Couverture de RFSP_546

Article de revue

Quel avenir pour l'autoritarisme dans le monde arabe ?

Pages 945 à 979

Notes

  • [1]
    S. Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University Press, 1968 ; B. Moore Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, La Découverte, 1969 ; S. Huntington, C. H. Moore (eds), Authoritarian Politics in Modern Societies, New York, Basic Books, 1970.
  • [2]
    Toute sociologie politique satisfait des conditions épistémologiques, mais est aussi portée par les intérêts de ceux qui peuvent y trouver validation de leur rôle potentiel. Cf. A. Przeworski, Democracy and the Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 54-66 et p. 96-97, et J. Leca, « La démocratie dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », dans G. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard, 1994, p. 36. Cet engouement pour la démocratisation accompagne les visions prospectives développées aux États-Unis sur le Moyen-Orient comme « zone de paix » (démocratique), à l’heure de la signature des accords d’Oslo (septembre 1993), des conférences économiques sur le Moyen-Orient et des perspectives de « New Middle East » de Shimon Pérès.
  • [3]
    Jean Leca note « qu’il n’est pas certain que ces questions soient actuellement celles qu’il convient de poser d’abord dans le monde arabe » (ibid., p. 38) ; Ghassan Salamé cherche à expliquer le « manque démocratique » du monde arabe (« Sur la causalité d’un manque : pourquoi le monde arabe n’est-il donc pas démocratique ? », Revue française de science politique, 41 (3), juin 1991, p. 307-341).
  • [4]
    Nous limiterons nos exemples « autoritairement » au Machreq, tout en notant que nombre de problématiques évoquées ici trouvent application au Maghreb. Le cas du Liban ne sera pas traité en tant que tel, mais la reconstruction du système libanais après les accords de Taëf (1989), avec la montée de l’armée, des services de sécurité, les nouvelles techniques de contrôle par l’exécutif sous l’influence syrienne, montre qu’il ne s’éloigne pas des problématiques développées ici.
  • [5]
    J. Linz, « Totalitarian and Authoritarian Regimes », dans F. Greenstein, N. Polsby (eds), The Handbook of Political Science, Readings, Addisons Wesley, 1975, p. 175-411 ; G. Hermet, « L’autoritarisme », dans M. Grawitz, J. Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, p. 269-312. Les typologies des régimes ont évolué, mais, dans la seconde moitié du 20e siècle, elles se polarisent entre démocraties et totalitarismes. L’étude des régimes issus des décolonisations, puis des cas portugais et espagnol, conduit à l’utilisation de la notion d’autoritarisme. Mais Linz introduit à côté des régimes autoritaires, les régimes post-totalitaires, sultaniques, les démocraties raciales, etc.
  • [6]
    J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951, p. 354-360.
  • [7]
    R. Dahl, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989.
  • [8]
    La notion de régime politique peut être définie, en première approche, comme « quelque méthode régulière pour ordonner les rapports politiques » (D. Easton, A Systems Analysis of Political Life, Londres, John Wiley, 1964, chap. 12). Par conséquent, si « le gouvernement est le sommet de l’appareil d’État, le régime représente l’ensemble des routes qui y mènent, c’est-à-dire l’ensemble des modalités (prevailing patterns), pas nécessairement formalisées, qui établissent les voies de recrutement et d’accès à ces rôles » (G. O’Donnel, Modernization and Bureaucratic Authoritarianism, Berkeley, Institute of International Studies, 1973, p. 29). Or, cet ensemble de « routes » peut être largement « goudronné », « remembré » et élargi pour une « circulation » facile – métaphore qui correspondrait au modèle démocratique ou « polyarchique » –, mais aussi être entrecoupé de divers péages, contrôles et bifurcations, qui nourrissent l’exclusion ou l’accès différencié aux positions de pouvoir.
  • [9]
    « Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe ; que sa nature est ce qui le fait être tel ; et que son principe est ce qui le fait agir. L’une est la structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir ».
    (Montesquieu, L’esprit des lois, III, 1)
  • [10]
    Ces régimes sont différents des régimes occidentaux que la science politique théorise habituellement. Tout régime politique, même le plus démocratique, comporte une dimension d’exclusion : une des définitions possibles du jeu politique consiste à identifier qui participe ou non. Mais cela n’est qu’un effet résultant, un « effet pervers » non désiré, un constat ex post qu’effectue l’analyse sociologique (appréhendant le « cens caché » ou les effets d’incompétence politique à la source de l’abstentionnisme) et n’est pas un effet voulu ex ante, comme dans le cas de l’autoritarisme.
  • [11]
    M. Hudson, « After the Cold War », The Middle East Journal, 45 (3), 1991, p. 407-426 ; C. M. Henry, R. Springborg, Globalization and the Politics of Development in the Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 99-133.
  • [12]
    Expression introduite par Ghassan Salamé, « Sur la causalité d’un manque… », art. cité, p. 319 et suiv. Dans la continuité de la première ère libérale (porteuse des idées de réforme de l’Empire Ottoman dans la seconde moitié du 19e siècle), la seconde ère libérale naît parmi les élites urbaines nationalistes. Cette ère libérale a aussi un volet économique : l’essor de la libre entreprise, des sociétés par action. Elle est affaiblie par les jeux politiques des puissances mandataires. Le coup de grâce lui est asséné par les régimes autoritaires.
  • [13]
    G. Salamé, « “Strong” and “Weak” States : A Qualified Return to Muqaddimah », dans G. Luciani (ed.), The Arab State, Londres, Routledge, 1990, p. 29-64 ; O. Carré, « À propos des vues néo-khaldouniennes sur quelques systèmes politiques arabes actuels », Arabica, 34, 1988, p. 368-387, et Ibn Khaldun, The Muqaddimah, New York, Bellington Foundation, 1958.
  • [14]
    M. Seurat, L’État de barbarie, Paris, Le Seuil, 1989 ; C. Tripp, A History of Iraq, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [15]
    J. Leca, Y. Schemeil, « Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe », International Political Science Review, 4 (4), 1983, p. 455-494 ; L. Binder, In a Moment of Enthusiasm, Chicago, Chicago University Press, 1978.
  • [16]
    J. Waterbury, « An Attempt to Put Patrons and Clients in their Place », dans E. Gellner, J. Waterbury (eds), Patrons and Clients in Mediterranean Societies, Londres, Duckworth, 1977, p. 254-275, et J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, Princeton, Princeton University Press, 1983.
  • [17]
    Cf. N. Ayubi, Bureaucracy and Politics in Contemporary Egypt, Londres, Ithaca Press, 1980, et R. Springborg, Mubarak‘s Egypt, Boulder, Westview Press, 1989. R. Hinnebusch (Authoritarian Power and State Formation in Ba’thist Syria, Boulder, Westview Press, 1989, chap. 4) introduit une troisième conceptualisation du cœur central, en termes de groupes sociaux et de classes. La centralité des classes recouvre l’identité des ‘asabiyyat (et n’est pas un voile pour Hinnebusch), sous forme d’un mouvement social large permettant la prise du pouvoir (les minoritaires peuvent être à l’avant-garde des luttes sociales sans apparaître comme tels). Mais une fois arrivés au pouvoir, ces derniers peuvent être tentés d’exclure d’autres groupes.
  • [18]
    La lecture des multiples mémoires d’hommes politiques arabes actifs dans les années 1950-1960 montre qu’à une période florissante en débats, joutes politiques, politisation ouverte, succède une fermeture des scènes politiques et du débat partisan.
  • [19]
    N. Aruri, Jordan, A Study in Political Development, La Hague, Martinus Nijhof, 1972, et M. Wilson, King Abdullah, Britain and the Making of Jordan, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
  • [20]
    J. S. Ismael, Kuwait, Social Change in Historical Perspective, Syracuse, Syracuse University Press, 1982, et J. Crystall, Oil and Politics in the Gulf, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [21]
    A. Hammoudi, Master and Disciple, Chicago, Chicago University Press, 1997.
  • [22]
    G. Salamé, « Sur la causalité d’un manque… », art. cité.
  • [23]
    M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 23-24 et p. 95-99.
  • [24]
    M. Bratton, N. Van de Walle, Democratic Experiments in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [25]
    G. Sartori, « Totalitarian Model Mania and Learning from Error », Journal of Theoretical Politics, 5 (1), 1993, p. 5-22.
  • [26]
    G. Sartori, « Concept Misformation in Comparative Politics », American Political Science Review, 64 (4), 1970, p. 1033-53.
  • [27]
    C. M. Helms, The Cohesion of Saudi Arabia, Londres, Croom Helm, 1981, et M. Seurat, op. cit.
  • [28]
    A. Abd el Malek, Égypte, Société militaire, Paris, Le Seuil, 1968.
  • [29]
    G. Salamé, « Political Power and the Saudi State », dans B. Berberoglu (ed.), Power and Stability in the Middle East, Londres, Zed Books, 1989, p. 70-89 (reprise de Merip Reports, octobre 1980).
  • [30]
    Les Bédouins sont supposés moins actifs politiquement que les grandes familles marchandes, qui dominaient la pêche des perles, puis le commerce de longue distance, et revendiquaient une place politique (J. Crystall, Oil and Politics in the Gulf, op. cit.).
  • [31]
    Les ministères de l’Éducation, des Administrations locales, du Travail, de l’Industrie, des Affaires sociales, etc. servent aussi à parfaire, dans leurs secteurs respectifs, le contrôle social.
  • [32]
    M. Chatelus, Stratégies pour le Moyen-Orient, Paris, Calmann-Lévy, 1981 (1re éd. : 1975). Quand le secteur public n’est pas hégémonique, comme en Jordanie, le tissu réglementaire économique étatique est si dense qu’il enserre complètement l’activité économique dans son filet de contrôle.
  • [33]
    K. Al-Naqib, Al-Dawla Al-Tasallotiyya fi al-Machreq al-Arabi Al-Mu’aser [L’État autoritaire au Machreq arabe contemporain], Beyrouth, Centre d’Études de l’Unité Arabe, 1990.
  • [34]
    D. Collier, R. Collier, Shaping the Political Arena, Princeton, Princeton University Press, 1991, chap. 1. Jean Leca (« La démocratie dans le monde arabe… », cité, p. 38) définit l’incorporation comme « l’institutionnalisation des conflits portant sur la distribution des biens valorisés ».
  • [35]
    Les régimes dessinent de véritables cartographies de leurs sociétés vues du centre. Des corps électoraux sont divisés, par exemple, en deux segments (« ouvriers et paysans », « autres catégories sociales »), recevant chacun un quota spécifique de représentants… le monde rural traditionnellement quiétiste ou le prolétariat des entreprises d’État présentant de moindres dangers de volatilité des allégeances. Dans le cas jordanien, des représentations spécifiques sont octroyées aux minorités, aux Bédouins (dont la définition fait régulièrement l’objet de débats qui peuvent dénoncer de manière feutrée les manipulations du Palais) ou récemment aux femmes.
  • [36]
    J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, op. cit.
  • [37]
    L. Binder, In a Moment of Enthusiasm, op. cit.
  • [38]
    L. Weeden, Ambiguities of Domination, Chicago, Chicago University Press, 1999.
  • [39]
    A. O. Hirschman, Shifting Involvements, Private Interests and Public Action, Princeton, Princeton University Press, 1982.
  • [40]
    Le grand nombre d’essais en arabe parus dans les années 1990 sur la Péninsule arabique des années 1930-1940, tendant à montrer des sociétés très actives socialement et politiquement, a une valeur historique, mais s’inclut dans les débats contemporains des années 1990 (la recherche généalogique de « sociétés civiles » agissantes). Dans notre perspective, cela montre la disparition et l’écrasement de ces prémisses de « société civile » au Koweït, Bahrein, Qatar ou dans le Hijaz, province particulièrement active du royaume saoudien.
  • [41]
    Les élites sociales – chefs de tribus, notables urbains – préfèrent souvent cette stabilité prévisible à la remise en jeu de leur pouvoir dans un système ouvert, qui risque de les marginaliser au profit d’entrepreneurs politiques dotés d’autres ressources.
  • [42]
    J. Leca, Pour(quoi) la philosophie politique ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p. 156-167.
  • [43]
    H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, 1995, et B. Crick, In Defense of Politics, Chicago, Chicago University Press, 1972.
  • [44]
    D. Easton, op. cit., chap. 7 et 9.
  • [45]
    Ce qui ne signifie pas, si on descend l’échelle d’abstraction, que les différents types de régimes ne s’appuient pas sur des modalités différentes de constitution de la communauté politique (state building et nation building). Les monarchies représentent ainsi un modèle spécifique de « développement politique ».
  • [46]
    Sur l’importance du fait de langage en politique : F. Bon, « Langage et politique », dans J. Leca, M. Grawitz (dir.), op. cit., p. 537-573. Ainsi se comprend le vif débat dans les cercles intellectuels arabes en juin-juillet 2000 lors de la succession en Syrie. Le grand journaliste Muhammad Hassanayn Haykal, ancien rédacteur en chef d’Al-Ahram, intellectuel et conseiller du Prince, après avoir rendu hommage « au grand leader arabe Hafez al-Assad », prend « une position de principe » (qidayya mubtada’) : le refus de « l’héritage du pouvoir » (tawrith al-sulta) dans une république. Pour lui, le « pouvoir républicain » ne se transmet pas. Ses institutions peuvent permettre à une personne de la famille du président de se présenter en fonction de ses qualités exceptionnelles et de les faire reconnaître par le suffrage populaire. Mais le cas syrien ne correspond pas à ces réquisits, selon lui. Bien entendu, le débat égyptien s’anime à l’heure où, quelques mois auparavant, le fils du président, Gamal Mubarak, a commencé à gravir les échelons du PND et à jouer un rôle politique.
  • [47]
    M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire, op. cit., p. 23-25.
  • [48]
    B. Badie, Le développement politique, Paris, Economica, 1994.
  • [49]
    B. Badie, Les deux États, Paris, Fayard, 1986, et B. Badie, L’État importé, Paris, Fayard, 1992.
  • [50]
    A. Laraoui, Mafhum al-Dawla [Le concept d’État], Casablanca, Dar Farabi, 1984, p. 124. Les capacités étatiques, dans la trajectoire occidentale, vont de pair avec le développement d’un « esprit de l’État », permettant l’articulation entre les concepts de liberté et d’État. Cf. A. Laraoui, Mafhum al-Hurriyya [Le concept de liberté], Beyrouth, Dar al-Tanwir lil Tabia wa al Nachar, 1981, en particulier son analyse de Hegel.
  • [51]
    M. Halpern, The Politics of Social Change in the Middle East and North Africa, Princeton, Princeton University Press, 1963.
  • [52]
    A. Richards, J. Waterbury, A Political Economy of the Middle East, Boulder, Westview Press, 1990, chap. 4.
  • [53]
    Y. Schemeil, « Les élites politiques au Proche-Orient », Revue française de science politique, 27 (6), novembre 1977, p. 537-573.
  • [54]
    É. Picard, « Critique de l’usage du concept d’ethnicité dans l’analyse des processus politiques dans le monde arabe », Études politiques du monde arabe, Le Caire, CEDEJ, 1991, p. 71-84, et É. Picard, « Y a-t-il un problème communautaire en Syrie », Maghreb-Machrek, 87, janvier 1980, p. 7-21.
  • [55]
    R. Bocco, « État et tribus bédouines en Jordanie », thèse de science politique, Institut d’études politiques de Paris, 1996.
  • [56]
    C. M. Helms, op. cit.
  • [57]
    Le cas du régime de Saddam Hussein, autour duquel s’était développée une véritable kremlinologie, qui suivait la montée de tel ou tel personnage, la disparition de tel autre, est emblématique. Un groupe familial, ou lié à Saddam Hussein, mène le pays et s’échange les postes politiques les plus élevés. Il n’est pas exempt de multiples rivalités que le président règle souvent dans le sang. Mais, chaque fois que les menaces extérieures se font plus nettes (en particulier, les initiatives américaines de soutien à l’opposition), le clan présidentiel se réunit à Tikrit et fait taire ses rivalités. Il s’agit pour celui qui veut le dominer de faire comprendre à chacun de ses membres qu’ils ont plus à perdre à se diviser et que, à l’image de la révolution de 1958 ou des débuts de propagation de l’intifada du Sud de l’Irak en 1991, les récriminations et les haines contenues se traduiront par un bain de sang dont ils seront victimes collectivement, sans discrimination.
  • [58]
    S. Heydemann (ed.), War, Institutions and Social Change in the Middle East, Berkeley, University of California Press, 2000 ; G. Luciani (ed.), op. cit. ; P. Evans, D. Rueshemeyer, T. Skockpol (eds), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
  • [59]
    J. Leca, « Social Structure and Political Stability : Comparative Evidence from the Algerian, Syrian, and Iraqi Cases », dans G. Luciani (ed.), ibid., p. 150-188.
  • [60]
    J. Leca, Y. Schemeil, « Clientélisme et néo-patrimonialisme dans le monde arabe », art. cité, p. 485.
  • [61]
    D. Rothchild, N. Chazan (eds), The Precarious Balance, State and Society in Africa, Boulder, Westview Press, 1988, chap. 1. Par exemple, dans le cas syrien, si l’on raisonne en termes de classes sociales, les transformations sur une quarantaine d’années sont radicales : la classe moyenne urbaine commerçante et artisane a été submergée par une nouvelle classe moyenne de cadres d’une fonction publique pléthorique ; la « bourgeoisie » entrepreneuriale d’avant 1963 a cédé la place à la « bourgeoisie d’État » et à la nomenklatura du régime ; la classe ouvrière urbaine en gestation a été engloutie par la masse d’ouvriers du secteur public, souvent d’origine rurale ; les paysans moyens sont devenus les cadres des unions villageoises ou des coopératives après l’expropriation des grands propriétaires terriens ; les petits paysans ont été encadrés dans des coopératives gouvernementales…
  • [62]
    H. Batatu, The Egyptian, Syrian and Iraqi Revolutions : Some Observations on Their Underlying Causes and Social Character, Washington, Georgetown University, 1984, p. 15.
  • [63]
    K. Al-Naqib, op. cit.
  • [64]
    M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986, p. 99-119.
  • [65]
    J. S. Migdal, A. Kohli, V. Schue (eds), State Power and Social Forces, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, chap. 1.
  • [66]
    Le mélange d’apathie, de cynisme, d’hypocrisie ou de passivité a une efficience politique et ne relève pas seulement du microsociologique (L. Pye, « Political Science and the Crisis of Authoritarianism », American Political Science Review, 84 (1), mars 1990, p. 3-19). Norbert Elias évoque, dans ses travaux sur l’État, la nécessité d’allier sociogenèse et psychogenèse dans l’analyse de la genèse des pouvoirs politiques. Cf. aussi les remarques de Jean Leca sur les rapports entre anthropologie et science politique, « Pour une analyse comparative des systèmes politiques méditerranéens », Revue française de science politique, 27 (4-5), août-octobre 1977, p. 557-581.
  • [67]
    J. Leca, Pour(quoi) la philosophie politique ?, op. cit., annexe I.
  • [68]
    Voir l’utilisation de cette notion par D. Stark, L. Bruszt, Post-Socialists Pathways, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [69]
    Par corollaire, le caractère incomplet des « hegemons » au Koweït ou en Jordanie permet le développement d’une vie politique « démocratique » (scandée par des dissolutions du Parlement), la démocratisation servant de moyen de pacification (selon l’hypothèse de Ghassan Salamé, « La démocratie comme instrument de paix civile », dans G. Salamé (dir.), op. cit., p. 128-162).
  • [70]
    Les pressions américaines ou la conditionnalité démocratique associée aux prêts d’ajustement structurel du FMI sont inexistantes avant 1989 dans le cas jordanien du fait de l’importance stratégique du pays.
  • [71]
    L’ouverture électorale est accompagnée de mesures importantes de libéralisation de la vie politique du royaume : libérations de prisonniers politiques, levée de l’état d’urgence, autorisation des partis politiques…
  • [72]
    Ces analyses s’appliquent à deux autres cas dans la péninsule. Le nouveau régime qatari recherche une légitimité électorale, après son arrivée au pouvoir par coup d’État en 1995, en lançant des élections municipales en mars 1999 et en octroyant une Constitution en avril 2003. Le Bahrein, qui subit une violente crise politique dans les années 1990, procède de même : un « pacte de travail national » est promulgué en décembre 2000 ; une monarchie constitutionnelle est instaurée (la Constitution devant être promulguée dans les trois ans) ; des élections municipales, puis législatives (le Parlement a été dissous en 1975 et remplacé par une assemblée nommée) sont organisées respectivement en mai 2002 et octobre 2003.
  • [73]
    D. Collier, R. Collier, op. cit., et M. Dobry, op. cit.
  • [74]
    Le vote n’est pas un acte situé sur une échelle continue de participation politique (depuis l’intérêt pour la discussion politique, la participation à des réunions politiques jusqu’au vote et à l’activisme dans un parti) et ne représente pas l’acte valorisé d’un individu autonome citoyen. Il est un acte isolé de toutes les autres activités politiques (du fait de leur suppression pure et simple). Les taux d’abstention sont très importants. En Syrie, il est détourné dans des effervescences électorales, se traduisant par le marquage par l’électeur du bulletin de vote de son sang (en se piquant le doigt avec une aiguille) comme signe d’allégeance. L’expression utilisée sous Hafez al-Assad pour désigner les élections présidentielles ou lors du référendum d’intronisation de Bachar al-Assad, la grande allégeance – al-be’ya al-kubra – est symptomatique des fonctions assignées à l’acte de vote.
  • [75]
    G. Hermet, R. Rose, A. Rouquié (eds), Elections without Choice, Londres, Macmillan, 1978, et G. Sartori, The Theory of Democracy Revisited, Chatham, Chatham House, 1987, chap. 7.
  • [76]
    G. Sartori, ibid., p. 102-115.
  • [77]
    Celui qui écrit les règles institutionnelles favorise sa position ultérieure. Dans la plupart des régimes, les questions de technique électorale sont discutées et décidées au sein d’un groupe très restreint lié au monarque ou au président, très au fait des techniques électorales. Cf., pour l’exemple jordanien, M. Mufti, « Elite Bargains and the Onset of Political Liberalization in Jordan », Comparative Political Studies, 32 (1) février 1999, p. 100-129.
  • [78]
    R. Dahl, Democracy and its Critics, op. cit. Le monitoring électoral par les institutions internationales – étatiques ou non-gouvernementales – a plus relevé du « tourisme électoral » et a été très sélectif : il était présent au Koweït ou en Oman, mais ne s’est pas déplacé à Bahrein où les enjeux de réconciliation nationale étaient cruciaux. De plus, les « démocraties Potemkine » ont un long passé : les observateurs extérieurs ne restent que peu de temps sur place et se laissent facilement abuser par les apparences.
  • [79]
    Le contre-exemple est le FLN algérien, sûr de sa légitimité et donc de sa victoire, qui n’a pas cru bon écouter les mises en garde de ceux qui lui conseillaient de mieux étudier sa sociologie électorale en 1990-1991.
  • [80]
