Notes
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[1]
Cf. Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, la théorie des réalignements revisitée, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
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[2]
Valdimer O. Key, « The Future of the Democratic Party », Virginia Quarterly Review, 28, été 1952, p. 161-175 ; Valdimer O. Key, « A Theory of Critical Elections », Journal of Politics, 17, février 1955, p. 3-17 ; Valdimer O. Key, « Secular Realignment and the Party System », Journal of Politics, 21, mai 1959, p. 198-210 ; Walter D. Burnham, Critical Elections and the Mainsprings of American Politics, New York, Norton, 1970 ; James L. Sundquist, Dynamics of the Party System : Alignment and Realignment of Political Parties in the United States, Washington DC, Brookings Institution, 1973 (édition révisée : 1983) ; Jerome M. Clubb, William H. Flanigan, Nancy H. Zingale, Partisan Realignment : Voters, Parties, and Government in American History, Beverly Hills, Sage, 1980.
-
[3]
Le désalignement d’un groupe social ou géographique marque le rapprochement progressif de son comportement électoral de la moyenne de l’ensemble de l’électorat.
-
[4]
En particulier exposés dans Byron E. Shafer (ed.), The End of Realignment ? Interpreting American Electoral Eras, Madison, University of Wisconsin Press, 1991.
-
[5]
Edward G. Carmines, James A. Stimson, Issue Evolution, Race and the Transformation of American Politics, Princeton, Princeton University Press, 1989.
-
[6]
Niles Eldredge, Stephen Jay Gould, « Punctuated Equilibria : An Alternative to Phyletic Gradualism », p. 82-115, dans T. M. Schopf (ed.), Models in Paleobiology, San Francisco, Freeman and Cooper, 1972. Cette théorie de l’équilibre ponctué a pour objectif de pallier l’incapacité de la théorie darwinienne classique de l’évolution progressive à expliquer les évolutions brutales en paléobiologie et, en particulier, les extinctions massives. Elle ne prétend pas être une théorie générale de l’évolution, ne nie pas les phénomènes d’évolutions progressives et se situe dans la lignée du darwinisme, en opposition avec les courants créationnistes.
-
[7]
Edward G. Carmines, James A. Stimson, op. cit., p. 13.
-
[8]
P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 217-327.
-
[9]
Ibid., p. 239-242. Pour la définition du concept de « vote normal », on se reportera à Philip E. Converse, « The Concept of a Normal Vote », dans Angus Campbell, Philip E. Converse, Warren E. Miller, Donald E. Stokes, Elections and the Political Order, New York, Wiley, 1966, p. 9-39.
-
[10]
Le seul des trois députés Verts a avoir une véritable implantation locale, le maire de Bègles, Noël Mamère, a été devancé par Lionel Jospin dans sa propre circonscription le 21 avril avec 10,3 % contre 20,6 %.
-
[11]
Cf. Pierre Martin, « Le vote Le Pen, l’électorat du Front national », Notes de la Fondation Saint-Simon, 84, octobre-novembre 1996, p. 43.
-
[12]
La disparition de l’extrême droite du paysage politique français provoquerait une déstabilisation par « perte de l’ennemi » dont beaucoup auraient du mal à se remettre.
-
[13]
Cf. P. Martin, « Le développement de la domination RPR au sein de la droite modérée », dans P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 342-346.
-
[14]
Bruce A. Campbell, Richard J. Trilling (eds), Realignment in American Politics : Toward a Theory, Austin, University of Texas Press, 1980.
-
[15]
Pour une explication plus détaillée du rôle de ces trois zones et de leur signification, se reporter à P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 270-278.
-
[16]
« L’impact électoral du déclin de la pratique religieuse catholique », dans P. Martin, op. cit., p. 162-174.
-
[17]
« Le désalignement électoral ouvrier, la fin du vote de classe ouvrier », dans P. Martin, op. cit., p. 177-182.
-
[18]
« L’émergence d’un nouveau clivage ? », ibid., p. 375-382.
1 Malgré les évolutions spectaculaires dont ces élections ont été l’occasion, avec l’élimination de Lionel Jospin et la qualification de l’extrême droite pour la première fois au second tour de l’élection présidentielle, l’effondrement du parti communiste à la présidentielle, confirmé aux élections législatives, et la très forte victoire de la droite au second tour des législatives, les élections de 2002 ne marquent pas une rupture dans la vie politique française, l’ordre électoral en place depuis 1984 ne s’est pas effondré.
