Notes
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[1]
Pierre Lascoumes, Jean-Pierre Le Bourhis, « Le bien commun comme construit terri-torial », Politix, 42, 1998.
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[2]
La sociologie des organisations a montré que le jeu du pouvoir local limitait fortement l’application linéaire et verticale des décisions imposées par un centre, qui, du même coup, faisaient l’objet d’une négociation entre élites périphériques et représentants locaux de l’État. Cf. Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976. Un foisonnement d’études a également éclairé la marge d’autonomie des administrations publiques chargées d’appliquer les politiques publiques, notamment Renate Mayntz, « Les bureaucraties publiques et la mise en œuvre des politiques », Revue internationale de sciences sociales, 31 (4), 1979.
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[3]
Des recherches constatent l’augmentation des états dépressifs, de la consommation excessive de psychotropes et de la mortalité par suicide parmi la population générale.
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[4]
Il s’agit d’une recherche doctorale conduite de 1998 à 2002 dans le département de la Gironde. Le terrain d’investigation est délimité par 17 secteurs de psychiatrie générale. La population d’enquête comprend trois catégories d’acteurs : les autorités de tutelle (DDASS, DRASS, Agence régionale de l’hospitalisation), les professionnels (psychiatres, psychologues, assistantes sociales) et les gestionnaires d’établissements de soin publics ou privés. Deux foyers d’observation enrichissent le matériau empirique constitué de 126 entretiens : le premier dans un groupe de concertation d’une politique régionale de santé mentale, le second dans le conseil d’administration d’une association gérant des structures de soin.
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[5]
Circulaire n° 577 du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale.
-
[6]
Pierre Lascoumes, « Normes juridiques et politiques publiques », L’Année sociologique, 40, 1990, p 43-71.
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[7]
Ainsi sont sollicités les assistants de service social, les enseignants, les éducateurs spécialisés et les partenaires privilégiés des services psychiatriques.
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[8]
Pierre Joly, Prévention et soins des maladies mentales. Bilan et perspectives, Conseil économique et social, juillet 1997.
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[9]
Allocution de Bernard Kouchner, 9 mars 1998.
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[10]
Éric Piel, Jean-Luc Roelandt, « De la psychiatrie à la santé mentale », rapport remis en mars 2001.
-
[11]
Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction », L’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208.
-
[12]
Antoine Lazarus, Hélène Strohl, Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, DIV/ DIRMI, février 1995.
-
[13]
Les SROP sont des documents quinquennaux de planification régionale instaurés par la loi hospitalière du 31 juillet 1991. Ils déterminent, d’une part, la répartition géographique des équipements et des activités de soin pour permettre une satisfaction optimale des besoins de la population et, d’autre part, la mise en place d’objectifs prioritaires élaborés à partir d’une procédure de concertation. En Aquitaine, la première génération du SROP s’est écoulée (1995-2000) et la seconde a débuté en 2001.
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[14]
Institué par la loi du 29 juillet 1998 de la lutte contre les exclusions, le Programme régional pour l’accès à la prévention et aux soins (PRAPS) a pour objectif de mettre en réseau les champs sanitaire et social en vue de l’accès aux soins des personnes les plus démunies.
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[15]
Haut comité de la Santé publique, La souffrance psychique des adolescents et des jeunes adultes, mai 1999.
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[16]
La psychiatrie est marquée depuis son origine par une controverse d’école sur l’étiologie et le traitement approprié de la pathologie. Contrairement au schéma de causalité linéaire sous-jacent au modèle anatomo-clinique qui prévaut en médecine, le « fait psychiatrique » se singularise par différents niveaux d’interprétation. Deux grands modèles théoriques déclinent une pluralité de pratiques thérapeutiques. La première privilégie une approche neurobiologique, d’où une orientation pharmacologique du soin proche des autres spécialités médicales. À l’opposé, la seconde postule une double origine psychique et sociale du trouble mental et adhère en conséquence aux techniques de la psychothérapie. Si les psychiatres se réclament d’un modèle en particulier, leurs pratiques croisent des références variées.
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[17]
Entretien avec un psychiatre d’un centre hospitalier spécialisé.
-
[18]
Psychiatre exerçant en centre hospitalier spécialisé.
-
[19]
La circulaire du 24 juillet 1989 généralise l’introduction du PMSI dans tous les établissements d’hospitalisation publics et privés. Cependant, il n’est appliqué en psychiatrie qu’en 2002 du fait de la difficulté à formaliser des variables aptes à différencier les coûts générés par les pathologies. À partir de 1996, il n’est plus seulement un instrument de connaissance, mais devient un des critères de modulation budgétaire puisqu’il intervient désormais dans la péréquation régionale de l’enveloppe financière attribuée à l’hospitalisation publique.
-
[20]
La traduction peut être comprise comme l’interprétation d’une information dans un code différent. Elle se décline en quatre étapes : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement, la mobilisation des alliés (Michel Callon, art. cité).
-
[21]
L’hétérogénéité des savoirs relatifs à la maladie mentale complique la construction des diagnostics psychiatriques.
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[22]
Médecine-Chirurgie-Obstétrique.
-
[23]
Psychiatre exerçant en centre hospitalier spécialisé.
-
[24]
La file active représente la quantité d’actes de soins prodigués par un service ou un établissement.
-
[25]
Paul Pierson, « The Path to European Integration. A Historical Institutionalist Analysis », Comparative Political Studies, 29 (2), avril 1996, p. 123-163.
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[26]
Assistants socio-éducatifs, psychologues, animateurs, diététiciens, ergothérapeutes, psychomotriciens participent, avec les psychiatres, à la division du travail soignant.
-
[27]
On peut définir l’autonomie professionnelle par l’indépendance vis-à-vis d’un autre corps professionnel, le libre choix des méthodes d’intervention, la capacité de proposition, la liberté d’opposition, la reconnaissance des compétences professionnelles et d’une expertise technique, le respect du secret professionnel. Depuis un décret de 1993, les assistantes sociales de services psychiatriques ne sont plus sous la responsabilité technique du chef de service, mais sous celle du service social de l’établissement.
-
[28]
Assistante sociale exerçant en centre hospitalier spécialisé.
-
[29]
L’organisation de la psychiatrie publique repose sur le principe de la sectorisation. Placé sous la responsabilité technique d’un médecin-chef, chaque secteur est délimité par un espace géographique d’une moyenne de 70 000 habitants. Il est pourvu d’une équipe pluridisciplinaire comprenant des personnels soignants médicaux (psychiatres) et non-médicaux (infirmiers, aides-soignants), des psychologues et des travailleurs sociaux. Il dispose de structures de soin variées : hôpitaux de jour, centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP), appartements thérapeutiques et surtout des centres médico-psychologiques (CMP), pivots des secteurs psychiatriques.
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[30]
Il se compose de 35 membres : des cadres de la DRASS Aquitaine et des 5 DDASS de la région, des représentants du régime général de la sécurité sociale, des directeurs d’établissements psychiatriques publics ou privés, des psychiatres libéraux, des médecins généralistes, des infirmiers, des assistantes sociales, des présidents de commissions médicales d’établissements psychiatriques, des représentants des usagers.
-
[31]
Cette catégorisation des formes de la délibération politique s’effectue à partir des modes de relation entre savoir et pouvoir dans les processus décisionnels. La procédure dialogique vise à ouvrir le débat public au plus grand nombre possible de participants, ici les savoirs techniques côtoient les savoirs liés à l’expérience. À l’opposé, la procédure délégative relève d’un système de représentation plus traditionnel : la formulation des choix est déléguée à des spécialistes (Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001).
-
[32]
Directeur général d’un centre hospitalier spécialisé.
-
[33]
Nous faisons référence à ce que Jean-Pierre Gaudin appelle « la négociation surpersonnalisée », qui signifie la stabilisation des relations interpersonnelles dans les procédures de négociation contractuelle (J.-P. Gaudin, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 46).
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[34]
Sabine Saurruger montre que l’expertise peut être considérée par les pouvoirs publics comme un instrument permettant la réalisation de compromis dans des situations d’incertitude telles que les controverses (S. Saurruger, « L’expertise : un mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire », Revue française de science politique, 52 (4), 2002, p. 375-401).
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[35]
J’exprime ici tous mes remerciements à Olivier Costa, Christiane Restier-Melleray, Évelyne Ritaine, Andy Smith et Claude Sorbets pour leur relecture de cet article.
1 La montée progressive, ces dernières années, des politiques procédurales et territorialisées renouvelle le débat sur la mise en œuvre. Ces politiques, dont la consistance est définie par le bas [1], recomposent, en effet, cette phase opérationnelle du policy cycle. Deux éléments y introduisent une dynamique processuelle. En premier lieu, la mise en œuvre ne s’apparente plus à une activité d’exécution, certes soumise à des contingences politiques qui se nouent sur un territoire [2], mais consiste en une double étape de construction et d’incorporation de l’action publique. C’est dire si la distinction séquentielle de la conception et de la mise en application des politiques publiques ne résiste plus à l’analyse. En second lieu, cette fonction éminemment constitutive qu’endosse la mise en œuvre entraîne de surcroît une extension de la catégorie formelle des « metteurs en œuvre » : si elle comprend les acteurs politico-administratifs chargés de coordonner la territorialisation d’un cadrage général initié par des concepteurs, elle associe également les acteurs tiers (professionnels, associations, groupes d’intérêt) impliqués par le changement qu’induisent les principes directeurs de la politique.