    Le choix des candidatures au sein du PND égyptien – même s’il est assez souvent empreint d’un profond désordre – ou celui des candidats proches du régime en Jordanie relève clairement de ces dimensions. Le PND n’a pas seulement aujourd’hui une fonction de parti gouvernemental (il est souvent fortement ébranlé lors des élections), mais constitue une machine de patronage importante, dont les élus locaux sont fortement sollicités, quelle que soit l’illégitimité initiale de leur élection. On retrouve là des mécanismes classiques de contrôle diagnostiqués par André Siegfried dans le contexte de la France du début du 20e siècle : « Le peuple solidement encadré entre le presbytère et le château donne un exemple parfait d’ordre dans la soumission et de respect dans la hiérarchie » (A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913, p. 34).
  • [81]
    Mais les islamistes jordaniens ne gênent pas la politique étrangère du roi pendant la guerre du Golfe et participent au consensus au sein des élites politiques jordaniennes pour ne pas agiter la « rue » dans cette période de crise. Les mêmes accommodements entre le Palais et les Frères musulmans se produisent dans d’autres contextes régionaux tendus, après le déclenchement de la seconde intifada (2001) ou au moment de la guerre d’Irak (2003).
  • [82]
    En Jordanie, le changement de mode de scrutin décidé entre les élections de 1989 (autant de votes par électeur que de sièges à pourvoir dans sa circonscription) et celles de 1993 (un homme, une voix) a eu des conséquences importantes pour la composition du parlement en termes de retour des leaders notabiliaires traditionnels (car les électeurs votent « utile »). Arafat utilise l’ethno-localisme pour contrôler le parlement palestinien aux élections de 1996. Cf. J.-F. Legrain, Les Palestine du quotidien, Beyrouth, CERMOC, 1999. Au Liban, la loi électorale se décompose en quatre lois électorales, différentes, selon les zones, pour la taille des circonscriptions, en fonction de calculs politiques.
  • [83]
    Sur l’illusion électoraliste, cf. L. Diamond, « Thinking about Hybrid Regimes », Journal of Democracy, 13 (1), janvier 2002, p. 21-35.
  • [84]
    Avec l’argument tautologique classique que les régimes prennent le risque de se lancer dans l’aventure électorale en permettant un degré d’ouverture d’autant plus grand qu’ils se sentent assurés de gagner. Le problème est alors celui des conséquences réelles de ces processus. Ces derniers conduisent à un renouvellement de la classe politique en Jordanie. En Égypte, se dessine un modèle d’autoritarisme et de libéralisation à moitié vide. Une élite égyptienne peu aventurière autour du président Mubarak ne semble pas décidée à débloquer les contradictions. Ainsi, lors des élections législatives égyptiennes de septembre 2000, le régime, en difficulté suite au contrôle judiciaire enfin mis en place, a recours, à nouveau, à des pratiques d’intimidation et d’arrestation d’activistes pro-démocratiques.
  • [85]
    Le parlement jordanien est tenu à l’écart de la discussion des questions de politique étrangère, en particulier celles qui mènent à la signature de la paix avec Israël en 1994 ou du suivi de la politique irakienne du roi Hussein. Les questions essentielles de réforme économique ne passent pas par le parlement, mais sont décidées par le Palais.
  • [86]
    W. Zartman, « Opposition as Support for the State », dans G. Luciani (ed.), op. cit., p. 220-246. Sur la notion d’opposition, cf. les classiques de R. Dahl (ed.), Political Oppositions in Western Democracies, New Haven, Yale University Press, 1966 ; R. Dahl (ed.), Regimes and Oppositions, New Haven, Yale University Press, 1967 ; et les relectures du numéro spécial de la revue Government and Opposition (1997).
  • [87]
    Depuis les années 1990, tous les pouvoirs arabes ont remanié leur architecture constitutionnelle. Il ne s’agit pas de réorganiser le régime pour que « le pouvoir arrête le pouvoir », selon les modèles classiques (J. Elster, R. Slagstad (eds), Constitutionalism and Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; S. A. Arjomand, « Constitution and the Struggle for Political Development », Archives européennes de sociologie, 33 (2), 1992, p. 39-82), mais plutôt d’accroître le pouvoir de l’exécutif en renforçant ses structures et en les clarifiant.
  • [88]
    Au moins au sens rawlsien du terme, soit : « consensus par recoupement autour de principes de justice librement discutés ». La stabilité pour les régimes autoritaires n’est bien souvent que le consensus de quelques élites qui forment le noyau central du régime dans une forme d’équilibre fragile.
  • [89]
    E. Suleiman, J. Waterbury (eds), The Political Economy of Public Sector Reform and Privatization, Boulder, Westview Press, 1990.
  • [90]
    C. M. Henry, R. Springborg, op. cit., chap. 1-2.
  • [91]
    L’Égypte ou la Jordanie peuvent être présentées comme des succès par le FMI dans les années 1990 (FMI, Egypt, Beyond Stabilization, Toward a Dynamic Market Economy, Washington, FMI, 1996, et FMI, Jordan, Strategy for Adjustment and Growth, Washington, FMI, 1998), mais cela ne saurait faire oublier les blocages structurels rencontrés par les réformes. Les succès ainsi obtenus – en particulier, en Égypte – le sont par des mesures drastiques, au prix d’une diminution du degré d’ouverture à la mondialisation et de tarifs douaniers prohibitifs… sources de difficultés à moyen terme.
  • [92]
    E. Bellin, « Contingent Democrats », World Politics, 52 (1), janvier 2000, p. 175-205.
  • [93]
    Les entrepreneurs de l’infitah (munfatihun) égyptiens ont souvent été importateurs pour le secteur public avant de devenir des intermédiaires entre le public et les entreprises étrangères et de créer leurs propres entreprises (S. Said Imam, Man Yamlik Misr [Qui possède l’Égypte], Le Caire, Madbuli, 1985). Ils recherchent des profits rapides – investis hors du pays – et fonctionnent à partir d’entreprises familiales (Othman, Bahgat, Sawiri, etc.) dans l’agriculture, les services. Les cas syriens et irakiens sont encore plus caricaturaux, avec une forte présence des « créatures » du régime (le triumvirat Aidi, Nahhas, Attar en Syrie ; les entrepreneurs de la construction et les intermédiaires commerciaux en Irak). Cf. Y. Sadowski, Political Vegetables ? Businessmen and Bureaucrats in the Development of Egyptian Agriculture, Washington, Brookings Institution, 1991 ; V. Perthes, The Political Economy of Syria under Asad, Londres, I. B. Tauris, 1995 ; et I. Al-Khafaji, Al-Dawla wa al-Tatawwur al-Ra’smali fi al-Iraq [L’État et le développement capitalistique en Irak], Le Caire, UN University, 1983.
  • [94]
    Les chambres de commerce de Riyad et de Bureida sont, aujourd’hui, particulièrement actives, composées d’entrepreneurs liés au secteur public pour lequel ils ont précédemment travaillé. Les liens avec la famille royale pour l’obtention de facilités étatiques de crédit ou d’approvisionnement sont essentiels.
  • [95]
    La législation économique et le timing de son introduction sont faits par l’exécutif sans aucun input social ni auditions publiques ou consultations. Le désordre règne le plus souvent, favorisant le « crony capitalism ». Au Koweït, la Chambre de commerce, où sont fortement représentées les familles de souche (asil) marchandes, a acquis un rôle important à partir de 1982 (krach de Suq al-Manach), qui lui permet de faire du lobbying auprès des ministères. Mais son caractère très élitiste limite son poids social et ses capacités de mobilisation.
  • [96]
    Il n’est pas étonnant que les libéralisations, même les plus ambitieuses, ne touchent jamais le secteur bancaire (pourtant élément essentiel). Le contrôle du secteur bancaire est le cœur même des régimes, car il est le lieu de l’octroi du crédit, donc du patronage. Le cas syrien, depuis juin 2000, est exemplaire de ces apories, avec le report de la création de banques privées et l’utilisation de quelques banques libanaises soigneusement choisies pour assurer la connexion entre la Syrie et les circuits bancaires internationaux.
  • [97]
    L’entrée des diplômés du supérieur dans le secteur public, qui était une règle dans quasiment tous les systèmes, quelles que soient leurs orientations idéologiques, est aujourd’hui abandonnée. Elle a été remplacée par l’entrée par « relations » (wasta) dans ce secteur, assurant la reproduction de la nomenklatura et son renouvellement. Mais ce mode d’entrée ne profite pas au grand nombre.
  • [98]
    Cf. P. Fargues, Générations arabes, Paris, Fayard, 2000, et le constat du désormais très médiatique Arab Development Report 2002, New York, UNDP, 2002.
  • [99]
    K. Al-Naqib, op. cit.
  • [100]
    G. Kepel, Chronique d’une guerre d’Orient, Paris, Gallimard, 2002.
  • [101]
    La crise de légitimité du système jordanien n’est plus aujourd’hui « politique » (comme la diagnostiquait M. Hudson, Arab Politics, The Search for Legitimacy, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 166-167, c’est-à-dire relative au caractère extérieur à la Transjordanie des Hachémites régnant, qui, plus est, sur une population majoritairement palestinienne), mais est désormais sociale. Le roi Hussein a réussi à se construire comme une figure politique nationale, ouvrant la voie à son fils Abdallah II pour une succession bien acceptée (comme l’aurait été, sans aucun doute, tout autre successeur hachémite du monarque). En revanche, la crise économique et sociale est devenue l’élément le plus dangereux pour le système. En Arabie Saoudite, sans surprise, les diplômés apportent leur soutien aux mouvements islamistes, qui contestent le pouvoir « corrompu » des Sa’ud au nom de l’islam et peuvent se reconnaître dans la thématique d’un Ben Laden. Dans un autre contexte, afin de souligner le caractère non exceptionnel du monde arabe, la classe moyenne russe, qui a porté Gorbatchev, puis les réformes de Eltsine, peut aujourd’hui céder aux sirènes du populisme xénophobe après son appauvrissement au cours de la décennie 1990.
  • [102]
    Les autoritarismes saoudiens ou syriens ont ainsi pu exercer leur hégémonie sans entrave sur leurs « arrières-cours » (Conseil de coopération du Golfe, Liban) et freiner les évolutions « démocratiques » de ces dernières.
  • [103]
    La Syrie subit des pressions américaines très fortes en 1991-1992, lorsque James Baker se déclare peu dupe de l’engagement syrien aux côtés des États-Unis dans la guerre du Golfe ou pendant la négociation syro-israélienne (1992-1999). Ces pressions externes sont gérées habilement par la diplomatie syrienne.
  • [104]
    L. Whitehead, The International Dimensions of Democratization, Oxford, Oxford University Press, 1996.
  • [105]
    Des officiels américains ont pris langue au cours des années 1990 avec des représentants de l’opposition égyptienne, en expliquant, au grand dam des autorités égyptiennes, qu’ils prenaient contact avec toutes les parties. Cette coupable faiblesse est assez vite interrompue.
  • [106]
    R. Leveau, « Après le 11 septembre, le monde arabe à la croisée des chemins », Politique étrangère, 4, octobre 2001, p. 765-809 ; cf. aussi M. Kerr, El Sayed Yassin (eds), Rich and Poor States in the Middle East, Boulder, Westview Press, 1982, et W. B. Quandt (ed.), The Middle East Ten Years After Camp David, Washington, Brookings Institution, 1988.
  • [107]
    D. Held, A. McGrew, The Global Transformations Reader, Cambridge, Polity, 2000, p. 3.
  • [108]
    B. Badie, « Le jeu triangulaire », dans P. Birnbaum (dir.), Sociologie du nationalisme, Paris, PUF, 1998, p. 447-462, et S. Sassen, Globalization and its Discontents, New York, New Press, 1998.
  • [109]
    B. Badie, Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999.
  • [110]
    De manière significative, une réunion des ministres de l’Intérieur de la Ligue arabe, dont l’ordre du jour n’aurait pas dû être divulgué – mais est révélé par une indiscrétion du ministre libanais – a été consacrée en 1996 à ce thème. Pour le moment, la force des ONG arabes est également leur faiblesse : leurs liens avec l’extérieur accroissent leur visibilité, mais les coupent des réalités locales, car le contact avec le bailleur de fonds devient primordial, dans une forme de « rent seeking » (autour de la recherche de financements).
  • [111]
    Yasser Arafat a mis cinq années avant de signer la loi sur les ONG en 2000. L’accent formel mis sur les ONG qui foisonnent dans le monde arabe fait oublier, aux observateurs, l’importance du cadre législatif pesant dans lequel fonctionnent ces ONG et qui contraint fortement leur développement organisationnel ou leur autonomie financière.
  • [112]
    De nombreux États arabes reprennent des relations diplomatiques de niveaux divers avec l’Irak, signent des accords de libre-échange et permettent, en violation de l’embargo, des vols civils vers Bagdad au cours de l’été 2000. L’Irak est à nouveau invité aux réunions de la Ligue arabe.
  • [113]
    W. Zartman (ed.), Collapsed States, Boulder, Lynne Rienner, 1995.
  • [114]
    J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, op. cit., et M. Hudson, Arab Politics…, op. cit.
  • [115]
    L’immobilisme paralyse ces régimes et ne leur permet pas de tirer profit de nombre d’opportunités. Par exemple, le caractère très fermé du régime irakien vis-à-vis de l’extérieur et l’atmosphère « bunker » qui y règne le conduisent à ne pas saisir des fenêtres d’opportunités diplomatiques, créées, par exemple, par les errements de la politique irakienne des États-Unis en 1999-2000, et à s’enfermer dans une logique de confrontation qui effraie ses voisins (comme l’Arabie Saoudite et même le Koweït), pourtant de mieux en mieux disposés à son égard.
  • [116]
    Les cinq dernières années d’Hafez al-Assad sont celles d’un leader qui, malade, ne recevait plus personne, n’intervenait plus en public, même à l’occasion des dates clés du régime, et vivait reclu dans son palais présidentiel, entouré de quelques proches assurant le filtrage de ses visites. La Syrie semblait comme suspendue à l’attente de son décès. Dans le cas irakien sous Saddam Hussein, le leader se dédouble devant les risques d’assassinat, se fait représenter par des « doubles » ou crée une mystique d’omniprésence du chef qui peut apparaître à tout moment dans les rues de Bagdad sans que personne ne sache s’il s’agit de Saddam ou d’un de ses sosies.
  • [117]
    C. Geertz, « The Politics of Meaning », dans The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.
  • [118]
    En Égypte, une classe politique suffisamment large et l’armée freinent pour le moment les dérives dynastiques, qui ont cependant une réalité depuis la fin des années 1990, avec la montée en puissance au sein du système politique du fils du président Mubarak.
  • [119]
    H. E. Chehabi, J. Linz (eds), Sultanistic Regimes, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998.
  • [120]
    G. Salamé, « Political Power and the Saudi State », cité.
  • [121]
    J. Linz, A. Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996.
  • [122]
    Les instances dirigeantes du parti Ba’th et de l’État sont encore tenues par les générations arrivées au pouvoir avec Hafez al-Assad ; la jeune génération a été propulsée dans le Ba’th, mais n’a pas encore pris le contrôle de ses instances exécutives. La campagne de « lutte contre la corruption » lancée par Bachar al-Assad a pour fonction de permettre quelques déblocages. Mais elle ne saurait s’appliquer imprudemment. De même, le roi Abdallah II de Jordanie continue de s’appuyer sur les hommes montés en grade avec son père.
  • [123]
    P. Favre, « De la question sociologique des générations et de la difficulté à la résoudre dans le cas de la France », dans J. Crête, P. Favre (dir.), Générations et politique, Paris, Economica, 1989, p. 283-311.
  • [124]
    Le discours syrien, par exemple, ne s’y trompe pas, qui met l’accent sur l’acculturation à la modernité de Bachar al-Assad, sa pratique des nouvelles technologies… Le même type de construction d’images est utilisé par Abdallah II en Jordanie.
  • [125]
    L. Weeden, op. cit.
  • [126]
    M. Grindle, Challenging the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [127]
    A. O. Hirschman, op. cit.
  • [128]
    Comme le note Guillermo O’Donnel (Counterpoints, Selected Essays on Authoritarianism and Democratization, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1999, p. 73-74), les « microcontextes du monde social, la texture de la vie quotidienne » ont directement à voir avec les « éléments macro de la politique », tel le maintien de l’autoritarisme.
  • [129]
    Si le régime syrien a fait face aux soubresauts géopolitiques du début des années 1990 avec succès, le bouillonnement de la société syrienne dans l’année qui suit le décès d’Hafez al-Assad est beaucoup plus dangereux, car produit des dynamiques internes. Sans autorisation à partir de la fin de l’été 2000 – une première en Syrie –, des clubs de réflexion (muntadayyat) animés par des intellectuels fleurissent dans tout le pays et commencent à discuter de sujets politiques, avant que le régime ne mette un terme à cette expérience un an après.
  • [130]
    La notion de « rue arabe » (al-chari’a al-arabi), qui fait florès, en particulier, dans sa perception comme force de « pression » sur les politiques des régimes arabes, n’est qu’une reformulation récente des utopies de la société civile, dans sa vision d’un peuple uni hors de l’État et contrepoids de celui-ci.
  • [131]
    Cf. le débat autour de R. Putnam, Making Democracy Work, Princeton, Princeton University Press, 1993.
  • [132]
    C’est au sein du milieu associatif politisé que le NSDAP a recruté et non pas parmi les chômeurs déclassés (S. Berman, « Civil Society and the Collapse of the Weimar Republic », World Politics, 49, avril 1997, p. 401-429).
  • [133]
    G. O’Donnel, Counterpoints, Selected Essays on Authoritarianism and Democratization, op. cit., p. 71-72. Cette notion de « voix horizontale », inspirée des travaux de A. O. Hirschman (Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Havard University Press, 1970), exprime la capacité à s’adresser à d’autres au sein d’une société, condition nécessaire de la « voix verticale », interpellation des gouvernants (la voice au sens de Hirschman). La société civile véhicule des valeurs de respect et de tolérance (et son rapport à la religion est complexe). L’exemple égyptien montre que ces conditions ne sont pas réunies, avec les procès en hisba (ordre public islamique) et la persécution d’intellectuels (Farag Foda, assassiné, Nasr Abu Zeid… parmi bien d’autres). Les procès en Jordanie, intentés contre ceux accusés de participer à la normalisation (tatbi’a) des relations avec Israël, n’augurent pas d’une société civile tolérante. La première intifada palestinienne (1987-1990) a montré les capacités d’auto-organisation d’une contre-société palestinienne face à l’administration militaire israélienne et à ses collaborateurs. Mais elle a suscité nombre d’intolérances et de poursuites de la « déviance » sociale (alcool, homosexualité, autonomie de la femme, etc.).
  • [134]
    Dans le monde arabe, le public (qui s’oppose au privé) n’est pas seulement l’étatique, mais inclut aussi des dimensions (qui relèvent du choix individuel privé dans les sociétés occidentales) comme la famille, la sexualité, la conduite personnelle.
  • [135]
    E. Gellner, Conditions of Liberty, Londres, Hamish Hamilton, 1994, et J. Leca, « Ernest Gellner, un poppérien historiciste », Revue française de science politique, 47 (5), octobre 1997, p. 515-533. Cf. la différence chez J. Linz et A. Stepan (op. cit., p. 272), entre « la société civile éthique dans l’opposition » et « la société politique dans une démocratie consolidée ».
  • [136]
    Pour l’Algérie, cf. J. Leca, « Paradoxes de la démocratisation », Pouvoirs, 86, 1998, p. 7-28.
  • [137]
    J. Leca, « De la lumière sur la société civile », Critique internationale, 21, octobre 2003, p. 67.
  • [138]
    D. Stark, L. Bruszt, op. cit. La transition hongroise a été rendue possible par les liens entre une opposition modérée et de nombreux cadres du régime (en particulier, dans des positions technocratiques ou culturelles), ces derniers ayant abandonné le discours idéologique et ayant adopté d’autres normes, facilitant la mise en place de liens avec l’opposition.
  • [139]
    K. Al-Naqib (op. cit., p. 124-127), dans son travail sur les autoritarismes du Golfe, note que si l’État attire à lui des groupes (tribaux, familiaux), c’est que ces groupes conservent une force propre… et il espère voir cette dernière un jour tournée vers des évolutions démocratiques contre les régimes, la force persistante des ‘asabiyya créant de facto un pluralisme.
  • [140]
    D. Rustow, « Transitions to Democracy : Toward a Dynamic Model », Comparative Politics, 2, avril 1970, p. 337-363, et G. O’Donnel, Ph. C. Schmitter (eds), Transitions from Authoritarian Rule, Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986.
  • [141]
    J. Leca, « La démocratisation dans le monde arabe… », cité, p. 42.
  • [142]
    A. Al-Azmeh, « Populisme contre démocratie », dans G. Salamé (dir.), op. cit., p. 233-252.
  • [143]
    Le débat arabe introduit une distinction entre la société civile ahli (civile au sens familial, primordial, communautaire, ce qui relève du suq, de la mosquée, de la famille) et la société madani (civile au sens de civique, ce qui relève des partis, associations, syndicats). Cette dichotomie est utilisée pour disqualifier les mouvements islamistes. Cf. aussi B. Ghaliun, Le malaise arabe, l’État contre la nation, Paris, La Découverte, 1991, p. 132-138.
  • [144]
    Le problème de l’islamisme justifierait d’un article à lui seul, donc sera abordé dans ce texte uniquement en rapport avec la problématique de l’autoritarisme.
  • [145]
    G. Kepel, Djihad, Paris, Gallimard, 2002 ; F. Burgat, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995 ; et O. Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [146]
    A. Al-Azmeh, Al-Ilmaniyya min Manzur Mukhtalif [La laïcité d’un point de vue différent], Beyrouth, Centre d’Études de l’Unité Arabe, 1992.
  • [147]
    Le courant islamiste s’est scindé. La majorité s’est réincluse sur les scènes politiques, une minorité se réfugiant dans une dérive meurtrière ou dans une fuite internationale avec d’autres « enfants perdus » de l’islamisme politique, qui se retrouvent dans des réseaux prospérant sur un ensemble d’« États effondrés » (ou de zones où l’autorité centrale est affaiblie), depuis le Kenya, la Somalie, le Yémen, jusqu’au Pakistan – Karachi – ou en Afghanistan, pour fournir les cadres d’Al-Qa’ida. Il s’agit là d’un phénomène non spécifique au monde arabe et déjà repérable dans la décomposition du mouvement de 1968, quelques reliquats (bande à Baader ou Armée rouge japonaise) se réfugiant dans le terrorisme international.
  • [148]
    L. Binder, Islamic Liberalism, Chicago, Chicago University Press, 1988.
  • [149]
    Ces dimensions institutionnelles limitées semblent exclure la répétition de scénarios soudanais ou pakistanais. Dans ces deux cas, les mouvements islamistes ont recruté des cadres au sein de l’armée, préparant ainsi leur montée au pouvoir.
  • [150]
    E. Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East », Comparative Politics, 36 (1), janvier 2004, p. 139-157. Cf. le constat antérieur de Guy Hermet, Les désenchantements de la liberté, Paris, Fayard, 1993.
  • [151]
    C. Castoriadis, « Le plus dur et le plus fragile des régimes » (Entretien), Esprit, mars 1982, p. 140-146.
  • [152]
    Je remercie vivement pour leurs relectures et leurs conseils sur une version intermédiaire de ce travail, Gilles Kepel, Jean Leca, Rémy Leveau et Élizabeth Picard, ainsi que, pour ses réactions, Guy Hermet.
English version