Légitimité de la question
2 L’ampleur des évolutions électorales et partisanes qu’ont occasionnées les élections de 2002, présidentielle et législatives, incite naturellement à poser la question d’une possible rupture de l’ordre électoral et partisan en France à l’occasion de ces élections. Rappelons brièvement ces principales évolutions. Lors du premier tour de l’élection présidentielle, le phénomène le plus spectaculaire et qui a immédiatement focalisé l’attention est l’élimination de Lionel Jospin, Premier ministre socialiste, au profit de Jean-Marie Le Pen qui arrive second derrière le président sortant Jacques Chirac. Cette élimination de la gauche est sans précédent depuis 1969 et un candidat d’extrême droite se qualifie pour le second tour pour la première fois. Cette élimination de Lionel Jospin correspond effectivement à un effondrement du candidat socialiste (tableau 1) – qui perd 7,1 points sur 1995 – et à une forte poussée de l’extrême droite. Mais ce ne sont pas les seules évolutions importantes de ce premier tour. On observe également un effondrement historique du candidat communiste Robert Hue, président du parti, qui passe de 8,6 % en 1995 à 3,4 %, très en dessous du précédent score plancher de son parti à une élection présidentielle (6,7 % pour André Lajoinie en 1988). Ces effondrements socialiste et communiste s’accompagnent d’une percée des candidats d’extrême gauche, les trois candidats trotskistes totalisant 10,4 % des suffrages, très au dessus du précédent record de 1995 (5,3 %). À ceci s’ajoute une nette progression des Verts qui passent pour la première fois la barre des 5 % malgré la concurrence, nouvelle à la présidentielle, d’une candidature écologiste modérée. Au total, les écologistes obtiennent plus de 7 % contre toujours moins de 4 % aux présidentielles précédentes. On a de plus, pour la première fois, une candidature « atypique », celle de Jean-Pierre Chevènement, qui arrive en seconde position de la gauche institutionnelle devant le candidat des Verts à 5,3 %. Mais ces bouleversements électoraux à gauche trouvent leurs symétriques à droite : résultat sans précédent de l’extrême droite qui, avec 19,2 % (Le Pen + Mégret), progresse de 4,2 points sur 1995, effondrement de la droite modérée dont les quatre candidats – Chirac, Bayrou, Boutin, Madelin – ne totalisent que 31,8 % contre 44,2 % sur trois candidats en 1995 (Chirac, Balladur, Villiers) et affirmation nouvelle des chasseurs de Jean Saint-Josse (4,2 %). Le second tour n’est pas en reste avec une forte agitation politique (manifestations nombreuses et massives), un exceptionnel redressement de la participation électorale – dont le premier tour avait marqué un record de faiblesse pour ce type d’élection – et une victoire écrasante de Jacques Chirac avec un score inhabituel pour une élection présidentielle dans une démocratie (82,2 %). Dans la foulée de ce scrutin étrange, on assiste à la création d’un parti quasi-unique de la droite modérée, l’UMP qui absorbe le RPR, DL et la majorité de l’UDF et qui obtient la majorité absolue des députés, 365 sur 577, soit 63 % des sièges, une proportion jamais atteinte pour un seul parti en France depuis le second Empire. Si l’on ajoute les records absolus d’abstentions aux deux tours des législatives de juin pour ce type d’élection, on comprend qu’il est pour le moins justifié de s’interroger sur un éventuel effondrement de l’ordre électoral en place depuis 1984. Mais avant de poursuivre cette analyse, il est nécessaire de préciser deux notions, celle d’ordre électoral et celle de rupture.
Évolutions électorales depuis 1995
Évolutions électorales depuis 1995
Qu’est-ce qu’un ordre électoral ?
3 La notion d’ordre électoral (ou partisan) peut être définie d’une manière très simple. Quand on observe les résultats électoraux nationaux de différents pays à différentes époques, avec une certaine habitude, on peut reconnaître, avec peu de chance de se tromper, s’il s’agit de résultats portant sur la France, la Grande-Bretagne ou, par exemple, la Suède, et vers quel moment. Ceci provient du fait que chaque pays a des structures électorales relativement stables et originales à chaque période de temps. Un fort parti communiste et une droite dispersée indiqueront plutôt la France de la Quatrième République, un fort parti conservateur en concurrence avec un fort parti travailliste, la Grande-Bretagne, et un parti agrarien, la Suède jusqu’aux années 1970. Mais ces structures électorales nationales originales ne sont pas immuables, elles évoluent à travers le temps. L’expérience indique que ces évolutions sont souvent brutales, que le système partisan national se reconfigure le plus souvent rapidement en quelques années. Il y a des phases privilégiées dans la vie politique nationale pour ces changements de l’ordre électoral, qui sont des changements brutaux et durables des équilibres électoraux. Ces phénomènes correspondent aux réalignements électoraux et se déroulent sur plusieurs élections qui définissent la phase de réalignement. C’est à l’occasion d’une phase de réalignement électoral que l’on passe d’un ordre électoral (et partisan) à un autre. Ceci nous conduit maintenant à aborder les notions de réalignement électoral et de « moment de rupture ».
Qu’est-ce qu’un moment de rupture ?