2 Un tel décloisonnement de la phase de la mise en œuvre invite à examiner dans quelle mesure la dynamique processuelle peut produire des effets de dysfonctionnement dans l’implantation d’une politique. Plus généralement, il s’agit de s’interroger sur la capacité régulatrice de la double dimension procédurale et délibérative inhérente à l’action publique « modernisée » : est-ce que la procédure favorise pour autant l’emprise du changement, notamment en termes de réponse à un problème public ? Pour traiter ce questionnement, nous nous sommes focalisés sur la mise en œuvre de la politique de santé mentale en France. Une de ses propriétés est de s’organiser en politique territoriale mobilisant fortement les acteurs locaux. Comprise comme une réponse partiellement démédicalisée à la souffrance psychique, la politique de la santé mentale se caractérise par un énoncé relativement sous-déterminé qui n’est censé acquérir du sens qu’à l’épreuve de sa territorialisation. Aussi sa substance initiale se résume-t-elle à des déclarations d’intentions émises par les autorités sanitaires. Autrement dit, la santé mentale est une dénomination universelle – la promotion du bien-être psychique – génératrice d’appropriations subjectives. La définition de lignes d’action opérationnelles est âprement conditionnée par les acteurs parties prenantes de sa mise en forme locale.
3 Cet article propose de comprendre les résistances et les crispations auxquelles se heurte la mise en œuvre de la politique de santé mentale. Il tente de montrer que le travail de constitution de l’intervention publique, laissé aux mains des professionnels dispensateurs de soins et de services de santé mentale, est largement affecté par des facteurs institutionnels, organisationnels ou cognitifs. Au point que les metteurs en œuvre ne s’approprient pas la santé mentale comme un référent d’action de leur pratique. À défaut d’un travail d’appropriation, l’action publique est appréhendée comme une simple adhésion de principe à une norme exogène, ce qui obère manifestement sa mise en application. Ce mécanisme résulte de la divergence du sens attendu par les initiateurs de la politique de santé mentale et du sens qu’en retiennent les metteurs en œuvre. Finalement, cette distorsion conduit à un faible impact de la politique : les besoins en matière de souffrance psychique attestés par des indicateurs préoccupants [3] n’engagent pas, dans les faits, la création de dispositifs de prise en charge spécifiques. Au mieux, la politique de santé mentale ne fait l’objet que d’un usage rhétorique dans le contenu de programmes d’action variés.
4 Privilégiant une démarche empirique qualitative, notre analyse repose sur un matériau riche fondé sur des entretiens réalisés auprès d’acteurs chargés d’appliquer la politique de santé mentale, soit les intervenants du dispositif psychiatrique [4]. Compte tenu de l’organisation départementale de l’offre de soin, l’investigation a été circonscrite au département de la Gironde. Le caractère fortement localisé de la démarche a permis une observation très approfondie de la production de sens que l’institution psychiatrique déploie vis-à-vis de la norme de la santé mentale. Il va sans dire que le choix de centrer l’enquête sur un terrain microscopique pose la question de la généralisation des résultats. Le département de la Gironde n’est pas un archétype de la mise en œuvre défaillante de la politique de santé mentale, mais, cependant, il est assez représentatif des difficultés que le dispositif psychiatrique éprouve face aux recompositions qui le traversent.
La santé mentale : une catégorie d’action publique sous-déterminée
5 L’analyse de la carrière dans la sphère gouvernementale de la santé mentale en tant que problème public pointe deux éléments susceptibles de conduire à une mise en œuvre problématique et contrastée. La désectorialisation de l’action publique tend à produire une conceptualisation opaque de l’objet « santé mentale » : la construction du sens de la politique s’apparente à une juxtaposition de contenus additionnels imposés par les différents « propriétaires » du problème. Or, ce flottement définitionnel empêche la circonscription claire du champ d’action légitime de la santé mentale. La mise en œuvre se heurte à la réticence des professionnels à se mobiliser autour d’un projet d’action publique partiellement défini.
Un espace d’action inoccupé
6 L’inscription du problème de la santé mentale sur l’agenda politique est initiée par un acteur gouvernemental : la Direction générale de la santé (DGS) détient une position éminente, tant dans la conceptualisation de ce nouvel enjeu d’action publique que dans son acheminement dans les différentes sphères décisionnelles étatiques. La notion de santé mentale s’énonce pour la première fois en 1990 dans une circulaire ministérielle régissant l’offre de soin psychiatrique. Consacrant le passage d’une logique réparatrice à une logique de prévention, le texte réglementaire substitue une approche du soin centrée sur la pathologie à une conception « dynamique » et « positive » de la santé, empreinte d’un souci de promotion de la santé mentale. Une série d’indicateurs justifie la priorité accordée à la santé mentale : « La santé mentale est, en matière de santé publique, une préoccupation majeure. Des indicateurs tels que les motifs de consultation ou les pathologies rencontrées dans l’ensemble du dispositif de soins, les causes d’invalidité ou de handicap ou encore la consommation médicamenteuse situent les troubles mentaux dans les premiers rangs. Les observations montrent que d’importants besoins de santé mentale restent mal couverts, notamment chez les jeunes enfants, adolescents, personnes âgées » [5]. L’accent est mis sur l’apparition d’une demande de soin liée à la souffrance psychique. Au motif du coût collectif engendré par ces troubles, l’auteur de la circulaire préconise une politique de prévention. La santé mentale est un nouveau répertoire d’action dont l’ingéniosité institutionnelle réside dans la volonté de conjuguer au sein d’une même politique une double action, sanitaire et sociale. Si la circulaire désigne l’institution psychiatrique comme l’acteur pivot d’une politique de promotion de la santé mentale, elle confère néanmoins des « identités d’action » [6] qui font de la santé mentale un objet d’action publique transversal mettant aux prises divers dispositifs sectoriels [7]. Cette transversalité nécessite d’orienter significativement les registres d’action vers la coopération entre des secteurs administrativement étanches.
7 La circulaire du 14 mars 1990 ouvre ainsi un champ d’intervention et de compétences destiné au traitement d’une demande atypique aux confins du sanitaire et du social. La souffrance psychique représente un espace d’intervention jusque-là non expérimenté. Dans la mesure où elle n’est considérée ni comme une catégorie clinique ni comme un problème social, elle ne suscite pas l’engagement des secteurs sanitaire et du travail social. Mais si la circulaire expose un cadre d’action, elle reste pour le moins allusive quant à la définition des critères discriminants d’un état de santé mentale et de ses facteurs de développement. Cette signification flottante, qui ne permet pas de cibler concrètement l’objet d’une action publique préventive, appelle un travail de spécification.
8 Deux rapports d’expertise vont y contribuer. Le Haut comité de la santé publique (HCSP) érige la santé mentale comme une priorité de santé publique dans son rapport sur l’état de santé des Français en 1994. L’importance de la prévalence de la dépression dans la population, attestée par plusieurs enquêtes, est mise en avant. La mortalité par suicide figure également comme une priorité qui motive un objectif de détection des états dépressifs dans la population générale. Mais c’est le rapport du Conseil économique et social, « Prévention et soins des maladies mentales », de juillet 1997 [8], qui jouera un rôle manifeste dans la carrière du problème de la santé mentale dans l’espace public. Le point névralgique du rapport repose sur la dénonciation de l’inadaptation du dispositif psychiatrique aux objectifs d’une politique de santé mentale. Il note « qu’il n’existe pas, en France, de politique de santé mentale, comme un élément de santé publique (déficit du système d’observation et de recherche, absence de réponse à des problématiques ciblées comme les questions de l’adolescence, de la prévention, de la dépression ou de l’exclusion) ». L’affirmation de la désuétude de la dichotomie maladie mentale/trouble psychologique sert d’argument pour orienter le débat vers la santé mentale plutôt que la maladie mentale. Le trouble psychologique est considéré dans une triple dimension biologique, psychique et sociale, chacune de ses trois composantes étant difficilement dissociable.
