venait à se confirmer, ce résultat serait assez original, car il indiquerait que l’émission satirique n’est pas seulement en mesure d’influencer les opinions ou les représentations, mais qu’elle peut également peser sur les comportements eux-mêmes.
Les Guignols favorisent-ils l’antiaméricanisme ?
115 Si l’effet des Guignols sur l’antiracisme et l’anti-lepénisme n’est pas évident, il en va différemment avec l’antiaméricanisme. L’antiaméricanisme est un thème ancien et constant des Guignols, mais il a vraisemblablement acquis une nouvelle dimension depuis l’élection de George W. Bush, que les auteurs de l’émission présentent volontiers comme un être démuni de toute intelligence, manipulable à merci par le cynique et intéressé Monsieur Sylvestre (Sylvester Stallone), ce dernier incarnant à son tour la grossièreté et l’inculture supposées propres à la société états-unienne [46].
116 Le premier résultat que l’on peut retenir des informations recueillies auprès des élèves de terminale est une absence de corrélation avec la connaissance du système politique américain [47]. Dans le prolongement de nos précédentes remarques, ce résultat n’est pas très surprenant. La tonalité très dénonciatrice des sketches des Guignols, lesquels s’en prennent avec férocité à la politique extérieure et au système politique des États-Unis, ne constitue pas le meilleur moyen pour diffuser des connaissances sur l’histoire et la vie publique de ce pays.
Trois opinions sur les États-Unis en fonction de l’exposition aux Guignols de l’Info
Trois opinions sur les États-Unis en fonction de l’exposition aux Guignols de l’Info
117 En revanche, parmi les nombreuses questions qui ont été posées aux élèves de terminale, plusieurs sont corrélées de manière significative avec le suivi des Guignols, comme le degré d’antipathie pour les États-Unis ou la faible admiration que l’on porte aux Américains. Mais, dans la plupart des cas, les analyses de régression ne retiennent pas les Guignols parmi les variables explicatives. En général, ces items sont si structurés par le clivage gauche-droite qu’il reste peu d’espace pour les autres variables.
118 Cela dit, trois items occupent une place à part : les jugements sur l’élection de Arnold Schwarzenegger au poste de gouverneur de l’État de Californie, la justification de la guerre en Irak et l’image de George W. Bush (tableau 7). Ces trois items sont d’autant plus intéressants qu’ils correspondent à des sujets abondamment traités par les Guignols.
119 Or, cette fois-ci, les analyses multivariées conduisent à retenir l’exposition aux Guignols parmi les facteurs explicatifs (tableau 8). Outre les Guignols eux-mêmes, la liste des variables explicatives est très comparable dans les trois cas : l’échelle gauche-droite, qui occupe là encore une place plus centrale, le niveau scolaire et le journal télévisé (sauf pour l’élection d’Arnold Schwarzenegger). Relevons au passage que cette influence du journal télévisé sur l’antiaméricanisme des jeunes invite à s’interroger sur la manière dont les médias français ont traité la guerre contre l’Irak et présenté le président Bush : manifestement, les Guignols n’ont pas le monopole de la critique à l’égard des États-Unis et de leur président.
Analyse des opinions antiaméricaines (régression « pas à pas »)
Analyse des opinions antiaméricaines (régression « pas à pas »)
120 Faut-il s’étonner de ce lien entre les Guignols et certains aspects de l’antiaméricanisme ? La mauvaise image de George Bush parmi les spectateurs des Guignols n’est pas vraiment une surprise. Sur ce point, les témoignages recueillis par Sarah Basset auprès des élèves de terminale viennent utilement compléter les données quantitatives. Citons ainsi les propos de deux jeunes filles [48] :
« George Bush, les Guignols le représentent très bien. C’est la caricature parfaite. »
« Je pense que c’est la vraie image [de George Bush]. Je pense que c’est véridique. Mais les Guignols ils se cachent derrière une image d’humoriste, mais tout en donnant les vrais messages. Comme ça, s’ils sont attaqués, ils peuvent dire que c’est de l’humour, alors qu’ils disent la vérité. »
122 Ces témoignages confirment donc qu’une confusion peut parfois s’opérer chez certains jeunes entre la satire et la réalité. Comme les collégiens, les lycéens déclarent volontiers prendre leurs distances avec les caricatures des Guignols, mais ces déclarations n’excluent pas une exposition naïve aux messages des Guignols, un peu sur le principe de la rumeur (il y a toujours un fond de vérité). C’est ce que montrent assez bien la réponse de cette jeune fille [49] :
« Je pense pas qu’il [le président Bush] soit manipulé comme ça par monsieur Sylvestre. Je pense pas qu’il soit gamin, tout ça, parce que bon il a quand même été élu président de la République donc, faut quand même le faire. Mais je pense qu’il a ce côté capricieux, capricieux d’un gosse, parce qu’il avait cette idée en tête pour la guerre en Irak et ça me fait vraiment l’impression d’un caprice, quoi. Mais sinon, c’est vrai que les Guignols, ils exagèrent toujours, et c’est vrai que de ce côté-là, je pense bien que ça n’en est pas à ce point-là. Je pense qu’il n’y a pas de fumée sans feu, quoi. »
124 Étonnant témoignage, également, que celui de cette autre adolescente qui se dit consciente de la manipulation qu’elle subit tout en acceptant d’y céder, comme si ses propres efforts pour y échapper lui paraissaient vains, compte tenu de la force de persuasion et d’entraînement dont bénéficient les Guignols.