4 La notion de « moment de rupture » se rapporte à la théorie des réalignements électoraux. Selon cette théorie, la vie politique des démocraties représentatives peut être découpée en une succession de phases de réalignement et de périodes de politique ordinaire. Les réalignements électoraux sont des évolutions brutales et durables des rapports de forces électoraux et des structures électorales qui se déroulent sur plusieurs élections (la phase de réalignement). Ils ne concernent pas seulement la dimension électorale, mais provoquent des changements dans le système partisan, le fonctionnement de la vie politique, les rapports entre les citoyens et l’élite politique et affectent les politiques publiques [1]. La théorie des réalignements a été progressivement élaborée aux États-Unis à la suite des travaux de V. O. Key [2]. Les principaux auteurs s’accordent sur le fait que les réalignements électoraux sont des phénomènes qui ne concernent pas seulement une seule élection mais durent sur plusieurs élections (aux États-Unis, souvent deux élections présidentielles, comme 1932-1936 ou 1892-1896, par exemple), appelées élections critiques (critical election), qui définissent une phase de réalignement (realignment era). Cette théorie a été vivement critiquée pour son imprécision et son incapacité à rendre compte de phénomènes électoraux tels que les désalignements [3], conséquences des grandes mutations sociales et culturelles dans les démocraties postindustrielles, comme les conséquences de l’effondrement de la pratique religieuse, le déclin du vote de classe ouvrier ou l’évolution des différences de comportements politiques entre les hommes et les femmes, par exemple. Mais cette théorie n’a pas été remplacée de manière satisfaisante par une autre qui permette de rendre compte, mieux ou même aussi bien, des évolutions électorales qui ne relèvent pas de la simple conjoncture ou des conséquences des évolutions sociologiques sur le long terme. Or ces évolutions électorales à la fois brutales et durables existent. Il est de plus nécessaire d’avoir une théorie qui permette un découpage chronologique de la vie politique des démocraties représentatives qui ne se résume pas à la simple succession des gouvernements, mais qui tire sa légitimité de l’observation des mutations durables du comportement des électeurs. Mais nombre des critiques adressées à la théorie des réalignements dans sa version originale étaient justifiés, et c’est pourquoi j’ai entrepris de la retravailler en en conservant les données essentielles tout en m’efforçant de tenir compte des critiques les plus pertinentes [4]. C’est alors qu’est introduite la notion de rupture de l’ordre électoral. Les trois principales modifications que j’ai effectuées à la théorie d’origine sont : (1) la délimitation de la zone de pertinence de la théorie, (2) les notions de « moment de rupture » et de « moment de réalignement » pour délimiter précisément et objectivement la phase de réalignement, (3) la notion de convergence limitée des politiques des principaux partis de pouvoir durant la période de politique ordinaire qui suit la phase de réalignement. Pour les points (1) et (3), je renvoie le lecteur à Comprendre les évolutions électorales. Pour le point (2), la notion de rupture, je me suis directement inspiré de la critique de Carmines et Stimson [5] qui rejettent le modèle simpliste d’un réalignement électoral réalisé lors d’une « élection critique » au profit d’un autre modèle, appelé le « développement dynamique », qui s’inspire de la notion « d’équilibre ponctué » du paléo-biologiste Stephen Jay Gould [6] : « Il est dynamique car il suppose qu’à partir d’un certain moment le système bouge d’un état absolument stationnaire vers un changement complet et spectaculaire ; ce changement est marqué par un « moment critique » dans la série temporelle – un moment où le changement est suffisamment important pour être visible et marquer l’origine d’un processus dynamique. Significativement, cependant, le changement – le développement dynamique – ne s’arrête pas au moment critique ; au contraire, il continue durant une longue période, bien qu’à un rythme plus lent. Cette poursuite du développement après le choc initial marque le caractère évolutionniste du modèle. » [7] Ce modèle ne me semble pas en contradiction avec la théorie des réalignements dont les principaux promoteurs avaient déjà à cette époque répudié, eux aussi, la vision simpliste d’un réalignement réalisé en une seule « élection critique ». Il permet de mettre de l’ordre dans la conception de ce qu’est la phase de réalignement. Sundquist a très bien rendu compte du rôle des enjeux et des leaders dans le déroulement de la phase de réalignement mais le travail de Carmines et Stimson permet de préciser comment cette phase débute. Elle débute par un choc initial qui provoque la crise du système lors de ce qu’ils nomment un « moment critique » et que j’appelle un « moment de rupture ». Dans la théorie des réalignements ainsi revisitée, la phase de réalignement commence par un « moment de rupture » – constitué d’une ou plusieurs élections proches – qui marque l’effondrement de l’ordre électoral et partisan en place. Elle se termine par un « moment de réalignement » – constitué lui aussi d’une ou plusieurs élections proches – qui fixe le nouvel ordre électoral et partisan qui va dominer la période de politique ordinaire qui va suivre. On peut ainsi dire qu’un moment de rupture marque une crise suffisamment forte, une déstabilisation de l’ordre électoral et partisan en place si importante, que cet ordre ne puisse se restabiliser dans son état précédent. Un moment de rupture doit nécessairement être marqué par des évolutions électorales fortes et des changements dans l’organisation du pouvoir. Observons maintenant quel était l’ordre électoral en place jusqu’à 2002 et analysons les élections de 2002 pour vérifier si elles constituent effectivement un moment de rupture selon la définition précédente.
L’ordre électoral et partisan en place depuis 1984
5 La France a connu une phase de réalignement de 1981 à 1984 qui s’est terminée sur l’élection de réalignement qu’ont constitué les européennes de 1984 [8]. Le nouvel ordre électoral et partisan qui s’est alors imposé est caractérisé par une domination électorale de la droite – un rapport de forces gauche/droite avec un « vote normal » de l’ordre de 45,5 %/ 54,5 % [9] – l’affrontement de deux coalitions de gauche et de droite chacune nettement dominée par un parti, le PS à gauche et le RPR à droite, et une force significative isolée à l’extrême droite, le FN. Le fonctionnement du système politique a été marqué par de nombreuses cohabitations (9 années sur 18 depuis 1984) et la domination du PS et du RPR s’est concrétisée par leur monopolisation des postes de président et de Premier ministre depuis 1981.
Les élections de 2002
6 L’élection présidentielle de 2002 est caractérisée par de nombreuses évolutions électorales importantes dont certaines sont confirmées aux législatives et d’autres pas.