9 La spécification ne relève pas exclusivement de la capacité d’expertise des autorités sanitaires, mais engage aussi un acteur politique qui accompagne la diffusion du problème de la santé mentale auprès de publics attentifs tels que les intervenants du soin psychiatrique. Le discours du secrétaire d’État à la Santé, Bernard Kouchner, lors des troisièmes rencontres de la psychiatrie, le 9 mars 1998, consolide les « identités d’action » fondatrices d’une politique de santé mentale. Celle-ci est assortie d’une ambition universelle, car elle englobe de nombreux domaines de l’action de l’État (éducation, emploi, environnement). Cette dimension transversale est rendue possible par la volonté de l’acteur politique d’extraire la souffrance psychique de l’orbite médicale et même du champ sanitaire pour l’appréhender comme un problème de société : « On ne peut pas demander à la médecine de prendre en charge toutes les pathologies sociales. On ne peut pas tout médicaliser, sauf à reconnaître la démission des institutions, des corps sociaux et de leurs représentants devant les problèmes de société, […] la réponse doit être politique avant d’être psychiatrique » [9]. La démédicalisation de la santé mentale est donc conçue comme la mise en synergie d’une multitude de domaines d’intervention dans une démarche de réhabilitation du lien social (politique éducative, politique de l’emploi, cadre de vie). Cette première phase de formulation offre à la santé mentale, qui n’était jusqu’alors qu’un concept juridique, un statut de norme d’action publique qui l’inscrit dans les missions de la DGS. Dès lors, les pouvoirs publics sanitaires entreprennent une démarche de sensibilisation auprès de l’opinion publique. La problématique de la santé mentale est choisie comme une des principales thématiques des états généraux de la santé 2000. Le débat révèle des arguments évocateurs : « Aucun d’entre nous n’échappe, sa vie durant, au questionnement sur sa propre vie psychique, sur sa santé mentale, à la crainte de perdre la tête, à l’angoisse, à l’anxiété, à la déprime… Il existe une réelle demande d’écoute et de prise en compte de nos problèmes psychologiques augmentés par les difficultés spécifiques de la société actuelle. » En 2001, la DGS formalise un cadre d’action opérationnel en publiant un « Plan de santé mentale » reprenant les préconisations d’un rapport intitulé « De la psychiatrie à la santé mentale » remis la même année [10]. La politique de santé mentale en dégage son axe, dans une double finalité : l’amélioration de la prise en charge de la pathologie mentale et du bien-être psychique. Pour ce faire, on envisage une reconfiguration radicale de l’institution psychiatrique.
L’émergence d’un dispositif d’intéressement [11]
10 Parallèlement au travail de conceptualisation entrepris par l’administration sanitaire, d’autres acteurs institutionnels s’emploient à obtenir une position légitime dans le champ d’intervention et de compétences relatif à la santé mentale. En 1994, deux administrations de mission, la Délégation interministérielle à la ville (DIV) et la Délégation interministérielle du revenu minimum d’insertion (DIRMI), créent un groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale ». La mission du groupe de travail est d’évaluer l’état de santé mentale de la population souffrant de troubles mentaux. Le rapport final, « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher » [12], remis en février 1995, définit, pour la première fois, un déterminant de la santé mentale en établissant une relation de causalité entre les conditions de vie précaires et la manifestation de symptômes psychologiques tels que la fatigue, l’échec, le manque d’énergie, la honte, la dénégation ou l’absence de liens sociaux. Aussi les rapporteurs plaident-ils pour « une politique de la souffrance », laquelle se traduit par l’introduction d’un registre d’intervention « souf-france psychique » dans les dispositifs de lutte contre l’exclusion.
11 La DIV poursuit sa réflexion sur la santé mentale en organisant, en 2000 et 2001, une série de séminaires portant sur le thème « Santé mentale, ville et violences ». Elle relie la santé mentale à une problématique territoriale en identifiant des déterminants non-individuels, comme le contexte social, environnemental et urbain, qui disqualifient certains territoires et les populations qui y résident. Détentrice légitime des ressources d’intervention sur ces territoires relégués, la DIV s’envisage comme un acteur incontournable de la santé mentale des habitants des quartiers. Pour établir son cadre d’action, elle convie dans les séminaires des experts patentés qui enrichissent le travail de conceptualisation de la santé mentale. Il en ressort une accumulation de connaissances illustrées par la construction d’une terminologie approximative composée de catégories adjacentes – clinique psychosociale, repli sur soi, isolement social, mal-être, angoisse. Finalement, la production de savoirs aboutit à l’incertitude des composantes de la santé mentale du fait de ses innombrables déterminants.
12 La procédure d’intéressement se renforce par un ensemble d’échanges et d’ajustements entre une variété d’acteurs institutionnels. En l’occurrence, la construction de groupes sociaux « à risque » de souffrance psychique favorise la participation concordante de différentes administrations et raffine, en même temps, le champ d’action de la santé mentale. L’absence de définition légitime est compensée par la désignation de populations sur lesquelles il convient de déployer une action préventive. Depuis le rapport « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher », qui souligne les enjeux psychiques et psychopathologiques dont sont porteurs les phénomènes d’exclusion, une dynamique d’interpénétration des champs sanitaire et social s’effectue par le biais des populations en situation de précarité. Les dispositifs organisationnels relatifs à la santé mentale tels que les schémas régionaux d’organisation de la psychiatrie (SROP) [13] incluent systématiquement des mesures en direction de cette population. Inversement, les programmes d’action de lutte contre l’exclusion accordent une place sécante à la souffrance psychique (PRAPS) [14].
13 Les jeunes forment un second groupe social à risque et confirment la nature transversale de la politique de santé mentale. En mai 1999, le ministère de l’Emploi et de la Solidarité et le secrétariat d’État à la Santé saisissent le Haut comité de la santé publique pour un travail d’expertise de la souffrance psychique des adolescents et des jeunes adultes [15]. Simultanément, la DIV s’appuie sur l’un de ses domaines d’action – les violences urbaines – pour suivre le mouvement et pointe la problématique du lien entre violence et souffrance. Elle opère un nouvel ajustement, cette fois-ci entre l’administration sanitaire et les intervenants de la politique de la ville. Claude Bartolone, le ministre délégué à la ville, commande un rapport sur les origines des conduites violentes chez les adolescents et les stratégies collectives à concevoir pour y remédier. Ainsi, la construction des adolescents en catégorie de « souffrants psychiques » élargit le champ de transversalité de la santé mentale aux frontières des politiques de la jeunesse.
14 Le mouvement de spécification conduit par plusieurs acteurs institutionnels confère à la santé mentale les caractères indicatifs d’une norme d’action publique. Composée d’une trame serrée de rapports d’expertise, de plans d’action et de discours politiques, elle s’impose comme une référence générale dans les domaines de la santé publique et de la lutte contre les exclusions. Puis, elle est aux principes des dispositifs organisationnels particuliers orientant les pratiques professionnelles, comme les schémas régionaux d’organisation sanitaire (SROS). Cependant, plusieurs facteurs préfigurent sa réception malaisée par les acteurs de la mise en œuvre. Son mode d’accès à l’agenda politique – exclusivement ordonné par l’acteur gouvernemental – et la non-implication des professionnels dans l’activité de formulation lui donne une nature injonctive, extérieure aux acteurs des différents champs d’action concernés. La conceptualisation est déléguée exclusivement à des experts, d’où l’inexistence d’une controverse qu’aurait pu entraîner un « forum » incluant praticiens de terrain et usagers. Remarquons à ce propos que l’entrée de la santé mentale dans les sphères décisionnelles ne suscite, en aucun cas, la mobilisation des professionnels, notamment les syndicats de psychiatres, autour d’une conceptualisation alternative. Signe que la santé mentale apparaît d’emblée comme une entité équivoque et malsonnante, même si elle correspond à des préoccupations avérées. Renvoyant à une imbrication de déterminants composites (psychiques, sociaux, culturels, contextuels), elle s’accommode mal de logiques d’intervention sectorielles. Sa double dimension globale et transversale limite l’identification de propriétés spécifiques à une politique de prévention. Le travail de formulation ne débouche, au mieux, que sur la désignation de ressortissants qui correspondent à des populations exposées à un risque de souffrance psychique. La santé mentale reste donc un objet d’action publique inconsistant. Ce manque est compensé par la définition d’une modalité d’intervention : la gestion institutionnelle des troubles nécessite un réaménagement contraint des pratiques de la psychiatrie, sommée de coordonner son action avec ses partenaires de la politique de la ville, de l’insertion sociale et de l’éducation.
Une norme d’action « intraduisible » par les acteurs de la mise en œuvre ?
15 La prise en compte des contextes institutionnels et organisationnels constitutifs de l’environnement dans lequel les politiques sont censées être implantées renseigne sur les obstacles auxquels elles se heurtent. La résistance des intervenants du soin psychiatrique à la prise en compte de la souffrance psychique tient à la conjonction de facteurs organisationnels, institutionnels et cognitifs engendrée par la mise en œuvre d’une telle mesure, tant et si bien qu’elle représente un coût pour les professionnels qui conduit à sa dépréciation.
Un référent d’action intrusif
16 Les professionnels de la psychiatrie, principaux acteurs de la mise en application de la norme « santé mentale », opposent une première résistance d’ordre cognitif. Perçue comme un objet intrusif, elle représente une menace identitaire pour cette médecine spécialisée. L’enquête a cependant permis de dégager des seuils de réception différenciés selon la catégorie professionnelle et l’obédience théorique. Mais c’est bien le sens que les psychiatres assignent à la norme « santé mentale » qui conditionne la mise en œuvre d’une intervention publique sur la souffrance psychique, car ils occupent formellement des positions stratégiques dans la hiérarchie des structures de soin. La variable de la profession accompagne celle de l’obédience théorique. Aussi la norme d’action publique n’est-elle pas toujours perçue qu’en fonction de logiques d’action ou de routines institutionnalisées, comme le montrent de nombreux travaux sur la mise en œuvre, mais aussi en référence à une histoire des idées [16].