« Je pense pas qu’il soit aussi bête, je pense que les idées viennent de lui aussi, mais il paraît pas futé, ça s’est sûr. Il n’a pas de bonnes idées, et je suis pas du tout d’accord avec ses idées, mais quand même, s’il est monté aussi haut, s’il est président, c’est qu’il peut pas être bête comme ça, c’est pas possible. C’est pas un idiot, quoi. Il a été élu par beaucoup de gens, c’est qu’il doit avoir de bonnes idées, c’est qu’on les voit pas. Je pense que les médias français, rien que les Guignols, ça a une influence. Ça le rend tellement risible. Même pour moi, je pense que c’est pour ça que je le trouve vraiment naïf, cette caricature qu’on en a faite. En nous faisant rire, à force de rabâcher qu’il est bête et qu’il veut nous manipuler, c’est ce qu’on se dit. »
Discussion finale
126 Il ne saurait être question, au terme de cette analyse, d’affirmer que la question de l’influence des Guignols est définitivement tranchée. Sur le plan quantitatif, les relations statistiques semblent bien établies – et ce, en dépit du caractère forcément approximatif et réducteur des indicateurs utilisés –, mais d’autres études devront encore être réalisées pour en confirmer la validité. À ce stade, nous pouvons néanmoins avancer quelques éléments de conclusion sur la base des données que l’on a exploitées. À l’issue de cette conclusion, nous proposerons de prolonger la réflexion par une discussion plus générale sur le rôle politique de l’humour.
Évaluation des résultats
127 Deux objections méthodologiques peuvent être avancées pour discuter la portée de nos résultats : la première est que l’indicateur relatif au suivi des Guignols peut très bien masquer une tierce variable, une variable cachée ; la seconde est qu’une corrélation ne signifie pas nécessairement une causalité, même si les études sur les médias montrent que les corrélations sont souvent révélatrices d’une influence réelle [50].
128 La première objection est sans doute la plus facile à écarter. Bien sûr, on peut toujours penser que l’attirance pour les Guignols va de pair avec un certain nombre de représentations ou de pratiques sociales qui sont elles-mêmes responsables des corrélations observées. Mais le problème est que, à la limite, une objection de ce type vaut pour toutes les variables. Or, les analyses multivariées, parce qu’elles donnent la possibilité de prendre en compte un grand nombre de variables, limitent considérablement ce risque d’erreur. Pour qu’une objection de ce type soit recevable, il faudrait donc montrer qu’il existe une variable suffisamment puissante pour conditionner le suivi des Guignols tout en restant indétectable dans les analyses, donc distincte de toutes les variables prises en compte. Ce risque n’est pas exclu, mais il reste limité.
129 La seconde objection est plus difficile à réfuter, car les données que l’on a utilisées ne prennent pas en compte la durée. De ce fait, elles ne sont pas en mesure de repérer avec certitude l’enchaînement des causes, de dire ce qui est premier et ce qui est second. Dans ces conditions, faut-il lire les corrélations observées comme le signe d’une influence des Guignols sur les jeunes ou comme le résultat d’une sélection du public dans l’exposition aux Guignols ? Une enquête plus complexe, assurant un suivi longitudinal des jeunes, serait sans doute en mesure de résoudre cette énigme.
130 Cependant, il n’est pas certain qu’une enquête de ce type, qui reste de toute façon peu probable compte tenu des moyens dont dispose la recherche française en science politique, soit suffisante pour contourner toutes les difficultés. Aussi, plutôt que d’attendre un dispositif d’observation idéal, il peut être plus judicieux d’envisager le problème sous un autre angle, en partant de l’idée que, dans le domaine des sciences sociales et politiques, les études débouchent rarement sur la preuve décisive, sur la preuve absolue. Les démonstrations doivent plutôt passer par une logique indiciaire : c’est la convergence des indices qui assure la validité d’une hypothèse.
131 Dans le cas que l’on a examiné ici, les éléments de convergence sont nombreux. La diffusion massive des Guignols auprès des jeunes, le caractère « réaliste » de l’émission, le fait qu’il s’agisse d’une source d’information reconnue et admise comme telle, la difficulté qu’éprouvent les jeunes à porter un regard distancié et critique sur les images qu’ils visionnent, la tendance à utiliser ces images comme une grille de lecture de la vie politique, sans parler des nombreuses corrélations que l’on a pu relever entre le suivi des Guignols et toute une série d’opinions portant sur des sujets abondamment traités par les marionnettes, constituent autant d’éléments concordants qui, mis bout à bout, incitent à penser que les Guignols sont bien en mesure d’exercer un effet significatif sur les jeunes.
132 Pour le dire autrement, les données recueillies fournissent un faisceau d’indices qui, sans constituer une preuve en tant que telle, autorise à conclure qu’il existe une sérieuse présomption de causalité. Il y a, nous semble-t-il, de bonnes raisons de penser qu’une émission satirique comme les Guignols, loin d’être une simple occasion de divertissement, constitue une instance de socialisation dotée de sa propre efficacité. De ce point de vue, il se pourrait que les Guignols illustrent ce que les spécialistes des médias appellent un effet de cadrage (framing) et un effet d’amorçage (priming) [51] : en fournissant un cadre d’interprétation, les Guignols donnent du sens à l’actualité politique et participent à la structuration des représentations politiques de leurs spectateurs (framing) ; simultanément, ils sélectionnent les critères d’évaluation à partir desquels les jugements politiques vont être élaborés (priming).
