Notes
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[1]
C’est-à-dire le système de partis dominé par le Parti libéral démocrate depuis sa création en 1955, et qui se termine avec les scussions qui l’affectent en 1993 (cf. l’article de Jean-Marie Bouissou et Paolo Pombeni dans ce même numéro).
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[2]
Cette petite scission du PLD n’a jamais obtenu plus de 4,2 % des suffrages et 17 élus à la Chambre ; ses 6 survivants ont regagné leur parti d’origine en 1986.
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[3]
Cf. l’article d’Aldo Di Virgilio et Katô Junko dans ce même numéro.
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[4]
Pour le détail des avatars de la recomposition partisane et du nouveau système électoral, se reporter à l’article de Katô Junko et Aldo di Virgilio dans ce même numéro, notamment la figure 3.
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[5]
Ibid.
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[6]
« Une loi spéciale s’appliquant exclusivement à une seule collectivité locale ne peut pas être adoptée par la Diète sans le consentement de la majorité des électeurs de la collectivité locale en cause… »
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[7]
Ainsi le gouvernement Yoshida refusa, en 1950, de soumettre à un référendum local la loi spéciale sur le développement de Hokkaido, qui dépouillait pourtant le gouverneur – socialiste – d’une partie de ses prérogatives.
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[*]
Je remercie Henry Valen et Oddbjorn Knutsen pour avoir bien voulu relire et critiquer ma première version de cet article, ainsi que Peter Flora pour ses commentaires (Mannheim, 1998). Ma réflexion doit aussi beaucoup aux discussions que j’ai eues en 1994, à Oslo, avec Erik Allardt, Jan-Erik Lane, Derek W. Urwin et Stein Kuhnle.
1 Cet article se propose d’analyser les changements du système des partis et l’émergence du mouvement référendaire au niveau local dans les années 1990 au Japon, sous l’angle des sub-cultures politiques (Shiratori, 1994a). Après la fin de la Guerre froide, le Japon a vu se multiplier des référendums locaux, qui constituent des instances caractéristiques de participation directe des citoyens dans la vie politique. On peut dire que la fin de la Guerre froide a déclenché une nouvelle forme de participation citoyenne dans un pays dont la culture politique a souvent été caractérisée comme « subjective ».
2 Cette analyse utilise les travaux de Stein Rokkan, et commence par appliquer au Japon le cadre théorique qu’il a défini. Il explicite les clivages à l’œuvre dans le « système de 1955 » [1] et leurs rapports avec l’émergence du mouvement référendaire. Dans la mesure où un lien étroit apparaît entre ce mouvement et l’existence de sub-cultures périphériques et minoritaires, son analyse amène à reconsidérer le concept de démocratie pour y inclure ces sub-cultures et peut ouvrir la voie à la formulation de nouveaux concepts qui pourraient se révéler utiles pour penser la démocratie de demain.
Le système politique japonais et l’expression des clivages
L’application au Japon des concepts de Rokkan : ouvrir la voie à la comparaison
3 Stein Rokkan, dans sa théorie sur la formation des nations, compare la « carte conceptuelle » de l’Asie à celle de l’Europe : « La Chine est le centre impérial ; la Corée à tendance centripète, c’est la France ; le Japon, périphérie maritime, c’est l’équivalent des îles britanniques ancrées près du continent. Mais la différence essentielle est que l’empire chinois a su maintenir sa position centrale et ses frontières, l’assaut livré par les Occidentaux à partir des guerres de l’opium ne l’a ébranlé qu’un bref moment, et la réaction qui a suivi a encore renforcé l’unité chinoise » (Rokkan, 1973, p. 91). Karl Deutsch soutient que le modèle de S. Rokkan « peut être généralisé à l’échelle du monde entier en modifiant, supprimant ou remplaçant seulement deux de ses vingt-deux variables » (Deutsch, 1987, p. 663).
4 Cette situation de « périphérie maritime 2 » fait du Japon un archipel fragile au plan géostratégique – menacé parfois d’invasion, parfois dans la sécurité de ses communications – et un tard venu dans la modernité. Il a donc historiquement eu besoin d’un gouvernement fort pour se protéger et pour pouvoir rattraper les plus avancés. C’est en partie pour cela qu’il a connu pendant des siècles des gouvernements militaires (le shogunat), suivis par un « système impérial » autoritaire, et après la guerre, un système à parti ultra-dominant. On peut dire qu’en ce sens, le système des partis au Japon après 1945 peut être mis en relation avec sa position sur la « carte conceptuelle de l’Asie ».
5 Nous retrouvons le développement historique du système politique japonais, dans la séquence des « quatre seuils » rokkaniens : légitimation, intégration, mise en place d’un système représentatif, décision par la majorité (Lipset et Rokkan, 1967, p. 27) et ses « deux révolutions ». La révolution nationale, c’est la Restauration de Meiji en 1868, et la révolution industrielle a été réalisée au début de ce siècle. Le processus formel d’intégration des citoyens dans le corps électoral a commencé en 1989 avec la Constitution de Meiji et s’est achevé en 1945 avec l’extension du suffrage universel aux femmes. La mise en place d’un système représentatif suivant le principe majoritaire et libéré de la tutelle d’un exécutif surpuissant date de 1945.