17 L’injonction adressée à la psychiatrie de la prise en compte de la souffrance altère l’objet de cette spécialité médicale – historiquement constitué par le traitement de la psychose – en lui assignant une mission psychosociale. La reconfiguration des demandes de soin liées à la souffrance est perçue, par l’ensemble des psychiatres, comme un risque de dilution de la maladie mentale parmi les troubles non pathologiques. Les entretiens réalisés auprès des praticiens hospitaliers témoignent de leur position orthodoxe : « Par rapport à l’évolution des réformes concernant la psychiatrie, la valorisation accrue de la souffrance psychique consiste à ne plus voir et à éliminer la maladie mentale et la psychiatrie » [17]. La portée universelle de la santé mentale génère un débat sur le champ de légitimité de la discipline en interrogeant les psychiatres sur les propriétés distinctives de leur profession, qu’ils estiment réduite à un vaste fourre-tout. La formule hybride de « clinique psychosociale » soutenue par les promoteurs de la politique brouille insidieusement les frontières de l’intervention psychiatrique en conjuguant un premier terme médical à un second renvoyant aux problématiques sociales. La plupart des psychiatres interrogés, quel que soit leur modèle de référence, restent attachés à l’idée que la psychiatrie est avant tout une médecine et que son objet porte sur la pathologie. Très peu parmi eux recourent à la notion de santé mentale ; extérieure à leur univers de référence, elle est jugée comme une déviation de leur mission initiale : « Je crois que ce qui fait l’essentiel de notre travail et de notre spécificité, c’est quand même la maladie mentale. On est médecins. Les autres disciplines s’occupent de la suppression d’un syndrome qui signifie la guérison et elles ne s’occupent pas du bien-être ou de la pleine santé physique de la personne » [18]. Même si l’ensemble des psychiatres de notre population d’enquête maintient une position de réserve, l’appartenance d’école est un facteur de facilitation ou de résistance à l’incorporation de la norme de la santé mentale dans leurs pratiques. Certains médecins qualifiés de « psychiatres sociaux » par leurs pairs sont prêts à s’ouvrir au champ social en appréhendant la souffrance psychique comme le seuil discriminant d’une intervention psychiatrique. De ce point de vue, l’action du psychiatre ne se situerait pas qu’au niveau de la promulgation du soin, mais aspirerait au rétablissement du lien social. Cette position découle d’une représentation globale de l’individu qui n’autorise pas de clivage entre la pathologie mentale, d’un côté, et la souffrance psychique, de l’autre. Quelques psychiatres interrogés font prévaloir cette « déspécification » de la psychiatrie : « La souffrance psychique ne renvoie pas au trouble mental. Elle ne provient pas forcément de la situation sociale. Tout est lié, la vie est un ensemble, c’est intriqué. Et à partir de là, on n’arrête pas de cloisonner, de faire du saucissonnage. La notion de souffrance psychique a beaucoup de mal à se faire reconnaître. » À l’opposé, les praticiens rattachés au courant bio-organiciste – principalement les universitaires – développent une conception restrictive de l’objet de la psychiatrie, circonscrit exclusivement par la pathologie. La notion de souffrance est rejetée dans la mesure où, n’étant pas considérée comme une catégorie clinique, elle n’est pas le critère distinctif d’un état pathologique.
Des logiques d’action contradictoires
18 La résistance qu’opposent les professionnels à la catégorie d’action publique de la santé mentale trouve une autre origine dans la contradiction que recèlent les dispositifs d’action étatiques. D’un côté, la réforme hospitalière, encadrée par la loi du 31 juillet 1991 et les ordonnances du 24 avril 1996, contraint le champ psychiatrique, au même titre que les autres médecines, à privilégier les dimensions médicale et technique du soin, alors que, d’un autre côté, la norme « santé mentale » appelle une approche globale du patient fondée sur la relation humaine. Le malade doit être autant l’objet d’une science que le sujet d’une reconnaissance personnelle. Finalement, les professionnels ne parviennent pas à concilier ces intérêts contradictoires.
19 La réforme du système de santé met en place des instruments de régulation qui tendent à orienter la gestion quotidienne du soin vers un triple objectif de maîtrise des dépenses, d’efficience et d’efficacité. L’emprise de cette rationalité gestionnaire se manifeste à la fois par une standardisation du soin et une restriction des capacités d’accueil. Le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) est la figure emblématique de cette logique de la performance. Outil d’évaluation économique, il permet une amélioration de la connaissance des activités et favorise ainsi une gestion contrôlée des ressources. Fondé sur l’hypothèse que l’activité des établissements hospitaliers correspond à une prise en charge relativement standard, l’objectif du PMSI est de comparer les coûts du traitement des pathologies dans différents établissements. Même s’il enrichit les informations de nature médicale (affections, actes diagnostiques et thérapeutiques, motifs de prise en charge), le PMSI n’est ni un instrument clinique au bénéfice du patient ni un instrument épidémiologique, mais un instrument de gestion [19].
20 La quantification du soin à laquelle conduit le PMSI sert d’argument aux professionnels psychiatriques de notre enquête pour justifier leur hostilité à cet instrument d’évaluation médico-économique. La spécificité de la discipline est à nouveau invoquée afin de rendre compte de l’inadéquation d’une démarche évaluative. Les professionnels font prévaloir que l’activité soignante en psychiatrie s’apparente en grande partie à de la relation humaine, contrairement aux autres disciplines médicales où le soin requiert de lourds plateaux techniques. « Une fracture de la cheville, c’est tant de temps infirmier, tant de temps d’hospitalisation. La psychiatrie, c’est de la relation », constate un psychiatre. Aussi font-ils remarquer que le traitement de la pathologie s’accompagne d’un travail de soin très personnalisé. La quantification est perçue comme une « déshumanisation » de l’acte médical ; le patient serait, en effet, réduit à des chiffres et des échelles d’évaluation. Surtout, elle est vécue comme une menace de contrôle. « On est suspecté de ne pas travailler. On a l’impression d’être contrôlé », déplore un psychologue. Plusieurs caractéristiques inhérentes au soin psychiatrique sont jugées comme allant à l’encontre de la standardisation. Ainsi, le codage des actes dans une nomenclature unique et officielle bute sur la variété des références théoriques et exige une opération de traduction [20] dont le risque est de pervertir la substance des informations. Un psychologue relate la complexité de la classification : « Les nomenclatures changent tous les dix ans. Le DSM IV, la CIM 10, je ne me sers pas de ces manuels, je ne m’y retrouve pas. Moi, ma formation est psychanalytique. J’avais des théories structurées, maintenant on en revient à la vieille description des symptômes de la fin du 19e siècle. Une fois qu’on a tant de symptômes, on les fourgue dans un ordinateur et on va donner tel neuroleptique. » S’ajoute la question épineuse de la construction du diagnostic [21], qui obère la prévisibilité de la consommation de soin, alors que le PMSI sous-tend la mise en place de protocoles.
21 Si le PMSI procède à une évaluation quantitative du traitement des pathologies, l’ordonnance du 24 avril 1996 instaure une démarche d’évaluation qualitative avec la procédure de l’accréditation de la qualité des soins. Pour ce faire, une instance d’expertise – l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation de la santé (ANAES) – est chargée de contrôler la conformité des établissements à un système de référentiels de qualité qu’elle a établi. De la même façon que l’évaluation quantitative, l’accréditation rencontre l’opposition des professionnels de par le bouleversement de la conception du soin qu’elle opère : soumis à des critères d’évaluation objectivés, l’acte médical se rapproche désormais d’une technique scientifique. Un psychologue exerçant en structure psychiatrique hospitalière évoque cette situation de dissonance à laquelle conduit l’injonction de la qualité : « On n’est pas du tout dans ces mentalités. Encore moins pour les psychologues. Nous privilégions la relation directe, le vécu, la transmission orale. On se méfie, on ne voit pas l’intérêt de se fonder sur des éléments objectivables. Avec ces méthodes, on traite de la maladie et non pas des personnes. » Le système de valeurs objectif qu’introduit la procédure d’accréditation est difficilement conciliable avec la représentation que les psychiatres interrogés ont de leur médecine. « Ce n’est pas avec l’objectivité qu’on soigne, mais avec nos tripes », affirme l’un d’eux. L’édification de critères objectifs de qualité tend à assimiler la psychiatrie à une science, alors que de nombreux praticiens l’apprécient, au contraire, comme un artisanat, voire comme un art. C’est d’ailleurs au nom de cette propriété artisanale que les psychiatres refusent de soumettre leur pratique à l’évaluation. Car si l’avènement de la rhétorique de la qualité dans le champ psychiatrique s’éprouve comme une menace identitaire, il heurte également certaines dimensions de la culture professionnelle psychiatrique. L’évaluation de l’activité clinique s’appuie sur une méthodologie concrètement illustrée par la mise en place de tableaux de bord qualitatifs, tels que le référentiel d’accueil et d’admission et la fiche de signalement d’événements indésirables. Ce mouvement de technicisation de la démarche soignante impose une production de supports écrits justifiant la conformité des actes du praticien et du fonctionnement du service aux normes de qualité édictées. Or, la pénétration d’une « culture de l’écrit » est assimilée par les soignants à une forme de bureaucratisation du soin qui éloigne de la clinique. Un directeur d’établissement constate la dissonance qu’induit la démarche qualité : « Ce n’est pas dans la culture psychiatrique d’évaluer sa pratique. On le voit tous les jours dans la démarche qualité que je pérennise. C’est une culture de la parole et non pas de l’écrit, et plus en psychiatrie qu’en MCO » [22]. Privilégiant une culture orale, les praticiens soulignent à nouveau l’incompatibilité entre soin et logique gestionnaire (« ce sont des tonnes de papiers et du temps passé par tous les soignants à gratter des papiers et donc ne pas être en face d’une réalité clinique, ne pas être avec les patients » [23]). Malgré leur désapprobation, les professionnels souscrivent au paradigme de la performance hospitalière du fait de son caractère réglementaire. On comprend alors pourquoi cette application rétive et contrainte les incite peu à rallier la dynamique incitative en faveur de la prise en compte de la souffrance psychique. L’investissement en temps de travail impliqué par l’emprise de la rationalité gestionnaire laisse peu de place à une éventuelle réflexion sur la prise en charge extensive des populations marquées par des problèmes psychosociaux. Aussi, les professionnels se replient-ils sur les clientèles traditionnelles.
