Couverture de RFSE_024

Article de revue

Organisations financières et diversité du capitalisme financier : le cas des fusions-acquisitions en France

Pages 41 à 62

Notes

  • [1]
    Par la suite, nous mentionnerons seulement banque pour qualifier les banques universelles qui s’opposeront aux banques d’investissement.
  • [2]
    Pour une explication détaillée de la constitution de la base Carfi, voir Boussard et al. [2017 p. 12 et suivantes].
  • [3]
    Nous avons pu collecter d’autres informations (l’effectif de l’entité, l’année de création), mais trop parcellaires pour être utilisées dans l’ACM.
  • [4]
    Voir Brigitte Le Roux et Henry Rouanet [2005] et Brigitte Le Roux [2014].
  • [5]
    Voir annexe 6, figures 4 et 6.
  • [6]
    Cette classification n’a pas été intégrée dans l’article. Elle est disponible auprès des auteurs.

1 – Introduction

1L’espace financier peut être appréhendé par des échelles différentes [Tadjeddine et al., 2016] permettant le dévoilement de ses dispositifs, de ses organisations, des relations économiques à l’œuvre et des dominations exercées. Nous avons choisi d’appréhender l’échelle des organisations en étudiant les formes prises par le capitalisme financier contemporain à travers l’observation d’un segment de l’espace financier, celui des opérations de fusions-acquisitions. Ces opérations sont des moments particuliers sur le marché du capital, car elles finalisent un arrangement marchand : le capital productif d’une PME ou la filiale d’un groupe qui n’existait pas en tant qu’objet librement échangeable sur un marché financier se trouve doté d’une valeur monétaire propre, gage de sa possible circulation ultérieure entre acteurs de la finance.

2Le capital productif devient ainsi liquide [Keynes, 1937]. Cette transformation s’opère par l’entremise d’organisations dédiées, chacune déployant une logique de construction de la valeur financière différente avec des dispositifs divers de domination sur le capital productif. Hilferding [1970, 1910] fut sans doute l’un des premiers à identifier deux formes de capitalisme financier : le capitalisme bancaire où le banquier crée de la monnaie pour l’entreprise, argent qui sera remboursé avec un coût, le taux d’intérêt ; le capitalisme-action où l’argent apporté par les actionnaires ne sera pas remboursé, mais donnera lieu à un « bénéfice du fondateur » issu des dividendes et aussi de la plus-value réalisée lors de la revente des titres sur les marchés.

3Pendant un temps, la financiarisation a été pensée comme l’abandon d’un capitalisme financier bancaire pour un capitalisme financier action, et par conséquent comme la disparition progressive des banques dans les opérations financières ; les pratiques auraient alors été strictement marquées par la culture financière. Cette projection s’avère en contradiction avec l’observation du monde financier actuel. D’une part, les organisations bancaires, loin de disparaître, ont composé avec la logique financière à travers une forme hybride de capitalisme bancaire financiarisé [Hardie et Howarth, 2011]. Ces conglomérats bancaires qualifiés aussi de banque universelle proposent des services tantôt assis sur la dette, tantôt sur la possession d’actions. D’autre part, de nouvelles organisations sont apparues, entremêlant pratiques bancaires et financières comme le LBO (Leveraged Buy Out) qui offre des montages de financement couplant des logiques de crédit et des logiques d’actions. Une monographie des organisations impliquées dans les opérations de finance-acquisition permet de documenter cette diversité du capitalisme financier.

4À l’instar de ce que propose la sociologie économique de la finance, et notamment le travail d’O. Godechot sur les traders [2001], nous proposerons dans cet article de caractériser cette diversité de capitalisme financier non pas exclusivement à partir de catégories fondées sur les fonctions des organisations, mais à partir de diverses échelles : les employés qui fabriquent le service, les relations industrielles (degré d’ouverture à l’international, l’insertion ou non dans un groupe…), mais encore les caractéristiques du service financier fourni. Les formes du capitalisme financier acquièrent une réflexivité construite par ces dispositions. Ainsi, l’usage d’une Analyse en Correspondances Multiples (ACM) sur cet ensemble de données socio-économiques permettra de caractériser ces formes organisationnelles du capitalisme financier opérant dans l’espace des fusions-acquisitions en France. Foureault [2018] avait entrepris un travail similaire pour appréhender la structuration du champ organisationnel des LBO en France. Il y souligne la diversité des fonds d’investissement LBO, certains émanant de fonds traditionnels, d’autres provenant de l’arrivée d’acteurs américains, mais aussi de nombreux créés à l’initiative de l’État. Comme lui, nous souhaiterions révéler cette diversité des organisations financières intervenant dans l’espace des Fusac, certaines provenant de la diversification des banques traditionnelles françaises, d’autres émanant de compagnies financières internationales, d’autres enfin de conseillers indépendants.

5Pour cela, nous utilisons la base Carfi qui a déjà été mobilisée par Boussard et Dujarier [2014], Boussard [2016] et Boussard et al. [2017]. L’originalité de cette base est d’avoir compilé des données sur les opérations de Fusions Acquisitions (ou Fusac) réalisées en France en 2010, en partant des transactions réalisées, publiées dans la base DEALS (annexe 1).