1 Il y a trente ans, le mode dominant d’analyse des situations non occidentales, de ce qu’on appelait alors le Tiers Monde, était le cadre autoritaire, la « société prétorienne » [1]. L’éclosion, au cours des années 1980 et après la fin de la confrontation bipolaire, d’une « troisième vague » de démocratisations – l’Europe du Sud, l’Amérique Latine et l’Europe de l’Est, marquées par les dictatures ou les pouvoirs militaires, ont vu ceux-ci s’effondrer pour laisser place à des démocraties nouvelles – a semblé augurer d’une extension de l’aire des démocraties libérales. Dans les années 1990, les analyses se sont multipliées en termes de « pactes politiques » ou de « transitions vers la démocratie », pour acquérir une hégémonie forte. Cependant, le monde arabe a fait figure de parent pauvre de ces perspectives, quand il n’a pas tout simplement été délaissé dans les dizaines d’ouvrages collectifs écrits par les « transitologues », les trajectoires réelles s’y montrant rétives au « Zeitgeist » démocratique. Les spécialistes du monde arabe se sont penchés sur l’énigme que représentait la persistance de l’autoritarisme et ont tenté de transposer les problématiques hégémoniques. Une véritable industrie du PhD et du livre collectif sur les « démocratisations » ou les « sociétés civiles » en gestation s’est développée en liaison avec nombre d’élites universitaires des pays arabes [2]. Les analyses les plus abouties soulignent les limites de ces problématiques et la difficulté de leur application [3]. Cet article se propose de revenir au concept d’autoritarisme et de reprendre le questionnement en sens inverse : on ne recherchera pas « l’incertitude, la vulnérabilité et la légitimité de la démocratie dans le monde arabe » ou « pourquoi le monde arabe n’est pas démocratique », mais, de manière complémentaire, comment les régimes autoritaires se sont recomposés et ont résisté aux contestations ? Il s’agira de conserver une dimension comparative négligée dans les analyses qui, derrière des problématiques transversales de « démocratisation » ou de « pactes de transition », finissent par aligner les études de cas. Il s’agira de définir un cadre général pour comprendre les ressorts de l’autoritarisme et de sa persistance, sans nier l’intérêt des monographies [4]. Le problème de l’autoritarisme et l’exceptionalisme arabe sont revenus sur les devants de la scène après les attentats du 11 septembre 2001 et le lancement de la « guerre contre le terrorisme » par le président G. W. Bush : la politique étrangère américaine est focalisée sur le monde arabe et relie l’autoritarisme de ses régimes à d’autres menaces potentielles (proliférations nucléaire, chimique ou biologique, réseaux de terrorisme), leur combinaison étant susceptible de produire d’autres 11 septembre. Le jugement politique démonisant porté sur les « tyrannies » est la pierre angulaire du regard américain. Les think tanks américains les plus influents (American Enterprise Institute, Project for a New American Century, Hudson Institute, etc.) appliquent, à partir de ce raisonnement, des recettes de démocratisation (plus ou moins coercitives) et des projets de remodelage de la région. Mais ils se heurtent, comme le montre le cas irakien depuis l’intervention américano-britannique, à des réalités autrement plus complexes, nécessitant de mieux comprendre l’autoritarisme. En effet, celui-ci met en jeu des dimensions plus structurelles des systèmes politiques que ne le laisseraient à penser ces perspectives optimistes.

Qu’est-ce que l’autoritarisme ?

2 Le concept d’autoritarisme a été introduit dans les typologies de régimes politiques, afin de prendre en compte un nombre important de régimes – pour la plupart non occidentaux – qui n’entraient pas dans la catégorie des démocraties et pour lesquels le qualificatif de régime totalitaire ne s’appliquait pas en toute rigueur [5]. Si l’autoritarisme est ainsi défini par les qualités « manquantes » par rapport aux deux autres types de régimes (limitation du pluralisme politique, absence d’idéologie politique englobante, de mobilisation politique intensive ou de limites claires au pouvoir du dirigeant), il est important de le comprendre dans sa pratique politique même. Un certain nombre de caractéristiques communes autorise à l’innovation typologique pour saisir cet entre-deux.

Retour sur le concept d’autoritarisme. De quoi parle-t-on ?

3 L’autoritarisme est fondamentalement un mécanisme d’exclusion et de limitation du pluralisme politique. Il représente la négation des critères de ce que Robert Dahl a nommé les « polyarchies ». Cette dernière notion, introduite en réponse aux analyses « réalistes » de la démocratie – les gouvernés ne font que choisir, par élection, des représentants légitimes au terme d’une lutte concurrentielle [6] – et aux critiques « démocratiques » – la seule démocratie est totalement participative ou n’est que l’ombre d’elle-même –, interprète l’évolution des systèmes politiques comme la possibilité de contestation institutionnalisée des décisions prises par les élites politiques dans un contexte de pluralisme social, c’est-à-dire d’expansion numérique et de diversification sociale de la participation [7]. Le régime autoritaire s’attache à la suppression de ces dimensions : limitation de la participation politique et non possibilité de contestation par la société ou ses institutions représentatives (partis, associations, syndicats, etc.) des décisions essentielles qui sont prises par un petit groupe restreint. Il ne saurait cependant les annihiler totalement, à l’instar du régime totalitaire, autour d’une idéologie englobante et d’une transformation radicale de la société, dont il n’a pas les moyens, même si la rhétorique ou l’appétence en ont parfois été présentes dans un certain nombre de cas. L’autoritarisme est beaucoup plus pragmatiquement un système de contrôle. Apparaissent des régimes qui fonctionnent par l’exclusion politique de ceux qui ne leur font pas allégeance ou n’acceptent pas passivement la situation, et l’inclusion dans les cercles du pouvoir ou dans leurs ramifications tentaculaires d’un certain nombre d’affidés [8]. On avancera ici l’hypothèse que, pour les régimes autoritaires, la notion d’exclusion politique est un « principe » constitutif, en prenant principe au sens de Montesquieu [9]. Ce principe informe les processus et les interactions politiques, et explique la teneur politique que prennent nombre de questions économiques ou sociales dans les régimes autoritaires [10].

4 Les pouvoirs arabes qui se mettent en place dans les années 1950-1960 et qui perdurent jusqu’à nos jours – qualifiés aujourd’hui de « mukhabarat states » ou de « bunker states » [11] – illustrent ces perspectives de fermeture de la participation et de la contestation institutionnalisée. L’arrivée des indépendances et la fin du moment britannique au Moyen-Orient introduisent une profonde césure dans l’histoire de la région, l’instabilité politique et les coups d’États à répétition étant les symptômes d’une lame de fond aux conséquences lourdes. L’affirmation autoritaire met fin à la « seconde ère libérale », qui coïncidait avec la contestation des mandats et les demandes d’indépendance [12]. Le noyau dur des processus d’exclusion politique est la consolidation d’un cœur central qui anime le régime autoritaire. Un premier modèle de constitution fait intervenir une « ‘asabiyya » ou « groupe de solidarité particulière », relecture de l’idée khaldunienne du pouvoir dans le contexte des États nations. D’une part, dans l’analyse d’Ibn Khaldun, le pouvoir (mulk) n’est pas fondé sur la cité comme dans la tradition grecque, mais sur le regroupement primordial (‘asabiyya) : son essence est un lien « affectif », un lien du sang (silat al-raham), tribal et familial, une « solidarité mécanique », pour reprendre le vocabulaire sociologique, et non un rapport de citoyenneté dans un espace public [13]. Ainsi se comprend le rôle fondamental joué au cœur des divers systèmes politiques arabes par les frères, fils, oncles, voire demi-frères et femmes, filles ou mères des dirigeants, éléments d’analyse qui, par delà les dimensions anecdotiques, nous introduisent au cœur même du fonctionnement du pouvoir autoritaire. D’autre part, la ‘asabiyya acquiert une force sans commune mesure à partir du moment où elle parvient à prendre le contrôle de l’appareil d’État et mène des politiques publiques permettant son ancrage social. Ce type d’analyse a été particulièrement mobilisé pour les cas syrien ou irakien [14]. Mais elle trouve aussi son application dans les États du Golfe ou en Jordanie, dirigés par une famille plus ou moins large qui domine les « ministères de la souveraineté » (wizarat al-siyada), c’est-à-dire des positions clés (Intérieur, Défense, Finances et Affaires étrangères, voire Pétrole) de l’État. Dans un second modèle, observable en particulier en Égypte, l’élite politique centrale se construit moins directement selon des logiques primordiales de solidarité de sang, mais sur la base des intérêts objectifs d’un groupe d’officiers putschistes [15]. Le pouvoir nassérien coopte des officiers qu’il introduit comme cadres dans l’appareil d’État, puis incorpore une élite technocratique (« les classes de directeurs », tabaqat al-mudirin), dessinant ainsi une véritable nomenklatura. Celle-ci se referme sur elle-même par multiplication des liens familiaux, se rapprochant ainsi du premier modèle [16]. La haute bureaucratie égyptienne, cœur de l’État autoritaire, ou les instances du Parti national démocratique (PND) fonctionnent ainsi dans un mélange de solidarités corporatives bureaucratiques et de solidarités familiales, source de véritables « ‘asabiyyat » locales ou nationales [17].

5 Il est tout à fait remarquable de constater que ce modèle de régime autoritaire se met en place synchroniquement dans le monde arabe. L’arrivée des militaires à la tête des républiques arabes (en Syrie en 1949, en Égypte en 1952 ou en Irak en 1958) en est l’illustration : les parlements sont remplacés par des assemblées nommées, les institutions paralysées et remplacées par divers conseils de la révolution, les partis dissous, les leaders politiques arrêtés, la participation soigneusement encadrée [18]. Les monarchies arabes connaissent des mutations semblables à l’occasion de renouvellements générationnels : la « réaffirmation hachémite » autour du jeune roi Hussein, à partir de 1953, construit une monarchie centralisatrice bien différente du pouvoir patriarcal de son grand-père Abdallah [19] ; les pouvoirs du Golfe après le retrait des Britanniques mettent en place des États bureaucratiques puissants et centralisateurs [20]. La spécificité du monde arabe que représente l’autoritarisme de ses régimes est donc le fruit de l’addition pour une zone géographique d’histoires singulières propres à chacun des États et de leurs similarités ; elle ne saurait être lue comme le résultat d’un gène (arabe ou islamique) de la politique, déterminant de manière univoque les interactions politiques. Notre compréhension de l’autoritarisme met l’accent sur les luttes politiques qui marquent les régimes arabes et qui relèvent de questionnements sur les crises politiques après les indépendances, la perpétuation au pouvoir de groupes restreints, la légitimation, les réformes politiques, les ouvertures économiques, les influences régionales ou internationales… beaucoup plus que sur des variables culturelles. Certes, les dimensions culturelles interviennent (les sociétés sur lesquelles s’imposent les autoritarismes sont arabes et islamiques… entre autres, car elles sont aussi marquées, par exemple, par des pyramides des âges déformées, avec une jeunesse majoritaire). Les variables culturelles influent, donnent forme, mais ne sauraient déterminer univoquement ; elles peuvent fournir des schèmes culturels [21], qui ne sauraient intervenir in abstracto, mais bien plutôt dans le cadre de conflits politiques et de luttes pour le pouvoir [22]. Les traits culturels mobilisés par les régimes autoritaires arabes (dimension collective arabe, référent islamique, personnalisation du leadership) sont ainsi moins liés, selon l’hypothèse avancée à propos de la Tunisie par Michel Camau et Vincent Geisser, à la nature propre des communautés politiques qu’aux conflits en leur sein entre des élites pour imposer un sens commun unitaire [23]… qui finissent par permettre la perpétuation exclusive au pouvoir de ceux qui le détiennent et imposent l’unité autoritaire (la Syrie ou l’Irak ba’thiste, l’Arabie saoudite, la Jordanie hachémite) à leur société par ce biais. Le monde arabe ne se différencie donc pas en vertu de ses spécificités propres au sein de la catégorie générale des régimes autoritaires : d’autres aires, comme l’Afrique, ont connu des résistances similaires de l’autoritarisme [24].

De l’outil typologique aux « caractéristiques centrales »

6 Si la notion de régime autoritaire a été définie dans le cadre d’une classification des régimes politiques, l’autoritarisme – comme le totalitarisme – ne saurait être considéré comme un « modèle », au sens de « clé qui permet de déchiffrer, de part en part, une réalité » [25]. Ce concept de nature typologique, doté d’un certain nombre de « caractéristiques définissantes » – les frontières du concept, ce qu’il inclut –, est d’utilisation heuristique lorsqu’il conduit à définir des « caractéristiques centrales » de la politique autoritaire, par descente le long de « l’échelle d’abstraction » [26]. La scène politique autoritaire est atrophiée et strictement encadrée : l’objectif est d’assurer la primauté et la pérennité de l’exécutif (émir, roi, président, guide, etc.), lieu de cristallisation du cœur central défini ci-dessus, et de l’isoler des retournements de la politique (encadrés par les institutions dans les régimes démocratiques). Les institutions politiques des régimes autoritaires ne sont pas seulement de pures fictions, car elles ont des fonctions politiques de cooptation et d’intégration, de régulation des rapports de force au sein du régime. Mais l’essentiel est, dans l’architecture du pouvoir, d’isoler le centre de toute possibilité de contestation et de le constituer comme « lieu plein » (pour reprendre en contrepoint la métaphore de Claude Lefort sur la démocratie définie comme lieu vide). L’idéologie affichée, même si elle perd vite son emprise sur la société, permet de dissimuler ces stratégies et de construire des « alliances » (talahom ou iltiham dans le vocabulaire d’Ibn Khaldun) au-delà du cœur restreint central. L’idéologie wahabbite comme source de l’identité saoudienne ou celle du nationalisme arabe dans le discours officiel de nombreux États permettent, dans deux registres différents, à un groupe particulier de consolider son emprise en la justifiant au nom de projets globaux et en interdisant à d’autres (familles rivales des Saoud, autres groupes confessionnels ou ethniques en Syrie et en Irak…), aspirant potentiellement au pouvoir, de faire usage de modalités identiques [27].

7 L’infusion clientélaire du groupe central – ‘asabiyya, famille, parti unique ou dominant – dans l’appareil d’État, en développement à partir des années 1950 et dont la densité s’accroît par là même, intervient en complément. Après le coup d’État en Égypte, les militaires entrent en grand nombre dans l’administration, faisant de ce pays une « société militaire » restructurée par les officiers [28]. En Syrie et en Irak, le parti Ba’th – en particulier, ses instances militaires – est à la source de l’expansion de l’appareil d’État. Le même processus est moins connu, mais tout aussi central, dans les monarchies, perçues à tort comme des modèles politiques figés, immuables, archaïques, non au fait de ces éléments de modernité politique. En Arabie Saoudite, le conseil des ministres, l’armée, la garde nationale et l’administration en gestation servent de portes d’entrée dans l’appareil d’État à la famille Sa’ud et à ses alliés, les Al-Chaykh (les descendants de Muhammad Abd al-Wahhab, le fondateur du wabhabisme), Al-Sudayri, Al-Jiluwi, Al-Thunayyi [29]. Le Koweït ne fait pas exception avec le recrutement massif, financé par les ressources pétrolières après le départ des Britanniques, dans l’administration, puis les forces de police prétoriennes (Public Security), sous l’autorité d’un membre éminent de la famille, chaykh Sa’ad – aujourd’hui prince héritier, à l’époque chef de la police, puis ministre de la Défense –, de membres des deux branches de la famille régnante (Jaber et Salem) ou de Bédouins [30]. Dans tous les cas, les ministères de l’Intérieur, secondés par les ministères de l’Information, assurent des tâches de contrôle, appuyés par de multiples services de renseignement (mukhabarat) [31]. L’État bureaucratique prend le contrôle des principales ressources économiques et développe un secteur public hégémonique [32] ; au développementalisme du socialisme arabe et à sa rhétorique des « réalisations » (injazat) opérées par les régimes fait écho, dans les monarchies du Golfe, une orgie de consumérisme offerte par un État paternaliste [33].

8 Le constat est souvent fait que les régimes arabes dominent des scènes politiques non « incorporées » [34]. Mais ils perdurent aussi sur ces dichotomies de la scène politique, dans des formes de manipulation et de jeux d’équilibres, qui, au vu du peu de ressources politiques dont ils disposent, leur permettent de persister. Les pouvoirs opèrent un véritable « cadastrage » de leurs sociétés, les découpent, cherchent à y repérer les soutiens potentiels, les secteurs perçus comme passifs et les « classes dangereuses »… que ces découpages soient effectués sur des bases sociales, religieuses, ethniques ou simplement politiques, soient formulés explicitement ou restent de l’implicite intervenant lourdement. Cette représentation vue du centre est à la base des processus d’exclusion politique et oriente nombre de politiques publiques [35]. Les pouvoirs syrien ou irakien ont systématiquement joué de la division de leurs sociétés, en favorisant, en particulier, le monde rural par rapport au monde urbain (rôle de l’Union générale des paysans en Syrie ou du monde rural dans l’Irak de Saddam après l’intifada de 1991). Dans le cas égyptien, l’encadrement corporatiste a eu, pour corollaire, la segmentation des demandes sociales en les contrôlant par là même [36]. Au Koweït, le jeu d’équilibre, à partir de la loi de la nationalité de 1959, entre Koweïtis de souche (asli, présents avant 1920 sur le territoire), « Koweïtis de seconde catégorie » (qui n’ont pas les mêmes droits, en particulier de vote) et « bidun » (sans papiers) permet la domination de la famille Sabah. En Arabie Saoudite, le jeu d’équilibre entre branches de la famille Sa’ud, apparentés et autres familles est tout aussi central. La monarchie hachémite se présente comme le creuset de la « famille jordanienne » (al-usra al-urdunniyya), composée de divers communautés ou groupes, Palestiniens, « tribus » du sud, urbains du nord, ruraux de la vallée du Jourdain, Chrétiens, Tcherkesses, etc., tout en manipulant ces clivages pour se positionner comme l’élément rassembleur.

9 La participation politique est recherchée (à un degré minimal) à certains moments clés – élections, référendums, dates anniversaires du régime –, mais, dans les longues périodes intermédiaires, la dépolitisation, l’apathie ou la « départicipation » sont la règle. Les mobilisations idéologiques – ou « moments d’enthousiasme » [37] –, qui ont pu être aux fondements de certains régimes, ont vite disparu. Cela explique, en Syrie ou en Irak, la mise à l’écart au profit des hiérarchies de l’État/ régime du parti Ba’th, devenu un pur instrument de cooptation sans pouvoir propre de décision. L’autoritarisme ne s’embarrasse pas de pureté idéologique [38]. D’où l’intérêt des régimes autoritaires pour le néo-corporatisme de représentation « neutre » d’intérêts, le profond conservatisme de ceux-ci – quel que soit leur degré de progressisme revendiqué – et leur aversion pour la réforme réelle. La « privatisation » des comportements politiques en est le corollaire, alimentée par la peur ou l’intimidation, venant en complément de la palette d’outils législatifs destinés à restreindre les affirmations sur la scène publique [39]. Les sociétés du monde arabe avaient pourtant fait l’apprentissage de la politisation. La « seconde ère libérale », qui coïncide avec la période de naissance du nationalisme arabe dans le premier tiers du 20e siècle, est aussi celle de l’extension géographique – au-delà du monde urbain – et sociale – au-delà des grandes notabilités urbaines – de la participation politique. Les sociétés du Golfe, certes de taille plus réduite, n’ont pas été en reste [40]. C’est bien à une régression que s’attachent les régimes autoritaires. Tous manifestent une préférence pour les représentants nommés et adoptent diverses techniques de cooptation d’élites sociales [41]. La participation non conventionnelle (manifestations, grèves, pétitions, occupations) des mouvements étudiants ou ouvriers, de gauche ou islamistes, est réprimée. La politique prend un sens spécifique : à la limite, ce type de régime nie toute politique au sens de décisions prises au nom d’un intérêt général public. Si la politique est une combinaison de « création » – la dimension artistique de la politique – et de « réponses » – la traduction politique des clivages sociaux [42] –, la politique est ici « démonétisée », vidée de sa substance. L’art politique, qui consiste à maintenir le sens de la « mise en commun » [43] par une « allocation autoritaire de valeurs » [44], qui reflètent des intérêts mais ne peuvent s’imposer à tous que légitimement, n’existe plus. La politique devient un jeu d’équilibre où le détenteur du pouvoir est constamment sur le fil du rasoir, mais peut persister au sommet sur la longue durée.