133 Dans le cas des Guignols, de tels effets sont d’autant plus puissants qu’ils concernent un public jeune, c’est-à-dire des individus qui, en raison de leur âge, ne bénéficient pas encore d’une longue expérience politique et ne sont donc pas toujours en mesure de mettre en perspective les messages qu’ils reçoivent. La plupart d’entre eux sont dans une phase d’apprentissage, de découverte de la politique et leurs opinions sont souvent très vagues. C’est pourquoi, même si les Guignols n’attirent que les convaincus, ce qui n’a rien d’évident compte tenu de leur large diffusion, leur seule contribution au renforcement d’opinions préexistantes serait déjà un effet considérable, puisque cet effet risque d’avoir pour conséquence de figer des représentations en cours de formation.
Le rôle politique de l’humour
134 Ce résultat nous amène à proposer deux réflexions en guise d’ouverture. La première consiste à se demander si le rôle de l’humour en politique ne devrait pas être pris davantage au sérieux, ce qui serait finalement assez logique compte tenu du fait que le rire joue sur le registre de l’émotion et qu’il bénéficie à ce titre d’une pouvoir d’attraction et de persuasion considérable. Plusieurs historiens ont d’ailleurs déjà soutenu l’hypothèse d’un effet politique du rire. Des auteurs comme Robert Darnton ou Annie Duprat ont, par exemple, indiqué que la satire et la dérision avaient probablement contribué au discrédit de la monarchie sous l’Ancien régime et à la chute de la monarchie constitutionnelle [52]. Cependant, faute de données relatives à l’opinion publique, une conclusion de ce type ne peut pas être objectivement validée, les auteurs devant alors en rester au stade des intuitions. D’une certaine façon, les données des enquêtes iséroises viennent conforter les analyses historiques sur le rôle politique de l’humour, ce qui montre au passage que la recherche en science politique peut utilement nourrir les débats menés dans d’autres disciplines.
135 Cela étant – et ce sera l’objet de notre seconde remarque –, si l’on conçoit assez bien le rôle que peut jouer l’humour dans un régime non démocratique, comment faut-il analyser les effets de la satire politique dans un régime démocratique, où les enjeux ne sont évidemment pas de même nature ?
136 La tendance spontanée est de voir dans le rire une activité éminemment positive. Cette tendance découle des précédents historiques : le rire n’a-t-il pas permis de délégitimer les régimes autoritaires ? En rester là reviendrait toutefois à oublier que le rire est par nature ambigu, qu’il contient plusieurs facettes. L’une de ses facettes est assurément positive : c’est celle qui consiste à désacraliser les institutions et les figures d’autorité, à remettre en cause les valeurs et les idéologies, bref, à impulser la critique. Les présidents et les ministres en font aujourd’hui les frais, comme jadis les rois et les empereurs.
137 Mais le rire recèle aussi une face plus sombre. Comme le disait très bien Bergson, le rire a pour effet d’insensibiliser ; il refuse l’affection, la compassion (« le rire n’a pas de plus grand ennemi que l’émotion ») ; il suppose « quelque chose comme une anesthésie du cœur » [53]. Il est aussi « fait pour humilier » et comprend toujours « un petit fonds de méchanceté » [54], car le comique est lié aux « préjugés d’une société » [55]. Cela vaut pour l’homophobie, le sexisme, le racisme ou l’antisémitisme, auxquels l’humour apporte souvent sa contribution. Nous avons d’ailleurs pu vérifier qu’il existe un lien entre l’exposition aux Guignols et certaines attitudes antiaméricaines.
138 De plus, au-delà de son rôle dans la diffusion des préjugés, le rire peut être destructeur, car il se contente de remettre en cause sans proposer d’alternative [56]. Les entretiens l’ont bien montré : les Guignols encouragent la critique, mais de manière négative, sans favoriser un discours argumenté et constructif sur les enjeux politiques.
139 Faut-il aller jusqu’à penser que ce genre d’émission s’apparente à un « avatar satirique du populisme », comme on a pu le dire à propos du Bébête Show [57] ? Il est bien évident que la crise de la représentation politique ne saurait être imputée aux seuls Guignols. Beaucoup de démocraties occidentales (mais pas toutes) enregistrent une érosion de la confiance dans les institutions et une montée du cynisme politique dans les nouvelles générations. Il est vrai aussi que, dans le cas de la France, les Guignols n’auraient probablement pas le même succès si l’État de droit et les médias ne connaissaient pas un certain nombre de dysfonctionnements.
140 On peut toutefois se demander si une émission comme les Guignols ne contribue pas à la crise de confiance entre le peuple et les élites. Dès les années 1970, des chercheurs américains ont pu montrer, à partir d’une imposante étude, que la simple lecture des commentaires critiques dans la presse augmente la défiance envers les institutions [58]. Sachant que la critique des Guignols atteint un niveau bien plus élevé que tout ce que l’on peut rencontrer dans les médias traditionnels, ne faut-il pas s’attendre à ce que leurs effets soient encore plus importants [59] ?