Le développement du système de partis au Japon depuis 1945
6 Après la défaite du Japon en 1945, la nouvelle constitution étendit le droit de vote aux citoyens des deux sexes à partir de l’âge de vingt ans. L’ancienne Chambre des Pairs devint un Sénat élu au suffrage universel. Ces réformes ont marqué le début de la phase de politisation et de polarisation. Les partis qui étaient jusque-là hors la loi – notamment le Parti communiste – ont été autorisés. Après une décennie complexe marquée par les purges ordonnées par les autorités d’occupation américaines et par une série de scissions et de fusions entre les partis, l’unification (provisoire) du camp socialiste et la fusion des partis conservateurs au sein du PLD donna naissance au « système de 1955 ». Ce système subit des modifications avec la nouvelle scission des socialistes dès janvier 1960 et l’apparition des partis centristes dans les années 1960, mais il resta constamment dominé par le PLD jusqu’en 1993. On peut parler d’un « gel du système des partis », notamment pour la période qui va de la fin des années 1970 à 1986, d’autant plus que les leaders des différentes formations n’ont presque pas changé pendant tout ce temps.
7 Les statistiques électorales permettent de distinguer quatre périodes (Curtis, 1988, p. 16-37). La période de confusion et d’instabilité du système des partis entre 1945 et 1955. La période dite « un parti et demi » qui laisse presque en tête à tête le PLD et le PSJ entre 1955 et 1967. La période de la multiplication des partis (tatôka) entre 1967 et 1980, qui voit apparaître ou ressurgir le Parti démocrate-social, le Kômeitô et le Parti communiste, alors que la majorité du PLD s’effrite et que sa cohésion diminue. La période de la reconquête conservatrice, entre 1980 et 1993, voit le parti dominant rétablir fermement sa situation. Enfin, depuis 1993, le Japon est entré dans une période de « dégel du système des partis » (seikaisaihen).
8 Pour rester dans le cadre conceptuel défini par S. Rokkan, on peut dire que ce dégel est au moins en partie lié aux changements apportés par l’internationalisation à la « carte conceptuelle de l’Asie ». Après sa défaite, le Japon avait été transformé de « périphérie maritime » isolée en « pays de la ligne de front » dans le système des blocs. Cela n’avait rien changé au besoin d’un gouvernement fort. Au contraire, une contrainte internationale (fournir aux États-Unis une plateforme militaire solidement tenue en mains par un gouvernement ami) s’ajoutait désormais à la nécessité interne (mobiliser pour le rattrapage économique). Mais à la fin des années 1980, cette double contrainte a disparu. Économiquement, le Japon a fini sa mise à niveau, et au plan géostratégique, la menace communiste a disparu. La nécessité d’avoir un gouvernement fort diminuait, alors que le PLD était miné par les scandales. À analyser les choses de cette manière globale, nous pouvons dire que le déclin du gouvernement fort dominé par le PLD était inscrit dans le nouveau contexte international depuis la fin de la Guerre froide, et avec lui le bouleversement du « système de 1955 ».
Les partis politiques comme expression des clivages dans le Japon du « système de 1955 »
9 Comme on sait, S. Rokkan distingue quatre clivages essentiels pour la structuration des systèmes politiques : entre le centre et la périphérie, entre l’Église et l’État, entre le monde rural et l’économie industrielle, entre les patrons et les travailleurs. Beaucoup d’auteurs considèrent que la société japonaise serait très peu « clivée » par comparaison avec les sociétés occidentales. Ainsi, Gérald Curtis écrit : « À la fin des années 1980, la société japonaise était remarquablement exempte de fractures, quels que soient les critères adoptés pour l’analyser » (Curtis, 1988, p. 2). Mais si répandu qu’il soit, ce point de vue n’est pas entièrement exact. En particulier, des clivages idéologiques apparaissent de manière très claire entre les différents partis.
10 En ce qui concerne le clivage centre-périphérie, il est vrai qu’aucun des partis existants ne l’incarne exactement. On sait que les bâtisseurs de l’État moderne au Japon, ceux qui firent la « révolution nationale » du schéma rokkanien, venaient de la périphérie (les fiefs du Sud de Honshû et du Kyûshû). Par conséquent, la construction de l’État moderne n’a pas engendré de conflit entre centre et périphérie. Une autre raison est que les inégalités du découpage électoral ont toujours favorisé les régions périphériques, qui sont sur-représentées, et que le parti gouvernemental a toujours eu ses fiefs dans les régions rurales périphériques, qui ont donc bénéficié de son régime.
11 Mais l’opposition centre-périphérie n’en existe pas moins à l’état latent, et peut s’avérer une source de conflits. Le Japon a des minorités périphériques discriminées et désavantagées, telles que les Aïnus de Hokkaïdo, et surtout les quelque 1 280 000 habitants d’Okinawa, dont l’archipel a été un royaume indépendant jusqu’en 1875, et qui ont été sous administration américaine de 1945 à 1972. Par ailleurs, nous pouvons aussi renverser l’idée traditionnelle selon laquelle ce serait toujours la périphérie qui serait discriminée et exploitée par le centre, et envisager au contraire une situation dans laquelle ce seraient les habitants du centre (les grandes villes modernes) qui nourriraient des griefs à l’égard de ceux d’une périphérie trop puissante politiquement et trop bien servie par le gouvernement PLD. Dans cette optique, le clivage centre-périphérie serait exprimé par des partis qui représentent exclusivement ou presque un électorat urbain, ce qui est typiquement au Japon le cas du Kômeitô, du PCJ et de certaines des formations qui sont apparues depuis le « dégel du système des partis » en 1993. Comme nous le verrons, c’est bel et bien le clivage centre-périphérie qui se manifeste dans le mouvement référendaire depuis 1996.