10 L’hypothèse avancée ici concernant la nature de l’autoritarisme ne conduit donc pas seulement à définir un cadre typologique englobant. Des distinctions s’opèrent entre les divers régimes autoritaires. Ce qui, finalement, différencie les régimes arabes, c’est plus l’intensité d’application des « principes » de l’autoritarisme ainsi compris – la subtilité avec laquelle la « polyarchie » est limitée, la possibilité ou non d’un pluralisme politique encadré –, que des « principes » différents, qui animeraient, par exemple, monarchies et républiques. Les typologies habituelles, qui opposent républiques « révolutionnaires » et monarchies « modernisatrices », montrent leurs limites dans cette perspective [45]. La forte persistance symbolique (et politique) dans la culture politique arabe de ces dichotomies, qui comptent parmi les « marqueurs lexicaux » du discours politique arabe, est en effet amendée par des pratiques concrètes souvent proches des monarchies et des républiques [46]. C’est bien également contre l’illusion des typologies classiques des régimes politiques que Camau et Geisser, à propos de la Tunisie, soulignent que le « syndrome autoritaire » est actualisé, au fil du temps, par des élites (gouvernementales et oppositionnelles) et prend une dynamique propre de construction de la domination d’une élite sur une société autour d’un projet de réforme par le haut, selon des modalités diverses suivant les époques (élite professionnalisée, réseau d’élites sectorielles) [47]. On peut alors distinguer des formes d’autoritarisme différentes et des évolutions (fermetures, régressions, voire libéralisations) au sein d’un même système.

Retour sur la notion de « développement politique »

11 Les ressorts politiques de l’autoritarisme sont au centre de la définition que nous avons utilisée, indépendamment d’autres dimensions (type de société ou d’économie, niveau de développement, terreau culturel, etc.). Si les limites des analyses des théoriciens du « développement politique » sont aujourd’hui admises, ceux-ci ont capturé un moment et un élément essentiel, la construction d’un centre politique et l’importance du facteur politique [48]. Des travaux ultérieurs ont montré combien les États ainsi créés ont été « importés », soulignant la difficulté de l’implantation de cette structure de gestion de la communauté politique qu’est l’État et sa généalogie occidentale [49]. Mais, comme le note l’historien Abdallah Laroui, si « l’État arabe a peu d’esprit, il dispose de beaucoup de muscle » [50]. Le retour sur ces dimensions permet de ne pas figer les autoritarismes dans une origine généalogique, leur moment fondateur, souvent un coup d’État. La longue durée au pouvoir des mêmes régimes ne s’explique pas seulement par leurs racines historiques, qui permettraient de repérer la base sociale d’un régime et les stratégies supposées la perpétuer. Les années 1950-1960 représentent ainsi une césure importante où se fait sentir l’effet de transformations sociales essentielles : l’expansion des systèmes d’éducation, le désir de promotion de nouvelles couches sociales et l’entrée massive de la new middle class dans les corps d’officiers [51]. Les analyses, en termes de classes sociales et de révolte de la « petite bourgeoisie » contre les notabilités urbaines qui dominaient les systèmes politiques en Syrie, Égypte ou en Irak jusque dans les années 1950, comportent une part de vérité. Mais les nouveaux pouvoirs n’ont pas été des « régimes petits-bourgeois », bien au contraire [52]. Le paradigme minoritaire a souvent été invoqué pour les cas syriens ou irakiens [53]. Les analyses en termes de revanche des Alaouites – minoritaires confessionnels ruraux fortement méprisés jusque dans les années 1960 – ont été convoquées pour la Syrie et trouvent justification au vu de la surreprésentation de cette minorité dans le système politique syrien actuel, mais elles ne sauraient suffire : seuls certains Alaouites ont accédé au cercle du pouvoir grâce au régime, d’ailleurs rejoints par des Sunnites ou des Chrétiens [54]. La domination des Sunnites (minoritaires) sur les structures de l’État irakien est un raccourci qui comporte une part de vérité, mais mérite des précisions similaires. D’autres déclinaisons présentent, dans d’autres cas, le monde bédouin/tribal comme la base sociale des régimes. Là encore, l’explication est courte. Le rôle des tribus relève, dans le cas jordanien, de la mythologie entretenue par la dynastie hachémite et ne représente plus le pilier de la monarchie qu’il a pu être par le passé [55]. L’alchimie qui est à la source du pouvoir saoudien – l’alliance entre une famille et un mouvement de réforme religieuse – naît dans un milieu sédentaire (certes, marqué par une mémoire tribale) et non dans le monde bédouin [56]. Les ‘asabiyyat ou les familles régnantes ne sauraient non plus tenir lieu de facteur explicatif univoque, car elles sont profondément instables et traversées de multiples rivalités segmentaires. Seul celui qui stabilise ce complexe de rivalités – par exemple, autour d’une règle de succession latérale par les frères, comme en Arabie Saoudite – ou celui qui recrée, autour de lui, le potentiel de « tradition inventée », qui est au fondement de ces groupes, peut parvenir à bénéficier de la force de la ’asabiyya[57]. On comprend alors l’importance des personnalités capables d’organiser un système autour d’elles. Le contrôle des positions étatiques et l’expansion de la place de l’État permettent ces jeux. C’est à la contextualisation de ces dimensions que s’attache la notion de développement politique.

12 Classes sociales, groupes minoritaires, tribus ou « ‘asabiyyat »… n’interviennent pas dans une forme de vide social, mais dans le cadre de profondes transformations des rapports entre États et sociétés [58]. Ils s’infusent dans l’appareil d’État et l’utilisent pour mener à bien des transformations, le renforçant, tout en se densifiant, dans un jeu d’influence réciproque où la cause et l’effet sont brouillés. À partir de là, ils acquièrent une prégnance politique. Un article influent de Jean Leca note que les modalités d’analyse convoquées sont trop souvent tributaires du modèle de la « société bourgeoise », celle des classes sociales, des mécanismes de représentation, de la construction démocratique, où les relations économiques et politiques sont « médiées par les liens de citoyenneté et représentées par les relations politiques dans l’espace public » [59]. Cela ne convient plus pour l’analyse des régimes examinés ici, où ces interactions sont contraintes par les impératifs politiques de survie du groupe au pouvoir et par la logique politique qui l’anime. Ainsi surgit ce modèle de l’État/régime, « qui apparaît comme séparé de sa société et extérieur à elle, tout en étant l’élément constitutif principal des rapports sociaux, en étant le rapport social » [60]. On atteint là le cœur de l’activité politique des autoritarismes, qui ont procédé à une véritable transformation des rapports entre l’État/régime et la société, l’État agissant comme un « aimant » social [61]. Hanna Batatu, auteur de synthèses magistrales sur l’Irak et la Syrie, souligne : « les conséquences les plus importantes des révolutions… ont été le développement énorme du rôle du gouvernement dans la vie des gens. L’impact de l’État sur la structure sociale ou, au moins, sa capacité à déterminer l’orientation du changement social, s’est accentué à travers son pouvoir de planificateur et sa plus grande influence dans la distribution du revenu national. De ce fait, ses fonctions dans les domaines économiques et sociaux ont augmenté » [62]. Ses analyses trouvent aussi application dans les États du Golfe, qui ont utilisé la rente pétrolière pour construire des appareils administratifs et des bureaucraties surdimensionnés, interprétés souvent à l’aune des modèles occidentaux des « États providence », mais prenant bien plutôt la forme d’« États patron » transformant leurs sociétés [63]. Les éléments contextuels, comme l’intense mobilisation militaire des sociétés proche-orientales autour du conflit israélo-arabe ou l’irruption de la rente pétrolière dans les sociétés du Golfe, entrent en résonance avec ces transformations et soutiennent leurs développements.

13 En se nourrissant de ces mutations, les régimes ont pu s’installer dans la longue durée, s’ancrer dans leurs sociétés et s’installer dans un mode de fonctionnement « normal » – certains préféreront dire « normalisé », au vieux sens soviétique du terme. Ces régimes sont capables d’une ingénierie sociale complexe qui leur permet de se maintenir, même si c’est en appauvrissant à long terme le pays par leurs politiques publiques ou en détruisant les éléments de communauté existants par jeu sur l’opposition entre groupes constitutifs d’une société [64]. Ils ont une dimension institutionnelle et ne sont pas de simples coquilles vides. La notion de développement politique permet de comprendre les « jonctions entre l’État et la société » [65], les relations d’allégeance politique, de patronage, de clientélisme, de légitimation qui se construisent, se modifient ou acquièrent une solidité. Les États autoritaires qui « patrouillent » leurs sociétés y induisent d’importantes transformations, dont les dimensions microsociologiques – le quotidien de l’autoritarisme – sont à relier aux dimensions macrosociologiques – la perpétuation du régime [66]. Une note de prudence s’impose en regard des considérations qui précèdent. Le lien entre les décisions politiques et les logiques de choix social n’est jamais clair et univoque, même si on peut le reconstruire (« tout se passe comme si… ») [67]. La plupart du temps, les régimes sont aveugles, la rationalité n’est pas leur mécanisme de décision, mais bien plutôt l’instinct (de survie) ou, à tout le moins, l’acceptable, le moins dangereux, ce qui donne une impression d’équilibrisme. Il ne s’agit pas de prêter à ces régimes une omnipotence qu’ils n’ont pas, le pouvoir autoritaire relevant, somme toute, de l’équation « weak state, weak society [État faible, société faible] » [68]. En effet, l’« autonomie » de l’État bureaucratique est un élément réel, source de sa centralité pratique et de ses capacités de transformations. Mais les résistances sociales, les capacités de survie, de réaction ou de parasitage, sont tout aussi indéniables, multiformes et bien présentes [69]. Les recompositions de l’autoritarisme depuis le début des années 1990 illustrent ces perspectives.

Adaptations et maintien de l’autoritarisme

14 Les systèmes politiques autoritaires du monde arabe font face, depuis les années 1990, comme les pouvoirs de même type dans d’autres régions du monde, à une crise et subissent une « grande transformation » de l’autoritarisme, aussi importante que celle décrite à travers cette expression par Karl Polanyi à propos des démocraties européennes au 20e siècle. L’autoritarisme subit d’intenses ébranlements dans la décennie 1990, qui se traduisent par des « transitions démocratiques » (la 3e vague de S. Huntington) dans certains cas, ou au moins par des questions posées (à l’intérieur comme à l’extérieur) sur l’illégitimité, les échecs et la nécessaire réforme de ces régimes, à l’heure des transformations internationales. Les régime arabes en ressentent les soubresauts et sont amenés à s’adapter. Trois dimensions seront privilégiées ici : l’ouverture politique, la réforme économique et le facteur extérieur. Aucune de ces contraintes n’est spécifique aux années 1990, mais elles acquièrent une prégnance nouvelle forte à l’heure où l’autoritarisme semble en recul dans d’autres zones.

Le maintien du contrôle politique : « élections » et autres « démocratisations »

15 Le monde arabe connaît, à partir du début de la décennie 1990, une relance généralisée de consultations électorales : en Jordanie (1989), au Liban (1992), au Koweït (1992), au Yémen réunifié (1993), sous l’Autorité palestinienne (1996), ou même en Syrie (1990) ou en Irak (1991) ; en Égypte, les scrutins ont lieu dans la continuité de ceux organisés après l’arrivée du président Mubarak, avec des degrés d’ouverture plus forts. Qui plus est, plusieurs États du Golfe (Oman, Arabie Saoudite) mettent sur pied des conseils consultatifs (majlis al-chura) à défaut d’instances législatives élues. Cette concomitance a pu laisser à penser que le monde arabe rejoignait les perspectives de démocratisation décrites pour d’autres aires culturelles. Après l’euphorie des premiers moments – tempérée par les observateurs les plus lucides –, le désenchantement s’est installé et a fait place au désintérêt. En fait, ces rendez-vous électoraux représentent moins une « avancée inexorable » de la démocratie semblable à celle décrite par Alexis de Tocqueville en son époque, que la modification des modalités de gouvernement, un « déplacement » de l’autoritarisme, qui peut être porteur d’éléments d’ouverture, mais ne saurait faire fi de quelques « fondamentaux » : la consolidation et la perpétuation des autoritarismes.

16 Cette hypothèse du changement des modes de domination part du constat que la relance des consultations électorales a lieu à des moments de crise aiguë des régimes. Elles sont organisées par des régimes qui cherchent à reprendre un souffle de vitalité, après plusieurs dizaines d’années d’épuisement et de stagnation, et subissent le choc de la « grande transformation » en cours. Le régime hachémite, en 1989, fait face à une crise dangereuse, qui prend sa source dans le mécontentement de la région sud du pays – berceau du recrutement de l’armée (sous-officiers, en particulier) et des forces de sécurité –, suite aux augmentations des prix des produits de première nécessité après la négociation (secrète) d’un plan d’ajustement structurel avec le FMI [70]. Le roi offre la démocratie – en fait, la reprise des élections parlementaires – en guise de sortie de crise, d’ailleurs contre les objections de nombre de ses conseillers et de l’establishment du royaume [71]. De même, au Yémen en 1993, les élections sont décidées pour départager deux parties – le Congrès général du peuple et les ex-Sudistes – qui ne parviennent pas à conclure le « pacte de transition » qui a mené à la réunification des deux Yémen en 1989, en particulier autour de la question de la fusion des forces armées. Les élections, loin de départager, par les urnes, ces deux parties, sont interprétées par celles-ci comme soutenant la légitimité de leurs prétentions respectives… et conduisent au déclenchement de la guerre civile en 1994. La Syrie fait figure d’archéo-dictature – d’ailleurs comparée en 1989 à la Roumanie de Ceaucescu par les graffitis muraux (« Chamescu ») –, quand le président Hafez al-Assad se décide à redonner un peu de lustre aux élections en permettant les candidatures dites « indépendantes » (un tiers des sièges leur est réservé). Le Conseil consultatif (majlis al-chura) nommé en Arabie Saoudite participe du « Zeitgeist » en cours, mais répond aussi, après la guerre du Golfe, à des contestations internes importantes, en particulier dans les milieux religieux et islamistes [72]. Dans un certain nombre de cas, les facteurs extérieurs ou régionaux sont déterminants, éclairant d’un jour nouveau le moment électoral. Sous l’Autorité palestinienne, en 1996, les élections prévues depuis plusieurs années sont décidées pour sortir des blocages du processus d’Oslo : la société palestinienne, active politiquement, est en attente d’institutions représentatives ; l’Autorité palestinienne venue de Tunis recherche une légitimité et un soutien au processus de paix ; Israël veut se rassurer sur la nature « démocratique » de la nouvelle entité en gestation, de même que les sponsors extérieurs de l’accord (États-Unis, Union européenne, FMI, Banque mondiale). Les modalités électorales sont directement négociées entre l’Autorité palestinienne en gestation et Israël, et permettent de relancer les négociations. Au Koweït, les pressions de l’ambassadeur américain sont fortes en 1992 pour le retour au parlementarisme, relayant celles des membres du parlement dissous en 1986 (pour la troisième fois depuis 1963) et de la chambre de Commerce et d’industrie de Koweït. Au Liban, en 1992, le compromis de l’après-Taëf est légitimé par la relance d’élections, précipitées par les Syriens, alors soumis à des pressions américaines fortes, un mois avant la date butoir prévue pour leur redéploiement. Elles permettent de faire une place aux proches des Syriens, chefs de milices devenus acteurs politiques ou aux affidés des parrains de Taëf. Préalablement, les Syriens ont fait signer un traité d’amitié et de coopération entre les deux pays. Ainsi, dans chacun des cas, il ne s’agit nullement de nier la réalité des ouvertures, mais d’en mettre en lumière les limites et de souligner combien les rapports de force ne sont pas bouleversés, mais reformulés par l’ouverture électorale, les interactions ne créant pas des « conjonctures critiques » [73], mais des déplacements de l’autoritarisme, qui ne sauraient se comprendre comme une « conversion » des dirigeants arabes à la démocratie, mais bien plutôt comme une tentative de relégitimer des régimes à bout de souffle [74]. Débutés dans ces circonstances particulières, les processus électoraux dans le monde arabe se poursuivent depuis lors.

17 Les élections ne sont pas utilisées comme instance de régulation afin d’assurer la rotation dans les positions centrales, mais ont des fonctions de légitimation externe (vis-à-vis des soutiens étrangers) et surtout internes, en permettant de renouveler, dans des systèmes politiques basés habituellement sur la départicipation politique, les rapports États/sociétés [75]. Les élections permettant aux régimes d’entrer en contact avec les exclus de la période antérieure ou avec de nouvelles forces sociales, comme les élites entrepreneuriales ou technocratiques montantes, voire avec des personnalités éminentes (prêcheurs, acteurs, personnages connus au plan intellectuel ou médiatique, chefs tribaux, etc.). Elles redonnent quelque brillant à des scènes publiques bien atones. La participation aux élections est immanquablement mise en avant par les régimes comme un indice de l’acceptation de leur emprise. Comme tout instrument, l’élection est « un instrument pour quelque chose », dont « la fonction de sélection » vise à « refléter » adroitement le corps électoral et à ajuster dimensions « qualitative » (le choix de l’élite) et « quantitative » (la participation du grand nombre) dans une « construction verticale du pouvoir » [76]. Ce caractère instrumental laisse des marges de manœuvre, même à des pouvoirs autoritaires. On oublie un peu rapidement que les modalités de l’élection sont des questions éminemment techniques : modes de scrutin, scrutin de liste ou non, nombre de tours, seuils minimaux pour l’obtention de sièges, découpage des circonscriptions électorales, durée de la campagne, conditions d’inscription ou de candidature, accès aux médias… ont des effets sur le résultat [77]. L’évaluation de l’élection doit aussi prendre en compte les conditions qui l’environnent – les conditions nécessaires de la « polyarchie » –, comme le contrôle de l’agenda, l’ouverture du processus, la clarté de l’information disponible sur le scrutin ou l’égalité du vote, qui ont une influence déterminante sur l’expression des préférences politiques et sans laquelle le vote perd son poids et sa dimension de choix. Le contrôle exercé sur la presse et plus généralement les médias est, par exemple, essentiel. L’autoritarisme peut ne plus agir par la censure ou les arrestations de journalistes, mais faire usage de modalités indirectes tout aussi efficaces (restriction de l’accès au papier ou aux imprimeries, privatisation du secteur de la presse donnant une impression de pluralisme, mais entre les mains d’une clientèle du régime aux fortes capacités d’investissement) [78].

18 La plupart des pouvoirs au Moyen-Orient qui jouent de l’instrument électoral ont pris au sérieux les élections [79] : le mode de scrutin majoritaire est souvent préféré, des seuils minimaux pour l’obtention de sièges prévus, les découpages électoraux soigneusement examinés (en regard de la capacité de mobilisation que détient l’opposition), les candidatures indépendantes favorisées, car permettant de raccrocher, par la suite, au parti gouvernemental des candidats – appelés « furtifs » en Égypte – qui n’auraient pas été élus en son nom, les arrangements entre candidats dans une circonscription ou entre circonscriptions fréquents. Les pouvoirs ne procèdent plus, comme dans les années 1960, par des bourrages d’urnes, des intimidations directes d’électeurs ou des déplacements dans les zones « risquées » d’unités de l’armée, qui votaient massivement pour le candidat officiel. Ils tentent d’exploiter les pesanteurs sociales ou les clivages de leurs sociétés : les allégeances tribales, claniques, ethniques, familiales, communautaires et minoritaires ou le poids des notabilités sont particulièrement mobilisés [80]. Bien entendu, les pouvoirs autoritaires faisant appel à ces pratiques électorales ne sont pas à l’abri d’une montée de la « volatilité électorale » ou s’exposent aux calculs de l’électeur « individualiste » ou stratège. Les résultats d’une relance d’un processus électoral peuvent créer la surprise – plus parmi les observateurs étrangers d’ailleurs –, comme en Jordanie en 1989, avec la montée des Frères musulmans et des islamistes indépendants [81]. De plus, si les pouvoirs sont suffisamment vigilants pour se méfier d’un scénario à l’algérienne, le cas jordanien montre que les modes de contrôle, qui ont longtemps fonctionné, peuvent trouver leurs limites par déplacement de clivages sociaux qui sont à la base des calculs électoraux. Ainsi, la modification de la base sociale des Frères musulmans jordaniens au cours des années 1990 – avec une composante palestinienne de plus en plus importante – change la nature de ce mouvement, qui était, sur la longue durée, un des principaux soutiens de la monarchie. Dans le contexte de l’exacerbation des affrontements dans les zones de l’Autorité palestinienne, ce courant ramène sur la scène politique jordanienne un problème refoulé depuis 1970, celui des Palestiniens. Mais, dans la plupart des cas, l’utilisation sciemment calculée du rapport du vote au monde social – l’importance de l’appartenance à des groupes sociaux et ses conséquences sur la mobilisation [82] –, l’offre politique tronquée ou maintenue insuffisante et l’usage du caractère déformant du système électoral permettent de limiter les « risques » de dérives (du point de vue des régimes). Les régimes peuvent être aussi gênés par la périodicité obligée des échéances électorales à laquelle conduit la relance de processus électoraux… mais ils savent s’en accommoder, comme le montre, par exemple, le report sine die pendant deux ans des législatives jordaniennes (2001-2003) sous prétexte de contexte régional tendu. La plupart des régimes arabes ont progressivement compris l’utilité de la transformation des modes de domination et d’une conversion à la « démocratie électorale » [83]. Cependant, ils n’ont eu de cesse de reprendre en main ces ouvertures. Ils décrivent alors un continuum, depuis les régimes qui jouent de cet instrument dans un risque calculé (Jordanie, Yémen, Autorité palestinienne, Koweït, Qatar, Bahrein), jusqu’à ceux qui en restent aux vieilles recettes unanimistes à peine rénovées (Syrie), en passant par ceux qui n’en font usage qu’avec circonspection, par peur de perdre le contrôle ou par incapacité (Égypte) [84]. Se met alors en place ce modèle des élections qui suscitent à intervalles réguliers des protestations et des boycotts massifs ou, en tout cas, le désenchantement électoral et l’abstention.