6Nous proposons ici de caractériser les organisations financières impliquées dans ce que la communauté financière, représentée ici par les journalistes spécialisés, qualifie d’opération de Fusac. Il importe de souligner que ce vocable englobe une grande diversité d’opérations ayant pour unique point commun le transfert d’une partie ou de la totalité du capital d’une entreprise à une autre. On trouve donc dans cette base des transmissions de PME suite au départ à la retraite de son créateur, des cessions de filiales par des groupes, le recours à des sociétés de capital-risque pour financer la croissance de start-up, des entrées en Bourse pour des entreprises non cotées, des montages de LBO pour des PME. Le fait que la communauté financière qualifie de Fusac ces diverses configurations renseigne sur la nature protéiforme de cette transaction financière et sur l’éclectisme des organisations financières impliquées.

7Dans le cas des fusions-acquisitions, les organisations financières peuvent intervenir à deux titres. Elles peuvent soit participer au financement – sous la forme d’octroi d’un crédit ou d’une prise de participation –, soit prodiguer un conseil financier. Ce conseil peut être demandé par l’entité faisant l’objet de la vente : il peut s’agir de l’orientation vers un type de financement, la recherche d’un potentiel financeur, que ce soit une entreprise, un fonds d’investissement, un fonds de retraite ou d’une collectivité publique. Il peut être aussi à l’initiative de l’entité acheteuse qui mandate une organisation financière pour lui sélectionner une entité à acquérir. L’activité de conseil est payée par l’entité qui requiert ce service. Une large part des organisations financières impliquées dans les Fusac orientent la stratégie des entreprises impliquées (l’acheteur ou le vendeur). L’influence de ce capitalisme financier sera par là même protéiforme, depuis une mise en relation avec un autre entrepreneur, jusqu’à l’entrée de fonds d’investissement rompus à la culture financière. Le nombre d’organisations financières impliquées varie suivant les transactions ; dans notre échantillon, le nombre varie de 1 à 8. Les organisations financières impliquées dans les Fusac n’exercent donc pas systématiquement un pouvoir financier direct, mais orientent toujours la stratégie des entreprises impliquées (l’acheteur ou le vendeur).

8L’ACM réalisée sur ces données socio-économiques récoltées sur les organisations impliquées dans les Fusac nous permet de distinguer trois formes de capitalisme financier : le capitalisme bancaire impliquant les banques européennes, le capitalisme financier lié à la présence de banques d’investissement et le capitalisme financier d’entreprise associé à des conseillers indépendants.

9La suite de l’article se décompose en quatre parties. La première revient sur les taxinomies usuelles des organisations financières. La suivante présente les données empiriques que nous mobilisons. La troisième expose les résultats des ACM. Enfin, la quatrième met en exergue trois régimes de capitalisme financier qui se distinguent à travers les trois échelles retenues : les employés, les pratiques et les formes organisationnelles.

2 – Caractériser les organisations financières

10La compréhension des organisations financières passe par l’adoption d’une échelle d’observation. Si les économistes optent pour les fonctions macroéconomiques réalisées théoriquement par les organisations financières, la gestion privilégie celle des pratiques.

2.1 – Les taxinomies des organisations financières

11Merton [1995] détaille les six fonctions des organisations financières : fournir et gérer les moyens de paiement ; collecter l’épargne en vue de financer des projets d’investissement ; transférer au mieux les ressources économiques à travers l’espace et le temps ; offrir des instruments de gestion des risques ; produire des informations qui participent aux décisions économiques et financières ; mettre en place des mécanismes incitatifs permettant de réduire les conflits liés aux asymétries d’information.

12Ces fonctions économiques ont façonné les catégories juridiques des organisations financières. On les retrouve notamment dans les statistiques de l’Insee, mais aussi dans la réglementation française. Dans la nomenclature des activités françaises (NAF) de l’Insee, les organisations figurent dans la section K où sont référencés en 64-19 les services bancaires (« autres services d’intermédiation monétaire »), en 64-30 les fonds de placement, en 66-19 les services auxiliaires de banque d’investissement, dont 66-19-21 le service des fusions-acquisitions des banques d’investissement, 66-19-21 les sociétés de capital-risque (les conseils d’entreprise) et le 66-19-9 les conseillers financiers.

13Trois catégories émergent : les entités liées à l’émission de monnaie (pour la zone euro, la BCE, les banques centrales nationales, les établissements de crédit et toutes les institutions financières, dont l’activité est de recevoir des dépôts et/ou de proches substituts des dépôts de la part des agents non financiers), les entreprises d’assurance autorisées à vendre des contrats d’assurance et les autres institutions financières non bancaires et non assurantielles qui proposent des services d’investissement (société de gestion de portefeuille, fonds de retraite) ainsi que d’autres services (gestion des risques, fusions-acquisitions…).