Indications en faveur d’une rupture
7 Parmi les évolutions qui pourraient indiquer une rupture de l’ordre électoral, il y a tout d’abord l’effondrement du parti communiste, 3,4 % le 21 avril et 4,9 % le 9 juin contre 9,9 % encore en 1997. L’événement le plus spectaculaire fut cependant l’élimination dès le premier tour de la présidentielle de Lionel Jospin, Premier ministre socialiste, devancé pour la seconde place par Jean-Marie Le Pen. Cette élimination de la gauche et cette qualification de l’extrême droite ne relèvent pas seulement du hasard d’une dispersion des voix de gauche, mais a un caractère d’échec historique pour la gauche traditionnelle : le total Jospin + Hue le 21 avril en France métropolitaine est inférieur au total Le Pen + Mégret (19,3 % contre 19,6 %). Les résultats de l’extrême gauche à la présidentielle, plus de 10 %, sont également sans précédent, ainsi que la dissidence de Jean-Pierre Chevènement à plus de 5 % et le résultat des Verts (5,2 %).
8 Les évolutions à droite fournissent d’autres arguments en faveur de la thèse de la rupture, principalement le fort recul de la droite modérée au premier tour de la présidentielle, avec un résultat historiquement bas de 31,8 %, et la nomination de Jean-Pierre Raffarin comme Premier ministre. C’est la première fois depuis 1981 que le poste de Premier ministre échappe au couple RPR-PS. De plus, d’importantes modifications de la structure partisane ont lieu à droite avec la création réussie de l’UMP et la disparition programmée du RPR et de DL.
L’ordre électoral est cependant maintenu
9 Nous rejetons cependant l’hypothèse de la rupture pour de nombreuses raisons.
10 Observons tout d’abord ce qui se passe à gauche. Au sein de la gauche, le PS reste très nettement dominant et le PC, même très affaibli, reste la seconde force et conserve son groupe parlementaire. D’autre part, l’extrême gauche n’a pas confirmé aux législatives sa percée de la présidentielle et le pôle républicain a sombré à ces dernières élections. L’élimination de Lionel Jospin le 21 avril n’a pas empêché les socialistes d’apparaître comme la seule force réellement alternative à la droite lors des législatives.
11 Si on regarde plus en détail ces évolutions à gauche, la domination du PS, loin d’être remise en cause est au contraire confirmée. Au premier tour de la présidentielle, le 21 avril, si Lionel Jospin n’obtient que 16,2 % des suffrages exprimés, on doit cependant remarquer qu’il devance très largement tous les autres candidats de gauche, Arlette Laguiller arrivant en seconde position au sein de celle-ci avec 5,7 %. Lionel Jospin arrive en tête de la gauche dans toutes les circonscriptions législatives et fait largement plus du double des suffrages du second candidat de gauche, critère que nous avions retenu comme indice de la domination du PS sur la gauche dans Comprendre les évolutions électorales. Aux élections législatives, la domination socialiste au sein de la gauche est encore plus forte et plus nette qu’en 1997 : le PS représente 56,4 % des voix de gauche et écologistes (23,8 % sur 42,2 % (tableau 1)) contre 49 % en 1997. En sièges, la domination socialiste reste toujours aussi écrasante au sein de la gauche : 141 sièges sur 178, contre 246 sur 320 en 1997, soit 79 % contre 77 %. En réalité, pour que l’ordre électoral soit bouleversé à gauche, il aurait fallu que Jean-Pierre Chevènement gagne son pari d’arriver au second tour. Non seulement il était loin du compte, mais les turbulences du 21 avril ont finalement débouché sur le naufrage total du pôle républicain aux élections législatives où il perd tous ses députés.
12 La situation du parti communiste est le second indice du maintien de l’ordre électoral à gauche. Contrairement à ce qui a été beaucoup dit ou écrit, le parti communiste n’est pas mort, ni n’est maintenu artificiellement en survie par le PS. Pour le PCF, la fin dure longtemps. Le PC a subi un coup très dur, un recul sévère et sans doute durable, a descendu une nouvelle marche de son escalier électoral (de 10 % à 5 %), mais il reste la seule force à gauche capable d’exister électoralement sans un accord de premier tour avec le PS. Il est faux de dire que le PC a conservé son groupe parlementaire par la bonne volonté du PS. Sur les 22 députés du groupe communiste et républicain, seuls 6 d’entre eux avaient le soutien du PS dès le premier tour, les 16 autres avaient d? affronter un candidat socialiste. De plus, il est pratiquement certain que ces 6 candidats (Cher 2e, Seine-Saint-Denis 3e, Seine-Maritime 8e, Bouches-du-Rhône 13e, Isère 2e et Rhône 14e) auraient largement devancé un concurrent socialiste. En fait, c’était plutôt le PS, inquiet par les résultats du 21 avril, qui était demandeur du soutien PC dès le premier tour pour ses sortants ou des candidats Verts dans des circonscriptions de ces départements (Cher 1er et 3e, Seine-Saint-Denis 1er, Bouches-du-Rhône 8e et 16e, Isère 9e, Rhône 6e et 7e). Là où le PS n’avait pas besoin du PC au premier tour, il n’a pas hésité à tenter de prendre ses sièges, avec succès dans 3 cas (Côtes-du-Nord 4e, Val-de-Marne 11e et Nord 19e). De plus, la direction du PS a finalement présenté des candidats contre le PC malgré les demandes de celui-ci dans la 4e des Bouches-du-Rhône et la 7e de l’Hérault que le PC a finalement conservées. On doit de plus noter qu’une candidate socialiste s’est maintenue au second tour en duel contre le sortant apparenté communiste à Montreuil (Seine-Saint-Denis 7e). L’observation détaillée des résultats ne confirme absolument pas le discours sur un PC sauvé par la bonne volonté du PS. Non seulement le PC doit essentiellement le maintien de son groupe à sa propre capacité d’arriver en tête de la gauche dans suffisamment de circonscriptions, mais il reste le seul parti à gauche à pouvoir faire élire avec certitude des députés sans le soutien du PS au premier tour. On doit même remarquer que le PC a été capable de prendre au PS une circonscription, la 5e du Puy-de-Dôme, ce qui est inimaginable pour toute autre force de gauche. Le pôle républicain a montré qu’il était incapable de survivre à l’Assemblée en affrontant le PS ; quant au MRG et aux Verts, aucun de leurs députés [10] ne serait sans doute réélu sans le soutien du PS dès le premier tour (sauf Émile Zuccarelli à Bastia, cas très particulier), c’est pourquoi au niveau parlementaire, et contrairement au PC, ces partis ne sont que des satellites du PS.
