Notes
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[1]
On peut faire l’analogie avec les offices de brevet et les recherches d’antériorité effectuées par les examinateurs à partir de leur base de brevets afin de valider la nouveauté de l’invention. Ce parallèle est d’autant plus pertinent que l’institution du brevet s’est appuyée initialement sur le modèle de la propriété foncière avec l’idée d’appropriation d’un champ de la technique.
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[2]
Il y aurait une recherche à réaliser d’un point de vue historique sur la contribution des notaires à la définition de formes d’enrichissement, au sens de Boltanski et Esquerre [2017]. En particulier, il serait intéressant de voir comment ils ont participé à la « forme collection » ou encore à la patrimonialisation des choses basée sur la valeur d’ancienneté, certains notaires étant de grands collectionneurs.
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[3]
La répartition des offices selon la structure d’exercice en 2018 est la suivante : 40 % d’offices individuels, 45 % de SCP et seulement 15 % de SEL, mais cette structure plus capitalistique est en progression constante depuis les années 1990. A contrario, dans la profession d’avocat, la part des SEL a dépassé celle des SCP en 2008, témoignant d’une orientation plus précoce des avocats vers des structures plus capitalistiques (Bessy, 2015).
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[4]
Dans leur critique du rapport de Bercy, Bruno Deffains et Mustapha Mekki (2014) défendent l’idée que les coûts de service plus élevés engendrés par la réglementation ne signifient pas forcément que les consommateurs en sortent perdants.
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[5]
En effet, il s’agit de trouver une méthode qui permet d’aller à l’encontre de la proportionnalité stricte du tarif et la possibilité de faire des remises, en particulier pour les gros actes de ventes ; ce qui pourrait stimuler la concurrence. Or, nous dit l’auteure, très peu d’offices possèdent une comptabilité analytique.
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[6]
Cette capacité d’expertise des « magistrats de l’amiable » passe en particulier par la création de « formules sur-mesure » pour la rédaction de leur acte en partant des alternatives proposées par les logiciels de rédaction d’actes.
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[7]
Ce centre de recherche interdisciplinaire a coordonné une étude sur les professions réglementées, en particulier sur les notaires et les huissiers de justice en montrant comment ces deux groupes professionnels sont passés de logiques patrimoniales à des formes d’entrepreneurisation [Thuderoz, 1990].
1L’ouvrage que Corinne Delmas consacre aux notaires en France est d’une grande richesse et vient combler, selon la préface de Charles Gadéa, une lacune de la sociologie des professions réglementées qui avait laissé ce terrain aux juristes et aux historiens. À partir de matériaux empiriques très fournis permettant de travailler à différentes échelles, cet ouvrage structuré en neuf chapitres aborde de multiples aspects de l’activité et de la composition de ces officiers ministériels, de ses différents modes d’organisation des activités, ainsi que le fonctionnement des instances professionnelles, vectrices de l’identité collective. L’ouvrage présente aussi les transformations organisationnelles et géographiques contemporaines de l’activité du notariat, en lien avec le projet de construction d’un marché des services juridiques européen, tout en les inscrivant dans une temporalité longue remontant à l’Ordonnance de Fontainebleau de 1554, qui impose aux notaires de faire signer les parties contractantes. Un héritage auquel les notaires eux-mêmes font référence en permanence pour fonder leur unité et légitimer leur capacité d’authentification de par la lente transmission au sein de lignées d’offices.
2Dans cet ouvrage, l’auteure cherche à montrer la persistance de la logique patrimoniale de l’activité notariale héritée de la vénalité des offices, tout en présentant la façon dont celle-ci a composé dans la période récente avec différentes formes entrepreneuriales [Thuderoz, 1990]. Les trois chapitres analysant la diversité des pratiques des notaires et la pluralité des figures professionnelles sont d’une grande richesse. Ce processus d’hybridation organisationnelle a accompagné une augmentation du nombre de notaires à un rythme plus soutenu que la croissance démographique et économique, accroissant l’hétérogénéité de la profession de pair avec la réforme Macron de 2015 créant en masse de nouveaux offices. Le nombre de notaires est ainsi passé de 9 541 à 13 292 entre 2013 et 2019 tandis que dans le même temps celui de leurs offices évoluait de 4 564 à 6 189, soit une moyenne stable de 2,1 notaires par office – effectif cependant en hausse tendancielle depuis les années 1960. La part des femmes est de 47 % en 2018 alors qu’elle dépasse les 60 % chez les avocats.
3Tout l’intérêt de l’ouvrage réside dans le recueil des premiers effets de cette réforme, elle-même restituée dans une série de projets de réforme initiée à la fin des années 1950. Des projets auxquels la profession dans son ensemble s’est toujours opposée, en défendant la spécificité et la continuité du service public qu’elle rend. Ces projets avaient pourtant comme double objectif l’expansion économique et la modernisation de l’État français dans un contexte de plus en plus européanisé.
4L’auteure aborde un grand nombre des dimensions de ce groupe professionnel, et propose même un tour de France visant à appréhender l’ensemble du maillage territorial opéré par les offices et étudier sa segmentation géographique. Au-delà de l’opposition évidente Paris-régions analogue à beaucoup d’autres professions, l’analyse rend ainsi compte de la transformation de la géographie notariale, avec la disparition d’études en milieu rural, et de la création de nouveaux offices dans les zones où se développe rapidement le marché immobilier (extension des banlieues et des bords de mer), dont les notaires constituent la pierre de touche, sous l’œil aujourd’hui très vigilant de l’Autorité de la concurrence. Cette dimension spatiale fréquemment invoquée n’est toutefois pas complètement problématisée alors que les rapports des notaires à leur espace constituent un élément central de l’exercice de leur métier autour des questions de propriété foncière et d’urbanisme, mais aussi des réseaux de sociabilité qu’ils y construisent.