22 L’absence d’intérêt pour la norme d’action publique de la santé mentale est accentuée par la réduction des capacités d’accueil qu’impose la restructuration de l’offre de soin. Or, la psychiatrie est confrontée à une augmentation constante de ses files actives [24], due à une expansion des troubles non pathologiques du mal-être. Cette distorsion entre la demande et l’offre de soin conduit à une gestion expéditive de la demande, notamment en écourtant les durées de séjour. La décision de sortie est donc tributaire d’un enjeu institutionnel – les potentialités d’accueil déficitaires – au détriment d’une appréciation clinique. « Aujourd’hui, on va faire sortir quelqu’un non pas parce qu’il est mieux, mais parce qu’un autre, qui est très mal, frappe à la porte et, donc, on est obligé de le faire sortir même s’il avait pu bénéficier encore d’une semaine d’hospitalisation » [psychologue]. Le primat de la logique institutionnelle induit une recentralisation des missions de l’hôpital sur le traitement exclusif de la crise. Finalement, cette orientation gestionnaire du soin autorise difficilement les soignants à prendre en compte la souffrance psychique du patient. Celle-ci est perçue comme une problématique sociale relevant d’un autre champ d’intervention : « Je pense que l’évolution des établissements nous amène à considérer que nous n’avons à être à plein temps auprès des patients que pour ce qui regarde le soin et que, pour le social, c’est un autre promoteur, un autre gestionnaire. Donc l’objectif, c’est quand même d’être une équipe de soin qui fait du soin » [psychiatre].
L’obstacle des cultures professionnelles et organisationnelles
23 L’analyse compréhensive du sens que les professionnels interrogés attribuent à l’injonction du traitement de la souffrance psychique laisse apparaître un autre frein à la mise en œuvre effective de la politique de la santé mentale. La sédimentation des manières de faire et des habitudes de travail dans le champ psychiatrique limite l’emprise de toute forme de changement. Ces phénomènes d’inertie ou de path dependency [25] constituent un obstacle supplémentaire au processus de mise en œuvre.
24 Les principes directeurs d’une politique de santé mentale, qui sous-tendent une approche globale et pluridisciplinaire des situations cliniques, requièrent des modes d’action fondés sur le partenariat interinstitutionnel et la transversalisation des compétences professionnelles. Or, deux facteurs entravent la conversion de cette nouvelle donne dans les cultures professionnelles et organisationnelles de la psychiatrie. D’une part, le cloisonnement des différents métiers et la structuration hiérarchique des équipes empêchent de prodiguer un soin couvrant une triple composante médicale, sociale et psychologique. D’autre part, le repli autarcique des services de soin ne favorise guère la coopération avec les acteurs extérieurs au champ sanitaire.
25 Le soin psychiatrique déploie une variété de qualifications professionnelles [26]. Toutefois, les psychiatres de notre population d’enquête tendent à grever l’expression et la circulation de ces compétences diversifiées. L’enquête réalisée auprès de différents secteurs psychiatriques met en lumière un jeu de relations de pouvoir entre les différentes catégories de personnels, qui semble favorable au psychiatre. Celui-ci détient, en effet, le monopole décisionnel des orientations des patients, ce qui lui permet d’arbitrer l’accès des savoirs des autres intervenants dans la définition des stratégies thérapeutiques. Une assistante sociale révèle l’emprise du psychiatre sur les débats d’orientation des patients : « Des fois, je vais en réunion de synthèse sans dire un mot puisque les patients, dont il va être question, ce ne sont pas des patients dont je m’occupe. On passe en revue les patients, le problème c’est qu’on peut parler seulement de 5 ou 6 personnes uniquement choisies par le médecin-chef. Je me sens très frustrée parce que j’ai vu des patients et j’aurais des choses à dire à leur sujet. » Le médecin-chef a certes perdu certaines prérogatives d’encadrement, mais son pouvoir reste consolidé par le fait que le recrutement des autres soignants reste à sa discrétion et qu’il intervient dans leur notation. Si le personnel infirmier ne conteste pas sa subordination au pouvoir médical, il n’en va pas de même pour les psychologues et les travailleurs sociaux, qui font entendre que leur contribution au soin se distingue nettement de l’approche médicale. « Je pense que j’apporte des choses concrètes aux médecins. La situation sociale permet des fois de comprendre pourquoi la personne ne va pas très bien et ce que cette situation va donner si on la laisse perdurer » [assistante sociale]. Quant aux psychologues, ils envisagent leur fonction très distinctement de celle du psychiatre : « L’approche de l’individu est différente. Le suivi ne se fait pas sous l’angle du dysfonctionnement. Il s’agit de percevoir ce qui peut fonctionner et quelle est l’énergie mobilisable. Le patient qui s’adresse au psychiatre va lui parler de sa maladie et, à nous, il nous parle du fonctionnement adapté qu’il peut avoir. »
26 Les assistantes sociales des services psychiatriques parviennent avec difficulté à hisser leur technicité – le diagnostic social – au même niveau de reconnaissance que le diagnostic médical. Dans un des établissements du terrain d’enquête étudié, les psychiatres se sont opposés à la mise en place d’un service social autonome et transversal malgré la parution d’un décret d’application. Pourtant dotées d’une relative autonomie professionnelle [27], ces intervenantes du soin que sont les assistantes sociales ont du mal à imposer leur savoir-faire dans l’élaboration des projets de soin des patients. Ce problème de reconnaissance est dû au fait que le travail social psychiatrique ne peut se dérouler qu’à la suite d’une demande du médecin ou du patient. De la même manière, l’autonomie professionnelle du psychologue est affaiblie par le principe de l’indication médicale : la consultation psychologique ne relève pas d’une initiative spontanée du prestataire, mais n’intervient qu’après avis du psychiatre. « Quand on est psychologue, on est formé pour savoir qui l’on peut aider. Donc, devoir attendre le bon vouloir du médecin, c’est un peu gênant. » Cette inféodation au pouvoir médical procède de l’intégration problématique du psychologue dans l’hôpital psychiatrique. La proximité des deux disciplines produit une lutte intensive entre les deux catégories de professionnels pour la délimitation de leur domaine d’intervention respectif. Reste que le psychiatre sort gagnant de ce partage concurrentiel du soin, du fait de sa position institutionnelle. Cependant, le passage d’une approche médicale centrée sur la pathologie à une conception du soin qui fait référence à la santé mentale représente pour les psychologues une ressource centrale pour le rééquilibrage de la division du soin psychiatrique. Leurs compétences en matière de psychologie du comportement normal de l’individu les prédisposent davantage que les psychiatres à intégrer la norme d’action publique de la santé mentale.
27 Ces crispations entretenues par les différents intervenants du soin présentent une forme d’incompatibilité avec la composante pluridisciplinaire inhérente à la politique de santé mentale. L’intégration verticale et hiérarchique des échanges professionnels obère une structuration pluridisciplinaire de l’offre de soin. La pluridisciplinarité ne s’éprouve, au mieux, que dans le cadre d’espaces collectifs formels comme les réunions institutionnelles organisées par les unités de soin. En dehors de ces temporalités communes, les intervenants travaillent individuellement. Les professionnels interrogés déplorent la rareté des espaces de réflexion consacrés à la construction collective des projets de soin. Aussi le mode de fonctionnement des équipes privilégie-t-il davantage la juxtaposition des pratiques et des savoirs différenciés plutôt qu’une intégration horizontale de chaque praticien, comme le remarque une assistante sociale : « C’est très clivé. Chacun fait son travail un peu dans son coin. Même si je suis associée au projet de soin du patient, je travaille de façon isolée » [28]. Il en découle une individualisation de la prise en charge qui, couplée à la position dominante du psychiatre, contribue à maintenir l’emprise de l’orientation médicale au détriment d’une approche globalisante.