14Les sciences de gestion proposent une classification des organisations plus pragmatique et moins fonctionnaliste, avec une division suivant la destination du service : la finance d’entreprise regroupe les opérations destinées aux entreprises, la finance de marché concerne les activités liées à la Bourse. Dans le premier cas, il s’agit de pratiques financières liées à l’activité d’entreprises, comme la gestion quotidienne de la trésorerie, la cession de créances, la couverture du risque de change suite à des transactions import/export, à la recherche de financement pour le développement et l’investissement… La finance de marché, pour sa part, concerne les activités liées à la cotation sur le marché financier comme l’analyse financière, la négociation, la compensation, l’administration (« back-office »), le contrôle des risques, le courtage, l’évaluation, mais aussi les activités de gestion d’actifs [Lenglet et Gialdini, 2014].

2.2 – Les organisations impliquées dans la fusion-acquisition

15La taxinomie fonctionnaliste permet de proposer une première catégorisation des organisations à l’œuvre lors des opérations de fusions-acquisitions à travers les fonctions qu’elles accomplissent. Une partie des Fusac, les LBO, relève du Private-Equity : des fonds d’investissement ont collecté de l’épargne et choisissent de la placer dans le capital d’entreprises non encore cotées sur le marché boursier. On retrouve logiquement des acteurs similaires à ceux analysés par Foureault [2018]. Dans les opérations de Fusac interviennent aussi des organisations spécialisées dans l’accompagnement des PME. Il peut s’agir de structures privées (sociétés de capital-risque) ou publiques, comme les incubateurs. Les banques commerciales peuvent aussi participer à ces opérations soit en tant que créditeurs, soit en conseillant. Il existe d’ailleurs des entités qui conseillent sans participer au financement. Par exemple, elles peuvent être mandatées par le vendeur pour rechercher des repreneurs ou des fonds d’investissement, ou des sociétés de capital-risque. Parmi ces organisations exclusivement dédiées au conseil, on trouvera de petites entreprises souvent unipersonnelles, certaines se spécialisant strictement sur la question du financement, d’autres se situant plus largement sur la stratégie. Sont aussi présentes désormais des sociétés d’audit qui ont choisi de diversifier leur offre de services. Il en est ainsi de PriceWaterhouseCoopers (PwC). Cette segmentation rejoint la nomenclature des activités françaises (NAF) de l’Insee déjà mentionnée, à l’exception des organisations d’audit (section M, classe 69-2).

16Nous avons choisi de conserver cette caractérisation fonctionnaliste des organisations financières dans notre base en distinguant cinq types : les entités liées à des banques universelles [1] (par exemple BPCE, CIC-CM, Crédit Agricole, BNP-Paribas…), celles rattachées à des banques d’investissement (comme Rothschild & Cie, ODDO BHF, Wagram CF), les conseillers financiers, les conseillers d’entreprise et les cabinets d’audit. Les deux premiers types sont assez proches en termes de pratiques financières, en proposant une large gamme de services financiers à travers différentes filiales, depuis le conseil, l’octroi de crédit jusqu’à la prise de participation. Si ces deux catégories diffèrent peu en termes de pratiques, les banques universelles ont une réglementation propre liée à la participation au système de paiement, s’appuient sur un réseau d’agences couvrant le territoire national et ne sont pas réservées à une clientèle sélective. C’est pourquoi juridiquement elles sont distinguées et nous avons souhaité conserver cette distinction.

17Cette première caractérisation des organisations impliquées dans le monde des Fusac a été complétée par des singularités sociologiques afin de dépasser une typologie strictement fonctionnaliste, et pour envisager l’espace de ces organisations comme un champ organisationnel à l’intérieur du capitalisme financier, à l’instar du travail réalisé par Foureault [2018] dans l’espace des LBO.

3 – Une monographie du marché des Fusac en France en 2010

3.1 – Les données de la base Carfi

18Les données de la base Carfi sont composées de 664 opérations financières collectées au cours de l’année 2010 dans un hebdomadaire professionnel français appelé Capital Finance, consacré à l’investissement et aux fusions et acquisitions. Ces données ont été organisées en trois niveaux : les caractéristiques de l’opération financière (la valeur de vente quand elle était rendue publique, le secteur d’activité de l’entreprise achetée, le type de montage financier mobilisé – entrée en Bourse, rachat total ou partiel d’actions, capital-risque, transmission, développement, LBO), les organisations qui sont intervenues et le rôle qu’elles ont joué (acquéreur, avocat, banque, conseil financier) et enfin les individus impliqués. Sur les 664 opérations publiées cette année-là, seules 363 ont été conservées, les autres annonces ont été exclues, faute de disposer d’informations suffisantes pour caractériser les personnes (absence de nom) ou les organisations impliquées dans les opérations [2]. Ces 363 opérations ont été caractérisées par des données liées à l’opération (secteurs d’activité de l’entreprise acquise, identités des entreprises acquéreurs, organisations financières sollicitées, cabinets d’avocat, banques, montant de l’opération) et sur les individus impliqués (diplôme, formation, expérience, sexe, âge, présence dans le Who’s Who…).