13 On voit donc qu’au niveau de la gauche, la situation n’a pas fondamentalement changé depuis 1984.
14 En ce qui concerne l’extrême droite, elle joue à la fois un rôle perturbateur et stabilisateur depuis 1984. Elle a encore pleinement joué ce rôle en 2002. Le 21 avril, Jean-Marie Le Pen joue son rôle déstabilisateur. Mais, dès le 5 mai, l’ordre électoral est en voie de consolidation. Car les résultats du 5 mai avec l’écrasement du leader du FN montrent que le rejet de celui-ci, qui est un des éléments essentiels de l’ordre électoral en place depuis 1984, fonctionne toujours à plein. Dans le système en place depuis 1984, Le Pen joue le rôle de « l’homme que vous aimeriez haïr ». Pour beaucoup d’électeurs, c’est l’unique repère qui leur permet de se définir par différence dans le système politique. Le second tour de l’élection présidentielle aurait été une élection de rupture si Le Pen avait atteint son objectif de 30 %, car alors il aurait pu prétendre incarner la véritable opposition – à la place du PS – au nouveau gouvernement qu’allait mettre en place Jacques Chirac. C’était cela le véritable enjeu du second tour le 5 mai et le résultat a été caricatural, illustrant l’incapacité du FN à jouer ce rôle et le maintenant dans sa situation de « force impuissante » [11]. Pour déstabiliser l’ordre électoral en place depuis 1984, l’extrême droite n’a que trois possibilités : disparaître [12], prendre la place de la gauche ou de la droite modérée comme force principale d’opposition, contraindre la droite modérée à passer alliance avec elle. En 2002, elle n’a satisfait aucune de ces trois possibilités. Après sa crise de 1998-1999, le FN est redevenu important et est sans doute maintenant définitivement débarrassé du MNR. On s’éloigne donc de la première possibilité. Le second tour de la présidentielle a démontré qu’on était toujours très loin de la seconde et les législatives qu’il en était de même pour la troisième.
15 Si on observe maintenant la situation de la droite modérée, on note tout d’abord que le résultat du premier tour de l’élection présidentielle ainsi que la formation de l’UMP sont dans la dynamique d’un mouvement que nous avions déjà noté comme faisant parti de l’ordre électoral depuis 1984 : la domination croissante des chiraquiens au sein de la droite modérée et la marginalisation de l’ancienne UDF [13]. La formation de l’UMP n’est en effet en rien un échec du RPR, qui n’a jamais été rien d’autre que le parti de Jacques Chirac, mais au contraire l’aboutissement, par son propre dépassement, de la stratégie chiraquienne de conquête de la droite modérée. Au premier tour de l’élection présidentielle, Jacques Chirac arrive en tête de la droite modérée (Chirac, Bayrou, Madelin, Boutin) dans tous les départements et même dans toutes les circonscriptions législatives sauf la 2e des Pyrénées-Atlantiques, celle de François Bayrou, un phénomène de domination sans équivalent au sein de la droite modérée depuis Georges Pompidou au premier tour de l’élection présidentielle de 1969. Les conditions exceptionnelles du second tour permettent à Jacques Chirac d’accélérer un phénomène de ralliement des parlementaires DL et UDF qui était déjà bien en route avec la création de l’UEM pendant la campagne du premier tour. Replacées dans ce contexte, la création de l’UMP et la nomination de Jean-Pierre Raffarin à Matignon ne marquent pas une rupture avec l’affirmation de la domination RPR sur la droite modérée, mais au contraire le triomphe de la stratégie chiraquienne. Les transformations au sein des différents camps dont les élections de 2002 ont été l’occasion, ne marquent ainsi pas tant des ruptures que l’accélération des évolutions qui résultent des dynamiques du réalignement de 1981-1984.
16 Il en va de même pour l’alternance gouvernementale de 2002. Pour qu’une élection soit une élection de rupture, il est très probable qu’elle doit être marquée par un changement important au niveau du pouvoir, le plus souvent une alternance. Mais l’inverse n’est pas vrai. Pour qu’il y ait rupture, il ne suffit pas que les gouvernants « aillent dans le mur », il faut aussi que le mur s’effondre… L’alternance n’est pas un événement dans l’ordre électoral mis en place en 1984, c’est même la règle.