12 Le clivage Église-État se manifeste traditionnellement en Europe par l’existence de partis démocrates-chrétiens. Au Japon, il n’y a pas de parti lié à une église. Mais il en existe un qui est l’émanation d’une organisation bouddhiste laïque : c’est le Kômeitô, créé en novembre 1964 par la Sôkkagakai, qui est entré à la Chambre en 1967 et qui est partenaire du PLD au gouvernement depuis l’automne 1999. Créée au début des années 1930, la Sôkagakkai revendique plus de dix millions de membres. Ses racines idéologiques remontent au bouddhisme « nationaliste » prêché par le moine Nichiren à l’époque des tentatives d’invasion mongoles, au 13e siècle. En ce sens d’ailleurs, le Kômeitô exprime à sa manière la place que le Japon occupe sur la « carte conceptuelle » de l’Asie (Shiratori, 1997). La base électorale très homogène et très disciplinée que lui fournit sa secte-mère lui donne aujourd’hui une puissance d’autant plus grande que l’électorat en général est devenu extrêmement volatile. Et aujourd’hui, en réaction à l’entrée du Kômeitô au gouvernement comme « roue de secours » du PLD, une partie de la classe politique et de l’opinion critiquent d’une manière acerbe la participation d’un « parti de secte » au cabinet. En ce sens, on peut dire que le clivage Église-État a été réactivé au Japon au cours de la période récente.
13 Le clivage entre monde rural et économie industrielle a fait à l’origine la fortune électorale du PLD. Le PLD a été souvent caractérisé comme le parti des paysans, dont les campagnes constituent les fiefs les plus sûrs, et qui a été capable de se maintenir au pouvoir grâce à leur sur-représentation. Depuis sa création, le PLD jouit dans la paysannerie d’un taux de soutien qui a oscillé entre 59 % et 71 % (Bouissou, 1996, p. 614). En 1955, presque la moitié (43 %) de ses électeurs étaient des paysans (Curtis, 1988, p. 120), et jusqu’à la fin des années 1960, la paysannerie a été son premier souci, au point que selon certains auteurs, les députés libéraux-démocrates ne s’intéressaient activement au processus de décision que pour fixer chaque année le prix garanti du riz (Donnelly, 1977).
14 Il ne faut cependant pas oublier que, dès sa création, le PLD a joui aussi du soutien inconditionnel et d’un très généreux financement du patronat. Il est donc en quelque sorte positionné des deux côtés de la ligne de clivage entre le monde paysan et l’économie industrielle. De plus, le parti dominant a dû s’adapter aux changements démographiques provoqués par la modernisation qui dépeuplait lentement les campagnes. Pour remédier à l’effritement régulier de sa majorité dans les années 1970, il a étendu sa base électorale dans les grandes villes en devenant un parti attrape-tout (Bouissou, 1997, p. 139-145). « Le succès du PLD et sa capacité à se maintenir au pouvoir doivent beaucoup à l’habileté avec laquelle il a suivi les changements de l’environnement économique et de la société, et à su y adapter ses politiques » (Curtis, 1988, p. 45-46). Cette capacité d’adaptation est le ressort essentiel de la force du PLD, qui est souvent défini comme le parti d’un « conservatisme créatif » (Pempel, 1982).
15 Une autre raison de la domination sans partage du PLD est l’absence, dans le « système de 1955 », d’un parti « bourgeois » qui aurait pu proposer une alternative crédible. À l’exception mineure du Nouveau Club libéral entre 1976 et 1986 [2], il n’y a jamais eu, à droite de l’éventail politique, une formation capable d’attirer des catégories variées d’électeurs pour faire concurrence au PLD ; celui-ci a donc pu continûment recueillir par défaut tout le vote non socialiste jusqu’en 1993.
16 Le clivage patrons-travailleurs existe incontestablement au Japon, comme le prouve la violence parfois extrême des luttes syndicales jusqu’à la fin des années 1950 (Kawanishi, 1992, p. 63-79). Mais il n’a pas trouvé – ou plutôt, il a progressivement perdu – son expression politique à cause des déficiences de la gauche japonaise, et, plus particulièrement, du PSJ qui l’a toujours dominée. « Si la capacité du PLD à conserver le pouvoir tout au long de trois décennies qui ont vu des bouleversements sociaux majeurs repose sur sa capacité d’adaptation, à l’inverse, le déclin du PSJ jusqu’à ce qu’il perde sa position de principale force d’opposition provient de son incapacité à s’adapter » (Curtis, 1988, p. 122-123).