141 Comme cette émission s’adresse plus spécifiquement aux jeunes, son rôle dans la socialisation politique est peut-être plus problématique qu’il n’y paraît. Il l’est d’autant plus que, comme le disait Bergson, le rire remplit une fonction sociale. En tant qu’élément de communication, le rire participe à la sociabilité, il assure une certaine cohésion sociale en désignant les objets légitimes de la dérision. Dis-moi de quoi tu ris et avec qui, je te dirais qui tu es [60]. D’une certaine façon, le rire produit du conformisme (il faut savoir rire avec les autres). Le risque est alors que le désabusement s’érige en règle, le cynisme en norme, bref que le rire devienne une sorte d’obligation sociale qui s’auto-alimente dans le cadre des réseaux de sociabilité et du groupe des pairs, le tout avec l’encouragement des médias. Car la banalisation de la satire dans sa dimension négative crée un effet d’engrenage qui appelle constamment à franchir de nouvelles étapes, à s’affranchir des limites précédentes.
142 Cette situation génère un puissant mouvement de relativisation des valeurs et des principes, qui accentue la tendance au déclin du capital social dont Putnam affirme qu’elle est d’ores et déjà à l’œuvre dans la TV generation [61]. La question est alors de savoir quelles seront les bases éthiques et politiques des générations qui sont socialisées dans le bain des émissions satiriques : se singulariseront-elles par une exigence critique plus marquée qu’au sein des générations précédentes, ou bien seront-elles gagnées par un certain dédain à l’encontre des institutions démocratiques ? Bref, la satire nourrit-elle la démocratie ou en mine-t-elle insidieusement les fondements et la légitimité ?
Les entretiens avec les élèves de troisième
Notes
-
[1]
Bertrand Tillier, La Républicature : la caricature politique en France (1870-1914), Paris, CNRS Éditions, 1997. Pour un panorama général sur l’histoire du rire, cf. Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Paris, Fayard, 2000.
-
[2]
Comme l’a montré Anne Duprat, la mise en place de la monarchie absolue s’est accompa-gnée d’une contre-propagande utilisant plus ou moins habilement les ressorts de l’humour – avec un attrait particulier pour le registre du bestiaire – afin de contrer les efforts de sacralisation et de ritualisation du pouvoir (Annie Duprat, Les rois de papier : la caricature de Henri III à Louis XVI, Paris, Belin, 2002).
-
[3]
En 1993, à la question « Aimez-vous les émissions satiriques de télévision qui mettent en scène des hommes politiques comme le « Bébête Show » ou les « Guignols de l’Info », 30 % des Français répondaient beaucoup, 33 % assez, 16 % peu et 18 % pas du tout (3 % n’ont pas d’opinion) ; sondage CSA pour La Vie réalisé les 6-7 mai 1993 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus (données disponibles sur le site < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 4792. asp >).
-
[4]
Bertrand Tillier indique d’ailleurs que, au 19e siècle, le terme guignol désigne à la fois la marionnette-pantin et, en argot, l’homme politique ou l’homme d’État (Bertrand Tillier, La Républicature, op. cit., p. 122).
-
[5]
Par rapport au public du Bébête show, le public des Guignols présente trois grandes caractéristiques : il est plus jeune, plus urbain et plus diplômé (voir, par exemple, le sondage IPSOS-Le Point, réalisé les 5-8 novembre 1993 auprès de 1 000 personnes de 15 ans et plus, consultable sur < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 4934. asp >). Ces données sont commentées par Grégory Derville, « Le Bébête Show comme processus de communication politique : son public, son contenu, son impact », thèse de science politique, IEP de Grenoble, mars 1995, p. 84-89.
-
[6]
Tout particulièrement à l’occasion de l’élection présidentielle de 1995, où les Guignols ont été accusés de favoriser Jacques Chirac, les auteurs revendiquant d’ailleurs ouvertement leur hostilité envers Édouard Balladur (cf. Yves Derai, Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols, Paris, Éditions N° 1, 1998, p. 30-31). De leur côté, les concepteurs de l’émission minimisent l’influence de celle-ci sur les téléspectateurs. Bruno Gaccio, l’un des principaux scénaristes, déclarait ainsi dans un livre d’entretiens : « Une caricature ne peut pas manipuler. C’est une caricature, bon Dieu ! Elle peut être méchante, juste, pertinente, ratée, de mauvaise foi… mais elle ne peut pas manipuler, c’est un contresens ! Ça se voit que c’est pour rire » (Bruno Gaccio, Philippe Bilger, Le guignol et le magistrat : sur la liberté d’expression, Paris, Flammarion, 2004, p. 195).
-
[7]
Pour le Bébête Show, cf. Annie Collovald, « Le Bébête Show, idéologie journalistique et illusion critique », Politix, 19, 1982, p. 67-86 ; Grégory Derville, cité ; Grégory Derville, « Le discours du “Bébête Show” de TF1 : populaire ou populiste ? », Mots, 48, 1996, p. 115-126. Pour les Guignols de l’Info, voir Marlène Coulomb-Gully, « Les “Guignols” de l’information : une dérision politique », Mots, 40, septembre 1994, p. 53-64 ; Annie Collovald, Éric Neveu, « Les “Guignols” ou la caricature en abîme », Mots, 48, septembre 1996, p. 87-111.
-
[8]
L’émission a commencé en août 1988 et s’appelait alors « Les arènes de l’Info » ; elle a pris son titre actuel à partir de septembre 1990.