17 Les phases de réalignement électoral sont marquées par l’émergence de nouveaux enjeux qui contribuent à restructurer le comportement politique des électeurs. Mais ces nouveaux enjeux n’apparaissent pas seulement parce qu’ils correspondent à des préoccupations importantes des électeurs jusque-là négligées, mais aussi parce que des leaders politiques importants (légitimes) s’en saisissent. Pour que des leaders importants soient conduits à sortir de la routine de l’ordre électoral existant et à se saisir de nouveaux enjeux, il faut qu’ils ressentent un besoin impérieux d’agir. Pour cela, deux situations se présentent, soit ils viennent de subir une défaite telle qu’elle remet en cause leur situation même de force politique crédible dans le système (cas de leaders d’opposition), soit ils se trouvent projetés au pouvoir dans une situation suffisamment désastreuse pour qu’une action résolue paraisse la stratégie la plus rationnelle (cas de Franklin Roosevelt en 1932). Une élection qui correspond à un moment de rupture doit créer ce type de situation où des forces politiques importantes se trouvent en situation suffisamment grave pour se sentir en nécessité d’agir au risque de remettre en cause les fondements de l’ordre électoral existant. Est-ce le cas actuellement ? Il ne semble pas. Du côté de l’opposition socialiste, la défaite n’est pas vécue comme aussi désastreuse qu’en 1993 et ceci pour des raisons tout à fait objectives. Après le désastre de 1993, le PS n’avait plus que 53 députés et aucun allié (à part les radicaux) ; il a aujourd’hui 141 députés sans avoir rompu ni avec les communistes ni avec les Verts. Vu la rapidité de leur redressement après 1993, les socialistes sont naturellement conduits à penser que les choses sont tout à fait jouables dans 5 ans dans le cadre du système actuel. En ce qui concerne la nouvelle majorité, les conditions même de son triomphe aux législatives et l’ampleur de sa victoire ne sont pas de nature à l’inciter à prendre des risques. Le fait que l’on entende si souvent que les législatives ne doivent pas faire oublier le 21 avril tend plutôt à prouver qu’on va oublier le 21 avril ! Notons de plus que ces élections ne marquent ni l’obsolescence d’enjeux électoraux jusque-là structurants – comme l’anticommunisme en 1981 – ni l’apparition de nouveaux enjeux. L’insécurité, qui a été au c?ur de la campagne, est un enjeu majeur du réalignement de 1981-1984.
18 Mais ce maintien de l’ordre électoral et partisan en place depuis 1984, cette non-rupture, doit être également analysé à la lumière de l’étude des causes des ruptures ayant provoqué des réalignements.
Les causes des ruptures
19 Les théoriciens des réalignements se sont naturellement intéressés aux causes des réalignements électoraux. Pour Walter D. Burnham, les réalignements électoraux sont la conséquence de l’incapacité du système politique dans son fonctionnement ordinaire à répondre à une brutale augmentation de l’insatisfaction et des revendications de la population. Ils sont le résultat de la disjonction entre un système politique relativement inerte et une société remarquablement dynamique. Bruce A. Campbell et Richard J. Trilling [14] utilisent le concept de discontinuity : le réalignement est le résultat d’un trop fort écart entre les souhaits de l’électorat et la réalité des comportements des gouvernants. Et il est bien vrai que nous avons vécu en France toutes ces dernières années une situation assez semblable : une fraction croissante de la population avait le sentiment de ne plus être représentée, de ne plus être prise en compte. Les responsables de la gauche sont apparus comme de plus en plus coupés des attentes et des inquiétudes de l’électorat, particulièrement l’électorat populaire concernant l’insécurité physique (délinquance) ou sociale (précarité), sans pour autant être capables de prendre vraiment en compte les aspirations montantes nouvelles (frilosité sur le Pacs, double langage sur la mondialisation). Les responsables de la droite modérée n’ont pas été non plus en reste dans leur incapacité à prendre réellement en compte les inquiétudes de l’électorat sur les questions de sécurité, de fiscalité (pensons à la période 1995-1997) et d’identité nationale. Les gouvernements Juppé et Jospin ont communié dans l’incapacité à dialoguer réellement avec les forces sociales. Les cinq années de cohabitation et l’influence croissante sur l’élite politique d’un monde médiatique parisien de plus en plus coupé de la « France d’en bas » n’ont rien amélioré. Mais les éléments favorables à un réalignement électoral peuvent perdurer sans que celui-ci n’ait lieu car il faut au préalable un événement, un choc qui provoque l’effondrement de l’ordre électoral en place. L’introduction de la notion de rupture à partir du modèle de Carmines et Stimson, le développement dynamique, inspiré de celui de Gould, l’équilibre ponctué, permet de prendre conscience de l’importance de l’intervention d’un choc. L’analyse des précédents réalignements électoraux et des ruptures qui les ont provoqués indique qu’il faut toujours un événement déclencheur, un choc, une crise, qui favorise l’effondrement d’un élément clé de l’ordre partisan. Crise économique majeure comme en 1932 aux États-Unis, crise algérienne en France en 1958, début de la crise internationale du communisme (Afghanistan, Pologne) pour la rupture de 1981 en France. Il n’y avait en 2002 aucun élément de ce type, la situation économique était encore assez bonne et aucune crise majeure d’autre nature ne frappait la France ou un élément majeur de son système partisan. Les attentats terroristes du 11 septembre qui ont frappé les États-Unis et l’intensification de la crise israélo-palestinienne, même s’ils représentent sans doute des événements majeurs au niveau international, n’ont pas eu de conséquences immédiates suffisamment fortes au niveau national – malgré la multiplication des actes antisémites – pour provoquer une crise politique en France. Quant à l’alternance, loin de représenter une crise, elle est au contraire un élément ordinaire du fonctionnement du système depuis 1981. L’ordre électoral et le système partisan qui y correspond, comme tout système, subit en permanence une multitude de chocs auxquels il doit résister. Sa capacité de résistance à un choc est fonction de son usure et de l’ampleur du choc. Même très usé, un ordre électoral peut perdurer du moment qu’il ne subit aucun choc important. Inversement, même un ordre électoral solide, avec des attaches partisanes assez fermes, ne pourra résister à un choc de grande ampleur, comme la grande crise des années 1930, par exemple. Mais le fait que l’ordre électoral ne se soit pas effondré peut également résulter de tentatives pour le renforcer telles que la coïncidence entre élections présidentielle et législatives que la réforme du quinquennat va peut-être permettre de maintenir.