17 Au contraire des socialistes ou des socio-démocrates européens, à aucun moment du développement du système de partis depuis 1945 les socialistes japonais n’ont réussi à devenir une alternative crédible au parti gouvernemental. Les travailleurs japonais passent pour avoir une faible identité et une faible conscience de classe. Selon les sondages régulièrement mis en avant par les services du Premier ministre, 90 % de la population en âge de travailler considère appartenir à la « classe moyenne », ce que Curtis explique comme « le résultat de l’élévation rapide du niveau de vie dans une société que la guerre et la vague des réformes consécutives à la défaite avaient rendue extraordinairement mobile » (p. 223-224). Cette faiblesse de la conscience de classe se traduit par le nombre très faible des adhérents du Parti socialiste. À cela s’est ajouté, dès la fin des années 1970, l’augmentation significative du nombre des électeurs qui n’étaient plus fidèles à aucun parti. De manière générale, l’identification partisane est généralement plus faible au Japon qu’en Occident (Bouissou, 1996 p. 621-623). Son affaiblissement progressif a entraîné ce qu’on appelle « désalignement » en Europe et datsuseitô (« post-partisme ») au Japon. Mais la spécificité japonaise consiste en ce que le datsuseitô n’a affecté presque que l’électorat de gauche (Curtis, 1988, p. 200). C’est ce qui a permis la « reconquête conservatrice » des années 1980, à la suite de laquelle la gauche, bien qu’elle ait encore pu s’appuyer sur une force syndicale organisée, ne semblait plus avoir beaucoup de perspectives d’avenir. L’échec du PSJ tient tout entier dans son incapacité à se transformer de parti de classe en parti attrape-tout. Son obstination à mettre en avant une idéologie de plus en plus obsolète a fini par miner son soutien parmi les travailleurs ; dès la fin des années 1970, il était devenu un parti de fonctionnaires, de cols blancs et de provinciaux, au point d’être par moments presque évincé des grandes villes.
18 La spécificité du clivage patrons-travailleurs au Japon par rapport à l’Europe tient à ce qu’il s’enracine davantage dans la culture politique et l’idéologie que dans des différences sociales concrètes (Naoi, 1979). En quelque sorte, les travailleurs ne soutiennent pas le PSJ parce qu’ils ont une conscience de classe ; ils acquièrent et entretiennent une certaine conscience de classe parce qu’ils soutiennent le PSJ, et que ce parti cultive une très forte identité idéologique. Autrement dit, l’identification avec le parti et son idéologie priment sur la conscience d’appartenir à une classe particulière. On peut expliquer ce paradoxe par la rapidité avec laquelle le Japon est passé par les phases de construction de la nation, d’industrialisation, puis d’entrée dans l’ère postindustrielle. Le processus a été si rapide que le socialisme et les partis qui s’en réclamaient sont apparus avant qu’une quelconque conscience de classe ait pu se structurer. Ainsi, si le clivage patrons-travailleurs en Occident s’enracine dans la conscience de classe, au Japon il est fondé plus faiblement. Il repose avant tout sur l’idéologie, les images et les symboles. C’est une des raisons pour laquelle on dit souvent que les élections japonaises sont dominées par des enjeux « culturels » (Bouissou, 1996, p. 625-626).
Le Japon dans les années 1990 : fragmentation et recentrage généralisé des partis
Les élections législatives de 1993 et la recomposition du système politique
19 Les législatives du 18 juillet 1993 marquent le tournant de la politique japonaise pour la décennie. À la fin de 1992, la vague de scandales consécutifs au gonflement, puis à l’éclatement de la bulle spéculative avait exaspéré la défiance des citoyens à l’égard du système politique (Shiratori, 1994-2). La réforme du système électoral s’était imposée au centre de l’agenda pour la session parlementaire qui commençait en janvier 1993. Mais le cabinet Miyazawa fut incapable de surmonter les divergences de vues au sein même du PLD [3]. Il en résulta deux scissions au sein du parti gouvernemental. Elles donnèrent naissance au Parti du renouveau (Ozawa Ichirô) et au Parti pionnier (Takemura Masayoshi). Avec le Nouveau parti du Japon, créé l’année précédente par Hosokawa Morihiro, ces « néoconservateurs » allaient être le moteur du changement. Miyazawa fut censuré et choisit de dissoudre la Chambre. Aux élections qui s’ensuivirent, les néoconservateurs enregistrèrent de bons résultats et le PLD ne parvint pas à retrouver sa majorité perdue. Il fut écarté du pouvoir par une coalition de neuf partis. Un cabinet dirigé par Hosokawa mit un terme à trente-huit ans de règne sans partage du PLD.
20 Ce fut le début d’une période intense de décomposition et de recomposition du système des partis qui affecta la droite aussi bien que la gauche. Depuis sa création, le PLD n’avait connu qu’une seule scission mineure, celle du NCL entre 1976 et 1986, qui avait été un échec. Avec la formation du Parti du renouveau et du Parti pionnier en juin 1993, il avait perdu 46 députés et 8 sénateurs. L’hémorragie continua quand il fut écarté du pouvoir après les élections de juillet par une coalition hétéroclite formée sous l’égide d’Ozawa, qui regroupait les socialistes, le Kômeitô et les néo-conservateurs. Le vote de la réforme électorale en janvier 1994 impliquait d’autres réalignements, car l’apparition des circonscriptions à un seul siège imposait aux partis les moins puissants de combiner leurs forces s’ils voulaient en enlever ne serait ce que quelques-unes. En avril, Ozawa rapprocha les néoconservateurs et les centristes dans un groupe parlementaire commun. Les socialistes y virent une déclaration de guerre et, avec le PP, il s’allia au PLD, qui put ainsi revenir au gouvernement dès juin 1994. Paradoxalement, les deux vieux adversaires du « système de 1955 » gouvernaient maintenant ensemble ; le PLD avait même laissé le poste de Premier ministre à Murayama Kiichi, qui devint le premier chef de gouvernement socialiste au Japon depuis 46 ans. Encore plus paradoxalement, c’est l’aile gauche du PSDJ qui poussa le parti à entrer dans cette coalition. Visiblement, les clivages traditionnels n’avaient plus de sens [4].