5L’auteure a en effet privilégié la dimension temporelle en remontant, dans les deux premiers chapitres, à l’histoire sociale de la profession dont l’activité est centrée initialement autour de l’authentification des actes participant à la constitution des patrimoines et des mémoires des familles (et des dynasties). La profession a ensuite développé une activité de conseil conduisant à faire du notaire un « magistrat de l’amiable », dans la tradition de notre droit civil, basé sur le consentement des parties et sur les usages en œuvre dans chaque milieu économique et social. Un autre apport de l’ouvrage est donc de montrer comment ces professionnels participent à la fabrication du droit de la famille et de la propriété foncière, à l’infrastructure juridique des marchés, tout en étant des « passeurs » jouant un rôle de médiation entre plusieurs mondes.
6Enfin, un autre apport important du livre réside dans la mise en évidence de différentes figures du notariat suscitées par les diverses voies d’accès et conceptions de la formation, ainsi que par le fonctionnement des instances professionnelles et des nombreux rôles qu’elles jouent en matière de cession et créations de nouveaux offices, de sélection des aspirants notaires et de garanties collectives en cas de sinistre ou de fautes professionnelles. Cette interdépendance institutionnelle, abordée dans les deux derniers chapitres, permet de bien comprendre comment la profession résiste à tout changement partiel risquant de mettre en cause l’ensemble de l’édifice professionnel et comment elle structure le fonctionnement de ce marché du travail et entretient sa compétence foncière.
7La démonstration majeure de l’ouvrage est celle de la pérennité de la logique patrimoniale animant traditionnellement la profession. La forme sociétaire introduite en 1966 s’y est imposée plus lentement que dans les autres professions à office ou dans celle d’avocat. Un retard que l’on retrouve dans les années 1990 avec les formes de sociétés capitalistiques. À l’encontre des travaux de Christian Thuderoz [1990] qui prévoyait alors l’avènement d’une logique entrepreneuriale basée sur la compétence scolaire, la conception patrimoniale du métier s’est bel et bien maintenue, quoique fragilisée – comme l’illustre le droit de présentation que détient tout notaire titulaire pour proposer un repreneur à son étude. La transmission des études notariales constitue en effet une préoccupation constante de la profession et s’inscrit dans une temporalité longue correspondant au mode d’existence du droit. D’après l’auteure, plusieurs éléments contribuent à cette perpétuation de la conception patrimoniale du métier : « importance de l’ancrage local, propriétés et origines sociales de notaires pour la plupart issus des professions indépendantes et propriétaires, particularités de l’entreprise et de la charge notariales (cessibilité, conservation des minutes, clientèle familiale) » (p. 191), ainsi que, d’une façon globale, le rejet du modèle salarial associé au risque de bureaucratisation du métier.
8Mais, C. Delmas montre que cette conception patrimoniale se conjugue de plus en plus avec une démarche entrepreneuriale qui prend différentes formes, comme en témoigne l’espace professionnel marqué par une diversité de structures et de conceptions d’exercice du métier, en lien avec la tendance des notaires à se spécialiser dans un domaine d’activité. Elle donne des exemples très significatifs des premiers holdings fondés par de grands « groupes notariaux » (comme Monassier et Chevreux), s’alliant avec des cabinets d’avocats spécialisés en droit public immobilier et occupant une foule de salariés juristes et non-juristes. Sur ce « segment capitalistique », la gestion des offices est normalisée par l’usage intensif des NTIC, le « management des connaissances » et l’organisation par services dans des domaines du droit. Mais, ce « notariat des affaires », ayant pour clientèle des entreprises et des gros investisseurs, est bien moins développé que les grands cabinets d’avocats d’affaires, à l’exception de la place de Paris.
9À partir d’un matériau empirique qualitatif, l’auteure parvient à dresser une cartographie des notaires assez convaincante mettant en rapport les caractéristiques des offices avec les propriétés de leur clientèle et de leur territoire d’implantation. Si elle fait référence aux travaux de Pierre Bourdieu sur la structuration des champs professionnels, on regrette qu’elle ne soit pas allée jusqu’à avoir recours à une analyse statistique des données pour aboutir à une typologie permettant d’objectiver les rapports et hiérarchies en vigueur au sein de cet espace professionnel très segmenté.
10Cette homologie structurale se retrouve dans l’enquête même qui a longuement maturé (au moins 6 ans) à partir d’une longue série d’entretiens entre 2014 et 2018 – plus d’une centaine –, et des observations participantes de séances de travail dans les offices, de formation ou de congrès. Un investissement à saluer de même que le regard mesuré porté par l’auteure sur la profession, qui a néanmoins pour envers de ne pas défendre une thèse tranchée ou un point de vue normatif. À l’instar du notaire, elle cherche un consensus acceptable par le Conseil Supérieur des Notaires (CSN ci-après), qui a donné son aval à la recherche.
Les perspectives d’une étude sur les notaires
11Quelle montée en généralité propose cette enquête du point de vue de la socio-économie et de la sociologie du droit ? Pour l’éclaircir, nous proposons premièrement d’aborder les notaires comme des intermédiaires de la vie économique et sociale à l’ancrage territorial progressivement amoindri. Puis, de s’interroger à ce que les réformes successives ont fait à la profession avant d’identifier les spécificités des notaires par rapport aux autres professionnels du droit, leurs concurrences et complémentarité. Enfin, nous reviendrons sur les transformations du marché du travail à partir des modalités d’insertion professionnelle.
12Ces quatre points constituent en réalité autant de façons de traiter la dialectique entre identité et différences appliquée à l’activité et au statut des notaires : par leur rôle d’intermédiaires dans une économie des singularités, par l’identité des réformes au cours du temps visant différemment l’ouverture de la profession, par leurs spécificités par rapport à d’autres professionnels et, finalement, par la construction de l’identité professionnelle autour de leur formation, malgré l’hétérogénéité du notariat.
Les notaires comme intermédiaires de la vie économique et sociale
13Les deux premiers chapitres de l’ouvrage sont suggestifs d’un point de vue de l’histoire économique et sociale. L’auteure fait d’ailleurs référence aux travaux d’historiens pour lesquels l’évolution du notariat constitue un point d’observation de l’histoire du crédit en France ou des formes de richesse ouvrant sur les transformations du capitalisme français [Postel-Vinay, 1998].