19La première échelle documentée par la base Carfi est celle des opérations. Cette échelle est proche de la taxinomie proposée par les sciences de gestion en considérant la nature du service prodigué. À partir du descriptif figurant dans l’annonce de la fusion-acquisition, il a été possible de qualifier l’opération suivant les classifications par les financiers de ces services : private equity (entrée en Bourse d’une entreprise non cotée), montage LBO, entrée en Bourse (IPO), capital-risque, capital-développement… Grâce aux noms des sociétés achetées, il a été possible de définir leur secteur d’activité ainsi que la localisation de leur siège social. Enfin, il était parfois indiqué dans l’annonce la valeur d’achat de l’entreprise.

20La deuxième échelle est celle des individus. Toujours à partir des informations publiées, 1 280 entreprises et 3 286 personnes ont pu être identifiées. Une opération de fusion-acquisition peut mobiliser plusieurs entreprises (ce qui explique le nombre élevé d’entreprises), et plusieurs employés d’une même entreprise peuvent être déployés pour une opération (ce qui explique le nombre élevé d’employés). Grâce aux informations publiques de LinkedIn, il a été possible pour les personnes qui avaient une page sur ce réseau professionnel de récupérer les CV. Au total, 839 CV ont été collectés, mais seuls 730 ont été conservés pour l’exploitation statistique, les autres s’avérant trop incomplets. Sur ces 730 CV, 530 concernaient des employés d’organisations financières. Il est intéressant de noter la sur-représentation des financiers sur LinkedIn au regard des autres professions impliquées dans les fusions-acquisitions, à savoir les comptables, les avocats et les acquéreurs. Grâce à ces 530 CV, nous disposons d’informations sur l’âge de l’employé, son sexe, sa formation et son expérience. Nous avons ajouté une dimension plus sociale avec la présence de la personne ou non dans le Who’s Who – le Who’s Who apportant une caractérisation sociologique des personnes à travers leur insertion dans un réseau des « personnes qui comptent » pour reprendre la caractérisation de ce réseau par Wikipédia.

3.2 – Les organisations financières impliquées dans les Fusac

21Nous avons complété la base Carfi en approfondissant l’échelle des organisations. Sur les 363 opérations documentées dans la base Carfi, 749 organisations financières étaient mentionnées. Le premier travail a été de retraiter la base, car certaines organisations intervenaient dans plusieurs opérations (ainsi Rothschild Cie était présent dans 18 transactions), d’autres faisaient partie d’un même groupe (c’est notamment le cas pour les filiales régionales de banques universelles, tel que le Crédit Agricole présent 18 fois). Une fois ces regroupements effectués, il restait 217 organisations distinctes. La première dimension mobilisée pour caractériser l’organisation a été la fonction telle qu’identifiée précédemment (banque, banque d’investissement, conseil d’entreprise, conseil financier, fonds d’investissement, audit). Nous avons complété par trois dimensions. Le statut de l’entité précise si l’organisation est juridiquement indépendante ou si elle est une filiale d’un groupe. Nous avons repris la taxinomie fonctionnaliste pour caractériser l’activité du groupe : groupe bancaire (activité de banque universelle), groupe financier (activité de banque d’investissement), groupe d’audit. Enfin, nous avons introduit la localisation du siège social du groupe ou de l’entité (France/Europe/États-Unis/Autre) [3].

22Parmi les banques, nous retrouvons les grandes enseignes françaises ainsi que des banques européennes (Crédit Suisse, HSBC, Deutsch Bank, Santander). Dans les banques d’investissement, outre les entités françaises susmentionnées, sont présentes les compagnies financières étrangères telles Goldman Sachs, Lazard ou Nomura. Le groupe audit regroupe quelques cabinets comptables indépendants de petite taille et les quatre grands cabinets internationaux (Ernst & Young, KPMG, Deloitte, PwC). Les fonds d’investissement ne sont que huit, dont Blackstone ou Blueprint Capital Advisors, mais leur présence est intéressante car elle traduit l’attrait international du secteur des PME françaises comme placement financier. Les deux dernières catégories, de loin les plus nombreuses, sont des sociétés pour la plupart inconnues du grand public. Il s’agit parfois d’une société unipersonnelle, tout au plus cinq personnes qui propose des services de conseil. En consultant tous les sites, nous avons pu établir que certaines sociétés prodiguaient exclusivement un service financier : recherche de financement, entrée en Bourse, montage de LBO… D’autres au contraire proposaient un service plus global, plus orienté vers la stratégie industrielle, comme des solutions pour la croissance, des recherches de partenariats industriels, du capital-risque… C’est pourquoi nous avons estimé que ces différences justifiaient une qualification différente. Toutefois, nous verrons par la suite que finalement cette différenciation ne ressort pas au niveau de l’ACM, ces deux catégories présentant de fortes similitudes.

23L’annexe 2 présente une synthèse des caractéristiques de ces organisations. In fine, nous disposons d’une structuration du champ de l’espace des Fusac françaises en trois strates : 217 organisations financières, 366 opérations et 530 professionnels. Ces données permettent de proposer une analyse des organisations financières qui mêlent les approches d’inspiration économique (logique fonctionnaliste avec la segmentation banque/finance/conseil), managériale (logique pragmatiste avec la nature de l’opération réalisée) et sociologique (une caractérisation contextualisée des individus).