21 Sitôt connu le nouveau découpage, le Nouveau parti du progrès fut créé au centre de l’éventail politique. Sous l’apparence d’un parti, c’était en réalité un simple cartel électoral dépourvu de toute cohésion. Fort de 178 députés et 36 sénateurs, il rassemblait les néoconservateurs (PR et NPJ), les vieux partis centristes (Kômeitô et PDS) et une quinzaine de déserteurs du PLD. À l’approche des élections, la gauche et le centre-gauche firent de même. Le PSDJ et le PP avaient laissé leur âme dans leur alliance avec le PLD, et leurs électeurs désertaient en masse. Leurs députés cherchèrent eux aussi leur salut dans un cartel d’urgence – le Parti démocrate japonais, créé en septembre 1996. Mais ses deux fondateurs, Kan Naoto et Hatoyama Yukio, forts d’une très grande popularité personnelle, purent dicter leurs conditions, écarter la vieille garde des deux partis et rester seuls aux commandes. Même la centrale syndicale Rengô, qui servait traditionnellement de machine électorale aux socialistes, se rangea aux côtés du PDJ.
22 Les élections éliminèrent pratiquement ce qui restait des socialistes et du PP. Mais elles dépouillèrent aussi le NPP de sa raison d’être. Il avait réussi à faire réélire 70 % de ses sortants ; sitôt sauvés, ceux ci s’engagèrent dans des stratégies personnelles pour tâcher de tirer le meilleur parti d’une situation où le PLD, ayant manqué la majorité absolue, allait avoir besoin de partenaires. Les élus de l’ex Kômeitô, qui formaient le groupe le plus cohérent à l’intérieur du NPP, menaient la danse. Il s’ensuivit un nouvel épisode de fragmentation. Un mois seulement après les élections, plusieurs groupes quittèrent le NPP. En décembre 1997, Ozawa dut entériner l’éclatement de ce qui restait du parti en six fragments [5], dont trois allèrent rejoindre le Parti démocrate en avril 1998. En novembre, le Kômeitô renaquit officiellement de ses cendres.
23 Au long du processus de fragmentation et de recomposition, nombre d’autres groupuscules éphémères sont apparus et ont quitté la scène sans retenir l’attention des électeurs ni influer sur le cours de choses. Le groupe Mirai, le Kôshikai, la Ligue libérale, le groupe Ciel bleu, le Vent démocratique, l’Alliance des réformateurs démocrates, la Nouvelle ligue démocratique et le Nouveau parti libéral pour la défense de la Constitution ne laisseront pas de trace dans l’histoire. Mais ils attestent la volatilité extrême de la politique japonaise pendant cette période.
24 Au bout du compte, le résultat le plus clair de cette recomposition a été de faire disparaître tous les partis d’opposition qui se réclamaient peu ou prou du socialisme – le PSDJ et le PDS. La fin de la Guerre froide a rendu obsolètes les conflits idéologiques autour desquels la vie politique japonaise s’était structurée symboliquement, et la distance s’est réduite entre la droite et une gauche qui a dû abandonner les points fondamentaux de sa plate-forme (l’opposition au traité de sécurité avec les États-Unis, l’intangibilité absolue de la Constitution, le refus du drapeau Hinomaru et de l’hymne Kimigayo comme symboles nationaux officiels, l’opposition au nucléaire civil). Surtout, la réforme électorale de 1994 donne une importance essentielle aux 300 circonscriptions locales à un seul siège, car il est de facto impossible d’obtenir une majorité absolue à la Chambre sans enlever plus de la moitié d’entre elles. Pour cela, tous les partis doivent se recentrer pour devenir des partis attrape-tout. Ils changent de nature et leurs politiques se ressemblent de plus en plus.
25 Ainsi, l’évolution du système des partis tend aujourd’hui à dissimuler les conflits et les clivages qui étaient inscrits dans la structure même du « système de 1955 ». Certains des partis qui avaient forgé leur identité autour de ces clivages ont disparu ; d’autres changent de nature. De leur côté, les électeurs sont devenus très volatiles et passent par dessus les lignes de clivage traditionnelles. L’invraisemblable prolifération de partis et les changements d’allégeance répétés qu’a entraînés le « dégel du système des partis » nourrit une profonde défiance à l’égard de la politique. Le reprofilage constant des coalitions qui ont gouverné le Japon la plupart du temps depuis 1993 produit le même effet. Mais les clivages sont structurels et ne peuvent pas disparaître ainsi. Il y a toujours des minorités qui ont des demandes à faire aboutir. Si elles ont le sentiment que la confusion au centre du système politique ne leur permettra pas de se faire entendre, si elles ont perdu leurs relais traditionnels vers les pouvoirs publics, elles vont chercher de nouveaux canaux. Le discrédit qui frappe les institutions représentatives les pousse à recourir à des formes de participation directe, notamment sous la forme du référendum local à l’initiative des citoyens.
Le mouvement référendaire, nouvelle expression des clivages
Le référendum au Japon : généralités
26 En théorie, trois types de référendums sont possibles au Japon. Le premier est le référendum national prévu par l’article 96 de la Constitution, et qui ne peut concerner qu’un amendement de celle-ci : « Les amendements à la présente Constitution sont introduits à l’initiative de la Diète, par vote des deux tiers au moins de tous les membres de chaque Chambre, après quoi ils sont soumis au peuple pour ratification… lors d’un référendum spécial ou à l’occasion d’élections… ». Mais jusqu’à aujourd’hui, il n’y a jamais eu d’amendement constitutionnel, et donc jamais de référendum national.