Le notaire comme passeur
14D’un point de vue historique, l’auteure montre comment les notaires se sont faits reconnaître en tant que profession jusqu’à devenir des notables respectés. Elle considère le notaire comme un « passeur » entre plusieurs mondes (à l’instar du prêtre), à commencer par les mondes de la vie et de la mort, mais aussi, en tant que passeur de la langue française et du droit sur l’ensemble du territoire, contribuant ainsi au renforcement de l’institution étatique. Cet officier ministériel est ainsi un « magistrat de l’amiable », développant un art de la conciliation au sein de la famille et entre voisins et un « rez-de-chaussée judiciaire » pour régler les litiges entre marchands urbains.
15Plus près de nous, la diversité de ses domaines d’intervention fait du notaire un véritable « chef d’orchestre » coordonnant tout un ensemble de professionnels avec lesquels il est amené à coopérer et parfois à se substituer, ce qui peut aviver des relations de concurrence, mais vers lesquels il peut aussi orienter ses clients, ce qui suppose d’entretenir des relations de confiance avec tous ces intervenants comme avec les clients. Divers dispositifs sont dédiés à inspirer cette confiance : inscription dans des réseaux sociaux professionnels, pratiques de consommation de proximité basée sur la familiarité, l’appartenance à un club dont les membres ont généralement d’importants patrimoines. L’auteure évoque également la question des codes vestimentaires et de la conformité des notaires à leur égard, à l’exception de certains cherchant à casser l’image classique du notaire, ou encore des stratégies d’ameublement ou de style des offices jouant avec les signes de l’authenticité. Pour le notaire, il s’agit non seulement d’inspirer la confiance mais aussi la confidence, justifiant le secret professionnel.
Intermédiaire du droit
16Au-delà de leur rôle de médiateur, de « magistrat de l’amiable », nous avançons l’idée que les notaires sont des « intermédiaires du droit » au sens où ils articulent, via toute une série de médiations, les énoncés juridiques et les pratiques des acteurs visant une forme de légitimité dans leur domaine [Bessy et al., 2011]. En effet, dans leur activité contractuelle, ils cherchent à établir des modèles de clauses conformes au droit en vigueur tout en intégrant les intérêts des particuliers ou des entreprises. Comme les avocats, ils contribuent à la fabrication du droit dans les domaines dans lesquels ils opèrent (famille, immobilier, urbanisme, environnement, sociétés et affaires) et peuvent devenir conseiller du législateur dans le cadre de projets de réforme en cours.
17D’un point de vue historique, on pourrait dire qu’ils ont participé à l’institution juridique du contrat et de la propriété, deux institutions fondamentales du développement capitaliste, en contribuant à la codification et à la délimitation des droits de propriété, et à la définition de conventions d’évaluation des actifs. Cette institution de la propriété privée passe aussi par l’archivage et la conservation des minutes, véritables mémoire des familles et de la société [1]. C. Delmas mentionne que, sous l’Ancien Régime, à la différence des notaires urbains qui reçoivent leurs clients dans leur étude, les notaires ruraux instrumentent peu chez eux et rédigent des actes qui ont la même forme que ceux des villes, mais pas la même précision. Cette imprécision est expliquée par le fait qu’ils connaissent leurs clients et leurs biens. Mais, on peut se demander si cette différence ne tenait pas aussi fait que la propriété des biens immobiliers en milieu rural avait des contours plus flous laissant de la place, dans les interstices, à des biens communs. A contrario, dans les villes, la recherche plus systématique de valorisation des actifs immobiliers et la politique fiscale plus avancée conduisaient à des cadastres très précis et régulièrement mis à jour.
Des intermédiaires de marché
18L’auteure met en évidence le rôle d’intermédiaire financier joué par les notaires, qui peuvent se faire notamment prêteurs de fond ou courtiers (en plaçant des rentes d’État auprès du public), du fait de leur aptitude à accumuler de l’information et de la confiance attachée à leur statut. Elle montre qu’ils se sont livrés très tôt à des activités marchandes qui seront prohibées par les ordonnances de 1843 et 1890, suite à plusieurs scandales financiers. À partir de cette époque, ils ne pourront plus que donner des conseils en matière de placement et de patrimoine. Suite à un arrêt de la Cour de cassation de 1858, le notaire est considéré comme responsable du dommage, y compris pour simple imprudence ou négligence, et les possibilités de mise en cause s’étendent. À partir de 1931, les notaires vont être obligés de souscrire une assurance de garantie collective dont les primes serviront à accorder des prêts aux notaires voulant acquérir une charge. L’assurance se substitue ainsi à l’entraide avec un contrôle renforcé des chambres de discipline.
19Comme le montrent bien les exemples pris par l’auteure, les notaires ont longtemps été des intermédiaires de marché (à la fois adjudicateurs, facilitateurs de mises en relation, évaluateurs et négociateurs) à titre accessoire du fait de leur statut inspirant la confiance et de leurs réseaux de relations interpersonnelles [Bessy et Chauvin, 2013]. Cette complémentarité des activités basée sur des économies d’envergure conduit à réduire les coûts de prestations de service et donc les prix pour les particuliers et les petites entreprises.
20Une même évolution est constatée par l’auteure dans l’immobilier, où leur activité de conseil et de négociation rentre directement en concurrence avec celle des agents immobiliers. On peut néanmoins ajouter qu’ils participent à la construction et à l’entretien du marché, à sa fluidité, sinon à l’inflation des prix à partir d’une conception du bien immobilier comme un actif propre à la spéculation. Cette conception est différente de celle mettant l’accent sur l’accès à la propriété pour sécuriser sa famille. Entre ces deux conceptions viendrait le placement du « bon père de famille » propre au rôle traditionnel du notaire en tant que conseil en patrimoine [2]. Il nous semble que ce sont ces différentes conceptions de la propriété immobilière qui distinguent les discours des notaires et leur positionnement sur différents segments du marché. Il n’en reste pas moins que, selon l’auteure, ce domaine d’activité cristallise les écarts de position les plus marqués, entre les grandes études parisiennes, ayant plutôt une clientèle d’entreprise et flirtant avec le monde international des affaires, et des notaires fraîchement implantés dans une commune de la petite couronne enchaînant toute la journée des actes de vente.