19 Ces analyses permettent de mettre en perspective les desserrements opérés par les régimes depuis les années 1990 en ce qui concerne les rapports entre exécutif et instances élues. Aucun gouvernement n’a été renversé par une assemblée nouvellement élue et l’effet de la pluralisation des scènes politiques par réintroduction de processus électoraux a été totalement déconnecté des problèmes de prise de décision, de réforme des institutions gouvernementales ou de libéralisation de l’économie [85]. Aucune véritable forme d’opposition n’a émergé et le discours alternatif, même s’il a été expressif, a plus souvent pris la forme d’une « opposition as support for the state » [86]. D’une part, les parlementaires ont souvent intériorisé la contrainte et préféré la fonction à l’aventurisme, donnant aux régimes d’autres cartes – tels l’appât de la réélection ou le jeu sur les rivalités au sein des familles pour concourir pour un poste électif – qui permettent le contrôle d’un parlement. D’autre part, les parlements n’ont pas conquis les moyens techniques pour exercer leurs fonctions au plein sens du terme : la présidence en revient au parti dominant ou gouvernemental ; leur travail n’est pas autonome par rapport à l’exécutif, car ils n’ont pas les ressources nécessaires pour mener à bien des projets législatifs pour lesquels l’exécutif a la primauté. L’opposition dans le monde arabe, sans nier le courage et l’authenticité de l’engagement de ses hérauts et au-delà des limites strictes placées par les régimes à l’activisme toléré, est également contrainte par ses faiblesses propres, organisationnelles ou en termes d’ancrage social. Certaines expériences d’ouverture sont allées très loin… jusqu’à des formes de contestation de l’exécutif, comme au Koweït – où existe un parlement particulièrement actif – et au Qatar – avec le programme d’extension de la liberté d’expression et d’élections municipales, puis législatives. Cela n’empêche pas la famille Al-Sabah (Koweït) de se réserver les leviers-clés ou les Khalifa (Qatar) de conserver le contrôle discrétionnaire sur les ressources fiscales essentielles, hors de portée du contrôle parlementaire. Il s’agit donc d’une rénovation de l’autoritarisme vers des dimensions plus institutionnelles. Il ne saurait s’agir d’une démocratisation de systèmes par amélioration de l’imputabilité (accountability) et de la responsabilité des gouvernants, mais plutôt d’une reformulation des instruments du contrôle par des régimes qui entendent garder leur emprise exclusive. L’autoritarisme a longtemps fonctionné dans un décharnement institutionnel. Désormais, il met en œuvre des institutions dotées d’une légitimité électorale, sur lesquelles il garde un contrôle strict, dont il limite les prérogatives ou qu’il contrebalance dans des équilibres institutionnels où la primauté de l’exécutif est maintenue. Chez ceux qui ne tentent pas les mécanismes électoraux, des instances nommées (majlis al-chura) « émanant » de la « société civile » jouent le même rôle [87]. Par corollaire, ces remarques permettent de souligner le dynamisme des autoritarismes : même si la prédation et la peur comptent parmi leurs principes constitutifs, ces pouvoirs sont capables de relever des défis. La longue durée de ces systèmes politiques en place depuis des dizaines d’années n’est pas à confondre avec une quelconque stabilité [88], mais s’explique par leur relative agilité et leur capacité de manipulation des ressources matérielles ou légitimatrices à des fins de prolongation de leur pouvoir. C’est l’incapacité à jouer de ces éléments qui peut mener à l’échec de certains de ces régimes, plus probablement que la mobilisation d’une opposition contre eux.

Réforme économique et ouvertures : le serpent de mer

20 La pression pour la réforme économique se fait forte depuis la décennie 1990. Le monde arabe a longtemps été protégé par son caractère stratégique, qui lui permettait de bénéficier de répits, et par la disponibilité dans cette région d’importantes rentes directes (pétrole) ou indirectes (aides ou prêts). Mais ces ressources sont devenues insuffisantes. L’endettement et le déficit budgétaire frappent jusqu’aux finances publiques saoudiennes. La réforme économique est à l’ordre du jour dans la plupart des pays depuis une vingtaine d’années, si ce n’est plus, en particulier avec la question de la restructuration d’un secteur public surdimensionné [89]. La globalisation exerce, depuis les années 1990, une pression accrue sur ces systèmes économiques, s’ils veulent bénéficier du nouveau régime de croissance par ouverture sur l’extérieur, dont elle est porteuse. Même les États pétroliers du Golfe connaissent désormais des problèmes considérables de chômage des diplômés et ne peuvent rester à l’écart. Tous les États arabes ont progressivement adopté des lois d’investissement favorisant leurs rapports avec l’extérieur. Mais les ouvertures économiques s’enlisent et le bilan est maigre. Le monde arabe s’est plutôt « dé-globalisé » depuis les années 1990, comme le montre sa moindre ouverture au commerce international et le faible développement relatif en son sein des moyens de communication modernes [90].

21 La réforme économique, par-delà les déclarations fanfaronnes annonçant des étapes « décisives », reste inachevée. On lui confère le statut de quasi-panacée, promettant de régler tous les défis économiques et sociaux, bien loin des lois et autres théorèmes d’impossibilités que nous enseignent les économistes. Les chiffres avancés par les régimes n’ont aucune signification et les analyses (macro-économiques) faites par les grandes institutions internationales pèchent par excès d’optimisme [91]. Les privatisations ont marqué le pas au Koweït, Qatar et en Arabie Saoudite. En Égypte, le mouvement relancé à partir de 1993 s’est essoufflé sous le poids de la complexité du tissu économique, l’exécutif ne manifestant pas un intérêt empressé à définir des règles claires. La privatisation en Jordanie a provoqué un chaos indescriptible qui n’a rien à envier à celui de l’Égypte. L’ouverture de l’économie syrienne a été bloquée, pendant la décennie 1990, par le poids du système et, même si elle compte aujourd’hui parmi les slogans favoris de « la nouvelle génération », elle reste dans les limbes. Dans tous les pays, la réforme n’est menée que dans des secteurs bien spécifiques : les services, la construction, le tourisme, les joint-ventures avec les investisseurs internationaux. Elle provoque dans le tissu économique autant de chaos que les blocages auxquels elle prétend répondre. La nature des élites entrepreneuriales éclaire concrètement cette impéritie des régimes. On a voulu voir dans les entrepreneurs un groupe de pression, voire un agent de réforme, en faisant fi de leurs origines spécifiques. Ils représentent plus des « démocrates contingents » [92] que des démocrates convaincus. La vieille classe entrepreneuriale active dans les années 1940-1950 – en Égypte, jusqu’au tournant socialiste du régime nassérien, en Irak ou en Syrie, jusqu’aux coups d’État ba’thistes – qui, à partir de ses propriétés terriennes, s’était lancée dans l’agroalimentaire ou l’industrialisation, a été laminée par les régimes. Les entrepreneurs actuellement en pointe ne sont pas, en général, leurs descendants, mais de nouvelles élites, celles qui ont appris à jouer des mêmes règles que le service public, pour obtenir devises, crédit, matières premières, parts de marché, reproduisant, à un niveau individuel, le « rent-seeking », qui permet, au niveau régional, le financement des régimes et alimente le « crony capitalism » (copinage) [93]. Dans le cas saoudien, le régime a marginalisé les puissantes familles entrepreneuriales, traditionnellement originaires de la province du Hijaz, qui dominaient l’économie dans les années 1940-1950, et a favorisé la montée d’une classe entrepreneuriale originaire du Nejd (le bastion originel du régime) [94]. L’État jordanien a aidé à la naissance – comme contrepoids d’un secteur privé traditionnellement palestinien – d’une classe entrepreneuriale transjordanienne, dont les liens avec le secteur public sont étroits. Il va sans dire que, dans le monde arabe, les chambres de commerce et autres associations issues des milieux économiques ne manifestent pas grand désir de faire pression sur des dirigeants ou des hauts bureaucrates à qui elles doivent beaucoup. Dans la plupart des cas, elles sont des instruments aux mains du régime pour faire avancer ses politiques économiques et ne sont pas à même d’influencer le processus de libéralisation économique [95]. Quand le tissu entrepreneurial acquiert quelque densité, la dichotomie entre quelques proches du régime, qui dominent par leurs activités, et le reste des entrepreneurs obère toute possibilité d’organisation autonome du secteur. Le blocage de la réforme et son caractère inachevé en découlent.

22 La réforme économique dans le monde arabe bute aussi sur deux écueils : une limite inférieure constituée par ses conséquences sociales pour les populations les plus faibles économiquement… et, surtout, pour une population nombreuse, occupant de basses fonctions dans les bureaucraties et, donc, composante de la base sociale des régimes ; une limite supérieure, constituée par le nécessaire maintien du contrôle du régime sur les ressources rares, source de sa domination politique [96]. L’immobilisme est alors la règle derrière les ouvertures affichées sur le plan économique. Il produit socialement de véritables effets générationnels qui font lourdement sentir leur poids. Ainsi, une jeune génération éduquée de détenteurs de PhD obtenus à l’étranger, au chômage, conteste dans tous les Léviathans autoritaires arabes les incapacités des régimes, les copinages pour l’obtention des postes. L’autoritarisme est incapable de créer des opportunités d’emploi pour ces cadres potentiels autres que dans un secteur public, désormais aux capacités d’absorption limitées [97]. La gestion sécuritaire de la contestation ne suffit plus désormais, devant ces effets générationnels issus des bouleversements démographiques et de la structure très spécifique des pyramides d’âge [98]. La génération du pétrole, née dans les années 1970, lasse des guerres, avait abandonné le nationalisme arabe et les grands projets utopiques, pour accepter des réformes en espérant augmenter son niveau de vie. La nouvelle génération des années 1990 étouffe désormais dans des systèmes politiques répressifs et des économies véritables « usines à chômeurs ». L’affaiblissement des solidarités familiales et claniques dans des sociétés marquées par l’urbanisation extrême affaiblit l’amortissement social du chômage sur une large échelle. Les mécanismes du « clanisme politique » (qabaliyya siyasiyya) ou de l’État providence autoritaire (« al-mansaf + al-saif ») [99], à la base de nombreux régimes du Golfe s’affadissent, créant des déclassés ou des désespérés, sans canaux d’expression, si ce n’est la violence ou la déviance [100]. Le développement de la violence depuis quelques années en Arabie Saoudite ou dans le sud de la Jordanie en est le symptôme [101]. La situation régionale et les interventions extérieures fournissent d’autres prétextes aux radicalisations.

« L’extérieur » comme ressource ou danger potentiel ?

23 Le facteur externe joue un rôle central au Moyen-Orient, région particulièrement sujette aux interférences extérieures. L’importance stratégique de la zone, la présence de réserves pétrolières considérables, la forte conflictualité régionale ont fourni un prétexte aux interventions des grandes puissances. Le fonctionnement du système régional en porte la marque : les dirigeants des autoritarismes du monde arabe se meuvent dans un jeu où s’imbriquent politiques domestique et internationale/régionale. L’appui sur l’extérieur proche (le cercle arabe et les controverses autour du nationalisme arabe) ou l’extérieur plus lointain (les grandes puissances) a représenté une ressource importante pour la consolidation des régimes autoritaires, amenant la légitimation de leurs rôles internes ou régionaux [102], soutiens régionaux ou internationaux et financements des régimes…, mais aussi facteurs de déstabilisation et interventions. La fin de la bipolarité fait sentir ses effets contrastés dans le monde arabe, apaisant certains conflits (conférence de Madrid), mais permettant à d’autres de se déclencher (invasion du Koweït). L’effondrement de l’URSS prive les États arabes, pour certains, d’un allié ou, au moins, d’une source de rentes stratégiques et de fourniture d’armements (Syrie, Irak), pour d’autres, d’un contrepoids à l’action américaine. Jusque là, un subtil jeu d’équilibre entre États-Unis et URSS était pratiqué très largement : n’avait-on pas vu l’émirat du Koweït en pleine « guerre de tankers » (août 1987) dans la phase terminale du conflit Iran-Irak utiliser la menace du repavillonnage de ses navires par les Soviétiques pour obtenir une protection américaine ? Les États « faibles » de la région sont cependant capables par la suite d’obtenir une marge de manœuvre politique ou un relâchement des contraintes économiques pour perpétuer leur domination, même dans leurs rapports inégaux avec les États-Unis : Égypte et Jordanie allègent les contraintes de leur fort endettement, pour la première avec son alignement diplomatique au moment de la guerre du Golfe et, pour la seconde, par son « accrochage au wagon » (bandwagoning) du processus de paix d’Oslo ; la Syrie, orpheline du soutien diplomatique et de l’aide militaire et économique soviétique, participe à la coalition anti-irakienne lors de la guerre du Golfe de 1991 [103].

24 Avec l’effondrement de l’Union soviétique et des démocraties populaires, les autoritarismes arabes subissent aussi les effets de contagion et de diffusion des idées de démocratisation [104]. Mais les conséquences en restent limitées, les autoritarismes prenant la mesure des changements, en particulier, par la relance de processus électoraux bientôt repris en main (cf. supra). Dans le contexte d’une présidence Clinton très active, promotrice d’une vision du Moyen-Orient comme « zone de paix » marquée par la démocratie et le marché (enlargement and engagement), une plus grande pression est envisagée par l’administration démocrate en faveur de la réforme de régimes dont le credo démocratique n’éblouit pas les décideurs américains et dont les échecs économiques – ou les budgets militaires – coûtent cher au contribuable américain. Les considérations géopolitiques ne masquent plus les problèmes derrière les impératifs dus aux alliances stratégiques de la guerre froide et les nécessités de récompenser les réalignements, comme dans le cas de l’Égypte en 1978. Pourtant, le « consensus de Washington » s’applique peu, dans les années 1990, au Moyen-Orient. Les Américains caressent bien, dans les premières années de l’administration Clinton, l’espoir de mener quelques régimes au dialogue avec leur opposition ou de promouvoir des réformes économiques et d’avancer une conditionnalité démocratique. Mais ces velléités sont vite abandonnées. D’une part, les régimes arabes jouent subtilement de la menace islamiste – et du « scénario algérien » – pour rallier les décideurs américains à leurs options sécuritaires [105]. D’autre part, les États-Unis préfèrent maintenir, dans la décennie 1990, les « pactes de stabilité » signés avec les élites autoritaires arabes depuis Camp-David I [106], l’obtention d’une stabilité régionale – seulement violée par l’Irak en août 1990 – se faisant au prix du maintien en place des systèmes, de la stagnation interne, voire du durcissement de la répression et de l’appauvrissement des classes moyennes et populaires.

25 Enfin, à partir des années 1990, les régimes arabes subissent de plein fouet les effets de la globalisation, « cette compression des distances au niveau du monde par émergence et densification de réseaux connectés, sociaux, environnementaux, économiques » [107]. La globalisation soutient l’émergence de nouvelles dimensions normatives qui contraignent ou, à tout le moins, compliquent l’action étatique : libéralisation économique, droits de l’homme, responsabilité des gouvernants [108]. Les régimes arabes ont repris la rhétorique du marché et de la démocratie, et le caractère stratégique de la zone leur a longtemps épargné les difficultés des ajustements nécessaires. Mais la globalisation fait le lit de l’interaction entre divers niveaux de gouvernance et de nouveaux types d’acteurs (transnationaux, identitaires), qui remettent en cause les dimensions traditionnelles d’organisation de l’ordre international, la souveraineté ou la territorialité [109], qui constituent aussi les barrières derrière lesquelles perdurent les autoritarismes. L’apparition de nouveaux acteurs transnationaux, qui peuvent avoir des liens avec l’extérieur dans des réseaux, pose un sérieux défi aux autoritarismes arabes. En effet, l’autoritarisme perdure dans le silence, loin des caméras et des micros, loin des activismes divers pour les droits de l’homme. C’est pourquoi notamment la floraison des ONG dans le monde arabe est un phénomène très préoccupant pour les pouvoirs arabes [110]. Les secteurs associatif, culturel ou charitable, jadis moins contrôlés par les États que le domaine politique proprement dit, font désormais l’objet d’attentions particulières, comme le montrent les lois sur les associations âprement discutées en Égypte ou sous l’Autorité palestinienne ou l’attention portée en Jordanie à la régulation étatique du secteur associatif [111]. Parallèlement, l’irruption des télévisions satellites (Al-Manar, Arab News Network ou Al-Jazira), le nouveau style de communication politique qu’elles imposent – en particulier, le débat contradictoire et polémique – et les thématiques qu’elles traitent – la dénonciation des excès de régimes, celle de la politique américaine en Irak, la solidarité avec l’intifada palestinienne, l’avenir de Jérusalem – introduisent un discours alternatif et corrosif. Ce dernier contredit les langues de bois des télévisions officielles, qui cherchent un difficile équilibre entre la déploration nécessaire, mais l’inaction habituelle, et l’impératif de maintenir les passions politiques de la « rue » calmes ou modérées. Mais, même à l’heure d’Internet et du satellite, les pouvoirs arabes ont encore les moyens (en particulier techniques) d’étouffer les accès autonomes de leurs sociétés à l’information.

26 L’élément externe le plus dangereux pour les régimes est l’évolution récente de la politique étrangère américaine. La stigmatisation de l’Irak comme « rogue state » par les États-Unis et l’unilatéralisme de leur politique irakienne dans la seconde moitié des années 1990 provoquent le mécontentement des opinions arabes sensibles aux conséquences sociales du maintien de l’embargo onusien et aux atteintes à la souveraineté d’un État arabe mis quasiment sous tutelle. Les régimes arabes, y compris les alliés les plus proches des États-Unis, finissent par se désolidariser de la position américaine [112]. La détérioration de la situation sur le terrain israélo-palestinien et l’échec progressif du processus d’Oslo à partir de la seconde moitié des années 1990 suscitent des récriminations régionales contre la position américaine, jugée trop proche d’Israël. Les alliances privilégiées de l’Égypte, de la Jordanie, des États du Conseil de coopération du Golfe avec les États-Unis, qui leur assurent une aide financière, militaire et parfois un véritable parapluie de protection, deviennent délicates à afficher dans ces conditions. Même si les régimes autoritaires ne connaissent pas de problème d’opinions au sens des « démocraties du public », ils ne sauraient s’aligner imprudemment sur les États-Unis à l’heure de la montée d’un anti-américanisme virulent dans des sociétés travaillées par un nationalisme arabe teinté d’islamisme ou, à tout le moins, sensibilisées à ce qu’elles perçoivent comme des injustices et des humiliations. Ces régimes se retrouvent placés dans une véritable situation schizophrénique pour les plus dépendants d’entre eux, comme les monarchies du Golfe, situation dont l’acuité devient de plus en plus intense à la fin de la décennie 1990. La réaction américaine après les attentats du 11 septembre accroît les grands écarts de ces régimes. La mise à l’index du monde arabe, le renversement du régime de Saddam Hussein et les projets américains de démocratisation (Middle East Partnership Initiative) ou de remodelage du Moyen-Orient (Greater Middle East) mettent dans l’embarras nombre de régimes. Ceux qui sont tentés par le refus des positions américaines, comme la Syrie, se voient rangés dans une catégorie proche de « l’axe du mal » et voués aux gémonies dans un rapport de force disproportionné. Les alliés proches des États-Unis, comme l’Égypte ou l’Arabie Saoudite, se voient régulièrement critiqués. L’installation de l’hyperpuissance américaine en Irak positionne désormais les États-Unis comme acteur régional et modifie l’environnement stratégique de la zone, déstabilisant fortement les régimes arabes. La marge de manœuvre des autoritarismes dans l’utilisation du facteur extérieur devient étroite.

Quel effritement de l’autoritarisme ?

27 Si les régimes autoritaires ont rassemblé des ressources suffisantes pour perdurer et s’ils ont manifesté quelque intelligence politique ou, à tout le moins, quelques lueurs de lucidité face aux évolutions, il ne saurait être question de nier les ornières dans lesquelles ils se sont placés. L’autoritarisme a un fort potentiel destructeur, la dégénérescence des structures politiques n’étant pas sans conséquences pour la société ainsi gouvernée [113].

Dégénérescence politique, renouvellements et « nouvelles générations »

28 Les impasses multiples rencontrées par les autoritarismes et diagnostiquées depuis longtemps [114] n’ont pas été corrigées. Les dirigeants ont pérennisé, à l’aide de divers artifices et par bricolage, des systèmes politiques qui, à l’image de l’Ancien Régime français décrit par Alexis de Tocqueville, ne sont aujourd’hui qu’une accumulation de mesures inachevées perdant toute substance. L’immobilisme est alors la règle. Les échecs s’accumulent et les apories du contrôle autoritaire se révèlent au grand jour. Les sources de légitimité des différents régimes s’amenuisent, même après les tentatives de régénération par l’ouverture électorale, ou devant l’enlisement de la réforme économique. Les opportunités extérieures ne sont pas toujours saisies à temps [115]. La montée du culte de la personnalité, affiché soit explicitement, soit implicitement à travers la place démesurée accordée aux faits et gestes du dirigeant dans la presse ou à la télévision, est un indice a contrario des blocages. Le vieillissement des dirigeants au sommet et celui des équipes qui les entourent ajoutent aux impasses et sont aussi le signe clinique de la crise des autoritarismes. Le numéro un peut quasiment disparaître, comme dans les systèmes syriens ou irakiens dans les années 1990, le leader devenant à la fois « virtuel » et omniprésent, dans une forme de dissociation entre « corps matériel » et « corps mystique » du chef (pour reprendre les catégories de Ernst Kantorowitz) [116]. Le régime saoudien est handicapé par l’état de santé déplorable du roi Fahd, qui, depuis 1995, n’a plus les capacités physiques pour gouverner et rappelle étrangement les « morts-vivants » à la tête de l’URSS (Brejnev, Tchernenko, Andropov) ou les dernières années de Deng Xiao Ping. L’état de santé de l’émir du Koweït ne facilite pas non plus les évolutions de cette société politique fort active, ce modèle se reproduisant dans nombre d’autres émirats du Golfe. Dans tous les cas, si la politique est affaire de sens [117], les régimes arabes montrent leur dégénérescence.