Les confirmations de l’ordre électoral en place
20 Tout d’abord, on doit remarquer que le rapport de force gauche/droite au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 (tableau 1) est très proche, avec un niveau global de droite de 55,2 % du « vote normal » pour la droite depuis 1984, que nous avions estimé à 54,5 %. La poussée de droite aux législatives de juin s’explique par l’effet d’entraînement en faveur de la droite de sa victoire présidentielle.
21 Ce maintien de l’ordre électoral en place se manifeste également par la confirmation de l’influence de la géographie de l’immigration sur le rapport de force droite/gauche (tableau 2) et sur le vote en faveur de l’extrême droite (tableau 3), élément important de l’aspect structurel du réalignement électoral de 1984. Ces tableaux sont basés sur le découpage de la France métropolitaine en 3 zones de 32 départements chacune suivant l’importance de la population étrangère d’origine maghrébine ou turque (d’après le recensement de 1982). Ces tableaux permettent de vérifier l’impact de l’enjeu « immigration » sur le comportement électoral, principal enjeu émergent des années 1980 avec l’insécurité [15]. On observe que la nouvelle structure électorale géographique induite par le réalignement électoral de 1984 est encore confirmée. La zone I reste, comme depuis 1984, nettement plus favorable à la droite que la zone III (tableau 2). Cette influence de la géographie de l’immigration sur celle de la gauche et de la droite est particulièrement forte sur celle de l’extrême droite (tableau 3). Là encore, les élections de 2002 s’inscrivent dans le droit fil du réalignement des structures électorales de 1984.
Évolutions électorales de la droite depuis 1974 par zones d’immigration (France métropolitaine)
Évolutions électorales de la droite depuis 1974 par zones d’immigration (France métropolitaine)
Résultats électoraux de l’extrême droite par zones d’immigration (France métropolitaine)
Résultats électoraux de l’extrême droite par zones d’immigration (France métropolitaine)
22 On observe également la poursuite des grandes évolutions en cours depuis 20 à 30 ans concernant l’impact du déclin de la pratique religieuse catholique [16] et le déclin du vote de classe ouvrier en faveur de la gauche [17]. Le tableau 4 nous montre que les 15 départements traditionnellement les plus catholiques donnent à la droite des résultats de moins en moins supérieurs à la moyenne nationale : le désalignement géographique est ici directement la conséquence de la baisse continue de la pratique religieuse.
Cinquième République (élections législatives) % droite : comparaison France métropolitaine et 15 départements les plus catholiques
Cinquième République (élections législatives) % droite : comparaison France métropolitaine et 15 départements les plus catholiques
23 En ce qui concerne la baisse du vote de classe ouvrier en faveur de la gauche, la comparaison des enquêtes sortie des urnes CSA présidentielles de 1995 et 2002 le confirme : pour un vote de gauche général passant de 41 % en 1995 (présidentielle 1er tour) à 42 %, il recule de 47 % à 41 % chez les ouvriers qui ne votent donc maintenant pas plus à gauche que l’ensemble de la population. Un autre phénomène, noté beaucoup plus récemment, est le vote croissant en faveur de la gauche des personnes les plus diplômées, provoquant le glissement vers la gauche des grandes agglo-mérations [18]. Cette évolution est également vérifiée en 2002. À Paris, la gauche obtient 46,7 % à la présidentielle, progressant de 7,6 points sur 1995 contre 42,8 % en France métropolitaine, et la majorité des sièges aux législatives – 12 sur 21, soit + 3 – confirmant ainsi ses résultats des européennes de 1999 et des municipales de 2001. Depuis 1999, Paris est plus à gauche que la moyenne de la France. Dans les autres grandes villes, la progression de la gauche entre avril 1995 et avril 2002 est plus faible mais toujours supérieure à l’évolution nationale (+ 2 points), comme à Lyon (+ 5,3), Grenoble (+ 5,1), Caen (+ 4,7), Toulouse (+ 3,8), Lille (+ 5,9), Montpellier (+ 5,6), Rennes (+ 4,3), Tours (+ 4,9) ou Strasbourg (+ 5,9). Aux législatives, le même phénomène a joué, permettant à la gauche de conserver la circonscription de Strasbourg-centre (la seule en Alsace), de résister à la poussée de la droite dans l’agglomération grenobloise et de menacer Philippe Douste-Blazy (50,8 %) à Toulouse-Centre et le député sortant UDF Patrick Herr à Rouen (50,8 %).