21En résumé, la mise en évidence de ce rôle de médiateur et facilitateur des échanges, souvent invisible, contribue à expliquer les résistances de la profession à se réformer et à entrer dans des mécanismes concurrentiels remettant en cause ces activités de médiation basées sur une « économie des singularités » [Karpik, 2007], et pas seulement du fait de monopole d’activité.
La profession sous tension face aux réformes impulsées par l’État
22L’auteure revient sur les réformes du notariat impulsées par l’État cherchant progressivement à libéraliser le marché des services juridiques dans le contexte d’européanisation. La question de la création de nouveaux offices et de la réforme des tarifs est ancienne, mais elle prend un tournant particulier avec la reconstruction de l’après-guerre. Les projets de remise en cause du monopole ont cependant échoué jusqu’à la réforme Macron.
Les projets de remise en cause du monopole
23Dès le rapport Armand-Rueff de 1960 sur les professions réglementées, il est question de la création de nouvelles charges notariales dans les régions en développement (sans supprimer la vénalité des charges) et la diminution des tarifs. Ce rapport encourage aussi la Caisse centrale de garantie des notaires à consentir des prêts aux aspirants à la fonction et recommande un plus grand contrôle des pouvoirs corporatifs par la magistrature et par le ministère de la Justice, ainsi que l’exigence d’une licence en droit pour exercer le métier de notaire. Mais, plus fondamentalement, ces « ingénieurs-économistes » visent à remettre en cause les pratiques traditionnelles de cette corporation en rationalisant son fonctionnement par l’introduction de critères d’efficacité permettant de réduire le coût des prestations juridiques au nom de l’intérêt général. On peut y lire une tension entre un « principe domestique » et un « principe industriel » [Boltanski et Thévenot, 1991], avec une figure de compromis débouchant sur une redistribution géographique des offices.
24Le nombre d’offices n’augmentera toutefois qu’avec le rapatriement des notaires d’Algérie (une centaine en 1964) puis dix ans après avec l’expansion de la région parisienne. Les raisons évoquées par la profession sont les difficultés posées par l’indemnisation des notaires existants et par l’installation des nouveaux postulants. L’auteure fait référence à deux projets de décrets, en 1971 et 1976, définissant les conditions d’indemnisation du préjudice résultant de la création d’un office supplémentaire, fixée à l’amiable ou par défaut par le Garde des Sceaux après consultation de la Commission de localisation des offices. Si ces décrets n’ont jamais été publiés, il serait intéressant de s’interroger plus précisément sur les modalités d’évaluation d’une telle indemnité. Il nous semble qu’une partie de cette indemnisation pourrait venir compenser les coûts d’archivages et de conservation des archives des clients supportés par l’office, archives qui sont ensuite transférées dans la nouvelle étude et qui sont à la base du travail d’authentification des notaires.
Impulser une logique entrepreneuriale au sein des offices
25Pour C. Delmas, une partie du problème va être résolue par l’arrivée de nouveaux notaires en tant qu’associés dans des Sociétés civiles professionnelles (SCP ci-après) dont le statut est créé par une loi de 1966. Ce passage au travail collectif des notaires va signer le glas du numerus clausus, au sens du contrôle strict du nombre de notaires dans une aire donnée. Il va être renforcé ensuite par l’habilitation des clercs à recevoir les parties et accueillir leur signature. Une autre rationalisation réside dans l’obligation de détenir une licence en droit à partir de 1973, malgré les réticences de la profession qui va compenser par le relèvement de ses tarifs et la création de ses propres organismes de formation continue.
26Elle concède également l’instauration d’une nouvelle voie d’accès au notariat : un contrôle technique des connaissances permettant aux collaborateurs d’obtenir le diplôme de notaire. Une voie supplémentaire apparaît en 1986 avec la création de la Commission de localisation des offices de notaires, composée de représentants du ministère et de la profession, à même de donner son avis sur les créations, transferts et suppressions d’offices. Ce processus de rationalisation de l’activité des notaires débouchant sur une nouvelle vague de créations va se poursuivre à partir de 1990 avec le nouveau statut de Société d’Exercice Libéral (SEL ci-après) et de notaire salariés [3].
27Cette réforme donnant une forme plus commerciale à l’exercice du métier va s’étendre à toutes les professions juridiques afin d’affronter la concurrence des grands cabinets internationaux, en particulier chez les avocats [Boigeol et Dezalay, 1997 ; Bessy, 2015]. Cette injonction à la modernisation managériale est renforcée par la libéralisation du marché des services juridiques portée par la Directive service de l’Union européenne en 2006, dont les notaires finiront par être exclus du fait de leur statut d’officiers ministériels.
28À l’encontre de l’opinion majoritaire de la profession, cette montée des structures d’exercice de plus en plus capitalistiques se confirme à partir de la loi de 2011 sur la modernisation des professions judiciaires et juridiques avec la création du statut de Sociétés de participation financière des professions libérales, permettant de faire appel à des capitaux extérieurs apportés par des professionnels du même secteur. La loi de 2016 crée ensuite le statut de sociétés pluri-professionnelles d’exercice associant les professionnels du droit et du chiffre.
La réforme Macron
29La question de la création de nouveaux offices est quant à elle de nouveau au centre de la loi Macron de 2015, qui fait elle-même suite du rapport de l’Inspection Générale des Finances de 2013 prônant l’ouverture des professions réglementées. Ce rapport met en évidence les revenus globaux particulièrement élevés des notaires par rapport aux autres professions, ainsi que la répartition bénéfices/recettes encaissées, laissant présager une situation de monopole qui serait dommageable pour le consommateur [4].
30Comme le montre l’auteure, cette réforme s’inscrit dans une régulation par le marché mais contrôlée par l’État. La « libre installation contrôlée » remplace l’ancien système de création d’office mis en place en 1986 qui impliquait un concours aujourd’hui supprimé. À partir d’un système de candidatures en ligne sur des zones dites « carencées » (36 000 candidatures entre 2016 et 2018), le ministère de la Justice travaille avec le ministère de l’Économie et l’Autorité de la concurrence à la sélection et à l’autorisation de ces nouveaux entrepreneurs du notariat, au détriment des instances professionnelles, en particulier du rôle des chambres régionales ou locales dans l’instruction des dossiers. Ces dernières perdent également le contrôle des prix de cession des offices, ces prix obéissant ainsi à la loi de l’offre et de la demande. Le montant du prix relèverait maintenant de la responsabilité du candidat.