27 Un deuxième type de référendum est prévu par l’article 95 de la Constitution [6], précisé par la loi sur la Diète (art. 67) et la loi sur l’Autonomie locale (art. 261 et 262). Ces dispositions concernent les gouvernements locaux et garantissent qu’aucune loi applicable seulement à une région ou une communauté locale donnée ne peut entrer en vigueur sans avoir été au préalable approuvée par la majorité des habitants concernés – autrement dit par un référendum régional ou local. Même si ce type de consultations est toujours initié par le haut, il offre aux citoyens le moyen d’une participation directe. Ces référendums ont été utilisés pendant la période de l’Occupation, où les Américains avaient à cœur d’initier le Japon aux pratiques démocratiques ; il y en a eu 18 entre 1949 et 1950. Mais sitôt que la tutelle américaine s’est relâchée, les conservateurs ont mis au rancart cette procédure démocratique, quitte à « l’oublier » même quand ils auraient dû légalement y recourir [7].
28 Le troisième type de référendum est le référendum organisé par une ordonnance de l’exécutif local. Il est prévu par l’art. 12 de la loi sur l’Autonomie locale, et n’a qu’une valeur consultative. Ces consultations peuvent être organisées à l’initiative d’un maire ou d’un gouverneur, mais aussi à celle des citoyens. En effet, ceux-ci peuvent présenter des pétitions à l’assemblée régionale ou au conseil municipal. L’assemblée est obligée de débattre dans le meilleur délai de toute pétition signée par au moins 2 % des électeurs et de se prononcer dessus par un vote. Il suffit donc que les citoyens présentent une pétition demandant l’organisation d’un référendum pour qu’il soit organisé, si l’assemblée en décide ainsi. Par ce biais, il peut donc exister des référendums d’initiative populaire. Tous les référendums qui se sont tenus au Japon depuis 1996 sont de ce type.
Les référendums d’initiative locale : une manifestation de la réactivation du clivage centre-périphérie ?
29 Comme nous l’avons vu, le clivage centre-périphérie n’avait pas d’expression forte dans le « système de 1955 ». La raison était que la périphérie avait joué un rôle essentiel dans la construction de l’État et que – partiellement à cause de cela – elle jouissait d’une forte sur-représentation. Les demandes des habitants des régions périphériques étaient transmises efficacement au centre par le parti gouvernemental, représentant privilégié des préfectures rurales, mais aussi par les socialistes, qui avaient fini par détenir autant, voire davantage, de sièges ruraux que de sièges dans les grandes villes. Mais aujourd’hui, l’ébranlement du PLD et la disparition du PSDJ privent les habitants de la périphérie de ces canaux traditionnels. Pour se maintenir au pouvoir, le PLD doit négocier des coalitions et composer avec des partis qui représentent spécifiquement l’électorat des grandes villes, notamment le Kômeitô, qui fait élire la quasi-totalité de ses députés dans les mégapoles de Tokyo-Yokohama, de Nagoya et d’Osaka-Kobé-Kyoto. Dans ce contexte, le référendum local est devenu un moyen pour transmettre au centre les demandes des habitants des régions périphériques. Le mouvement référendaire s’inscrit d’ailleurs dans un contexte plus large, qui voit les élites locales affirmer leur rôle dans le processus de décision face au gouvernement et aux états-majors des partis en proclamant l’avènement de « l’ère des régions ». Le PLD lui-même a dû admettre de mauvais gré ce rééquilibrage relatif des pouvoirs en faisant voter en 1995 une loi sur la décentralisation et en créant un comité pour la mettre en œuvre.
30 La vague des référendums locaux provoquée par cette situation a commencé avec celui de Maki (préfecture de Niigata) en août 1996. Les problèmes qui motivent ces consultations sont tout à fait caractéristiques du clivage centre-périphérie. À l’origine, ils concernent tous une des formes les plus récemment apparues de l’exploitation de la périphérie par le centre – celle qui consiste à y rejeter les déchets et les équipements dangereux, polluants ou autrement nuisibles à la qualité de la vie : décharges ou usines de traitement des déchets (Mitake, juin 1997 ; Kobayashi, novembre 1997 ; Yoshinaga, Shiraishi et Unakami, en 1998), carrières (Konagai, 1999), centrales nucléaires (Maki, août 1996) et les bases militaires américaines (Okinawa, septembre 1996 ; Nago, décembre 1996). Les bases constituent un enjeu d’autant plus sensible que le souci de la qualité de vie, compromise par les nuisances de toutes sortes qu’engendre la présence de plus de 35 000 soldats, se combine avec un fort enjeu culturel (le pacifisme de gauche). Enfin, le dernier référendum en date (Tokushimla, janvier 2000) fait écho à un débat national de grande portée sur l’utilisation des travaux publics par le PLD à des fins électorales, qui aboutit à la multiplication ruineuse d’équipements inutiles et surdimensionnés. Ainsi, ces référendums peuvent être caractérisés comme l’expression d’une révolte de la périphérie contre le centre.