4 – L’espace segmenté des organisations financières en 2010

4.1 – La description de l’ACM

24Le traitement statistique des données collectées a été mené afin de caractériser les organisations financières comme un espace social construit à partir de fonctions économiques, de pratiques financières et d’individus socialement situés. La notion de champ, entendu comme un espace relativement autonome de positions qui se définissent sur le plan relationnel, s’avère particulièrement heuristique. Opérationnalisé à l’aide d’un outil statistique tel que l’analyse des correspondances multiples spécifique (ACM spé) [4], l’examen du marché des intermédiaires financiers comme champ permet ainsi de construire un espace de proximités et de distances entre acteurs, organisés autour de grands principes d’opposition. Pour définir ces distances, nous devons structurer cet espace en caractérisant les organisations. Nous disposions de 12 variables (détail annexe 3). Sur ces 12 variables, seules 6 variables ont été mobilisées pour construire l’espace des organisations financières, soit 24 modalités. Compte tenu des effectifs faibles pour certaines modalités et pour éviter l’effet Guttman (la modalité banque commerciale étant identique à celle de groupe bancaire), nous avons conservé 18 modalités actives (voir annexe 5 : Répartition des organisations dans l’espace). Comme toujours dans la constitution d’une base à partir de données recueillies se pose la question des non-réponses ou de l’absence d’information. Ici, ce problème concerne exclusivement le montant des opérations et les informations individuelles. L’ACM spécifique permet d’analyser des tableaux associant des variables catégorisées à des individus (les organisations dans notre cas). Mais elle offre également la possibilité de placer des modalités à effectifs rares ou de moindre intérêt en éléments supplémentaires. Celles-ci n’interviennent donc pas dans le calcul des distances entre organisations et entre variables, contrairement aux modalités actives.

4.2 – Les résultats de l’ACM

25Les figures 1 et 2 présentent l’espace des modalités les plus contributives. L’ACM permet de dégager deux axes principaux (annexe 4, tableau 2). La décroissance des valeurs propres, caractérisée par un décrochage entre les axes 2 et 3, invite à se concentrer sur ceux-ci pour mener l’interprétation statistique et sociologique des résultats.

Figure 1

Nuages des modalités sur le plan formé par les axes 1 et 2

Figure 1

Nuages des modalités sur le plan formé par les axes 1 et 2

Source : auteurs.
Figure 2

Les trois classes de l’ACM

Figure 2

Les trois classes de l’ACM

Source : auteurs.

26Le premier axe de l’analyse des correspondances s’appuie sur les variables relatives aux opérations réalisées : la diversité des secteurs, le nombre d’opérations, le nombre d’individus mobilisés. Sur la gauche du graphique sont réunies des organisations ayant réalisé de nombreuses opérations, sur différents secteurs et ayant mobilisé plusieurs individus. Sur la droite sont présentes les organisations engagées sur un seul secteur, ayant participé à une seule opération et ayant mobilisé une seule personne. On retrouve sur cet axe la segmentation entre une myriade de petites entités indépendantes (conseillers financiers, PME ou cabinets d’audit) et à l’opposé la présence de grands groupes concentrés (bancaires, financiers et d’audit). Sur le second axe, ce sont principalement deux variables qui opèrent : l’activité (banque d’investissement versus banques/audit/conseil financier/conseil PME) et le pays de domiciliation du siège social (Anglo-Saxons versus France). Sur cette dernière segmentation géographique, les organisations domiciliées en Europe s’avèrent plus proches des entités françaises ; celles du monde, des entités anglo-saxonnes. Par la suite donc, nous établirons deux pôles : origine française et européenne ou origine anglo-saxonne et monde. Finalement, l’axe vertical présente une différenciation double par activité (finance en bas, banque/audit/conseillers financiers et PME en haut) et par continent (monde et anglo-saxon sous l’axe des abscisses, France et Europe au-dessus).

27Trois pôles distants émergent [5] : (2) les groupes bancaires français et européens, (3) les groupes financiers anglo-saxons, (1) les indépendants français, qu’ils soient conseillers financiers ou conseillers PME. Les organisations liées à l’activité d’audit et les fonds d’investissement s’avèrent marginaux au regard de leur faible importance dans la constitution des axes.

28Parmi les autres variables relatives aux opérations, certaines n’apportent pas d’information complémentaire, comme le secteur d’activité de l’opération. La valeur de l’opération, qui n’a pas été retenue en raison de l’absence d’informations pour 43 % des opérations, mérite d’être intégrée. Le tableau 1 donne les statistiques descriptives pour les différents pôles. Il apparaît que les groupes bancaires concentrent les opérations à montant élevé (supérieur à 100 millions d’euros), tandis que les indépendants interviennent plus sur les opérations à faible montant.