31L’ouverture de la profession passe également par la limitation de la limite d’âge à 70 ans, l’incitation aux associations via la suppression de la procédure des clercs habilités et l’accroissement provisoire des notaires salariés ayant vocation à être à terme associés. Cette réforme conduit à transformer la nature du marché du travail en donnant plus de poids à l’Autorité de la concurrence et aux grands offices dans la sélection des notaires, relativement aux instances professionnelles. L’auteure montre bien comment une même orientation managériale concerne le projet de refonte des tarifs, associant Bercy et la DGCRF, avec la mise en place de règles de tarification obligeant les offices à s’approprier une rationalité économique en termes de « coûts pertinents » en adoptant une comptabilité analytique [5].
32Pour l’auteure, la réforme Macron n’a ainsi fait que renforcer une tendance managériale déjà à l’œuvre de façon discrète depuis plusieurs années, via la promotion de l’entrepreneuriat à titre individuel par les instances professionnelles et l’autorisation par ces dernières des regroupements et mises en réseau d’offices
Les luttes de frontière entre les notaires et les professionnels du droit
33C. Delmas reprend l’idée que les compétences font l’objet de concurrence entre des groupes professionnels s’efforçant de faire reconnaître leur légitimité exclusive sur certains actes [Abbott, 1988]. Elle part donc des domaines d’expertise les plus reconnus des notaires, le droit de la famille et l’immobilier, pour montrer que leur porosité les amène à tisser des relations de concurrence-coopération avec d’autres professionnels.
Les relations de concurrence-coopération
34Le domaine du droit de la famille est revendiqué par les notaires du fait de sa haute valeur symbolique. Ils travaillent le plus souvent en bonne intelligence avec les avocats, sans éviter complètement les luttes de frontière, notamment en matière de divorce. Si le droit de la famille est globalement valorisé, l’immobilier, nous dit l’auteure, occupe une place ambiguë et fait l’objet de positionnements divers au sein de la profession. Du fait du monopole des notaires en matière d’actes de vente immobilière, il constitue le socle de leur activité et les amène à travailler de près avec d’autres professionnels, comme les syndics de copropriété et les agents immobiliers, dont ils peuvent être les concurrents. Les notaires mettent ainsi en scène leur rôle d’expert des prix de l’immobilier, en publiant notamment dans la presse une note trimestrielle de conjoncture et en diffusant des annonces de vente ou adjudications.
35Hors de la famille et l’immobilier, la concurrence avec les autres professionnels est plus sévère. Il en va ainsi dans le droit de l’entreprise. L’enregistrement des fonds dans les constitutions des sociétés ou encore les cessions de fonds de commerce sont ainsi passés des notaires aux avocats d’affaires, aux experts-comptables ou encore aux banques. Mais, comme le montre bien l’auteure, ce domaine des affaires, comme celui de conseil en gestion de patrimoine, peut heurter l’éthique de certains notaires lorsque le conseil tourne à l’optimisation fiscale aux dépens de la loyauté des notaires envers l’État. Malgré leur aspect mercantile, ces activités n’en restent pas moins encouragées par les instances professionnelles.
36Historiquement cette activité de conseil juridique devait se faire de façon désintéressée, en privilégiant, comme pour les avocats, le « souci de la clientèle » mais pas forcément gratuitement, ce que traduit la notion d’honoraires. L’ouverture progressive du marché du conseil juridique à d’autres professionnels, encouragés par l’Europe mais aussi par les pouvoirs publics français, conduit les notaires à des politiques de démarchage plus poussées. La disparition progressive des noms propres au profit de marques dans les raisons sociales des offices, témoigne tout autant du passage d’une réputation attachée à un notaire particulier à une réputation associée à un office (souvent multi-établissements), que d’une concurrence accrue entre tous les professionnels du conseil juridique. De plus, comme le souligne l’auteure, la relation de confiance avec le client n’est plus suffisante et doit s’accompagner d’un travail pédagogique éloignant cette relation de service notarial d’un rapport de dépendance, du fait de l’augmentation du niveau d’éducation de la clientèle, et la rapprochant, comme dans le cas des avocats, d’une relation de codécision propre à l’activité de conseil [Karpik, 2007].
La spécificité des actes notariés
37A contrario, le monopole des notaires est basé sur la compétence ancestrale de rédaction d’actes des notaires, de leur authentification et de leur enregistrement et conservation. Il s’agit de leur donner une force probante dans l’espace et dans le temps, en l’absence même du témoignage des protagonistes, dont les volontés ont été arrêtées suite parfois à un long processus de négociation, et transcrites sur le papier. Cette force probante résulte d’un ensemble de signes et de formalités, dont la signature, qui s’est progressivement autonomisée, comme l’ont montré les travaux de Béatrice Fraenkel [1992]. Mais, avant de traiter la question de la signature, on peut s’interroger sur la nécessaire articulation entre rédaction et authentification des actes. En effet, cette question a été un point de la réforme Macron de 2015 consistant à exclure la rédaction de l’acte du monopole au motif que la « force probante particulière n’est attachée qu’à ce que le notaire a en personne accompli et à ce qui s’est passé en sa présence » [IGF, 2013, p. 24]. Ce projet a suscité une levée de boucliers de la part des notaires, mettant en avant leur activité de conseil désintéressé nécessaire à l’obtention d’une décision et d’un consentement libres et éclairés des clients [6].
38C. Delmas souligne néanmoins que cette rédaction experte va de pair avec certaines formes de mises à distance de la rédaction. Historiquement, elle a été largement déléguée aux clercs, le notaire se chargeant d’une relecture et de certaines modifications à la marge, ainsi que l’ensemble des formalités nécessaires à la validité de l’acte en amont (état cadastral, documents d’urbanisme, états et certificats concernant l’immeuble, renseignements hypothécaires, droits de préemption) puis en aval (enregistrements, inscriptions dans différents registres). Aujourd’hui, cette délégation des activités scripturaires aux clercs est à géométrie variable suivant la taille des offices et les types d’acte. Elle augmente par exemple avec la banalisation des ventes courantes et l’accroissement des pièces annexes à fournir et de l’usage des NTIC, si bien qu’elle peut être aussi sous-traitée à d’autres offices aux coûts plus réduits.