28 Les principes organisationnels des établissements de notre terrain d’investigation ne favorisent guère l’adoption des maîtres-mots constitutifs de la transformation de l’action publique, tels que le partenariat et la transversalité. L’injonction de la prise en charge d’expressions cliniques diffuses et diversifiées adressée au dispositif psychiatrique suppose une action coordonnée et transversale avec les acteurs institutionnels confrontés aux populations en souffrance psychosociale. Or, notre investigation conduite dans 17 secteurs de psychiatrie générale [29] montre que la dynamique partenariale, que sous-tend une structuration de l’offre de soin apte à répondre à des besoins de santé mentale, se heurte à la gestion bureaucratique et autarcique dans laquelle s’enferment les secteurs. Ainsi, la culture du projet, principe des nouvelles modalités de l’intervention sanitaire, est occultée par les équipes, qui l’excluent de leurs références pratiques. Cette conduite réfractaire les prive pourtant d’une capacité prospective planificatrice, qui favoriserait l’identification des besoins de santé mentale relatifs à leur territoire d’action. En fait, les projets de secteur s’apparentent plus à des programmes d’équipement qu’à des plans d’action organisant des réponses appropriées aux demandes de soin. Peu d’équipes procèdent à une évaluation des besoins. Les enjeux sociaux, démographiques et économiques, qui marquent les secteurs, sont souvent méconnus. De la même façon que les instruments de rationalisation du soin, le projet est perçu comme une exigence administrative supplémentaire, dont la temporalité empiète sur l’activité proprement clinique. La supervision implique de s’extraire de la gestion du quotidien pour adopter une posture prospective. Or, les contraintes institutionnelles qui pèsent sur l’offre de soins psychiatriques, telles que l’affaiblissement capacitaire, favorisent l’ancrage de l’urgence comme mode temporel dominant de l’activité soignante. L’absence d’une logique de mission encourage peu les professionnels de la psychiatrie à intégrer des pratiques de réseau et de coopération avec des acteurs tiers. Même si la circulaire fondatrice de la politique de santé mentale incite au partenariat avec les services sociaux, les associations et les collectivités locales, la psychiatrie reste confinée dans un fonctionnement autarcique. La faiblesse des liens institutionnels engagés avec des acteurs extérieurs au champ sanitaire se comprend, en partie, par l’organisation de la division du travail politique qui, depuis la décentralisation, privilégie une gestion séparée des domaines sanitaire et social entre l’État et les conseils généraux. Concrètement, cette mesure a entraîné, sur le terrain étudié, l’exclusion progressive des CMP des locaux des centres médico-sociaux (CMS). Les conseils généraux ont également supprimé la représentation des CMP aux commissions techniques pluridisciplinaires des CMS. Au final, cette séparation isole la psychiatrie de l’intervention sociale. Ajoutons que la complexification des dispositifs de la filière sociale engendrée par la décentralisation et la multiplication des problèmes sociaux ne facilite pas la coordination entre les structures d’offre de soin et les services sociaux. L’encombrement des services constitue un second obstacle à la coopération, notamment avec les établissements et services chargés de l’accompagnement social des patients psychiatriques. La réticence des équipes soignantes à réintégrer des patients subissant une décompensation n’incite pas ces structures d’accueil à instaurer une collaboration avec les services psychiatriques.
29 Si le fonctionnement autarcique de l’institution psychiatrique résulte de facteurs institutionnels, il est également renforcé par une composante cognitive. L’incommunicabilité qui règne entre la psychiatrie et les acteurs intervenant dans le champ de l’exclusion tient au refus de la première à établir une prise en charge de la souffrance psychique. Quant aux services de veille sociale et aux Centres d’hébergement et de réadaptation sociale (CHRS), ils expriment une demande de collaboration avec la psychiatrie motivée par leur savoir-faire limité dans l’approche des personnes en souffrance. « On sent la souffrance chez les gens. On sait qu’on arrive vers du psychiatrique. On aimerait avoir des conseils », remarque un directeur de Centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Pour autant, le dispositif psychiatrique ne répond pas aux sollicitations des professionnels de l’urgence sociale. Cette distorsion des attentes indique bien que la norme d’action publique de la santé mentale circonscrit un champ d’intervention sur lequel aucun acteur ne cherche à faire prévaloir sa légitimité. Ces deux acteurs peinent à trouver un point de rencontre du fait de la divergence de leurs référents d’action. Du point de vue des CHRS, la détection d’un problème psychique chez une personne est rarement corroborée par les professionnels de la psychiatrie. Les psychiatres font remarquer de leur côté que les travailleurs sociaux assimilent confusément des comportements déviants à des formes de pathologie mentale. « Il y a une très forte opacité entre nous parce qu’ils ne sont pas psychiatres, ça ne facilite pas les choses. Les schizophrènes, ce n’est pas pareil que les gens qui boivent et qui ont un comportement déréglé », note un praticien hospitalier. Finalement, les cultures organisationnelles et professionnelles qui singularisent le champ psychiatrique sont des modes d’action institués. Les changements cognitif et normatif qu’impliquerait une structuration de l’offre de soin en terme de santé mentale représentent, pour les professionnels, un surcoût qui les conduit à adopter une position soit de résistance, soit d’indifférence envers cette nouvelle norme d’action publique.
30 Au regard de ces facteurs de dysfonctionnement de la mise en œuvre de la politique de santé mentale, on voit bien que le changement ne s’opère pas. L’offre de soin psychiatrique ne se structure pas dans le sens d’une promotion de la santé mentale.
Une mise en œuvre de façade : l’ajustement à une norme extérieure
31 Malgré le déficit d’appropriation de la norme « santé mentale » par les praticiens, le processus de mise en œuvre poursuit le cheminement entrepris par l’administration sanitaire locale. La résistance ou l’indifférence, que développent les praticiens, conduit à une mise en œuvre contrastée. Encadrée par un dispositif réglementaire, cette dernière est commandée par une logique d’ajustement contraint au lieu de faire émerger une opportunité d’action.
32 Quand bien même différents obstacles s’opposent à l’appropriation de la norme d’action publique « santé mentale » par les acteurs chargés de sa mise en application, la Direction régionale des affaires sanitaires et sociales (DRASS) pilote des instances de concertation qui opèrent un apprentissage de la nouvelle norme. Les schémas d’organisation sanitaire de la psychiatrie (SROP) sont des dispositifs auxquels sont associés les professionnels afin d’élaborer en commun les objectifs prioritaires d’une politique régionale de santé mentale. C’est bien cette démarche procédurale qui renverse le continuum que suppose l’interprétation séquentielle des politiques publiques : leur consistance s’élabore au niveau opérationnel de la mise en œuvre. Instruments de diffusion de la norme, les schémas s’imposent ensuite dans une dynamique descendante comme un référent d’action dans la rédaction des projets d’établissement, puis des projets de service. Ainsi, l’institutionnalisation de la norme « santé mentale » s’effectue par un travail de mise en conformité à un cadre normatif et prescriptif extérieur. De la sorte, le processus obéit davantage à une logique de l’ajustement contraint qu’à une appropriation effective de la norme. L’application de l’injonction de la santé mentale, qui vise à prendre en charge une souffrance psychique diffuse aux confins du médical et du social, implique, pour la psychiatrie, une reconfiguration des pratiques centrée sur les demandes sociales non référées aux classifications nosographiques classiques. Or, force est de constater un maintien des catégories d’action antérieures. De cette absence de changement, l’on peut déduire, certes, une simple adhésion de principe, mais surtout l’échec de l’adaptation des pratiques à la norme. Au final, le mouvement de la mise en œuvre s’avère plus que contrasté, car, même si la santé mentale se décline dans divers édifices discursifs et constitue un récit d’action publique, elle ne donne pour autant pas lieu à la création de dispositifs d’action spécifiques. Autrement dit, la mise en œuvre relève d’une adhésion de principe à l’injonction nouvelle, mais avec un maintien des catégories antérieures.