-
[9]
Nous remercions vivement Marilyn Brahami, chargée des études à Canal Plus, de nous avoir aimablement transmis ces informations chiffrées. Pour 2005, les données concernent la période qui va de janvier à mai.
-
[10]
Chiffres fournis par Canal Plus. Notons que, avant 15 ans, la part d’audience tombe à 6,9 %, mais il s’agit là d’une moyenne pour les 4-14 ans. Au total, faute de données plus fines, il est difficile de dire dans quelles tranches d’âges précises les Guignols obtiennent leurs meilleurs scores.
-
[11]
Réalisée du 27 mai au 10 juin 2002, cette enquête a été financée par l’IEP de Grenoble et le CIDSP.
-
[12]
Pour être plus précis, deux échantillons ont été constitués : l’un pour les collèges privés, l’autre pour les collèges publics. Les élèves du privé ayant été volontairement surreprésentés, tous les résultats présentés ici sont pondérés de manière à ce que l’échantillon soit aussi proche que possible de la réalité.
-
[13]
Cette enquête, financée par le CIDSP, a été conduite par Sarah Basset dans le cadre de son mémoire de troisième année à l’IEP de Grenoble, réalisé sous notre direction. Elle s’est déroulée du 15 au 29 mars 2004 dans cinq lycées de l’agglomération de Grenoble, dont un lycée privé. Deux lycées étaient à Grenoble même et les trois autres dans la proche périphérie. Les classes ont été sélectionnées empiriquement de façon à représenter toutes les filières de terminale dans des proportions qui soient aussi proches que possible de la réalité. Cf. Sarah Basset, « La fin du rêve américain ? L’image des États-Unis chez les jeunes Français », mémoire de troisième année, IEP de Grenoble, 2004, 115 p. et annexes.
-
[14]
Rappelons que, contrairement aux enquêtes par sondages, les entretiens ne cherchent pas à être « représentatifs » au sens statistique du terme, puisqu’ils ont d’abord pour objectif de mettre en évidence la pluralité des discours et des représentations. Le nombre d’interviews importe donc moins que leur diversité. Cette diversité est toujours difficile à établir car les entretiens reposent sur le principe du volontariat, ce qui entraîne inévitablement un certain nombre de biais. Toutefois, on peut faire valoir que ces biais ont aussi un mérite : en permettant de connaître les réactions d’un public plus politisé et plus averti que la moyenne, ils aident à mieux saisir les enjeux du phénomène, un peu comme le ferait un zoom grossissant. On trouvera en annexe la liste et les caractéristiques des collégiens interrogés, les prénoms ayant été modifiés pour respecter leur anonymat.
-
[15]
La régression « pas à pas » consiste à introduire les variables étape par étape. Le modèle commence par la variable indépendante la plus corrélée avec la variable dépendante, puis intègre, après chaque pas, les variables qui apportent la plus grande réduction de la variance résiduelle de la variable dépendante. Les variables qui n’apportent pas de contribution significative sont éliminées de l’analyse.
-
[16]
Pour 2002, les variables sont : le sexe, la situation scolaire (indicateur composite prenant en compte le redoublement et différentes questions sur la situation scolaire perçue), le type de collège (public/privé), le GSP des parents (combinaison père et mère), l’intérêt pour l’élection présidentielle, le suivi du journal télévisé, l’autoclassement gauche-droite, la fréquence des discussions politiques avec les parents (R2 ajusté = 0,12). Pour 2004, les variables sont : le sexe, la situation scolaire (indice composite), la profession du père, l’intérêt politique, le suivi du journal télévisé, l’autoclassement gauche-droite, les discussions politiques avec les parents et la lecture des journaux (R2 ajusté = 0,06).
-
[17]
Les résultats sont les suivants : pour le sexe, ? = 0,29 et p = 0,000 en 2002 ; ? = 0,15 et p = 0,011 en 2004. Pour le suivi du journal télévisé, ? = 0,14 et p = 0,000 en 2002 ; ? = 0,14 et p = 0,016 en 2004.
-
[18]
Pour l’échelle gauche-droite, ? = - 0,08 ; p = 0,025 ; pour l’origine sociale, ? = - 0,12 et p = 0,039.
-
[19]
Cette différence entre les garçons et les filles est conforme aux chiffres fournis par Canal Plus : en 2005, la part d’audience atteint 13,7 % chez les hommes, alors qu’elle n’est que de 8,8 % chez les femmes.
-
[20]
« Est-ce que tu t’intéresses à la campagne électorale ? – Non, pas vraiment [silence]. Moi, ce que je regarde, c’est les Guignols. Je regarde pas les infos » (Géraldine).
-
[21]
Grégory Derville, cité, p. 99 et suiv.
-
[22]
Cette confusion peut résulter du fait que, à la différence du Bébête Show, les Guignols sont explicitement conçus sur un mode réaliste, voire hyperréaliste : les marionnettes sont des personnages, et non des animaux ; elles portent les vêtements de leurs modèles, les expressions comme la gestuelle sont calquées sur les personnalités et l’émission elle-même se présente comme un authentique journal télévisé, d’ailleurs diffusé à la même heure que le JT (cf. Marlène Coulomb-Gully, art. cité, p. 58).
-
[23]
Sondage SCP Communication pour Le Monde de l’éducation auprès de 543 jeunes de 15-24 ans, réalisé entre le 13 février et le 3 mars 1995 (<http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 5592.asp>).