Conclusions
24 Malgré les turbulences fortes du 21 avril, l’ordre électoral en place depuis 1984 a été confirmé le 9 juin. Mais il avait commencé à se rétablir dès le 5 mai avec la défaite écrasante de Jean-Marie Le Pen qui lui interdisait d’apparaître comme une alternative crédible à la droite modérée. Les résultats du 5 mai et les manifestations qui les avaient précédés montraient que le rejet du FN, l’un des éléments clés de l’ordre électoral, était toujours très fort. Le FN est à la fois conforté par l’écrasement de la scission MNR et confirmé dans son statut de force impuissante par le second tour de la présidentielle et son échec total à obtenir un seul député aux législatives. À droite, les résultats du premier tour de la présidentielle confirment la domination croissante des chiraquiens sur le reste de la droite modérée, dont la formation de l’UMP est le couronnement. La nomination de Jean-Pierre Raffarin montre l’extension de la domination chiraquienne beaucoup plus que sa remise en cause. De plus, la percée (relative) des chasseurs à la présidentielle n’est pas confirmée aux législatives. Enfin, à gauche, ces élections confirment finalement la domination croissante du PS et le PC, malgré son net affaiblissement, reste la seule force de gauche bénéficiant d’une véritable implantation électorale lui permettant d’obtenir une représentation politique qui ne soit pas « octroyée » par le PS.
25 Mais le maintien de l’ordre politique (électoral, partisan) en place ne doit pas cacher son usure certaine au bout de 18 ans. Les élections législatives, avec leur restauration de cet ordre électoral, peuvent faire oublier les messages forts d’insatisfactions que les électeurs ont voulu faire passer lors du premier tour de l’élection présidentielle, le 21 avril. Alors la rupture de l’ordre électoral en place depuis 1984 pourrait bien intervenir à la prochaine échéance présidentielle, au bout de 5 ans de pouvoir sans partage.
Notes
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[1]
Cf. Pierre Martin, Comprendre les évolutions électorales, la théorie des réalignements revisitée, Paris, Presses de Sciences Po, 2000.
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[2]
Valdimer O. Key, « The Future of the Democratic Party », Virginia Quarterly Review, 28, été 1952, p. 161-175 ; Valdimer O. Key, « A Theory of Critical Elections », Journal of Politics, 17, février 1955, p. 3-17 ; Valdimer O. Key, « Secular Realignment and the Party System », Journal of Politics, 21, mai 1959, p. 198-210 ; Walter D. Burnham, Critical Elections and the Mainsprings of American Politics, New York, Norton, 1970 ; James L. Sundquist, Dynamics of the Party System : Alignment and Realignment of Political Parties in the United States, Washington DC, Brookings Institution, 1973 (édition révisée : 1983) ; Jerome M. Clubb, William H. Flanigan, Nancy H. Zingale, Partisan Realignment : Voters, Parties, and Government in American History, Beverly Hills, Sage, 1980.
-
[3]
Le désalignement d’un groupe social ou géographique marque le rapprochement progressif de son comportement électoral de la moyenne de l’ensemble de l’électorat.
-
[4]
En particulier exposés dans Byron E. Shafer (ed.), The End of Realignment ? Interpreting American Electoral Eras, Madison, University of Wisconsin Press, 1991.
-
[5]
Edward G. Carmines, James A. Stimson, Issue Evolution, Race and the Transformation of American Politics, Princeton, Princeton University Press, 1989.
-
[6]
Niles Eldredge, Stephen Jay Gould, « Punctuated Equilibria : An Alternative to Phyletic Gradualism », p. 82-115, dans T. M. Schopf (ed.), Models in Paleobiology, San Francisco, Freeman and Cooper, 1972. Cette théorie de l’équilibre ponctué a pour objectif de pallier l’incapacité de la théorie darwinienne classique de l’évolution progressive à expliquer les évolutions brutales en paléobiologie et, en particulier, les extinctions massives. Elle ne prétend pas être une théorie générale de l’évolution, ne nie pas les phénomènes d’évolutions progressives et se situe dans la lignée du darwinisme, en opposition avec les courants créationnistes.
-
[7]
Edward G. Carmines, James A. Stimson, op. cit., p. 13.
-
[8]
P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 217-327.
-
[9]
Ibid., p. 239-242. Pour la définition du concept de « vote normal », on se reportera à Philip E. Converse, « The Concept of a Normal Vote », dans Angus Campbell, Philip E. Converse, Warren E. Miller, Donald E. Stokes, Elections and the Political Order, New York, Wiley, 1966, p. 9-39.
-
[10]
Le seul des trois députés Verts a avoir une véritable implantation locale, le maire de Bègles, Noël Mamère, a été devancé par Lionel Jospin dans sa propre circonscription le 21 avril avec 10,3 % contre 20,6 %.
-
[11]
Cf. Pierre Martin, « Le vote Le Pen, l’électorat du Front national », Notes de la Fondation Saint-Simon, 84, octobre-novembre 1996, p. 43.
-
[12]
La disparition de l’extrême droite du paysage politique français provoquerait une déstabilisation par « perte de l’ennemi » dont beaucoup auraient du mal à se remettre.
-
[13]
Cf. P. Martin, « Le développement de la domination RPR au sein de la droite modérée », dans P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 342-346.
-
[14]
Bruce A. Campbell, Richard J. Trilling (eds), Realignment in American Politics : Toward a Theory, Austin, University of Texas Press, 1980.
-
[15]
Pour une explication plus détaillée du rôle de ces trois zones et de leur signification, se reporter à P. Martin, Comprendre les évolutions électorales…, op. cit., p. 270-278.
-
[16]
« L’impact électoral du déclin de la pratique religieuse catholique », dans P. Martin, op. cit., p. 162-174.
-
[17]
« Le désalignement électoral ouvrier, la fin du vote de classe ouvrier », dans P. Martin, op. cit., p. 177-182.
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[18]
« L’émergence d’un nouveau clivage ? », ibid., p. 375-382.