Tableau 1

Valeur de l’opération et statut de l’organisation

Valeur de l’opération (millions d’euros)IndépendantsGroupe auditGroupe bancaireGroupe financierTotal
> 100 M€7 %11 %61 %28 %16 %
10-100 M€7 %22 %17 %30 %13 %
2-10 M€17 %22 %11 %14 %
< 2 M€19 %11 %13 %
N’a pas été publiée50 %33 %22 %32 %43 %
Total100 %100 %100 %100 %100 %

Valeur de l’opération et statut de l’organisation

Source : auteurs, N = 217.

29La nature de l’opération proposée est aussi instructive. Si les groupes bancaires et les groupes financiers proposent la gamme complète des opérations, les conseillers PME et financiers sont spécialisés sur certaines, notamment le capital-risque et l’accompagnement du développement des entreprises. Toutefois, la variable nature de l’opération ne permet pas de distinguer significativement chaque organisation.

30À ce niveau, il est donc possible de caractériser ces trois pôles en termes organisationnels et en termes d’opérations réalisées (voir figure 2). Le premier pôle est constitué par les agences des groupes bancaires français et européens (BPCE, Société Générale, CA, Santander, UBS, Deutsche Bank) implantées sur le territoire français. Elles sont présentes dans plusieurs opérations, sur des secteurs d’activité variés, et plusieurs personnes de l’entité sont mobilisées pour les opérations. Elles proposent leurs compétences sur l’ensemble des opérations qualifiées de fusion-acquisition. Les montants des opérations sont plus importants, avec une concentration sur celles à plus de 100 millions d’euros. Le deuxième pôle regroupe des groupes financiers anglo-saxons (essentiellement américains tels Goldman Sachs, JP Morgan ou Lazard Frères). Le montant des opérations est plus faible que pour les groupes bancaires (10-100 millions d’euros). Enfin, le troisième groupe est constitué d’entités indépendantes offrant un service de conseil spécialisé en finance ou diversifié, avec seulement une personne impliquée dans l’opération. Ces entités n’apparaissent qu’une fois pour une opération spécifique attachée à un secteur d’activité. Les montants de l’opération sont plus rarement mentionnés et, quand ils le sont, ils sont faibles (inférieurs à 10 millions d’euros).

4.3 – Les caractéristiques individuelles

31Nous avons souhaité compléter cette caractérisation organisationnelle en introduisant des données sur les personnes impliquées dans chacune des opérations. Nous avons donc projeté les données individuelles sur l’espace formé par les axes de l’ACM obtenus précédemment. Nous conservons donc les caractéristiques structurelles de la segmentation, résumées ici par les trois pôles identifiés ci-dessus.

Figure 3

Sexe, âge, niveaux de diplômes et présence dans le Who’s Who sur le plan formé par les axes 1 et 2

Figure 3

Sexe, âge, niveaux de diplômes et présence dans le Who’s Who sur le plan formé par les axes 1 et 2

Source : auteurs.

32Les employés ne présentent pas les mêmes attributs suivant qu’ils travaillent pour les groupes bancaires français et européens (pôle 3), pour les groupes financiers anglo-saxons (pôle 2) ou au sein de structures indépendantes (pôle 1). Ainsi, la présence féminine est plus marquée au sein des groupes bancaires et financiers (à gauche de l’axe 2). Les structures indépendantes offrent pour leur part une présence masculine plus marquée. Les groupes attirent des employés entre deux âges (35-45 ans), alors que les conseillers indépendants sont soit en début de carrière (-35 ans), soit d’âge mûr (plus de 45 ans). La formation des employés diffère aussi. Les employés des groupes financiers anglo-saxons ont une formation plus internationale, en étant très souvent diplômés d’une université américaine. Tandis que les conseillers revendiquent le passage par une grande ou une petite école. A contrario, dans le monde bancaire, les employés ne se distinguent ni par un diplôme d’une université étrangère ni par celui d’une école, grande ou petite. Enfin, la présence dans le Who’s Who est plus marquée pour les conseillers financiers que pour les autres employés.

33Les employés du pôle (1) (conseils aux PME et conseillers financiers) présentent une forte dominance masculine (près de 11 % de femmes) et un âge plus avancé (les conseillers PME et les conseillers financiers ont plus de 45 ans dans 60 % des cas, contre 50 % dans les grands groupes bancaires). Concernant la formation, deux faits marquants sont à signaler : contrairement à leurs homologues des grands groupes anglo-saxons, ils omettent souvent de mentionner leur formation (27,8 % pour grands groupes bancaires et 54,4 % pour le conseil en PME) dans leur CV. Toutefois, quand le diplôme est mentionné, il s’agit d’un diplôme de grandes écoles (42 % dans le conseil financier et 39 % en conseil PME). Les non-réponses correspondent vraisemblablement à l’absence de formation prestigieuse dont les employés pourraient se prévaloir.