39On voit ici comment de telles pratiques de sous-traitance peuvent donner prise à une politique d’ouverture du « marché » en distinguant des services « standards » pouvant être délégués à des opérateurs extérieurs à la profession, des prestations « sur-mesure » engageant l’expertise des professionnels. L’exemple d’un tel découpage des activités déroule un procédé désormais devenu classique de l’Autorité de la concurrence pour remettre en cause un monopole professionnel. Ce procédé s’appuie sur le découpage des activités entre deux marchés aux frontières étanches (le standard et le complexe) sans prendre en compte l’existence de liens fonctionnels entre ces marchés, notamment lorsque la profession participe à un bien public comme la santé ou le droit, une erreur dans la prestation low-cost pouvant avoir de lourdes conséquences sur le particulier [Bessy, 2015]. Mais c’est aussi la complémentarité de ces différentes activités qui doit être prise en compte dans l’apprentissage des nouveaux entrants commençant par des tâches élémentaires et faisant ensuite carrière dans la profession.
Expertise et authentification
40L’auteure mentionne les difficultés rencontrées par les notaires avec l’informatisation de leurs activités. En particulier le passage à l’acte authentique électronique engendre certaines rigidités et remet en cause la conception de l’authenticité basée sur le support papier. C’est aussi l’attachement à la cérémonie du paraphe et de la signature manuscrite permettant de mieux s’approprier l’acte. Si les parties signent à l’aide d’un stylet sur une tablette, le notaire utilise une clé sécurisée validée par un code. Le fait que ce dernier ne signe plus manuellement peut le conduire à un sentiment de dépossession renforcé par le fait que les minutes sont maintenant stockées sur un serveur extérieur à l’office, alors qu’elles sont traditionnellement conservées en son sein donnant ainsi une noblesse au métier et participant à leur authenticité.
41C. Delmas analyse le risque de perte de l’autorité experte, de sa magie, qui serait aujourd’hui déléguée à un système informatique de cryptage informatisé. Certes, on peut difficilement remettre en cause le pouvoir d’imposition de l’expert. Mais, à trop se pencher sur les qualités de l’expert, on risque de sous-estimer la force de la signature qui, au cours de l’histoire, s’est progressivement imposée comme le meilleur témoin de la présence des personnes et donc la meilleure garantie de l’authenticité de l’acte. La signature rassemble deux modes d’identification, l’un patronymique, l’autre visuel, la signature comme trace de son engagement corporel [Bessy et Chateauraynaud, 1995]. Ce travail d’authentification peut se faire en l’absence du disposant en vérifiant la signature d’une procuration avec d’autres documents habituels en sa possession ou tous les faisceaux d’indices en sa possession. Mais dans les deux cas, il va être confronté au fait que la signature ne fournit une prise à l’authentification que dans la mesure où elle associe au modèle déposé ou connu des traits capables de produire de l’identité par la différence.
42L’authenticité de l’acte ne tient pas seulement à la signature, à l’arrêt d’une date et à la précision d’un lieu, à toutes les vérifications préalables et en premier lieu à l’authentification de l’identité des disposants et des pièces versées au dossier. Elle est en jeu pendant toute la durée de l’ « office » par l’engagement du notaire et de ses clercs dans la rédaction de l’acte et des formalités à remplir, dans la maturation de certaines clauses, dans les interactions avec les disposants qui s’engagent aussi dans l’acte en se confiant. Ce n’est sans doute pas un hasard si les actes qualifiés de solennels exigent la présence des parties devant le notaire. À l’authentification par les preuves se mêle un autre régime d’authentification reposant sur l’engagement corporel des personnes. Il nous semble que c’est cet engagement dans les choses, y compris la chose publique, qui fonde l’expertise du notaire, en plus des savoirs et des savoir-faire acquis dans les écoles de formation et par la pratique. C’est ce souci du travail bien fait se réclamant d’une logique artisanale, ne dissociant pas rédaction et authentification, qui peut être remis en cause par une logique plus entrepreneuriale.
Les transformations du marché professionnel
43La question de l’expertise et de la transmission des savoirs permet d’aborder la profession sous l’angle du marché du travail. Si l’auteure mobilise la notion de marché du travail fermé développée par Catherine Paradeise [1984] à propos de la marine marchande, dans le sillage des travaux de sociologie du travail et des relations professionnelles du Glysi [7]. On peut ajouter que ces travaux s’inspirent initialement de la théorie des non-competing groups développée par John Cairnes [1874] et dans laquelle l’accent est mis sur l’action des groupes sociaux cherchant à limiter l’accès à l’activité dont dépendent leurs revenus, comme dans le cas des professions libérales. En particulier, il souligne l’importance de la fortune familiale permettant tout à la fois de financer l’investissement en formation et de faciliter l’installation. Un auteur comme Clark Kerr [1954] met ensuite l’accent sur les règles institutionnelles qui structurent les marchés du travail, instaurant certes des barrières à l’entrée, mais permettant aux acteurs économiques de se coordonner notamment en matière de formation professionnelle et de rémunération.
Les enjeux de la formation professionnelle
44Ce fil analytique permet de saisir les enjeux de formation et d’insertion professionnelle des notaires. Alors que dans la logique patrimoniale de l’exercice du métier, le marché du travail est fermé, les nouvelles formes entrepreneuriales ravivent les mécanismes marchands et la mobilité des collaborateurs qui peuvent passer d’un office à un autre. Il en va de même aujourd’hui, avec le développement des notaires commençant leur carrière en tant que salarié.
45L’auteure montre qu’on devient notaire au terme d’une première initiation pouvant être déterminante dans le choix du métier. Dans cette perspective, être fils ou fille de notaire demeure encore la voie royale accélérant l’accès à la fonction, près d’un quart de ces professionnels étant enfants de notaire. Mais, ce n’est pas seulement une transmission patrimoniale : l’entourage familial et amical jouant un rôle important pour accéder au statut, en particulier pour trouver un stage dans une période caractérisée par une baisse des offres et une élévation du nombre d’aspirants notaires ; ce qui est source d’inégalité.