33 L’analyse du déroulement de la procédure de délibération du SROP Aquitaine atteste que les professionnels sont contraints de s’ajuster au cadre d’action élaboré par les pouvoirs publics. Pour initier une dynamique de concertation, ces derniers choisissent des axes thématiques qui résultent d’une réflexion de leurs services internes au détriment d’une logique ascendante. Un groupe de pilotage est constitué [30]. La sélection des participants se fonde non pas sur la désignation par les professionnels de leurs représentants, mais sur un choix arbitraire de personnalités considérées par la DRASS comme des professionnels experts. Une variété d’institutions et de professions impliquées dans le soin psychiatrique est sollicitée. Malgré une conception participative de la formulation d’une politique régionale de santé mentale, la procédure de concertation suit moins une logique « dialogique » qu’une logique « délégative » [31]. Les axes thématiques, qui désignent en fait des populations susceptibles de rencontrer des troubles psychiques, voire psychiatriques (adolescents, populations en situation de précarité, personnes âgées), sont exposés d’emblée par les services de la DRASS comme des problématiques renvoyant à des besoins spécifiques. Celles-ci recueillent un large consensus parmi les membres du comité de pilotage. Validées à l’issue de ce débat d’experts, les thématiques deviennent des besoins reflétant les carences du dispositif d’offre de soin. Pour y répondre, des propositions sont élaborées. Ces dernières prolongent la concertation par un processus de validation par des groupes techniques de travail. Les concepteurs du schéma motivent le choix d’une concertation élargie par un principe de précaution qui garantit une mise en œuvre des objectifs d’action publique sans opposition des professionnels. À ce titre, la manœuvre est pleinement réussie. L’observation empirique de la construction d’un consensus rend compte d’une concertation biaisée. Les propositions émises par le comité de pilotage et présentées aux groupes de travail ne suscitent pas d’opposition organisée. En fait, la détermination a priori des axes de discussion par les pouvoirs publics contraint les professionnels à réfléchir exclusivement dans le cadre de ces problématiques, ce qui ne favorise pas l’identification d’autres besoins. L’approche concertante sert donc moins à faire émerger des objectifs communs qu’à valider des propositions préalablement construites dans d’autres sphères délibérantes que les groupes techniques de travail. Comme le note justement un inspecteur de la DRASS, l’opposition aux propositions soumises à approbation exige des professionnels qu’ils fournissent d’autres réponses à des besoins qu’ils n’ont pas eux-mêmes identifiés : « Il est plus facile d’adhérer que de contester, parce que si l’on n’adhérait pas, il fallait proposer autre chose. Donc, on a eu peu d’opposition. » En fait, la recherche de l’efficacité prime sur l’édification d’un projet politique : la concertation se résume à la diffusion d’un ordre préalablement négocié au détriment d’une procédure d’addition des demandes des praticiens. Ce primat fonctionnel est ressenti par les professionnels conviés dans les instances procédurales, qu’ils accusent de masquer insidieusement des directives ministérielles. Un directeur d’établissement affirme avec certitude la prédétermination des problématiques soumises à la concertation locale : « La seule chose que nous pouvons faire, au niveau local, c’est améliorer les soins, mais les grands enjeux comme la santé mentale des adolescents, des personnes âgées et la précarité, ça vient d’en haut » [32]. Afin d’octroyer un degré de légitimité acceptable aux préconisations, les concepteurs du schéma utilisent la « négociation personnalisée » [33] comme ressource centrale. Lors d’une observation participante d’un groupe de travail mis en place pour la réalisation du SROP de seconde génération, la négociation personnalisée nous est apparue comme la modalité de concertation dominante. Les pouvoirs publics privilégient une procédure délégative de la délibération politique au lieu d’une intégration horizontale de l’ensemble des participants. À chaque séance de travail, le débat est monopolisé par un petit groupe d’acteurs. L’ordre du jour est défini par l’animateur et correspond systématiquement à un groupe de population. Des personnes, le plus souvent des médecins, non participantes au groupe de travail, sont auditionnées à titre d’experts. Chaque séance débute par un exposé de l’expert, qui brosse un état des lieux de la population ciblée et de ses problèmes de prise en charge. Il relate son expérience et les différentes actions qu’il met en œuvre pour répondre au besoin qu’il a identifié. Au terme de l’exposé, l’invité utilise la réunion de travail comme une tribune de revendications particulières. L’animateur interpelle l’invité sur « ce qu’il propose concrètement » et la discussion qui s’ensuit porte sur la formulation de propositions en lien avec les problèmes mis au jour par l’expert invité. Aussi, les propositions retenues dans le procès verbal rappellent-elles l’action menée par ce dernier dans son secteur d’intervention.
34 Mais la formulation de propositions ne se limite pas au cercle restreint de l’animateur et de l’invité. Deux autres acteurs interviennent dans la discussion. Le premier pourrait être qualifié « d’entrepreneur » d’une politique de santé mentale régionale. Sa fonction de président de la Conférence des présidents des commissions médicales d’établissements spécialisés est une position institutionnelle stratégique, qui lui assure une participation de droit aux comités de pilotage et aux groupes techniques de travail des SROP des première et seconde générations, ainsi qu’à des groupes de travail ministériels. Les autorités sanitaires locales lui reconnaissent sa qualité de « visionnaire », car il dispose d’un savoir-faire privilégié en matière d’expertise et exerce un mandat de représentation de la profession de psychiatre praticien hospitalier. Cet acteur manifeste une forte mobilisation dans la construction de la planification régionale. Durant toute la procédure, il établit des relations interpersonnelles avec les animateurs du schéma, en dehors des scènes collectives de la concertation. Les échanges portent principalement sur la formulation de propositions. Acculturé au langage administratif et aux procédures contractuelles de l’action publique, le visionnaire entreprend une activité de traduction des opinions émises par les experts invités, laquelle opère un ajustement aux principes directeurs de la politique de santé mentale édictés par les pouvoirs publics.
35 Une seconde personne joue un rôle déterminant dans l’orientation de la concertation. Médecin-inspecteur des services départementaux des affaires sanitaires et sociales (DDASS), chargé depuis plusieurs années du dossier de l’offre de soin psychiatrique, il éclaire le débat de sa connaissance générale des besoins et donne du sens à la construction du schéma en interprétant les fondements de la politique de santé mentale. Sa fonction de médecin-inspecteur, qui allie intimement culture médicale et culture administrative, lui permet de réaliser une interface entre les soignants et les services de tutelle.
36 En somme, la concertation se déploie dans la coalition tripartite des fonctionnaires des services territorialisés de l’État, des experts invités et de l’entrepreneur politique visionnaire. En dehors de ce triptyque, les autres participants demeurent confinés dans une posture de spectateur. L’adoption récurrente d’un discours technique, due à la culture commune des médecins praticiens et des médecins inspecteurs, ferme la voie à l’émergence d’un discours critique porté par d’autres acteurs, comme les usagers. Elle révèle aussi la forte légitimité du médical dans le domaine de la santé publique. On peut voir dans ce processus fermé une forme de contradiction : l’évolution des formes de l’action publique tend certes vers une démocratisation des choix décisionnels, comme l’attestent les modalités d’intervention fondées sur la territorialisation, la gouvernance et la contractualisation, mais ce sont encore les discours d’experts considérés comme rationnels et donc légitimes par les pouvoirs publics [34] qui orientent foncièrement la décision. Ce mode d’ordonnancement de la concertation ne peut que contraindre les professionnels à se conformer aux recommandations issues du processus de concertation. Document opposable juridiquement, le SROP se décline dans les projets d’établissement et de service : chaque composante des projets est assortie d’un lien avec une ou plusieurs recommandations du schéma. Le policy-making en matière de santé mentale se caractérise donc par une entreprise d’ajustement à une norme hétérodoxe produite par une autorité centrale de décision et relayée par des services territorialisés. Transcrite en norme d’action publique régionale, la santé mentale revêt un caractère réglementaire, si bien que les professionnels chargés de rédiger des projets d’action l’affichent ostensiblement comme un objectif prioritaire. Cette stratégie de bonne conduite ne suffit pas pour autant à conduire la mise en œuvre d’une politique régionale de santé mentale, car une cohorte de professionnels de la psychiatrie n’a pas connaissance du schéma, ce qu’atteste une étude de la diffusion du document menée par le Groupe technique régional de santé mentale. Les documents de planification micro-localisés (projets d’établissement et de secteur) ne facilitent pas l’appropriation de la norme par les professionnels, dans la mesure où ils sont moins des guides d’action orientant les pratiques que des dispositifs formels et réglementaires destinés aux autorités de tutelle. La procédure de concertation participative n’a donc pas engendré une appropriation de la norme. Au final, la santé mentale demeure un répertoire d’action dépourvu de consistance.
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38 L’analyse des facteurs de résistance à l’application de la politique de la santé mentale dans le dispositif psychiatrique girondin présente l’intérêt d’éclairer les dysfonctionnements que peut rencontrer la mise en œuvre de l’action publique. Ici, ceux-ci tirent leur origine, pour l’essentiel, dans la contradiction que recèlent les dispositifs d’action étatiques : d’un côté, l’injonction d’une rationalité gestionnaire et technique et, de l’autre, l’incitation à une prise en charge plus humaine et sociale. Enfin, la compréhension des blocages de la mise en œuvre permet de mesurer les effets régulateurs des procédures d’intervention publique adoptées. La dynamique processuelle et délibérative qui accompagne la politique de la santé mentale recueille ce qu’on pourrait appeler un « faible effet », c’est-à-dire qu’elle n’aboutit pas à un traitement public local des problèmes de souffrance psychique. Fortes d’une ambition réparatrice, les administrations centrales déploient une vaste activité de formulation d’un référent d’action publique que les professionnels concernés n’investissent pas, ou alors de manière très marginale. Happés par des enjeux organisationnels et institutionnels, ces derniers se ferment à la dynamique de changement qu’ouvrirait la mise œuvre d’une prise en charge de la souffrance psychique. Ce constat amène à supposer que la mise en œuvre effective des politiques procédurales ne peut se réaliser que si les protagonistes s’approprient le « cadrage général » édicté par les instances centrales et recomposent leurs pratiques. Mais encore faut-il que des groupes de professionnels soient associés à la formulation de cet énoncé fondateur afin de limiter le risque que le référent d’action publique soit perçu par les acteurs du secteur comme un objet intrusif et hétérodoxe aux logiques d’action à l’œuvre [35].