5 – Trois formes de capitalisme financier

34Les résultats obtenus à partir de l’ACM, à savoir trois régimes distincts : celui construit autour des groupes bancaires européens, le deuxième autour des groupes financiers anglo-saxons, et le troisième avec des conseillers indépendants français ont été corroborés à partir d’une classification ascendante hiérarchique [Gollac, 2004] [6]. Nous proposons dans cette dernière partie de mettre en perspective ces trois formes de capitalisme

5.1 – Le capitalisme financier adossé aux agences bancaires européennes

35Les banques européennes ont diversifié leurs activités et proposent désormais une gamme complète de services bancaires, financiers, assurantiels à leur clientèle de particuliers ou des entreprises. Dans le cas qui nous intéresse ici, les banques disposent désormais d’entités dédiées au conseil financier aux entreprises et particulièrement aux PME, par exemple la Banque privée du CRCA Mutuel Touraine Poitou, membre du réseau du Crédit Agricole, ou encore la Banque privée 1818, filiale de BPCE. Les entreprises françaises confrontées à une opération de croissance, de fusion, de transmission s’adressent naturellement en premier lieu à leur banquier qui devient conseiller financier, sans être nécessairement le prêteur. C’est donc de la relation de long terme entre le banquier et son client que naît la décision de recourir au banquier au titre du conseil financier. Il est par conséquent logique que la nature de l’opération, le secteur d’activité ne soient pas un élément déterminant dans le choix du conseiller.

36Sur le plan du travail, on observe une présence féminine relativement importante, un âge moyen entre 35-45 ans et une faible présence dans le Who’s Who. Ces particularités ont déjà été soulignées dans des travaux sociologiques sur les métiers bancaires [Dressen, 2016]. Les « conseillers pro » en charge des entreprises sont formés en interne, après une expérience en banque et l’acceptation par les pairs, après avoir passé un concours et de suivi des cours en formation continue.

37Ce premier régime de capitalisme financier s’appuie donc sur une connaissance mutuelle locale et sur la réputation acquise par l’organisation bancaire. Les employés ne sont pas dotés de capital symbolique spécifique. La financiarisation des PME a constitué une aubaine pour les banques européennes qui ont pu tirer parti de la proximité nouée avec les entreprises clientes pour la gestion de leur compte afin de proposer de nouveaux services, source de revenus fixes.

5.2 – Le capitalisme financier adossé aux banques d’investissement

38Le deuxième régime de capitalisme financier repose sur les banques d’investissement spécialisées dans le service financier et historiquement ancrées sur les marchés financiers. Les années deux mille marquent leur ouverture vers des entreprises de petite taille non encore cotées. Les private equity et l’accompagnement de start-up dans leur développement constituent de nouvelles activités qui viennent s’ajouter aux autres services proposés. Leur déploiement se note aussi en termes géographiques : la financiarisation s’est accompagnée d’une internationalisation des groupes financiers qui offrent désormais des services globaux similaires dans de nombreux pays. Le marché français attire donc les grandes maisons de Wall Street : JP Morgan, Goldman Sachs, BoA-Merril Lynch, mais aussi des enseignes moins connues du grand public Piper Jaffray Companies, Oaklins ou encore Evercore. Ces sociétés réputées interviennent parfois à travers leurs filiales européennes ou par des sociétés qui ont été intégrées au groupe comme Aelios France devenue Oaklins. Elles interviennent dans peu d’opérations et les montants engagés restent élevés.

39Les profils des employés sont plus internationaux avec des études dans des établissements américains. En revanche, il y a relativement moins de personnes diplômées de grandes écoles françaises. La pénétration du marché français par des groupes américains semble donc se faire via des Français formés aux codes financiers anglo-saxons et embauchés pour mener des opérations en France. Dans ces organisations, l’âge moyen y est également moins élevé que dans les petites structures françaises, la présence féminine est relativement plus prononcée et l’on a plus de chances d’y trouver des personnes figurant dans le Who’s Who en France. Ainsi, le capitalisme financier marchand s’appuie sur un isomorphisme normatif [Di Maggio et Powell, 1983], les organisations choisissant des employés rompus aux standards de la finance de marché américaine pour conquérir le secteur dynamique et rentable des PME françaises, et ainsi offrir de nouvelles opportunités de placement pour les clients américains.

40Il nous semble que ce mouvement d’isomorphisme normatif est aussi porté par la présence des « Big Four » de l’audit employant des diplômés qu’ils forment aux techniques et aux modes opératoires américains. Ces mêmes « Big Four » procèdent de la sorte dans d’autres domaines, par exemple en conseil en entreprise [Thine, 2014].

41Il faut noter dans ce capitalisme financier la présence de banques d’investissement françaises, comme Oddo Finance, Edmond de Rothschild ou encore Union financière de France. Ces sociétés diffèrent des sociétés de conseil financier en cela qu’elles sont de grande taille et proposent non seulement des conseils financiers aux entreprises, mais encore des activités de gestion de portefeuille ou de couverture des risques. Cette catégorie ne ressortait pas significativement dans l’ACM, car elle emprunte des saillances aux banques françaises (de nombreuses opérations sont réalisées sur différents secteurs) et aux banques d’investissement américaines (recrutement d’employés formés aux États-Unis et figurant dans le Who’s Who). Statistiquement, elles se retrouvent pratiquement à équidistance des deux groupes (voir annexe 4, tableau 5). Mais, elles contribuent évidemment à la diffusion sur le territoire français d’une intermédiation financière assise sur des compagnies financières. Ainsi en 2010, le groupe Rothschild (en intégrant Transaction R) a réalisé 30 opérations, soit plus que le groupe Crédit Agricole (18 opérations en 2010).