-
[24]
Sondage IPSOS-Le Point réalisé les 5-8 novembre 1993 auprès de 1 000 personnes de 15 ans et plus (cité).
-
[25]
Sondage Louis Harris-Télé 7 jours réalisé les 22 et 23 janvier 1999 auprès de 1 005 personnes âgées de 18 ans et plus (< http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 6681. asp >). Un témoignage cité par Daniel Gaxie va dans le même sens : « Un jour, confie un technicien, j’avais vu aux Guignols un truc trop bien fait, c’était sur Juppé et il prenait les Français pour des cons et j’ai trouvé que c’était trop bien fait, c’est ça la politique » (Daniel Gaxie, « Une construction médiatique du spectacle politique ? Réalité et limites de la contribution des médias au développement des perceptions négatives du politique », dans Jacques Lagroye, La politisation, Paris, Belin, 2003 (Socio-Histoires), p. 334).
-
[26]
Légitimité à laquelle participent les médias eux-mêmes, mais aussi les intellectuels et les responsables politiques. Laurent Fabius, qui était d’ailleurs Premier ministre au moment du lancement de Canal Plus, déclarait récemment à l’occasion du vingtième anniversaire de la chaîne : « Plus que tout, Canal Plus incarne l’esprit d’insolence. Depuis sa naissance, elle est un lieu de résistance aux conformismes. C’est son code génétique […]. Quand je regarde Canal Plus, je n’ai pas d’inquiétude : la résistance se porte bien » (propos rapportés par Le Monde, 4 novembre 2004). Pour un aperçu des discours qui entourent les Guignols, on pourra consulter le livre de Yves Derai, Laurent Guez, Le pouvoir des Guignols, op. cit., notamment le chapitre 9, « Les meilleurs éditorialistes de France ».
-
[27]
On pourrait reprendre ici la citation de Florence (voir plus haut), qui s’est affirmée comme la plus critique vis-à-vis des Guignols puisque, pour elle, un exemple d’exagération serait un sketch dans lequel le président de la République en viendrait à commettre un meurtre.
-
[28]
« Parmi les sources suivantes, dites-moi quelles sont les deux qui selon vous ont le plus d’influence sur l’opinion de votre enfant sur la politique » (réponses données à l’aide d’une liste) : vous et votre famille (42 %), les journaux télévisés (40 %), les émissions télévisées satiriques comme les Guignols de Canal Plus (34 %), les amis de votre enfant (14 %), le ou les enseignants de votre enfant (13 %), la presse quotidienne et les magazines (11 %), la radio (9 %), aucune de celles-ci (réponse non suggérée, 2 %), ne se prononcent pas (1 %). Ces données sont consultables sur < http:// www. csa-fr. com/ fra/ dataset/ data2001/ opi20010113a. htm >.
-
[29]
« Je pense pas que ce soit quelque chose qui ait la volonté d’être sérieux ou de faire comprendre » (Hélène).
-
[30]
Cette dimension pédagogique est d’ailleurs susceptible de jouer dans les deux sens. Un élève confie ainsi que, parfois, c’est le journal télévisé qui va donner du sens aux Guignols : « Supposons que je change de chaîne et que je tombe sur le journal, je comprendrai mieux ce qu’ils voulaient dire, quoi » (Damien). La même idée est évoquée par un jeune technicien de 29 ans, cité par Daniel Gaxie : « Je vois la politique à travers les Guignols… Ils utilisent l’information… Ils la transforment, l’amplifient, la déforment, des fois je découvre une information par les Guignols et je suis pas encore au courant et ensuite je sais que c’était une véritable information que eux, ils ont amplifiée » (Daniel Gaxie, cité, p. 334).
-
[31]
La question était la suivante : « Les affirmations suivantes te semblent-elles vraies ou fausses ? »Vraie (%) Fausse (%) NSP/SR (%) Le président de la République est élu pour 5 ans Le président de la République peut dissoudre le Sénat La décision de déclarer la guerre à un autre pays est prise par le président de la République Le président de la République peut rejeter une loi adoptée par le Parlement 92,7 32,1 48,1 42,2 4,5 42,7 31,8 32,6 2,8 25,2 20,1 25,3
-
[32]
La question était ainsi formulée : « En dehors de Jacques Chirac, quels sont les anciens présidents de la Cinquième République que tu connais ? » 84 % ont cité François Mitterrand, 58 % Valéry Giscard d’Estaing, 51 % Georges Pompidou et 63 % Charles de Gaulle.
-
[33]
Dans l’ordre des items : v = 0,09 et p = 0,002 ; v = 0,11 et p = 0,000 ; v = 0,06 et p = 0,175 ; v = 0,08 et p = 0,012.
-
[34]
Ce point a pu être vérifié par Grégory Derville dans le cas du Bébête Show. Les analyses statistiques montrent en effet que le vocabulaire juridique et institutionnel est très rare dans le discours des Bébêtes, au profit du registre de la personnalisation (Grégory Derville, cité, p. 117).
-
[35]
L’expression est de Annie Collovald et Éric Neveu, qui indiquent que, au théâtre des Guignols, « la politique apparaît comme un univers où les acteurs encombrés de scrupules éthiques ou simplement soucieux d’éviter toute démagogie sont condamnés à l’échec » (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 98).