29 La transition dynastique en est le versant complémentaire. Nombre de régimes arabes entrent désormais dans une période de successions pour des raisons biologiques, à savoir l’âge avancé des dirigeants en place. Ces successions dessinent une dérive dynastique dans un certain nombre de républiques arabes – la Syrie l’illustre avec l’arrivée de Bachar al-Assad, mais des indices d’une même tendance sont diagnostiqués en Irak sous Saddam Hussein, en Égypte [118], au Yémen, en Libye – fortement dénoncée dans le débat intellectuel au moment de la succession en Syrie en juin 2000. Les changements de dernière minute de l’ordre de la succession en Jordanie soulignent également le caractère manipulatoire de ces dynastismes. La dérive dynastique, au sens où le fils succède au père dans une forme d’héritage du pouvoir, est le moyen le plus simple pour faire perdurer en l’état, à moindre frais, des systèmes très complexes. Moins que la constitution d’une dynastie politique à partir d’un réseau familial, elle dénote, en fait, une tendance au « sultanisme » [119], au sens où le dirigeant, avant sa disparition, définit et bâtit le choix unique pour la succession. Le président ou le roi est celui qui monopolise dans ses mains les flux (ressources, symboles légitimants, réseaux clientélistes) sources de pouvoir dans le système. Dans un tel cadre, il est plus aisé et moins risqué de transmettre héréditairement les rênes à sa descendance directe. Cette dérive est aussi le produit de la dégénérescence institutionnelle : l’absence d’institutionnalisation des rapports entre État et société ne permet pas de renouvellement du régime en prenant véritablement en compte les mutations sociales ou les élites émergentes (technocrates, entrepreneurs, etc.). La plupart des systèmes politiques arabes ont assuré un renouvellement générationnel au sein des cadres autoritaires, qui a nourri leurs nomenklaturas. De nouvelles générations se sont élevées au sein du système saoudien par l’armée ou l’administration [120]. Le régime égyptien a procédé à l’introduction régulière de nouveaux cadres, formés en économie, en finance, en management ou en ingénierie : les anciens de l’équipe Sadate ont été remplacés par ceux qui tenaient les postes situés juste en dessous d’eux dans les hiérarchies administratives. Mais l’autoritarisme produit au sommet la gérontocratie et la stagnation, qui bloquent les renouvellements. La cooptation de nouvelles élites technocratiques ne signifie pas ipso facto leur intégration aux couches dirigeantes. En Arabie Saoudite, le pouvoir va échoir, après le roi Fahd, à des septuagénaires ou des octogénaires (les fils d’Ibn Sa’ud). Or, la lignée des fils d’Ibn Sa’ud comporte suffisamment de membres pour bloquer la montée vers le pouvoir des petits-fils d’Ibn Sa’ud, désormais éligibles, depuis la Loi fondamentale de 1992, pour les fonctions suprêmes. Un blocage en résulte et le bon équilibre du système est alors en jeu.

30 La thématique de la « nouvelle génération (al-jil al-jadid) de dirigeants arabes » illustre d’autres contradictions. Elle connaît son heure de gloire à la fin des années 1990, depuis qu’un certain nombre de successions a permis l’arrivée de dirigeants jeunes (Syrie, Jordanie, Qatar, Bahrein, Maroc). Le changement du leadership prend la forme d’une transition générationnelle – l’arrivée de quadragénaires – plus que d’une transition politique au sens où l’entendent les « transitologues » [121]. Cette transition générationnelle est moins une réponse aux demandes d’ouvertures émanant des sociétés que, plus simplement, redevable à la disparition par vieillesse et maladie – ce qui constitue une nouveauté dans une région où le coup d’État a été une pratique fort répandue – de leaders arrivés en politique ou au pouvoir dans les années 1950-1960. Le renouvellement est absorbé par les contraintes de maintien du système, qui émoussent toute volonté réformatrice trop audacieuse [122]. L’utilisation de la notion de « nouvelle génération » dans le discours produit par les différents régimes conduit à s’interroger sur la fonction politique de cette thématique. Le concept de génération est historiquement souvent invoqué en période de crise, depuis Platon jusque dans les années 1920 ou 1930 chez Mannheim, Neuman ou Sorokin. L’objectif, dans le monde arabe, est de recréer, par la référence à l’âge dans le discours politique, une proximité entre dirigeant et gouvernés, que la représentation politique, même « modernisée » dans les années 1990, n’a pas réussi à refonder. La thématique des générations et de leur renouvellement amène l’idée d’une scansion qui transcende toutes les autres [123]. Dans le cas du monde arabe, elle permet de faire oublier toutes les dimensions d’exclusion politique qui étayent les régimes arabes, dans une nouvelle proximité « fusionnelle » par l’âge entre le dirigeant et « le peuple », dont une strate démographique majoritaire écrasante a moins de vingt-cinq ans et n’a connu qu’un seul dirigeant. Cette rhétorique représente le dernier espoir offert aux générations des années 1990, après ceux, déçus, de la démocratisation au début de la décennie [124]. Le désenchantement s’installe, là encore, vite : le temps est un élément essentiel pour une population jeune qui a pu avoir quelques espoirs, mais attend des mesures concrètes alors que les réalisations des nouveaux dirigeants se font attendre et que les réformes tangibles s’enlisent. Ces conclusions recoupent le constat opéré à partir d’une autre méthodologie par le panel d’experts arabes rédacteurs pour l’United Nations Development Program du Arab Human Development Report 2003.

31 L’éloignement entre États et sociétés s’en trouve fortement accentué. La déférence envers des régimes dont on se méfiait, mais qui, néanmoins, étaient acceptés pour leurs capacités redistributrices, disparaît. Le rapport État/société n’est plus une relation de légitimation, mais un pur rapport de manipulation et de peur réciproque entre deux secteurs qui s’éloignent progressivement et finissent par s’ignorer. La légitimation laisse place à des rituels d’accoutumance au régime et à des spectacles politiques – culte du leader « éponyme » ou répétition à l’infini des « réalisations » du régime, thématiques sur lesquelles la Syrie [125] et l’Arabie Saoudite montrent désormais d’étranges parallèles. De plus, ces régimes se sont départis de nombre de leurs fonctions économiques et sociales. Le thème de la « privatisation des États » est souvent évoqué pour décrire des logiques de « retranchement » ou de « désengagement » des États, opérées dans les années 1990 sous l’emprise de la rhétorique libérale ou sous pression extérieure des bailleurs de fonds [126]. Ces termes sont trompeurs s’ils sont utilisés dans le débat arabe, car ils font fi de la primauté de l’instance politique dans les mécanismes de gouvernement. Il ne s’agit pas de déplacements structurels de fonctions de l’État, mais d’expédients conjoncturels. Dans le raisonnement de l’économiste Albert Hirschman, l’idée de désengagement de l’État suppose l’existence de structures de marché où les acteurs peuvent s’organiser de manière privée face au retrait de l’État [127]. Dans le monde arabe, les abandons de l’État ne laissent pas place à des logiques de privatisation en ce sens, sauf pour la nomenklatura qui bénéficie de la privatisation sauvage des actifs publics. Mais ces retraits font place à des logiques de survie. Ainsi, dans le cas irakien sous Saddam Hussein, l’abandon par l’État de pans entiers du système de protection sanitaire et sociale ou du système éducatif – qu’on pouvait supposer provisoire, au vu de l’importance de la socialisation politique par l’école pour un régime autoritaire – laisse s’installer des logiques de solidarités familiales, claniques, communautaires, de quartiers ou d’associations locales. Les « stratégies de survie » dominent, chacun luttant pour nourrir sa famille, avant toute autre considération, autour de son groupe familial proche ou de solidarités micro-communautaires. L’autoritarisme survit à la crise en délaissant certaines fonctions, les sociétés ayant encore les capacités suffisantes pour absorber ces abandons par leurs bricolages quotidiens, sans recourir à la révolte et à l’émeute [128].

Les démocrates existent-ils ?

32 La question des implications politiques de ces évolutions se pose. Les sociétés arabes, même celles marquées par la mentalité rentière, ne sont pas totalement anesthésiées par les manipulations des autoritarismes. Des surfaces d’émergence, où un discours alternatif peut se cristalliser, persistent. Ce dernier peut être « perverti » par le populisme ou réprimé par les appareils autoritaires, mais il renaît de ses cendres ou maintient une lueur d’espoir et de lucidité dans des univers moroses [129]. Le théâtre ou la littérature illustrent ce potentiel de contestation, qui, par la dérision et la satire, dans des cadres précis, toujours à la limite – mais néanmoins qui autorise la publication et la diffusion et sait passer à travers les filets des censeurs –, entretient un esprit critique acerbe. La question de la structuration sociale de ce discours se pose alors. L’invocation de la notion de société civile est délicate et mérite quelques clarifications [130].

33 D’une part, la vision néo-tocquevilienne de la société civile comme profusion d’associations reste contestée [131]. L’effervescence sociale et associative peut aussi céder au populisme ou aux sirènes de l’extrémisme [132] ; les sociétés civiles arabes peuvent être intolérantes, pénétrées d’idées d’exclusion, « perverties » par l’autoritarisme. Guillermo O’Donnel, dans de fines analyses à partir de ses expériences au Brésil et en Argentine, montre que la société civile ne saurait être perçue comme une dynamique de simple résurrection des groupes sociaux dans les régimes autoritaires affaiblis. La société subit le poids du passé autoritaire, cette « remise à sa place de chacun » dans un silence contrit, cette « infantilisation », en présence de « kapos » sociaux… qui gênent l’émergence d’une « voix horizontale » [133], toutes analyses qui s’appliquent aux sociétés arabes et à leur complexe définition du privé et du public [134]. De plus, dans le contexte des blocages israélo-palestiniens et de l’occupation en Irak, le facteur exterme (en particulier le discours américain des quatre dernières années de promotion « active » d’une démocratisation du Moyen-Orient), peut se révéler paralysant, susciter méfiance et réflexes identitaires obsidionaux chez les porte-parole potentiels de la société civile et être source de contradictions extrêmes pour des intellectuels libéraux arabes qui n’entendent pas être perçus comme les marionnettes des projets américains. D’autre part, la société civile est plus complexe qu’une simple agrégation d’associations et suppose d’autres conditions, en particulier, des éléments de civilité. La société doit, en effet, se constituer politiquement – « la société politique » –, pour soutenir la démocratisation [135]. La recherche d’un langage politique commun, tout particulièrement dans des sociétés mosaïques comme celles de la Syrie ou de l’Irak, est un impératif qui suppose plus qu’un simple « pacte politique » entre acteurs, mais un véritable « pacte culturel » rarement atteint. La libération brutale des interdits peut déstabiliser une société par résurgence du communautarisme, au départ fruit de stratégies quotidiennes de survie, qui finit par devenir une clé de lecture des enjeux politiques [136]. La relation à l’État comme lieu légitime d’agrégation du social est essentielle : « La société civile n’est pas, ou pas seulement ni fondamentalement, un ensemble de groupes ou d’organes, mais un processus ou une forme d’organisation, qui fait du régime politique le lieu légitime du social » [137]. La dégénérescence des régimes politiques arabes ne favorise pas ce processus. Les analyses des transitions est-européennes nous enseignent que la recherche d’une « société (civile) contre l’État » – extrapolation du modèle polonais de Solidarno?? – n’est pas toujours le véritable point de départ des transitions politiques dans des régimes épuisés. Les analyses institutionnalistes de la chute du communisme, sans nier l’importance des mobilisations sociales, montrent la nécessité de « structures d’opportunités » qui permettent au discours alternatif de s’infuser au sein même des régimes, de les corroder ou de les parasiter [138]. Les régimes arabes ont, certes, intégré un certain nombre d’élites technocratiques bien formées et au fait des réalités occidentales, susceptibles de jouer ces jeux, mais qui, pour le moment, préfèrent se taire [139]. Enfin, à défaut de voir clairement émerger des « démocrates » et au vu des désillusions des années 1990, les observateurs se sont raccrochés aux perspectives d’émergence procédurale de la démocratie : des acteurs, même non-démocrates convaincus, peuvent fabriquer un jeu politique démocratique, par apprentissage ou accoutumance, voire « calculs », comme modalité de sortie d’impasses politiques abyssales [140]. Les analyses ont montré le caractère tautologique de ces raisonnements qui reposent in fine sur le postulat suivant : « Ainsi un pacte marche-t-il quand le système marche » [141]. De plus, les régimes ont montré leur capacité de récupération de ces processus. Enfin, dans le monde arabe, le discours sur la démocratie ou sur la société civile (al-mujtama’ al-madani) – par ses dimensions perfectionnistes, a-historiques, par sa revendication de pleine représentativité – est devenu « un fait politique » surdéterminé, dans des sociétés marquées par l’État hégémonique, et verse dans le populisme [142]. Son utilisation comme arme pour lutter contre les islamistes dénote une autre dérive [143].

34 Le débat sur l’islamisme s’inscrit dans ce contexte [144]. L’islamisme est, depuis le début des années 1980, un des principaux vecteurs de délégitimation des pouvoirs en place. La problématique dominante des années 1990 s’est concentrée autour de la question de la compatibilité entre islamisme et démocratie de manière très générale : elle a été déclinée sous de multiples formes, pour essayer de comprendre si les mouvements islamistes recherchaient la participation aux jeux électoraux en acceptant les principes démocratiques ou refusaient ceux-ci, que le refus soit direct ou fruit d’une stratégie de dissimulation pour prendre le pouvoir. Le problème de la violence islamiste (politique, contre les femmes ou les déviances sociales) a été âprement discuté. Au vu des développements qui précèdent, la référence au contexte démocratique pour développer des analyses semble un peu rapide : si les partis islamistes sont supposés non-démocrates, les régimes ne le sont pas, à coup sûr. Les mouvements islamistes se développent dans un cadre autoritaire, qui pèse très fortement sur les options et stratégies de ces mouvements [145]. À des degrés divers, en Égypte, Jordanie ou Yémen, les régimes ont opéré des ouvertures permettant l’accès limité des acteurs islamistes à la scène politique, se sont faits les chantres d’une ré-islamisation d’État [146] ou ont laissé quelques espaces institutionnels d’affirmation à l’islamisme (comme le montre le rôle de l’Académie de recherche islamique d’Al-Azhar dans la censure artistique en Égypte). Ils ont éliminé en parallèle les tendances violentes de l’islamisme politique [147]. Les mouvements islamistes ont, de plus, évolué au cours des années 1990 avec le rôle accru d’une jeune génération en leur sein. Si les mouvements islamistes constituent l’arlésienne de la démocratie (future), ils sont aussi l’arlésienne du régime autoritaire : un tel régime ne peut les considérer comme partie négligeable, mais leur montée en puissance déstabilise le système [148]. Les régimes n’ont nullement l’intention de laisser se développer des partis islamistes ayant une « fonction tribunicienne » (selon l’expression de Georges Lavau à propos du PCF) ou faisant le lit d’une démocratisation à partir de l’intégration de la contestation (à l’instar du modèle du communisme italien décrit par Sydney Tarrow). Ils ont accepté, dans les années 1990, que les mouvements islamistes développent une action caritative et sociale, voire associative – syndicats professionnels, organisations non-gouvernementales, campagnes contre la torture ou en faveur des droits de l’homme –, autorisant prosélytisme et patronage modéré. Parfois, les mouvements islamistes ont fait leur entrée dans certaines parties de la bureaucratie étatique (Jordanie) ou des instances judiciaires (Égypte). Mais leur potentiel politique, au sein des régimes autoritaires, reste limité [149]. La montée en puissance des mouvements islamistes est ainsi le fruit d’un équilibre entre les stratégies de grignotage par les acteurs islamistes d’un certain nombre de secteurs institutionnels (syndicats professionnels, aide sociale, cliniques, institutions culturelles, etc.) et les faiblesses de l’État, qui abandonne ces derniers (volontairement ou bien par manque d’effectivité et de légitimité, selon les analyses).

35 **

36 La sortie de l’autoritarisme est donc complexe [150]. Un régime autoritaire est capable de s’ancrer dans la longue durée et continue de peser, y compris après son effondrement. Les problèmes aujourd’hui rencontrés par les Américains en Irak illustrent concrètement les conséquences de l’autoritarisme. Certes, le pouvoir autoritaire peut s’effondrer rapidement, surtout dans un rapport de force disproportionné, comme en mars 2003. Comme l’écrit Cornelius Castoriadis dans un autre contexte, « on aboutit à une représentation du régime comme quelque chose d’à la fois très dur et très fragile […] à l’image du verre […] il s’agit de quelque chose d’extrêmement dur, rigide, tranchant et qui pourrait craquer brutalement à tout instant » [151]. Mais l’autoritarisme fonctionne aussi selon un binôme « weak state, weak society ». Le chaos, à l’issue de l’effondrement du régime irakien, est aussi le produit de la dégénérescence particulièrement avancée du système irakien, soumis à une dizaine d’années d’embargo et à la déstructuration d’une société soumise à des dizaines d’années d’autoritarisme. Les idéologues néo-conservateurs conseillés par leurs affidés opposants irakiens (le « Michigan bunch », comme les surnommait le général Jay Garner, premier administrateur civil américain), qui pensaient, à l’issue de la « libération de l’Irak », trouver un État irakien et une société civile, ne rencontrent que l’anarchie et le pillage. Le chaos ne permet pas le surgissement de la démocratie, même si les populations sont satisfaites d’être débarrassées de Saddam Hussein. Les allégeances micro-communautaires tribales, ethniques ou religieuses qui ont permis la survie de la société persistent. D’une part, les acteurs raisonnent politiquement en fonction des réalités passées dans un jeu à somme nulle et non en vertu d’une société politique à constituer : les Chi’ites, en fonction du pouvoir qu’ils n’ont jamais eu et que leur majorité numérique, ainsi que leur organisation politique leur permet d’envisager ; les Sunnites, en fonction du pouvoir qu’ils ont perdu ; les Kurdes, en fonction de celui qu’ils ont gagné depuis la quasi-autonomie du Kurdistan, protégé par une zone d’exclusion aérienne nord et qu’ils entendent conserver. Toute reconstruction institutionnelle est alors difficile. D’autre part, les rapports au sein de la société irakienne sont marqués par l’empreinte autoritaire et nombre d’éléments utilisés par Saddam Hussein pour perdurer au pouvoir (usage des tribus, mentalité rentière, dépendance vis-à-vis de l’État et de ses redistributions, absence de groupes intermédiaires) sont reproduits par l’administrateur américain Paul Bremer et ses affidés irakiens revenus de l’extérieur. La tâche de reconstruction de l’Irak (nation-building), sans parler des prétentions à l’édification d’un système démocratique, s’avère donc complexe. Le vertueux discours néo-conservateur américain, en vogue au Pentagone, montre alors ses limites [152].