46Quelle que soit la voie de formation suivie (universitaire ou professionnelle), le stage est obligatoire, relativement long (de 24 à 30 mois) par rapport à d’autres professions du droit (12 mois pour les avocats) et relativement bien payé, pouvant représenter plus du double de de la gratification de l’avocat stagiaire. Cette sur-rémunération relative encadrée par la Convention collective des notaires est expliquée par l’auteure par une politique volontariste d’attractivité de la profession au cours des années 1980. Cette politique cherche tout à la fois à former un grand nombre de diplômés notaires, tout en les sélectionnant minutieusement à l’entrée et en leur offrant une garantie de salaire pendant dans toute la durée du stage. L’encouragement à l’accueil de stagiaires passe par le remboursement au notaire formant un nouvel « apprenti » d’une partie du salaire versé, à partir d’un fonds constitué par un pourcentage des cotisations professionnelles. Cette mutualisation des dépenses de formation s’inscrit dans une longue tradition de l’apprentissage par la pratique héritée des corporations.
La déstabilisation du marché professionnel
47L’accès au statut peut passer par la promotion des clercs à la suite d’un examen de contrôle des connaissances techniques, à partir d’une certaine ancienneté dans le notariat. Cette promotion professionnelle s’est substituée à partir de 1973, avec l’obligation de diplôme universitaire, à la promotion « interne » du collaborateur au statut de clerc principal prenant souvent en charge l’administration de l’étude et devenant une sorte de « bras droit » du notaire. Cette substitution s’est accélérée à partir des années 1990 avec le statut de notaire salarié. Selon l’auteure, la montée en force des diplômés notaires n’a pas néanmoins remis en cause l’ancien modèle de promotion des clercs, qui peuvent faire valider leur expérience professionnelle par différentes voies. Cette homologation des compétences professionnelles témoigne encore de l’importance accordée à l’expérience du métier, mais elle est ressentie par les nouveaux aspirants comme moins valorisante que le diplôme universitaire, créant ainsi une hiérarchie de statut et de disparité d’accès à l’indépendance ou à l’association.
48Comme le montre C. Delmas, les difficultés d’accès à des positions mieux valorisées touchent aussi les notaires salariés dont le nombre s’accroît avec la suppression du statut des clercs habilités issue de la réforme Macron (21 % des notaires en 2019). Ces notaires salariés, essentiellement des femmes, craignent un forme d’enfermement et peuvent être licenciés (sous contrôle néanmoins des chambres). Elles courent le risque d’une baisse de rémunération sur un marché de plus en plus concurrentiel et où l’accès à l’indépendance est très coûteux. Les mêmes difficultés d’accès ont été observées pour les jeunes collaboratrices avocates, les conduisant à sortir de la profession prématurément. Il peut en résulter un sous-investissement dans la formation de la part du « maître » et symétriquement un manque d’engagement du collaborateur/trice dans l’activité de l’étude, un turn-over plus élevé, ce qui perturbe l’équilibre de ce marché professionnel et risque de réduire la qualité des prestations [Bessy, 2015].
La prégnance de la transmission intergénérationnelle
49La question de la transmission intergénérationnelle des études est traditionnellement prise en charge collectivement avec l’existence d’un « droit de présentation ». La « recherche de l’élu » est distribuée entre une pluralité d’instances s’apparentant au contrôle social traditionnel en matière de mariage. L’auteure reconstitue avec beaucoup de précision ce parrainage de l’ensemble du milieu professionnel avec « un droit de regard : des titulaires d’offices, via le droit de présentation, de leurs éventuels associés, des organes professionnels (chambres et conseils régionaux) qui évaluent les dossiers de cession, reçoivent conseillent et agréent voire dissuadent certains cédants et cessionnaires, accueillent et adoubent les nouveaux entrants, de l’Association nationale de caution, qui approuve les prêts de la Caisse des dépôts et consignations, du ministère de la Justice, enfin, qui nomme ces officiers publics et ministériels » [p. 233].
50Certes, aujourd’hui, ce droit de présentation semble éclipsé par la réforme Macron ouvrant le marché du travail à n’importe quel diplômé notaire ayant un minimum d’ancienneté dans la profession. Mais, il est amené à reprendre du service suivant des modalités différentes, sans doute en donnant plus de poids aux dirigeants des offices notariaux, aux grilles d’évaluation des performances des notaires, aux diplômes et aux instituts de formation qui les délivrent, contribuant ainsi à l’élargissement du marché du travail et à la concurrence entre ces instituts.
51Cette transformation des conventions d’évaluation des qualités des notaires est liée au développement d’une logique d’entreprise privilégiant l’activité de conseil. Celle-ci met en concurrence l’ensemble des professionnels du droit, relativement à l’activité traditionnelle de rédaction et d’authentification des actes notariés concernant des événements sur lesquels ces officiers ministériels n’ont pas de prise : mariage, adoption, décès, faillite. Comparativement, ce changement de « régime professionnel » a affecté dès le début des années 1990 d’autres professions réglementées, comme celle des avocats [Karpik, 2007]. Cette logique entrepreneuriale a fait apparaître de nouveaux modèles de collaboration remettant en cause l’existence d’un marché professionnel traditionnel, notamment la mutualisation des dépenses de formation professionnelle du fait de l’accroissement des pratiques de débauchage [Bessy, 2015].
Conclusion
52L’ouvrage de C. Delmas donne une image très riche du notariat, de ses différentes formes d’exercice et de ses transformations contemporaines, tout en préservant son unité autour d’une conception patrimoniale du métier. Il ouvre également sur des perspectives d’analyse des professions réglementées en croisant différentes perspectives socio-économiques.
53À l’instar d’autres professions du droit, mais avec un temps de retard, le modèle de l’organisation commence à prendre le pas sur celui de la profession comme instance de contrôle des comportements, des procédures d’arbitrage en cas de litiges (entre notaires et entre ces derniers et leurs clients) et d’identification professionnelle. Pour l’auteure, la profession serait donc au milieu du gué. Il est d’ailleurs symptomatique qu’elle raisonne principalement à l’échelle des notaires individuels et non en termes d’offices, témoignant de la prégnance d’une représentation du notaire comme membre d’un corps professionnel et non comme employé d’une organisation.