-
[36]
« Rassemblées et soudées par une même éthique, rejetant les autres d’un même mépris dans la classe du bétail juste bon à être manipulé, participant au même jeu où règne l’absence de règles et de principes, les Bébêtes sont des êtres sans foi ni loi » (Annie Collovald, art. cité, p. 76-77).
-
[37]
Les auteurs des Guignols font eux-mêmes partie des « désabusés » de la politique. On renverra par exemple à ce commentaire de Jean-François Halin, l’un des scénaristes des Guignols : « Y’a plus de pensée, y’a plus rien. Moi je pense… souvent… je pense à 81 où vraiment il se passait des choses. En 81, il y avait de grands débats quand on était au lycée, on était de gauche ou de droite. Là, il n’y a plus rien » (propos cité par Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 97). Un propos comparable était tenu par Jean Roucas, l’un des principaux scénaristes du Bébête Show, dans un entretien réalisé en 1990 par Grégory Derville : « Les gens ont tout essayé, sauf le communisme, Dieu merci, et le Front national. Ils ont tout essayé, et ils s’aperçoivent que, finalement, c’est deux emplâtres sur une jambe de bois. Il y a eu la droite pendant 23 ans, on s’est dit : « vivement la gauche, ça ira mieux », il y a eu la gauche et ça ne va pas mieux. Du temps de la droite, on se disait : « c’est tous des crapules et des magouilleurs, quand il y aura la gauche ce sera pas pareil ». Or, il y a eu le Rainbow-Warrior, l’affaire Péchiney, et j’en passe. Les gens s’aperçoivent que, finalement, sauf les extrêmes, gauche, droite, même combat… dans le mensonge et la duperie. C’est ce qu’on essaye de faire ressortir dans le Bébête Show à la manière d’un cirque » (Gregory Derville, cité, annexes, p. 2-3).
-
[38]
D’après les sondages, l’opinion rejette massivement l’idée que les Guignols pourraient constituer un danger pour la démocratie. À la question « Les émissions satiriques de télévision peuvent-elles représenter un danger pour la démocratie ? », 77 % refusent cette idée contre 15 % qui l’approuvent et 8 % sans opinion (sondage CSA pour La Vie, réalisé les 6-7 mai 1993 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus).
-
[39]
Une seule élève est cependant allée à contre-courant, Florence, dont on a vu plus haut qu’elle était la plus critique à l’égard des Guignols : « Chaque fois, ils le font passer pour un abruti. Moi, je regarde pas plus que ça, mais je sais qu’à chaque fois que j’ai regardé, ils se moquaient de lui. Ça me semble pas normal. Enfin, je sais pas s’ils en savent beaucoup sur lui, quoi, je veux dire : dans un sens, on sait pas trop ce qu’il fait. Mais ils ont pas à faire ça. Je sais pas : ça se fait pas de se moquer des gens, surtout à la télé » (Florence).
-
[40]
Il s’agissait des items suivants (les collégiens devaient dire s’ils étaient tout à fait d’accord, plutôt d’accord, plutôt pas d’accord ou pas du tout d’accord) :
-
[41]
Les taux de non-réponse sont également intéressants à analyser. On observe en effet que plus on regarde les Guignols, plus on a tendance à répondre aux questions, comme si le fait de regarder les Guignols permettait de se familiariser avec les termes mêmes de ces débats et de faciliter la prise de parole. Un élément confirme cette interprétation : pendant la passation des questionnaires dans les classes, il est apparu que le terme « corruption » posait souvent des difficultés de compréhension aux jeunes. On peut donc se demander si, pour les jeunes qui regardent les Guignols, une certaine familiarisation ne s’est pas subrepticement opérée, conduisant à mieux saisir le vocabulaire et les enjeux du débat. Cette hypothèse paraît crédible, même si l’on ne peut écarter une autre interprétation (qui n’est d’ailleurs pas forcément antinomique), à savoir que les jeunes qui regardent les émissions sont déjà familiarisés avec certaines notions politiques. Nous reviendrons sur cette discussion dans la conclusion.
-
[42]
Le degré de confiance dans la justice a été introduit dans l’analyse en raison des liens étroits qui existent entre cette variable et les opinions relatives aux dirigeants politiques : moins on fait confiance en la justice, plus on pense que les dirigeants sont corrompus et peu respectueux des lois. Cette dimension est d’autant plus importante que la confiance dans la justice décline au fil des générations (cf. Vincent Tournier, « Génération et politique », dans Bruno Cautrès, Nonna Mayer, Le nouveau désordre électoral. Les leçons du 21 avril 2002, Paris, Presses de Sciences Po, 2004, p. 229-252). Cela permet de rappeler que les Guignols ne sont pas la seule source du cynisme politique ; on peut même faire l’hypothèse que leur influence est rendue possible par un climat de doute à l’égard des institutions régulatrices.
-
[43]
Fin 1995, un sketch se moquait par exemple de Jean-Marie Le Pen à travers une parodie du film Les dents de la mer (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 93).
-
[44]
Il est possible que la corrélation avec la participation électorale ait été plus sensible en 1995 car, à l’époque, les Guignols dénonçaient plus fortement l’abstention. Par exemple, un sketch présenté le 7 avril 1995 sur Jean-Marie Le Pen se terminait par la phrase suivante : « Attention, ne pas voter peut provoquer un président grave » (Annie Collovald, Éric Neveu, art. cité, p. 97).