Notes

  • [1]
    S. Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University Press, 1968 ; B. Moore Jr., Les origines sociales de la dictature et de la démocratie, Paris, La Découverte, 1969 ; S. Huntington, C. H. Moore (eds), Authoritarian Politics in Modern Societies, New York, Basic Books, 1970.
  • [2]
    Toute sociologie politique satisfait des conditions épistémologiques, mais est aussi portée par les intérêts de ceux qui peuvent y trouver validation de leur rôle potentiel. Cf. A. Przeworski, Democracy and the Market, Cambridge, Cambridge University Press, 1991, p. 54-66 et p. 96-97, et J. Leca, « La démocratie dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », dans G. Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates, Paris, Fayard, 1994, p. 36. Cet engouement pour la démocratisation accompagne les visions prospectives développées aux États-Unis sur le Moyen-Orient comme « zone de paix » (démocratique), à l’heure de la signature des accords d’Oslo (septembre 1993), des conférences économiques sur le Moyen-Orient et des perspectives de « New Middle East » de Shimon Pérès.
  • [3]
    Jean Leca note « qu’il n’est pas certain que ces questions soient actuellement celles qu’il convient de poser d’abord dans le monde arabe » (ibid., p. 38) ; Ghassan Salamé cherche à expliquer le « manque démocratique » du monde arabe (« Sur la causalité d’un manque : pourquoi le monde arabe n’est-il donc pas démocratique ? », Revue française de science politique, 41 (3), juin 1991, p. 307-341).
  • [4]
    Nous limiterons nos exemples « autoritairement » au Machreq, tout en notant que nombre de problématiques évoquées ici trouvent application au Maghreb. Le cas du Liban ne sera pas traité en tant que tel, mais la reconstruction du système libanais après les accords de Taëf (1989), avec la montée de l’armée, des services de sécurité, les nouvelles techniques de contrôle par l’exécutif sous l’influence syrienne, montre qu’il ne s’éloigne pas des problématiques développées ici.
  • [5]
    J. Linz, « Totalitarian and Authoritarian Regimes », dans F. Greenstein, N. Polsby (eds), The Handbook of Political Science, Readings, Addisons Wesley, 1975, p. 175-411 ; G. Hermet, « L’autoritarisme », dans M. Grawitz, J. Leca (dir.), Traité de science politique, Paris, PUF, 1985, p. 269-312. Les typologies des régimes ont évolué, mais, dans la seconde moitié du 20e siècle, elles se polarisent entre démocraties et totalitarismes. L’étude des régimes issus des décolonisations, puis des cas portugais et espagnol, conduit à l’utilisation de la notion d’autoritarisme. Mais Linz introduit à côté des régimes autoritaires, les régimes post-totalitaires, sultaniques, les démocraties raciales, etc.
  • [6]
    J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1951, p. 354-360.
  • [7]
    R. Dahl, Democracy and its Critics, New Haven, Yale University Press, 1989.
  • [8]
    La notion de régime politique peut être définie, en première approche, comme « quelque méthode régulière pour ordonner les rapports politiques » (D. Easton, A Systems Analysis of Political Life, Londres, John Wiley, 1964, chap. 12). Par conséquent, si « le gouvernement est le sommet de l’appareil d’État, le régime représente l’ensemble des routes qui y mènent, c’est-à-dire l’ensemble des modalités (prevailing patterns), pas nécessairement formalisées, qui établissent les voies de recrutement et d’accès à ces rôles » (G. O’Donnel, Modernization and Bureaucratic Authoritarianism, Berkeley, Institute of International Studies, 1973, p. 29). Or, cet ensemble de « routes » peut être largement « goudronné », « remembré » et élargi pour une « circulation » facile – métaphore qui correspondrait au modèle démocratique ou « polyarchique » –, mais aussi être entrecoupé de divers péages, contrôles et bifurcations, qui nourrissent l’exclusion ou l’accès différencié aux positions de pouvoir.
  • [9]
    « Il y a cette différence entre la nature du gouvernement et son principe ; que sa nature est ce qui le fait être tel ; et que son principe est ce qui le fait agir. L’une est la structure particulière, et l’autre les passions humaines qui le font mouvoir ».
    (Montesquieu, L’esprit des lois, III, 1)
  • [10]
    Ces régimes sont différents des régimes occidentaux que la science politique théorise habituellement. Tout régime politique, même le plus démocratique, comporte une dimension d’exclusion : une des définitions possibles du jeu politique consiste à identifier qui participe ou non. Mais cela n’est qu’un effet résultant, un « effet pervers » non désiré, un constat ex post qu’effectue l’analyse sociologique (appréhendant le « cens caché » ou les effets d’incompétence politique à la source de l’abstentionnisme) et n’est pas un effet voulu ex ante, comme dans le cas de l’autoritarisme.
  • [11]
    M. Hudson, « After the Cold War », The Middle East Journal, 45 (3), 1991, p. 407-426 ; C. M. Henry, R. Springborg, Globalization and the Politics of Development in the Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 99-133.
  • [12]
    Expression introduite par Ghassan Salamé, « Sur la causalité d’un manque… », art. cité, p. 319 et suiv. Dans la continuité de la première ère libérale (porteuse des idées de réforme de l’Empire Ottoman dans la seconde moitié du 19e siècle), la seconde ère libérale naît parmi les élites urbaines nationalistes. Cette ère libérale a aussi un volet économique : l’essor de la libre entreprise, des sociétés par action. Elle est affaiblie par les jeux politiques des puissances mandataires. Le coup de grâce lui est asséné par les régimes autoritaires.
  • [13]
    G. Salamé, « “Strong” and “Weak” States : A Qualified Return to Muqaddimah », dans G. Luciani (ed.), The Arab State, Londres, Routledge, 1990, p. 29-64 ; O. Carré, « À propos des vues néo-khaldouniennes sur quelques systèmes politiques arabes actuels », Arabica, 34, 1988, p. 368-387, et Ibn Khaldun, The Muqaddimah, New York, Bellington Foundation, 1958.
  • [14]
    M. Seurat, L’État de barbarie, Paris, Le Seuil, 1989 ; C. Tripp, A History of Iraq, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [15]
    J. Leca, Y. Schemeil, « Clientélisme et patrimonialisme dans le monde arabe », International Political Science Review, 4 (4), 1983, p. 455-494 ; L. Binder, In a Moment of Enthusiasm, Chicago, Chicago University Press, 1978.
  • [16]
    J. Waterbury, « An Attempt to Put Patrons and Clients in their Place », dans E. Gellner, J. Waterbury (eds), Patrons and Clients in Mediterranean Societies, Londres, Duckworth, 1977, p. 254-275, et J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, Princeton, Princeton University Press, 1983.
  • [17]
    Cf. N. Ayubi, Bureaucracy and Politics in Contemporary Egypt, Londres, Ithaca Press, 1980, et R. Springborg, Mubarak‘s Egypt, Boulder, Westview Press, 1989. R. Hinnebusch (Authoritarian Power and State Formation in Ba’thist Syria, Boulder, Westview Press, 1989, chap. 4) introduit une troisième conceptualisation du cœur central, en termes de groupes sociaux et de classes. La centralité des classes recouvre l’identité des ‘asabiyyat (et n’est pas un voile pour Hinnebusch), sous forme d’un mouvement social large permettant la prise du pouvoir (les minoritaires peuvent être à l’avant-garde des luttes sociales sans apparaître comme tels). Mais une fois arrivés au pouvoir, ces derniers peuvent être tentés d’exclure d’autres groupes.
  • [18]
    La lecture des multiples mémoires d’hommes politiques arabes actifs dans les années 1950-1960 montre qu’à une période florissante en débats, joutes politiques, politisation ouverte, succède une fermeture des scènes politiques et du débat partisan.
  • [19]
    N. Aruri, Jordan, A Study in Political Development, La Hague, Martinus Nijhof, 1972, et M. Wilson, King Abdullah, Britain and the Making of Jordan, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
  • [20]
    J. S. Ismael, Kuwait, Social Change in Historical Perspective, Syracuse, Syracuse University Press, 1982, et J. Crystall, Oil and Politics in the Gulf, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [21]
    A. Hammoudi, Master and Disciple, Chicago, Chicago University Press, 1997.
  • [22]
    G. Salamé, « Sur la causalité d’un manque… », art. cité.
  • [23]
    M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 23-24 et p. 95-99.
  • [24]
    M. Bratton, N. Van de Walle, Democratic Experiments in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [25]
    G. Sartori, « Totalitarian Model Mania and Learning from Error », Journal of Theoretical Politics, 5 (1), 1993, p. 5-22.
  • [26]
    G. Sartori, « Concept Misformation in Comparative Politics », American Political Science Review, 64 (4), 1970, p. 1033-53.
  • [27]
    C. M. Helms, The Cohesion of Saudi Arabia, Londres, Croom Helm, 1981, et M. Seurat, op. cit.
  • [28]
    A. Abd el Malek, Égypte, Société militaire, Paris, Le Seuil, 1968.
  • [29]
    G. Salamé, « Political Power and the Saudi State », dans B. Berberoglu (ed.), Power and Stability in the Middle East, Londres, Zed Books, 1989, p. 70-89 (reprise de Merip Reports, octobre 1980).
  • [30]
    Les Bédouins sont supposés moins actifs politiquement que les grandes familles marchandes, qui dominaient la pêche des perles, puis le commerce de longue distance, et revendiquaient une place politique (J. Crystall, Oil and Politics in the Gulf, op. cit.).
  • [31]
    Les ministères de l’Éducation, des Administrations locales, du Travail, de l’Industrie, des Affaires sociales, etc. servent aussi à parfaire, dans leurs secteurs respectifs, le contrôle social.
  • [32]
    M. Chatelus, Stratégies pour le Moyen-Orient, Paris, Calmann-Lévy, 1981 (1re éd. : 1975). Quand le secteur public n’est pas hégémonique, comme en Jordanie, le tissu réglementaire économique étatique est si dense qu’il enserre complètement l’activité économique dans son filet de contrôle.
  • [33]
    K. Al-Naqib, Al-Dawla Al-Tasallotiyya fi al-Machreq al-Arabi Al-Mu’aser [L’État autoritaire au Machreq arabe contemporain], Beyrouth, Centre d’Études de l’Unité Arabe, 1990.
  • [34]
    D. Collier, R. Collier, Shaping the Political Arena, Princeton, Princeton University Press, 1991, chap. 1. Jean Leca (« La démocratie dans le monde arabe… », cité, p. 38) définit l’incorporation comme « l’institutionnalisation des conflits portant sur la distribution des biens valorisés ».
  • [35]
    Les régimes dessinent de véritables cartographies de leurs sociétés vues du centre. Des corps électoraux sont divisés, par exemple, en deux segments (« ouvriers et paysans », « autres catégories sociales »), recevant chacun un quota spécifique de représentants… le monde rural traditionnellement quiétiste ou le prolétariat des entreprises d’État présentant de moindres dangers de volatilité des allégeances. Dans le cas jordanien, des représentations spécifiques sont octroyées aux minorités, aux Bédouins (dont la définition fait régulièrement l’objet de débats qui peuvent dénoncer de manière feutrée les manipulations du Palais) ou récemment aux femmes.
  • [36]
    J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, op. cit.
  • [37]
    L. Binder, In a Moment of Enthusiasm, op. cit.
  • [38]
    L. Weeden, Ambiguities of Domination, Chicago, Chicago University Press, 1999.
  • [39]
    A. O. Hirschman, Shifting Involvements, Private Interests and Public Action, Princeton, Princeton University Press, 1982.
  • [40]
    Le grand nombre d’essais en arabe parus dans les années 1990 sur la Péninsule arabique des années 1930-1940, tendant à montrer des sociétés très actives socialement et politiquement, a une valeur historique, mais s’inclut dans les débats contemporains des années 1990 (la recherche généalogique de « sociétés civiles » agissantes). Dans notre perspective, cela montre la disparition et l’écrasement de ces prémisses de « société civile » au Koweït, Bahrein, Qatar ou dans le Hijaz, province particulièrement active du royaume saoudien.
  • [41]
    Les élites sociales – chefs de tribus, notables urbains – préfèrent souvent cette stabilité prévisible à la remise en jeu de leur pouvoir dans un système ouvert, qui risque de les marginaliser au profit d’entrepreneurs politiques dotés d’autres ressources.
  • [42]
    J. Leca, Pour(quoi) la philosophie politique ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, p. 156-167.
  • [43]
    H. Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Le Seuil, 1995, et B. Crick, In Defense of Politics, Chicago, Chicago University Press, 1972.
  • [44]
    D. Easton, op. cit., chap. 7 et 9.
  • [45]
    Ce qui ne signifie pas, si on descend l’échelle d’abstraction, que les différents types de régimes ne s’appuient pas sur des modalités différentes de constitution de la communauté politique (state building et nation building). Les monarchies représentent ainsi un modèle spécifique de « développement politique ».
  • [46]
    Sur l’importance du fait de langage en politique : F. Bon, « Langage et politique », dans J. Leca, M. Grawitz (dir.), op. cit., p. 537-573. Ainsi se comprend le vif débat dans les cercles intellectuels arabes en juin-juillet 2000 lors de la succession en Syrie. Le grand journaliste Muhammad Hassanayn Haykal, ancien rédacteur en chef d’Al-Ahram, intellectuel et conseiller du Prince, après avoir rendu hommage « au grand leader arabe Hafez al-Assad », prend « une position de principe » (qidayya mubtada’) : le refus de « l’héritage du pouvoir » (tawrith al-sulta) dans une république. Pour lui, le « pouvoir républicain » ne se transmet pas. Ses institutions peuvent permettre à une personne de la famille du président de se présenter en fonction de ses qualités exceptionnelles et de les faire reconnaître par le suffrage populaire. Mais le cas syrien ne correspond pas à ces réquisits, selon lui. Bien entendu, le débat égyptien s’anime à l’heure où, quelques mois auparavant, le fils du président, Gamal Mubarak, a commencé à gravir les échelons du PND et à jouer un rôle politique.
  • [47]
    M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire, op. cit., p. 23-25.
  • [48]
    B. Badie, Le développement politique, Paris, Economica, 1994.
  • [49]
    B. Badie, Les deux États, Paris, Fayard, 1986, et B. Badie, L’État importé, Paris, Fayard, 1992.
  • [50]
    A. Laraoui, Mafhum al-Dawla [Le concept d’État], Casablanca, Dar Farabi, 1984, p. 124. Les capacités étatiques, dans la trajectoire occidentale, vont de pair avec le développement d’un « esprit de l’État », permettant l’articulation entre les concepts de liberté et d’État. Cf. A. Laraoui, Mafhum al-Hurriyya [Le concept de liberté], Beyrouth, Dar al-Tanwir lil Tabia wa al Nachar, 1981, en particulier son analyse de Hegel.
  • [51]
    M. Halpern, The Politics of Social Change in the Middle East and North Africa, Princeton, Princeton University Press, 1963.
  • [52]
    A. Richards, J. Waterbury, A Political Economy of the Middle East, Boulder, Westview Press, 1990, chap. 4.
  • [53]
    Y. Schemeil, « Les élites politiques au Proche-Orient », Revue française de science politique, 27 (6), novembre 1977, p. 537-573.
  • [54]
    É. Picard, « Critique de l’usage du concept d’ethnicité dans l’analyse des processus politiques dans le monde arabe », Études politiques du monde arabe, Le Caire, CEDEJ, 1991, p. 71-84, et É. Picard, « Y a-t-il un problème communautaire en Syrie », Maghreb-Machrek, 87, janvier 1980, p. 7-21.
  • [55]
    R. Bocco, « État et tribus bédouines en Jordanie », thèse de science politique, Institut d’études politiques de Paris, 1996.
  • [56]
    C. M. Helms, op. cit.
  • [57]
    Le cas du régime de Saddam Hussein, autour duquel s’était développée une véritable kremlinologie, qui suivait la montée de tel ou tel personnage, la disparition de tel autre, est emblématique. Un groupe familial, ou lié à Saddam Hussein, mène le pays et s’échange les postes politiques les plus élevés. Il n’est pas exempt de multiples rivalités que le président règle souvent dans le sang. Mais, chaque fois que les menaces extérieures se font plus nettes (en particulier, les initiatives américaines de soutien à l’opposition), le clan présidentiel se réunit à Tikrit et fait taire ses rivalités. Il s’agit pour celui qui veut le dominer de faire comprendre à chacun de ses membres qu’ils ont plus à perdre à se diviser et que, à l’image de la révolution de 1958 ou des débuts de propagation de l’intifada du Sud de l’Irak en 1991, les récriminations et les haines contenues se traduiront par un bain de sang dont ils seront victimes collectivement, sans discrimination.
  • [58]
    S. Heydemann (ed.), War, Institutions and Social Change in the Middle East, Berkeley, University of California Press, 2000 ; G. Luciani (ed.), op. cit. ; P. Evans, D. Rueshemeyer, T. Skockpol (eds), Bringing the State Back In, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
  • [59]
    J. Leca, « Social Structure and Political Stability : Comparative Evidence from the Algerian, Syrian, and Iraqi Cases », dans G. Luciani (ed.), ibid., p. 150-188.
  • [60]
    J. Leca, Y. Schemeil, « Clientélisme et néo-patrimonialisme dans le monde arabe », art. cité, p. 485.
  • [61]
    D. Rothchild, N. Chazan (eds), The Precarious Balance, State and Society in Africa, Boulder, Westview Press, 1988, chap. 1. Par exemple, dans le cas syrien, si l’on raisonne en termes de classes sociales, les transformations sur une quarantaine d’années sont radicales : la classe moyenne urbaine commerçante et artisane a été submergée par une nouvelle classe moyenne de cadres d’une fonction publique pléthorique ; la « bourgeoisie » entrepreneuriale d’avant 1963 a cédé la place à la « bourgeoisie d’État » et à la nomenklatura du régime ; la classe ouvrière urbaine en gestation a été engloutie par la masse d’ouvriers du secteur public, souvent d’origine rurale ; les paysans moyens sont devenus les cadres des unions villageoises ou des coopératives après l’expropriation des grands propriétaires terriens ; les petits paysans ont été encadrés dans des coopératives gouvernementales…
  • [62]
    H. Batatu, The Egyptian, Syrian and Iraqi Revolutions : Some Observations on Their Underlying Causes and Social Character, Washington, Georgetown University, 1984, p. 15.
  • [63]
    K. Al-Naqib, op. cit.
  • [64]
    M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986, p. 99-119.
  • [65]
    J. S. Migdal, A. Kohli, V. Schue (eds), State Power and Social Forces, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, chap. 1.
  • [66]
    Le mélange d’apathie, de cynisme, d’hypocrisie ou de passivité a une efficience politique et ne relève pas seulement du microsociologique (L. Pye, « Political Science and the Crisis of Authoritarianism », American Political Science Review, 84 (1), mars 1990, p. 3-19). Norbert Elias évoque, dans ses travaux sur l’État, la nécessité d’allier sociogenèse et psychogenèse dans l’analyse de la genèse des pouvoirs politiques. Cf. aussi les remarques de Jean Leca sur les rapports entre anthropologie et science politique, « Pour une analyse comparative des systèmes politiques méditerranéens », Revue française de science politique, 27 (4-5), août-octobre 1977, p. 557-581.
  • [67]
    J. Leca, Pour(quoi) la philosophie politique ?, op. cit., annexe I.
  • [68]
    Voir l’utilisation de cette notion par D. Stark, L. Bruszt, Post-Socialists Pathways, Cambridge, Cambridge University Press, 1997.
  • [69]
    Par corollaire, le caractère incomplet des « hegemons » au Koweït ou en Jordanie permet le développement d’une vie politique « démocratique » (scandée par des dissolutions du Parlement), la démocratisation servant de moyen de pacification (selon l’hypothèse de Ghassan Salamé, « La démocratie comme instrument de paix civile », dans G. Salamé (dir.), op. cit., p. 128-162).
  • [70]
    Les pressions américaines ou la conditionnalité démocratique associée aux prêts d’ajustement structurel du FMI sont inexistantes avant 1989 dans le cas jordanien du fait de l’importance stratégique du pays.
  • [71]
    L’ouverture électorale est accompagnée de mesures importantes de libéralisation de la vie politique du royaume : libérations de prisonniers politiques, levée de l’état d’urgence, autorisation des partis politiques…
  • [72]
    Ces analyses s’appliquent à deux autres cas dans la péninsule. Le nouveau régime qatari recherche une légitimité électorale, après son arrivée au pouvoir par coup d’État en 1995, en lançant des élections municipales en mars 1999 et en octroyant une Constitution en avril 2003. Le Bahrein, qui subit une violente crise politique dans les années 1990, procède de même : un « pacte de travail national » est promulgué en décembre 2000 ; une monarchie constitutionnelle est instaurée (la Constitution devant être promulguée dans les trois ans) ; des élections municipales, puis législatives (le Parlement a été dissous en 1975 et remplacé par une assemblée nommée) sont organisées respectivement en mai 2002 et octobre 2003.
  • [73]
    D. Collier, R. Collier, op. cit., et M. Dobry, op. cit.
  • [74]
    Le vote n’est pas un acte situé sur une échelle continue de participation politique (depuis l’intérêt pour la discussion politique, la participation à des réunions politiques jusqu’au vote et à l’activisme dans un parti) et ne représente pas l’acte valorisé d’un individu autonome citoyen. Il est un acte isolé de toutes les autres activités politiques (du fait de leur suppression pure et simple). Les taux d’abstention sont très importants. En Syrie, il est détourné dans des effervescences électorales, se traduisant par le marquage par l’électeur du bulletin de vote de son sang (en se piquant le doigt avec une aiguille) comme signe d’allégeance. L’expression utilisée sous Hafez al-Assad pour désigner les élections présidentielles ou lors du référendum d’intronisation de Bachar al-Assad, la grande allégeance – al-be’ya al-kubra – est symptomatique des fonctions assignées à l’acte de vote.
  • [75]
    G. Hermet, R. Rose, A. Rouquié (eds), Elections without Choice, Londres, Macmillan, 1978, et G. Sartori, The Theory of Democracy Revisited, Chatham, Chatham House, 1987, chap. 7.
  • [76]
    G. Sartori, ibid., p. 102-115.
  • [77]
    Celui qui écrit les règles institutionnelles favorise sa position ultérieure. Dans la plupart des régimes, les questions de technique électorale sont discutées et décidées au sein d’un groupe très restreint lié au monarque ou au président, très au fait des techniques électorales. Cf., pour l’exemple jordanien, M. Mufti, « Elite Bargains and the Onset of Political Liberalization in Jordan », Comparative Political Studies, 32 (1) février 1999, p. 100-129.
  • [78]
    R. Dahl, Democracy and its Critics, op. cit. Le monitoring électoral par les institutions internationales – étatiques ou non-gouvernementales – a plus relevé du « tourisme électoral » et a été très sélectif : il était présent au Koweït ou en Oman, mais ne s’est pas déplacé à Bahrein où les enjeux de réconciliation nationale étaient cruciaux. De plus, les « démocraties Potemkine » ont un long passé : les observateurs extérieurs ne restent que peu de temps sur place et se laissent facilement abuser par les apparences.
  • [79]
    Le contre-exemple est le FLN algérien, sûr de sa légitimité et donc de sa victoire, qui n’a pas cru bon écouter les mises en garde de ceux qui lui conseillaient de mieux étudier sa sociologie électorale en 1990-1991.
  • [80]