Les référendums locaux au Japon dans les années 1990
Les référendums locaux au Japon dans les années 1990
31 Les deux référendums d’Okinawa sont les plus caractéristiques et ceux qui ont le plus ébranlé le système politique japonais, parce que l’existence d’une sub-culture fortement constituée s’y ajoute au conflit centre-périphérie. C’est pourquoi il convient de les examiner plus en détail.
Les référendums de 1996 à Okinawa : l’expression d’une sub-culture
32 On dit souvent qu’Okinawa a une culture politique tout à fait originale si on la compare avec le reste de l’archipel. Elle se manifeste notamment par l’existence d’un parti spécifique à l’île, le Parti social de masse d’Okinawa (Okinawa Shakaishutô) (Higa, 1975). La première raison est qu’Okinawa était un royaume indépendant jusqu’à la Restauration de Meiji, et que c’est la seule partie du territoire japonais qui a subi des combats terrestres pendant la deuxième guerre mondiale. À la suite de cela, les États-Unis ont pris directement en mains l’administration de l’île et elle a été coupée du Japon, auquel Washington ne l’a restituée qu’en 1972. Géographiquement, Okinawa est située très à l’écart du reste de l’archipel. Bien que l’île ne représente que 0,6 % de la surface de l’archipel, les trois quarts des forces américaines stationnées au Japon aux termes du traité de sécurité entre les deux pays y sont basées, et occupent environ 20 % de sa superficie.
33 Les citoyens d’Okinawa ont le sentiment très fort de constituer une communauté à part (tableau 2). Leur expérience historique unique d’une annexion tardive à l’archipel et de la lutte contre un gouvernement militaire américain pour la défense de leurs droits (Masao, 1975) nourrit ce qu’on peut appeler une « sub-culture de sujétion », imprégnée par le sentiment d’avoir été des victimes de l’histoire, très différente de la culture dominante dans le reste du Japon. En outre, de manière générale, Okinawa est imprégnée d’une « culture de paix ». Avant son annexion à l’époque Meiji, le petit royaume des Ryûkyû, pris entre Chine et Japon, était une puissance strictement commerçante, sans forces armées. Et les horreurs de la bataille d’Okinawa en 1945 ont profondément marqué les esprits. Cette culture de paix est un élément essentiel de l’identité collective des habitants. On peut penser que le mouvement référendaire a quelque chose à voir avec cette spécificité.
L’identité des habitants d’Okinawa
L’identité des habitants d’Okinawa
34 En septembre 1995, le viol d’une collégienne par deux soldats américains provoqua une vague de violentes manifestations contre les bases militaires dans l’île. Comme le personnel américain jouit du privilège d’exterritorialité, dans le passé, un certain nombre de GIs coupables de crimes et délits ont échappé à la justice japonaise. Les habitants d’Okinawa en gardent un profond ressentiment. De plus, la fin de la Guerre froide remettait aussi en question la nécessité de maintenir une telle force dans l’île. Dans ce contexte, le mouvement de protestation trouva un écho auprès du gouverneur, Ota Masahide. Celui-ci prit une ordonnance visant à organiser un référendum « touchant la révision de l’accord entre le Japon et les États-Unis sur le statut des personnels militaires, la réduction et la réorganisation des bases américaines » (ordonnance 19, 1996). L’article 1 de l’ordonnance considérait que « la présence des bases militaires américaines a des conséquences très importantes pour la vie quotidienne des habitants et leur rend difficile de jouir pleinement de leurs droits constitutionnels », et concluait qu’il fallait « rendre claire la volonté des habitants en leur posant la question ».
35 Les problèmes de nature « hautement politique » comme la sécurité et la politique étrangère relèvent traditionnellement de la seule responsabilité du Gouvernement central et des ministères concernés. Mais le gouverneur Ota pouvait légitimement s’en saisir par le biais de leur impact sur la vie et le bien-être des habitants, qui sont de son ressort. Ce faisant, il se substituait aux formations politiques qui avaient jusque-là servi de relais au sentiment pacifiste et aux protestations contre les bases américaines – principalement le PSDJ. Depuis juin 1994, celui-ci était prisonnier de l’alliance qu’il avait passée avec le PLD pour gouverner, et il était impossible au Premier ministre socialiste Murayama de prendre position contre le traité de sécurité. C’est donc bien pour remplacer un relais qui avait disparu entre la périphérie et le centre que les habitants d’Okinawa ont eu recours au référendum.
36 En dépit des protestations du gouvernement central qui contestait la légitimité de la consultation, le référendum du 8 septembre 1996 enregistra une participation élevée (82,45 %) et donna une victoire écrasante aux partisans du transfert des bases hors de l’île (89 %). Il fut suivi en décembre par un autre référendum dans la ville de Nago, où le gouvernement, dans un geste qui se voulait conciliateur, envisageait de délocaliser la plus nuisible des bases américaines (l’héliport de Futenma).
37 Le gouvernement prit la mesure du danger que représentait cet exemple, et recourut à des mesures extraordinaires. Il obtint en urgence un arrêt de la Cour suprême pour empêcher le gouverneur de bloquer le renouvellement automatique des baux de location des terrains nécessaires aux bases américaines, comme il en avait manifesté l’intention pour traduire dans les faits les résultats du référendum. Puis, alors qu’un gouverneur sortant est considéré comme presque imbattable et jouit le plus souvent du soutien de la quasi-totalité des partis établis, à la fin du mandat de Ota, Tokyo suscita et soutint par tous les moyens un candidat qui le battit (novembre 1998). Enfin, le gouvernement manifesta de la manière la plus éclatante possible, à la face du monde entier, l’appartenance de l’île à la communauté japonaise en y organisant le sommet du G8 en juillet 2000. Le tout assorti d’un déluge de subventions… On voit que le gouvernement central a bel et bien traité le problème en rétablissant spectaculairement et à tous les niveaux (politique, symbolique et économique) le lien centre-périphérie dont les référendums attestaient, plus que toute autre chose, la rupture.