54Une limite de ce travail est que l’auteure décrit un modèle idéalisé du fonctionnement de la profession. Elle présente un ensemble cohérent de règles d’organisation et de régulation mais sans vraiment s’interroger sur leur bon fonctionnement, par exemple le respect de règles déontologiques et des sanctions décidées par les chambres de discipline quand ces règles ne sont pas respectées par les notaires. Certes, il est délicat de lui faire un tel reproche car beaucoup d’aspects sont traités dans cet ouvrage déjà fort riche et volumineux, sans ajouter les questions disciplinaires. Mais cet aspect disciplinaire permettrait sans doute de questionner l’unité de la profession, en particulier sa capacité d’autorégulation et l’intervention en la matière de son autorité de tutelle, le ministère de la Justice.
55Un point qui serait par ailleurs intéressant à approfondir réside dans le rôle des pouvoirs publics dans la régulation actuelle de la profession, incluant certes le ministère de la Justice, mais aussi le ministère de l’Économie, ainsi que l’Autorité de la concurrence, dans le cadre de la « libre installation contrôlée ». On pourrait également étudier en quoi le droit européen des successions (règlement européen du 4 juillet 2012), ou encore de l’immobilier (réglementation européenne sur l’immobilier de 2013 et 2014), participent à la construction d’un marché des services transnational, et quel rôle y joue le notariat d’affaires et les instances professionnelles. C’est donc aussi à une sociologie politique des élites à laquelle pourrait conduire ce type de réflexion en prolongeant l’analyse déjà bien avancée de Corinne Delmas.
Bibliographie
Bibliographie
- Abbott A. (1988), The System of Professions: An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, University of Chicago Press.
- Bessy C. (2015), L’organisation des activités des avocats, entre monopole et marché, Paris, Lextenso, coll. « Forum).
- Bessy C. Chateauraynaud F. (1995), Experts et faussaires, pour une sociologie de la perception, Paris, Métailié.
- Bessy C., Chauvin P.-M. (2013), « The power of Market Intermediaries: From Information to Valuation Processes », Valuation Studies, 1(1), 83-117.
- Bessy C., Delpeuch T., Pélisse J. (dir.) (2011), Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, Paris, L.G.D.J.-Lextenso, coll. « Droit et Société ».
- Boigeol A., Dezalay Y. (1997), « De l’agent d’affaires au barreau : les conseils juridiques et la construction d’un espace professionnel », Genèse, 27, p. 49-68.
- Boltanski L., Thévenot L. (1991), De la justification, Paris, Gallimard.
- Boltanski L., Esquerre A. (2017), Enrichissement, Paris, Gallimard.
- Cairnes, J. (1874), Some Leading Principles of Political Economy Newly Expounded, London, Macmillan.
- Deffains B., Mekki M. (2014), « L’analyse économico-juridique du notariat, Bercy au pays des merveilles », Recueil Dalloz.
- Fraenkel B. (1992), La signature, Genèse d’un signe, Paris, Gallimard.
- Karpik, L. (2007), L’économie des singularités, Paris, Gallimard.
- Kerr C. (1977, 1re éd. 1954), The Balkanisation of the Labor Markets, Labor Market and Wage Determination, Berkeley, University of California Press.
- Paradeise C. (1984), « La marine marchande, un marché du travail fermé ? », Revue française de sociologie, 25(3), 352-375.
- Postel-Vinay, G. (1998), La terre et l’argent : l’agriculture et le crédit en France du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Paris, Albin Michel.
- Thuderoz C. (1990), Fils et offices. Logiques patrimoniales et formes d’entrepreunarisation : le cas des notaires et des huissiers de justice, Rapport GLYSI, n° 2, avril.
Notes
-
[1]
On peut faire l’analogie avec les offices de brevet et les recherches d’antériorité effectuées par les examinateurs à partir de leur base de brevets afin de valider la nouveauté de l’invention. Ce parallèle est d’autant plus pertinent que l’institution du brevet s’est appuyée initialement sur le modèle de la propriété foncière avec l’idée d’appropriation d’un champ de la technique.
-
[2]
Il y aurait une recherche à réaliser d’un point de vue historique sur la contribution des notaires à la définition de formes d’enrichissement, au sens de Boltanski et Esquerre [2017]. En particulier, il serait intéressant de voir comment ils ont participé à la « forme collection » ou encore à la patrimonialisation des choses basée sur la valeur d’ancienneté, certains notaires étant de grands collectionneurs.
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[3]
La répartition des offices selon la structure d’exercice en 2018 est la suivante : 40 % d’offices individuels, 45 % de SCP et seulement 15 % de SEL, mais cette structure plus capitalistique est en progression constante depuis les années 1990. A contrario, dans la profession d’avocat, la part des SEL a dépassé celle des SCP en 2008, témoignant d’une orientation plus précoce des avocats vers des structures plus capitalistiques (Bessy, 2015).
-
[4]
Dans leur critique du rapport de Bercy, Bruno Deffains et Mustapha Mekki (2014) défendent l’idée que les coûts de service plus élevés engendrés par la réglementation ne signifient pas forcément que les consommateurs en sortent perdants.
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[5]
En effet, il s’agit de trouver une méthode qui permet d’aller à l’encontre de la proportionnalité stricte du tarif et la possibilité de faire des remises, en particulier pour les gros actes de ventes ; ce qui pourrait stimuler la concurrence. Or, nous dit l’auteure, très peu d’offices possèdent une comptabilité analytique.
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[6]
Cette capacité d’expertise des « magistrats de l’amiable » passe en particulier par la création de « formules sur-mesure » pour la rédaction de leur acte en partant des alternatives proposées par les logiciels de rédaction d’actes.
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[7]
Ce centre de recherche interdisciplinaire a coordonné une étude sur les professions réglementées, en particulier sur les notaires et les huissiers de justice en montrant comment ces deux groupes professionnels sont passés de logiques patrimoniales à des formes d’entrepreneurisation [Thuderoz, 1990].