    Le choix des candidatures au sein du PND égyptien – même s’il est assez souvent empreint d’un profond désordre – ou celui des candidats proches du régime en Jordanie relève clairement de ces dimensions. Le PND n’a pas seulement aujourd’hui une fonction de parti gouvernemental (il est souvent fortement ébranlé lors des élections), mais constitue une machine de patronage importante, dont les élus locaux sont fortement sollicités, quelle que soit l’illégitimité initiale de leur élection. On retrouve là des mécanismes classiques de contrôle diagnostiqués par André Siegfried dans le contexte de la France du début du 20e siècle : « Le peuple solidement encadré entre le presbytère et le château donne un exemple parfait d’ordre dans la soumission et de respect dans la hiérarchie » (A. Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest, Paris, Armand Colin, 1913, p. 34).
  • [81]
    Mais les islamistes jordaniens ne gênent pas la politique étrangère du roi pendant la guerre du Golfe et participent au consensus au sein des élites politiques jordaniennes pour ne pas agiter la « rue » dans cette période de crise. Les mêmes accommodements entre le Palais et les Frères musulmans se produisent dans d’autres contextes régionaux tendus, après le déclenchement de la seconde intifada (2001) ou au moment de la guerre d’Irak (2003).
  • [82]
    En Jordanie, le changement de mode de scrutin décidé entre les élections de 1989 (autant de votes par électeur que de sièges à pourvoir dans sa circonscription) et celles de 1993 (un homme, une voix) a eu des conséquences importantes pour la composition du parlement en termes de retour des leaders notabiliaires traditionnels (car les électeurs votent « utile »). Arafat utilise l’ethno-localisme pour contrôler le parlement palestinien aux élections de 1996. Cf. J.-F. Legrain, Les Palestine du quotidien, Beyrouth, CERMOC, 1999. Au Liban, la loi électorale se décompose en quatre lois électorales, différentes, selon les zones, pour la taille des circonscriptions, en fonction de calculs politiques.
  • [83]
    Sur l’illusion électoraliste, cf. L. Diamond, « Thinking about Hybrid Regimes », Journal of Democracy, 13 (1), janvier 2002, p. 21-35.
  • [84]
    Avec l’argument tautologique classique que les régimes prennent le risque de se lancer dans l’aventure électorale en permettant un degré d’ouverture d’autant plus grand qu’ils se sentent assurés de gagner. Le problème est alors celui des conséquences réelles de ces processus. Ces derniers conduisent à un renouvellement de la classe politique en Jordanie. En Égypte, se dessine un modèle d’autoritarisme et de libéralisation à moitié vide. Une élite égyptienne peu aventurière autour du président Mubarak ne semble pas décidée à débloquer les contradictions. Ainsi, lors des élections législatives égyptiennes de septembre 2000, le régime, en difficulté suite au contrôle judiciaire enfin mis en place, a recours, à nouveau, à des pratiques d’intimidation et d’arrestation d’activistes pro-démocratiques.
  • [85]
    Le parlement jordanien est tenu à l’écart de la discussion des questions de politique étrangère, en particulier celles qui mènent à la signature de la paix avec Israël en 1994 ou du suivi de la politique irakienne du roi Hussein. Les questions essentielles de réforme économique ne passent pas par le parlement, mais sont décidées par le Palais.
  • [86]
    W. Zartman, « Opposition as Support for the State », dans G. Luciani (ed.), op. cit., p. 220-246. Sur la notion d’opposition, cf. les classiques de R. Dahl (ed.), Political Oppositions in Western Democracies, New Haven, Yale University Press, 1966 ; R. Dahl (ed.), Regimes and Oppositions, New Haven, Yale University Press, 1967 ; et les relectures du numéro spécial de la revue Government and Opposition (1997).
  • [87]
    Depuis les années 1990, tous les pouvoirs arabes ont remanié leur architecture constitutionnelle. Il ne s’agit pas de réorganiser le régime pour que « le pouvoir arrête le pouvoir », selon les modèles classiques (J. Elster, R. Slagstad (eds), Constitutionalism and Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; S. A. Arjomand, « Constitution and the Struggle for Political Development », Archives européennes de sociologie, 33 (2), 1992, p. 39-82), mais plutôt d’accroître le pouvoir de l’exécutif en renforçant ses structures et en les clarifiant.
  • [88]
    Au moins au sens rawlsien du terme, soit : « consensus par recoupement autour de principes de justice librement discutés ». La stabilité pour les régimes autoritaires n’est bien souvent que le consensus de quelques élites qui forment le noyau central du régime dans une forme d’équilibre fragile.
  • [89]
    E. Suleiman, J. Waterbury (eds), The Political Economy of Public Sector Reform and Privatization, Boulder, Westview Press, 1990.
  • [90]
    C. M. Henry, R. Springborg, op. cit., chap. 1-2.
  • [91]
    L’Égypte ou la Jordanie peuvent être présentées comme des succès par le FMI dans les années 1990 (FMI, Egypt, Beyond Stabilization, Toward a Dynamic Market Economy, Washington, FMI, 1996, et FMI, Jordan, Strategy for Adjustment and Growth, Washington, FMI, 1998), mais cela ne saurait faire oublier les blocages structurels rencontrés par les réformes. Les succès ainsi obtenus – en particulier, en Égypte – le sont par des mesures drastiques, au prix d’une diminution du degré d’ouverture à la mondialisation et de tarifs douaniers prohibitifs… sources de difficultés à moyen terme.
  • [92]
    E. Bellin, « Contingent Democrats », World Politics, 52 (1), janvier 2000, p. 175-205.
  • [93]
    Les entrepreneurs de l’infitah (munfatihun) égyptiens ont souvent été importateurs pour le secteur public avant de devenir des intermédiaires entre le public et les entreprises étrangères et de créer leurs propres entreprises (S. Said Imam, Man Yamlik Misr [Qui possède l’Égypte], Le Caire, Madbuli, 1985). Ils recherchent des profits rapides – investis hors du pays – et fonctionnent à partir d’entreprises familiales (Othman, Bahgat, Sawiri, etc.) dans l’agriculture, les services. Les cas syriens et irakiens sont encore plus caricaturaux, avec une forte présence des « créatures » du régime (le triumvirat Aidi, Nahhas, Attar en Syrie ; les entrepreneurs de la construction et les intermédiaires commerciaux en Irak). Cf. Y. Sadowski, Political Vegetables ? Businessmen and Bureaucrats in the Development of Egyptian Agriculture, Washington, Brookings Institution, 1991 ; V. Perthes, The Political Economy of Syria under Asad, Londres, I. B. Tauris, 1995 ; et I. Al-Khafaji, Al-Dawla wa al-Tatawwur al-Ra’smali fi al-Iraq [L’État et le développement capitalistique en Irak], Le Caire, UN University, 1983.
  • [94]
    Les chambres de commerce de Riyad et de Bureida sont, aujourd’hui, particulièrement actives, composées d’entrepreneurs liés au secteur public pour lequel ils ont précédemment travaillé. Les liens avec la famille royale pour l’obtention de facilités étatiques de crédit ou d’approvisionnement sont essentiels.
  • [95]
    La législation économique et le timing de son introduction sont faits par l’exécutif sans aucun input social ni auditions publiques ou consultations. Le désordre règne le plus souvent, favorisant le « crony capitalism ». Au Koweït, la Chambre de commerce, où sont fortement représentées les familles de souche (asil) marchandes, a acquis un rôle important à partir de 1982 (krach de Suq al-Manach), qui lui permet de faire du lobbying auprès des ministères. Mais son caractère très élitiste limite son poids social et ses capacités de mobilisation.
  • [96]
    Il n’est pas étonnant que les libéralisations, même les plus ambitieuses, ne touchent jamais le secteur bancaire (pourtant élément essentiel). Le contrôle du secteur bancaire est le cœur même des régimes, car il est le lieu de l’octroi du crédit, donc du patronage. Le cas syrien, depuis juin 2000, est exemplaire de ces apories, avec le report de la création de banques privées et l’utilisation de quelques banques libanaises soigneusement choisies pour assurer la connexion entre la Syrie et les circuits bancaires internationaux.
  • [97]
    L’entrée des diplômés du supérieur dans le secteur public, qui était une règle dans quasiment tous les systèmes, quelles que soient leurs orientations idéologiques, est aujourd’hui abandonnée. Elle a été remplacée par l’entrée par « relations » (wasta) dans ce secteur, assurant la reproduction de la nomenklatura et son renouvellement. Mais ce mode d’entrée ne profite pas au grand nombre.
  • [98]
    Cf. P. Fargues, Générations arabes, Paris, Fayard, 2000, et le constat du désormais très médiatique Arab Development Report 2002, New York, UNDP, 2002.
  • [99]
    K. Al-Naqib, op. cit.
  • [100]
    G. Kepel, Chronique d’une guerre d’Orient, Paris, Gallimard, 2002.
  • [101]
    La crise de légitimité du système jordanien n’est plus aujourd’hui « politique » (comme la diagnostiquait M. Hudson, Arab Politics, The Search for Legitimacy, New Haven, Yale University Press, 1977, p. 166-167, c’est-à-dire relative au caractère extérieur à la Transjordanie des Hachémites régnant, qui, plus est, sur une population majoritairement palestinienne), mais est désormais sociale. Le roi Hussein a réussi à se construire comme une figure politique nationale, ouvrant la voie à son fils Abdallah II pour une succession bien acceptée (comme l’aurait été, sans aucun doute, tout autre successeur hachémite du monarque). En revanche, la crise économique et sociale est devenue l’élément le plus dangereux pour le système. En Arabie Saoudite, sans surprise, les diplômés apportent leur soutien aux mouvements islamistes, qui contestent le pouvoir « corrompu » des Sa’ud au nom de l’islam et peuvent se reconnaître dans la thématique d’un Ben Laden. Dans un autre contexte, afin de souligner le caractère non exceptionnel du monde arabe, la classe moyenne russe, qui a porté Gorbatchev, puis les réformes de Eltsine, peut aujourd’hui céder aux sirènes du populisme xénophobe après son appauvrissement au cours de la décennie 1990.
  • [102]
    Les autoritarismes saoudiens ou syriens ont ainsi pu exercer leur hégémonie sans entrave sur leurs « arrières-cours » (Conseil de coopération du Golfe, Liban) et freiner les évolutions « démocratiques » de ces dernières.
  • [103]
    La Syrie subit des pressions américaines très fortes en 1991-1992, lorsque James Baker se déclare peu dupe de l’engagement syrien aux côtés des États-Unis dans la guerre du Golfe ou pendant la négociation syro-israélienne (1992-1999). Ces pressions externes sont gérées habilement par la diplomatie syrienne.
  • [104]
    L. Whitehead, The International Dimensions of Democratization, Oxford, Oxford University Press, 1996.
  • [105]
    Des officiels américains ont pris langue au cours des années 1990 avec des représentants de l’opposition égyptienne, en expliquant, au grand dam des autorités égyptiennes, qu’ils prenaient contact avec toutes les parties. Cette coupable faiblesse est assez vite interrompue.
  • [106]
    R. Leveau, « Après le 11 septembre, le monde arabe à la croisée des chemins », Politique étrangère, 4, octobre 2001, p. 765-809 ; cf. aussi M. Kerr, El Sayed Yassin (eds), Rich and Poor States in the Middle East, Boulder, Westview Press, 1982, et W. B. Quandt (ed.), The Middle East Ten Years After Camp David, Washington, Brookings Institution, 1988.
  • [107]
    D. Held, A. McGrew, The Global Transformations Reader, Cambridge, Polity, 2000, p. 3.
  • [108]
    B. Badie, « Le jeu triangulaire », dans P. Birnbaum (dir.), Sociologie du nationalisme, Paris, PUF, 1998, p. 447-462, et S. Sassen, Globalization and its Discontents, New York, New Press, 1998.
  • [109]
    B. Badie, Un monde sans souveraineté, Paris, Fayard, 1999.
  • [110]
    De manière significative, une réunion des ministres de l’Intérieur de la Ligue arabe, dont l’ordre du jour n’aurait pas dû être divulgué – mais est révélé par une indiscrétion du ministre libanais – a été consacrée en 1996 à ce thème. Pour le moment, la force des ONG arabes est également leur faiblesse : leurs liens avec l’extérieur accroissent leur visibilité, mais les coupent des réalités locales, car le contact avec le bailleur de fonds devient primordial, dans une forme de « rent seeking » (autour de la recherche de financements).
  • [111]
    Yasser Arafat a mis cinq années avant de signer la loi sur les ONG en 2000. L’accent formel mis sur les ONG qui foisonnent dans le monde arabe fait oublier, aux observateurs, l’importance du cadre législatif pesant dans lequel fonctionnent ces ONG et qui contraint fortement leur développement organisationnel ou leur autonomie financière.
  • [112]
    De nombreux États arabes reprennent des relations diplomatiques de niveaux divers avec l’Irak, signent des accords de libre-échange et permettent, en violation de l’embargo, des vols civils vers Bagdad au cours de l’été 2000. L’Irak est à nouveau invité aux réunions de la Ligue arabe.
  • [113]
    W. Zartman (ed.), Collapsed States, Boulder, Lynne Rienner, 1995.
  • [114]
    J. Waterbury, The Egypt of Nasser and Sadat, op. cit., et M. Hudson, Arab Politics…, op. cit.
  • [115]
    L’immobilisme paralyse ces régimes et ne leur permet pas de tirer profit de nombre d’opportunités. Par exemple, le caractère très fermé du régime irakien vis-à-vis de l’extérieur et l’atmosphère « bunker » qui y règne le conduisent à ne pas saisir des fenêtres d’opportunités diplomatiques, créées, par exemple, par les errements de la politique irakienne des États-Unis en 1999-2000, et à s’enfermer dans une logique de confrontation qui effraie ses voisins (comme l’Arabie Saoudite et même le Koweït), pourtant de mieux en mieux disposés à son égard.
  • [116]
    Les cinq dernières années d’Hafez al-Assad sont celles d’un leader qui, malade, ne recevait plus personne, n’intervenait plus en public, même à l’occasion des dates clés du régime, et vivait reclu dans son palais présidentiel, entouré de quelques proches assurant le filtrage de ses visites. La Syrie semblait comme suspendue à l’attente de son décès. Dans le cas irakien sous Saddam Hussein, le leader se dédouble devant les risques d’assassinat, se fait représenter par des « doubles » ou crée une mystique d’omniprésence du chef qui peut apparaître à tout moment dans les rues de Bagdad sans que personne ne sache s’il s’agit de Saddam ou d’un de ses sosies.
  • [117]
    C. Geertz, « The Politics of Meaning », dans The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973.
  • [118]
    En Égypte, une classe politique suffisamment large et l’armée freinent pour le moment les dérives dynastiques, qui ont cependant une réalité depuis la fin des années 1990, avec la montée en puissance au sein du système politique du fils du président Mubarak.
  • [119]
    H. E. Chehabi, J. Linz (eds), Sultanistic Regimes, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998.
  • [120]
    G. Salamé, « Political Power and the Saudi State », cité.
  • [121]
    J. Linz, A. Stepan, Problems of Democratic Transition and Consolidation, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1996.
  • [122]
    Les instances dirigeantes du parti Ba’th et de l’État sont encore tenues par les générations arrivées au pouvoir avec Hafez al-Assad ; la jeune génération a été propulsée dans le Ba’th, mais n’a pas encore pris le contrôle de ses instances exécutives. La campagne de « lutte contre la corruption » lancée par Bachar al-Assad a pour fonction de permettre quelques déblocages. Mais elle ne saurait s’appliquer imprudemment. De même, le roi Abdallah II de Jordanie continue de s’appuyer sur les hommes montés en grade avec son père.
  • [123]
    P. Favre, « De la question sociologique des générations et de la difficulté à la résoudre dans le cas de la France », dans J. Crête, P. Favre (dir.), Générations et politique, Paris, Economica, 1989, p. 283-311.
  • [124]
    Le discours syrien, par exemple, ne s’y trompe pas, qui met l’accent sur l’acculturation à la modernité de Bachar al-Assad, sa pratique des nouvelles technologies… Le même type de construction d’images est utilisé par Abdallah II en Jordanie.
  • [125]
    L. Weeden, op. cit.
  • [126]
    M. Grindle, Challenging the State, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
  • [127]
    A. O. Hirschman, op. cit.
  • [128]
    Comme le note Guillermo O’Donnel (Counterpoints, Selected Essays on Authoritarianism and Democratization, Notre Dame, Indiana, University of Notre Dame Press, 1999, p. 73-74), les « microcontextes du monde social, la texture de la vie quotidienne » ont directement à voir avec les « éléments macro de la politique », tel le maintien de l’autoritarisme.
  • [129]
    Si le régime syrien a fait face aux soubresauts géopolitiques du début des années 1990 avec succès, le bouillonnement de la société syrienne dans l’année qui suit le décès d’Hafez al-Assad est beaucoup plus dangereux, car produit des dynamiques internes. Sans autorisation à partir de la fin de l’été 2000 – une première en Syrie –, des clubs de réflexion (muntadayyat) animés par des intellectuels fleurissent dans tout le pays et commencent à discuter de sujets politiques, avant que le régime ne mette un terme à cette expérience un an après.
  • [130]
    La notion de « rue arabe » (al-chari’a al-arabi), qui fait florès, en particulier, dans sa perception comme force de « pression » sur les politiques des régimes arabes, n’est qu’une reformulation récente des utopies de la société civile, dans sa vision d’un peuple uni hors de l’État et contrepoids de celui-ci.
  • [131]
    Cf. le débat autour de R. Putnam, Making Democracy Work, Princeton, Princeton University Press, 1993.
  • [132]
    C’est au sein du milieu associatif politisé que le NSDAP a recruté et non pas parmi les chômeurs déclassés (S. Berman, « Civil Society and the Collapse of the Weimar Republic », World Politics, 49, avril 1997, p. 401-429).
  • [133]
    G. O’Donnel, Counterpoints, Selected Essays on Authoritarianism and Democratization, op. cit., p. 71-72. Cette notion de « voix horizontale », inspirée des travaux de A. O. Hirschman (Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, Havard University Press, 1970), exprime la capacité à s’adresser à d’autres au sein d’une société, condition nécessaire de la « voix verticale », interpellation des gouvernants (la voice au sens de Hirschman). La société civile véhicule des valeurs de respect et de tolérance (et son rapport à la religion est complexe). L’exemple égyptien montre que ces conditions ne sont pas réunies, avec les procès en hisba (ordre public islamique) et la persécution d’intellectuels (Farag Foda, assassiné, Nasr Abu Zeid… parmi bien d’autres). Les procès en Jordanie, intentés contre ceux accusés de participer à la normalisation (tatbi’a) des relations avec Israël, n’augurent pas d’une société civile tolérante. La première intifada palestinienne (1987-1990) a montré les capacités d’auto-organisation d’une contre-société palestinienne face à l’administration militaire israélienne et à ses collaborateurs. Mais elle a suscité nombre d’intolérances et de poursuites de la « déviance » sociale (alcool, homosexualité, autonomie de la femme, etc.).
  • [134]
    Dans le monde arabe, le public (qui s’oppose au privé) n’est pas seulement l’étatique, mais inclut aussi des dimensions (qui relèvent du choix individuel privé dans les sociétés occidentales) comme la famille, la sexualité, la conduite personnelle.
  • [135]
    E. Gellner, Conditions of Liberty, Londres, Hamish Hamilton, 1994, et J. Leca, « Ernest Gellner, un poppérien historiciste », Revue française de science politique, 47 (5), octobre 1997, p. 515-533. Cf. la différence chez J. Linz et A. Stepan (op. cit., p. 272), entre « la société civile éthique dans l’opposition » et « la société politique dans une démocratie consolidée ».
  • [136]
    Pour l’Algérie, cf. J. Leca, « Paradoxes de la démocratisation », Pouvoirs, 86, 1998, p. 7-28.
  • [137]
    J. Leca, « De la lumière sur la société civile », Critique internationale, 21, octobre 2003, p. 67.
  • [138]
    D. Stark, L. Bruszt, op. cit. La transition hongroise a été rendue possible par les liens entre une opposition modérée et de nombreux cadres du régime (en particulier, dans des positions technocratiques ou culturelles), ces derniers ayant abandonné le discours idéologique et ayant adopté d’autres normes, facilitant la mise en place de liens avec l’opposition.
  • [139]
    K. Al-Naqib (op. cit., p. 124-127), dans son travail sur les autoritarismes du Golfe, note que si l’État attire à lui des groupes (tribaux, familiaux), c’est que ces groupes conservent une force propre… et il espère voir cette dernière un jour tournée vers des évolutions démocratiques contre les régimes, la force persistante des ‘asabiyya créant de facto un pluralisme.
  • [140]
    D. Rustow, « Transitions to Democracy : Toward a Dynamic Model », Comparative Politics, 2, avril 1970, p. 337-363, et G. O’Donnel, Ph. C. Schmitter (eds), Transitions from Authoritarian Rule, Tentative Conclusions about Uncertain Democracies, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986.
  • [141]
    J. Leca, « La démocratisation dans le monde arabe… », cité, p. 42.
  • [142]
    A. Al-Azmeh, « Populisme contre démocratie », dans G. Salamé (dir.), op. cit., p. 233-252.
  • [143]
    Le débat arabe introduit une distinction entre la société civile ahli (civile au sens familial, primordial, communautaire, ce qui relève du suq, de la mosquée, de la famille) et la société madani (civile au sens de civique, ce qui relève des partis, associations, syndicats). Cette dichotomie est utilisée pour disqualifier les mouvements islamistes. Cf. aussi B. Ghaliun, Le malaise arabe, l’État contre la nation, Paris, La Découverte, 1991, p. 132-138.
  • [144]
    Le problème de l’islamisme justifierait d’un article à lui seul, donc sera abordé dans ce texte uniquement en rapport avec la problématique de l’autoritarisme.
  • [145]
    G. Kepel, Djihad, Paris, Gallimard, 2002 ; F. Burgat, L’islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995 ; et O. Roy, L’échec de l’islam politique, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [146]
    A. Al-Azmeh, Al-Ilmaniyya min Manzur Mukhtalif [La laïcité d’un point de vue différent], Beyrouth, Centre d’Études de l’Unité Arabe, 1992.
  • [147]
    Le courant islamiste s’est scindé. La majorité s’est réincluse sur les scènes politiques, une minorité se réfugiant dans une dérive meurtrière ou dans une fuite internationale avec d’autres « enfants perdus » de l’islamisme politique, qui se retrouvent dans des réseaux prospérant sur un ensemble d’« États effondrés » (ou de zones où l’autorité centrale est affaiblie), depuis le Kenya, la Somalie, le Yémen, jusqu’au Pakistan – Karachi – ou en Afghanistan, pour fournir les cadres d’Al-Qa’ida. Il s’agit là d’un phénomène non spécifique au monde arabe et déjà repérable dans la décomposition du mouvement de 1968, quelques reliquats (bande à Baader ou Armée rouge japonaise) se réfugiant dans le terrorisme international.
  • [148]
    L. Binder, Islamic Liberalism, Chicago, Chicago University Press, 1988.
  • [149]
    Ces dimensions institutionnelles limitées semblent exclure la répétition de scénarios soudanais ou pakistanais. Dans ces deux cas, les mouvements islamistes ont recruté des cadres au sein de l’armée, préparant ainsi leur montée au pouvoir.
  • [150]
    E. Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East », Comparative Politics, 36 (1), janvier 2004, p. 139-157. Cf. le constat antérieur de Guy Hermet, Les désenchantements de la liberté, Paris, Fayard, 1993.
  • [151]
    C. Castoriadis, « Le plus dur et le plus fragile des régimes » (Entretien), Esprit, mars 1982, p. 140-146.
  • [152]
    Je remercie vivement pour leurs relectures et leurs conseils sur une version intermédiaire de ce travail, Gilles Kepel, Jean Leca, Rémy Leveau et Élizabeth Picard, ainsi que, pour ses réactions, Guy Hermet.
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