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39 Le mouvement référendaire reflète bien les changements intervenus dans la vie politique japonaise à la suite de la délégitimation des élus auxquels les citoyens des pays démocratiques recourent ordinairement pour influencer le processus de décision. Cette délégitimation est liée à la disparition du conflit droite-gauche dans lequel s’enracinaient les identités partisanes, et à une réforme électorale qui oblige les candidats à jouer sur le registre attrape-tout et à se rapprocher sur l’éventail politique. En même temps, le Japon est entré dans une ère de gouvernements de coalition. Il en résulte que les sujets qui fâchent ont de plus en plus de mal à figurer sur l’agenda du gouvernement central. C’est pourquoi les communautés recourent désormais à l’action citoyenne directe, via le référendum, pour faire entrer leurs demandes dans le système politique.
40 Tout état-nation possède ses sub-cultures, qu’il a intégrées pendant le processus de sa formation. S’il a pris la forme démocratique, les clivages entre ces sub-cultures sont plus ou moins directement représentés par un système à partis multiples. En dépit de ce qu’affirme G. Curtis, et malgré les critiques formulées contre l’idée d’un « gel » des clivages par le système politique en Occident (Shamir, 1984), il nous semble clair que des clivages existent bel et bien dans la société japonaise, qu’ils étaient reflétés dans le « système de 1955 ». Mais quand le système de partis a été bouleversé pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec l’évolution des sub-cultures elles-mêmes, celles-ci ont dû trouver d’autres moyens d’expression. Le mouvement référendaire est un de ces moyens, au Japon comme en Europe du Nord, où les référendums ont donné une nouvelle vie aux clivages et mis en évidence l’existence des sub-cultures (Shiratori, 1998).
41 Cet article a utilisé le cadre d’analyse proposé par la théorie politique de S. Rokkan fondée sur les sub-cultures. Cette théorie intègre comme un élément essentiel la logique de la protection et de la représentation des minorités, à laquelle S. Rokkan a été sensible dès ses premiers travaux (Shiratori, 1994a). J’ai essayé d’utiliser l’approche qu’il proposait dans les années 1970 pour étudier une réalité des années 1990 dans une région hors de l’Europe. S. Rokkan lui-même y encourageait : « (Ce modèle) a d’abord été construit pour offrir une prudente explication au processus de l’extension du droit de vote et de la formation des alignements partisans qu’on avait bien observés en Europe de l’Ouest. Il a été retouché de nombreuses fois et chacun de ses composants doit encore être amélioré. Mais tel qu’il est, il a déjà démontré son utilité pour aider à formuler des hypothèses dans une optique comparative » (Hagtvet et Rokkan, 1980, p. 132). K. W. Deutsch ajoute : « Bien que son modèle ait été utilisé seulement pour l’Europe de l’Ouest, Rokkan semble clairement avoir voulu qu’il soit utilisé dans un cadre plus large, et, ce faisant, revu et amélioré en fonction des nouvelles données empiriques auxquelles il serait confronté. Ce travail reste pour l’essentiel à faire » (Deutsch, 1987). C’est ce que cet article a essayé de faire. Il aura atteint son objectif s’il contribue à ouvrir une discussion et à suggérer des axes pour un futur travail comparatif et systématique [*].
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
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Notes
-
[1]
C’est-à-dire le système de partis dominé par le Parti libéral démocrate depuis sa création en 1955, et qui se termine avec les scussions qui l’affectent en 1993 (cf. l’article de Jean-Marie Bouissou et Paolo Pombeni dans ce même numéro).
-
[2]
Cette petite scission du PLD n’a jamais obtenu plus de 4,2 % des suffrages et 17 élus à la Chambre ; ses 6 survivants ont regagné leur parti d’origine en 1986.
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[3]
Cf. l’article d’Aldo Di Virgilio et Katô Junko dans ce même numéro.
-
[4]
Pour le détail des avatars de la recomposition partisane et du nouveau système électoral, se reporter à l’article de Katô Junko et Aldo di Virgilio dans ce même numéro, notamment la figure 3.
-
[5]
Ibid.
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[6]
« Une loi spéciale s’appliquant exclusivement à une seule collectivité locale ne peut pas être adoptée par la Diète sans le consentement de la majorité des électeurs de la collectivité locale en cause… »
-
[7]
Ainsi le gouvernement Yoshida refusa, en 1950, de soumettre à un référendum local la loi spéciale sur le développement de Hokkaido, qui dépouillait pourtant le gouverneur – socialiste – d’une partie de ses prérogatives.
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[*]
Je remercie Henry Valen et Oddbjorn Knutsen pour avoir bien voulu relire et critiquer ma première version de cet article, ainsi que Peter Flora pour ses commentaires (Mannheim, 1998). Ma réflexion doit aussi beaucoup aux discussions que j’ai eues en 1994, à Oslo, avec Erik Allardt, Jan-Erik Lane, Derek W. Urwin et Stein Kuhnle.