Notes
-
[1]
Pierre Lascoumes, Jean-Pierre Le Bourhis, « Le bien commun comme construit terri-torial », Politix, 42, 1998.
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[2]
La sociologie des organisations a montré que le jeu du pouvoir local limitait fortement l’application linéaire et verticale des décisions imposées par un centre, qui, du même coup, faisaient l’objet d’une négociation entre élites périphériques et représentants locaux de l’État. Cf. Pierre Grémion, Le pouvoir périphérique, Paris, Le Seuil, 1976. Un foisonnement d’études a également éclairé la marge d’autonomie des administrations publiques chargées d’appliquer les politiques publiques, notamment Renate Mayntz, « Les bureaucraties publiques et la mise en œuvre des politiques », Revue internationale de sciences sociales, 31 (4), 1979.
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[3]
Des recherches constatent l’augmentation des états dépressifs, de la consommation excessive de psychotropes et de la mortalité par suicide parmi la population générale.
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[4]
Il s’agit d’une recherche doctorale conduite de 1998 à 2002 dans le département de la Gironde. Le terrain d’investigation est délimité par 17 secteurs de psychiatrie générale. La population d’enquête comprend trois catégories d’acteurs : les autorités de tutelle (DDASS, DRASS, Agence régionale de l’hospitalisation), les professionnels (psychiatres, psychologues, assistantes sociales) et les gestionnaires d’établissements de soin publics ou privés. Deux foyers d’observation enrichissent le matériau empirique constitué de 126 entretiens : le premier dans un groupe de concertation d’une politique régionale de santé mentale, le second dans le conseil d’administration d’une association gérant des structures de soin.
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[5]
Circulaire n° 577 du 14 mars 1990 relative aux orientations de la politique de santé mentale.
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[6]
Pierre Lascoumes, « Normes juridiques et politiques publiques », L’Année sociologique, 40, 1990, p 43-71.
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[7]
Ainsi sont sollicités les assistants de service social, les enseignants, les éducateurs spécialisés et les partenaires privilégiés des services psychiatriques.
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[8]
Pierre Joly, Prévention et soins des maladies mentales. Bilan et perspectives, Conseil économique et social, juillet 1997.
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[9]
Allocution de Bernard Kouchner, 9 mars 1998.
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[10]
Éric Piel, Jean-Luc Roelandt, « De la psychiatrie à la santé mentale », rapport remis en mars 2001.
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[11]
Michel Callon, « Éléments pour une sociologie de la traduction », L’Année sociologique, 36, 1986, p. 169-208.
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[12]
Antoine Lazarus, Hélène Strohl, Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, DIV/ DIRMI, février 1995.
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[13]
Les SROP sont des documents quinquennaux de planification régionale instaurés par la loi hospitalière du 31 juillet 1991. Ils déterminent, d’une part, la répartition géographique des équipements et des activités de soin pour permettre une satisfaction optimale des besoins de la population et, d’autre part, la mise en place d’objectifs prioritaires élaborés à partir d’une procédure de concertation. En Aquitaine, la première génération du SROP s’est écoulée (1995-2000) et la seconde a débuté en 2001.
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[14]
Institué par la loi du 29 juillet 1998 de la lutte contre les exclusions, le Programme régional pour l’accès à la prévention et aux soins (PRAPS) a pour objectif de mettre en réseau les champs sanitaire et social en vue de l’accès aux soins des personnes les plus démunies.
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[15]
Haut comité de la Santé publique, La souffrance psychique des adolescents et des jeunes adultes, mai 1999.
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[16]
La psychiatrie est marquée depuis son origine par une controverse d’école sur l’étiologie et le traitement approprié de la pathologie. Contrairement au schéma de causalité linéaire sous-jacent au modèle anatomo-clinique qui prévaut en médecine, le « fait psychiatrique » se singularise par différents niveaux d’interprétation. Deux grands modèles théoriques déclinent une pluralité de pratiques thérapeutiques. La première privilégie une approche neurobiologique, d’où une orientation pharmacologique du soin proche des autres spécialités médicales. À l’opposé, la seconde postule une double origine psychique et sociale du trouble mental et adhère en conséquence aux techniques de la psychothérapie. Si les psychiatres se réclament d’un modèle en particulier, leurs pratiques croisent des références variées.
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[17]
Entretien avec un psychiatre d’un centre hospitalier spécialisé.
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[18]
Psychiatre exerçant en centre hospitalier spécialisé.
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[19]
La circulaire du 24 juillet 1989 généralise l’introduction du PMSI dans tous les établissements d’hospitalisation publics et privés. Cependant, il n’est appliqué en psychiatrie qu’en 2002 du fait de la difficulté à formaliser des variables aptes à différencier les coûts générés par les pathologies. À partir de 1996, il n’est plus seulement un instrument de connaissance, mais devient un des critères de modulation budgétaire puisqu’il intervient désormais dans la péréquation régionale de l’enveloppe financière attribuée à l’hospitalisation publique.
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[20]
La traduction peut être comprise comme l’interprétation d’une information dans un code différent. Elle se décline en quatre étapes : la problématisation, l’intéressement, l’enrôlement, la mobilisation des alliés (Michel Callon, art. cité).
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[21]
L’hétérogénéité des savoirs relatifs à la maladie mentale complique la construction des diagnostics psychiatriques.
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[22]
Médecine-Chirurgie-Obstétrique.
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[23]
Psychiatre exerçant en centre hospitalier spécialisé.
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[24]
La file active représente la quantité d’actes de soins prodigués par un service ou un établissement.
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[25]
Paul Pierson, « The Path to European Integration. A Historical Institutionalist Analysis », Comparative Political Studies, 29 (2), avril 1996, p. 123-163.
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[26]
Assistants socio-éducatifs, psychologues, animateurs, diététiciens, ergothérapeutes, psychomotriciens participent, avec les psychiatres, à la division du travail soignant.
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[27]
On peut définir l’autonomie professionnelle par l’indépendance vis-à-vis d’un autre corps professionnel, le libre choix des méthodes d’intervention, la capacité de proposition, la liberté d’opposition, la reconnaissance des compétences professionnelles et d’une expertise technique, le respect du secret professionnel. Depuis un décret de 1993, les assistantes sociales de services psychiatriques ne sont plus sous la responsabilité technique du chef de service, mais sous celle du service social de l’établissement.
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[28]
Assistante sociale exerçant en centre hospitalier spécialisé.
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[29]
L’organisation de la psychiatrie publique repose sur le principe de la sectorisation. Placé sous la responsabilité technique d’un médecin-chef, chaque secteur est délimité par un espace géographique d’une moyenne de 70 000 habitants. Il est pourvu d’une équipe pluridisciplinaire comprenant des personnels soignants médicaux (psychiatres) et non-médicaux (infirmiers, aides-soignants), des psychologues et des travailleurs sociaux. Il dispose de structures de soin variées : hôpitaux de jour, centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP), appartements thérapeutiques et surtout des centres médico-psychologiques (CMP), pivots des secteurs psychiatriques.
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[30]
Il se compose de 35 membres : des cadres de la DRASS Aquitaine et des 5 DDASS de la région, des représentants du régime général de la sécurité sociale, des directeurs d’établissements psychiatriques publics ou privés, des psychiatres libéraux, des médecins généralistes, des infirmiers, des assistantes sociales, des présidents de commissions médicales d’établissements psychiatriques, des représentants des usagers.
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[31]
Cette catégorisation des formes de la délibération politique s’effectue à partir des modes de relation entre savoir et pouvoir dans les processus décisionnels. La procédure dialogique vise à ouvrir le débat public au plus grand nombre possible de participants, ici les savoirs techniques côtoient les savoirs liés à l’expérience. À l’opposé, la procédure délégative relève d’un système de représentation plus traditionnel : la formulation des choix est déléguée à des spécialistes (Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001).
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[32]
Directeur général d’un centre hospitalier spécialisé.
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[33]
Nous faisons référence à ce que Jean-Pierre Gaudin appelle « la négociation surpersonnalisée », qui signifie la stabilisation des relations interpersonnelles dans les procédures de négociation contractuelle (J.-P. Gaudin, Gouverner par contrat, Paris, Presses de Sciences Po, 1999, p. 46).
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[34]
Sabine Saurruger montre que l’expertise peut être considérée par les pouvoirs publics comme un instrument permettant la réalisation de compromis dans des situations d’incertitude telles que les controverses (S. Saurruger, « L’expertise : un mode de participation des groupes d’intérêt au processus décisionnel communautaire », Revue française de science politique, 52 (4), 2002, p. 375-401).
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[35]
J’exprime ici tous mes remerciements à Olivier Costa, Christiane Restier-Melleray, Évelyne Ritaine, Andy Smith et Claude Sorbets pour leur relecture de cet article.