-
[45]
« Si Jean-Marie Le Pen avait été élu président de la République, tu aurais trouvé cela : très grave, assez grave, peu grave, pas grave du tout ? » ; « Selon toi, voter pour Jean-Marie Le Pen, c’est : tout à fait compréhensible, plutôt compréhensible, pas vraiment compréhensible, pas du tout compréhensible ? »
-
[46]
La marionnette de Sylvestre semble d’ailleurs avoir pris une importance croissante en terme de popularité. En 1999, avec 4 % de popularité, elle était loin derrière Jacques Chirac (38 %) et Patrick Poivre d’Arvor (23 %) parmi les marionnettes préférées des Français (sondage CSA pour l’Événement du Jeudi réalisé les 5-6 février 1999 auprès de 1 004 personnes de 18 ans et plus, disponible sur < http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/ 6684. asp >) ; en 2004, un nouveau sondage indique que, avec 403 points, le commandant Sylvestre fait partie des trois marionnettes préférées des Français, juste derrière Jacques Chirac (643 points) et Patrick Poivre d’Arvor (495) ; de plus, parmi les moins de 25 ans, Sylvestre arrive même en tête des marionnettes préférées (sondage IPSOS pour Télé 7 Jours réalisé du 8 au 11 octobre 2004 auprès de 1 006 personnes de 15 ans et plus, disponible sur <http:// www. ipsos. fr/ Canalipsos/ poll/7989.asp>. La question n’étant pas directement comparable entre 1999 et 2004, il est toutefois difficile d’évaluer précisément les évolutions sur ce point.
-
[47]
Les questions portaient sur la connaissance des deux principaux partis américains, la durée du mandat présidentiel, les noms des deux prédécesseurs de George W. Bush et une comparaison entre la population de l’Union européenne et la population les États-Unis. Le seul effet notable concerne la connaissance du nom du parti républicain, puisque la proportion de bonnes réponses augmente sensiblement avec le suivi des Guignols (v = 0,13 ; p = 0,041), mais les analyses de régression ne confirment pas le rôle des Guignols.
-
[48]
Témoignages cités par Sarah Basset, cité, p. 94-95.
-
[49]
Sarah Basset, cité, p. 95.
-
[50]
C’est ce que l’on vérifie, par exemple, dans le cas de la violence à la télévision, où les études expérimentales viennent confirmer les enquêtes quantitatives. Sur ce point, voir la synthèse de Laurent Bègue, « Comportements violents et télévision », dans Sebastian Roché (dir.), En quête de sécurité : causes de la délinquance et nouvelles réponses, Paris, Armand Colin, 2003, p. 139-153.
-
[51]
Voir Jacques Gerstlé, « L’information et la sensibilité des électeurs à la conjoncture », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 731-752.
-
[52]
Annie Duprat soutient ainsi que « la caricature joue un rôle de tout premier plan en rappelant aux citoyens les faiblesses de leurs princes » (Annie Duprat, Le roi décapité : essai sur les imaginaires politiques, Paris, Cerf, 1992, p. 18). De son côté, Robert Darnton estime que la littérature clandestine diffusée en France sous l’Ancien régime, en proposant des contre-valeurs fondées sur la satire de l’idéologie monarchique, a contribué à « saper la raison d’être de l’ordre ancien et à en miner l’autorité, donc la force, dans les esprits », ce qui permet de « comprendre comment un peuple, graduellement, passa d’un cadre intellectuel à un autre, d’une culture politique à une autre » (Robert Darnton, Édition et sédition : l’univers de la littérature clandestine au 18 e siècle, Paris, Gallimard, 1991, p. vi).
-
[53]
Henri Bergson, Le rire : essai sur la signification du comique, Paris, PUF, 1993 (1re éd. : 1940) (Quadrige), p. 3.
-
[54]
Henri Bergson, ibid., p. 150.
-
[55]
Henri Bergson, ibid., p. 106. Dans l’Encyclopédie Universalis, Gilbert Lascault estime que la pratique satirique a pour conséquence de déshumaniser. Elle serait même, dit-il, un « antihumanisme en acte » (Gilbert Lascault, « Dessin satirique », Encyclopédie Universalis, 2003).
-
[56]
C’est ce que notait Annie Duprat à propos de la caricature révolutionnaire : « Elle sait dégrader et détruire, mais ne sait guère proposer de message pour les temps à venir, parce qu’elle ne quitte pas le domaine des fantasmes pour atteindre les rives du débat réel » (Annie Duprat, Le roi décapité, op. cit., p. 211).
-
[57]
La formule est de Grégory Derville (art. cité, p. 124).
-
[58]
Arthur H. Miller, Edie N. Goldenberg, Lutz Erbring, « Type-Set Politics : Impact of Newspapers on Public Confidence », Americain Political Science Review, 73 (1), mars 1979, p. 67-84.
-
[59]
Des études récentes ont montré que même les émissions de divertissement (les « soft news ») sont susceptibles d’influencer les jugements politiques du public (cf. Matthew A. Baum, « Sex, Lies and War : How Soft News Brings Foreign Policy to the Inattentive Public », American Political Science Review, 96 (1), mars 2002, p. 91-108).
-
[60]
La formule est de Jacques Le Goff : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es » (Jacques Le Goff, « Le rire », Annales ESC, 52 (3), mai-juin 1997, p. 449).
-
[61]
Robert Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York/Londres/Toronto, Simon & Schuster, 2000.