42Le dernier acteur de ce capitalisme est constitué par les fonds d’investissement américains (Blackstone, Blueprint Capital Advisors) ou français (Cazenove, Equalis Capital). Leur présence reste anecdotique dans notre base.

5.3 – Le capitalisme financier adossé au conseil aux PME

43La dernière forme de capitalisme financier est celle développée par une myriade de petites structures (120 sur 217 recensées) indépendantes (pour la très grande majorité) en concurrence, œuvrant généralement sur une seule opération au cours de l’année 2010, prodiguant exclusivement des conseils financiers aux entreprises. Parmi les sociétés de conseils financiers, on trouve par exemple Aurignac Finance, MBA Capital. Elles sont pour la plupart domiciliées à Paris, dans les quartiers traditionnels de la finance (8e et 16e arrondissement). Cette localisation permet de bénéficier de la « griffe spatiale » et assoit la confiance des clients [Tadjeddine, 2016]. Elles interviennent sur des opérations à valeurs plus faibles que les banques et les banques d’investissement, mais un peu plus élevées que celles des conseillers PME. Les sociétés de conseillers PME sont plus dispersées territorialement, avec des implantations à Paris et proche banlieue, mais aussi à Lyon, Nantes, Lille, Marseille ou encore Toulouse. Leurs noms sont confidentiels et nombre d’entre elles avaient disparu en 2017. On trouve notamment I-deal development, Toplink Innovation ou encore Kapeos. On notera par ailleurs que, dans bien des cas, les conseillers financiers comme les conseillers PME ont donné leur nom à leurs sociétés, jouant ainsi sur la renommée locale ou nationale qu’ils ont pu établir dans le temps.

44Les employés de ces sociétés partagent des similitudes : une majorité d’hommes, une formation nationale avec pour certains un diplôme de grandes écoles, une quasi-absence du Who’s Who. On retrouve dans ce capitalisme une légitimité acquise par une forme de noblesse d’État [Boussard et Paye, 2017 ; Bourdieu, 1989] à travers le diplôme (pour ceux qui ont fait une grande école) ou le plus souvent par l’entre-soi, qui se retrouve évidemment dans la localisation, soit dans les noms de quartiers associés à la bourgeoisie [Pinçon et Pinçon-Charlot, 2016] soit dans les régions françaises connues pour leur bourgeoisie historique d’affaires (Lyon, Lille, Marseille, Nantes).

45Les montants des opérations financières réalisées restent plus faibles que pour les autres formes de capitalisme, les montants supérieurs à 10 millions d’euros représentent 20,6 % des conseils en finance contre 7,1 % des conseils PME.

46Ce troisième pôle du capitalisme financier français est lié aux innovations (ici l’innovation financière entendue comme l’engouement collectif pour le private equity) et marqué par un processus de création/destruction. Ainsi, quand en 2017 nous avons décidé de compléter la base Carfi sur le volet organisationnel, nous avons été surpris par le nombre de sociétés qui avaient entre-temps disparu, soit par rachat, soit par faillite (13/120).

6 – Conclusion

47À la fin des années 2000, les investisseurs financiers cherchent de nouvelles opportunités car les segments réglementés – actions, obligations et titres monétaires – sont marqués par des rendements très faibles [Artus, 2008]. C’est à ce moment que les sociétés non cotées et les petites capitalisations attirent les convoitises.

48Le problème réside dans le fait qu’il s’agit de petites entreprises dont la réputation ne dépasse guère le pays, voire la région. Les intermédiaires financiers, informés localement de l’existence de ces « pépites » sont donc essentiels pour répondre à cet engouement. Notre article étudie ces intermédiaires en s’appuyant sur le cas français en 2010 à travers la base Carfi, complétée de caractéristiques organisationnelles et individuelles. À partir d’une ACM, nous avons pu mettre au jour l’existence de trois régimes de capitalisme financier : l’un adossé aux groupes bancaires français et européens, le deuxième sur les groupes financiers anglo-saxons et enfin le dernier sur des sociétés indépendantes de conseil. Ces trois capitalismes présentent des caractéristiques organisationnelles (groupe/indépendant, activité banque/finance/conseil, localisation du siège social États-Unis/France), et humaines (formation en France ou aux États-Unis, rapport homme/femme, âge, présence dans le Who’s Who) sensiblement différentes. Il importe de souligner que le capitalisme financier prodigué par les banques universelles s’appuie sur la proximité informationnelle permise par la gestion des comptes. Celui proposé par les compagnies financières repose sur une relation marchande initiée à l’occasion d’une opération liée aux marchés financiers. Géographiquement, dans le premier cas les agences bancaires sont dispersées en France, dans le second cas les localisations sont concentrées sur Paris, voire à l’étranger. On retrouve ici une différenciation classique de la géographie financière [Tadjeddine, 2016], qui existe aussi dans le profil des financiers en charge de l’opération.

49Notre classification participe de la compréhension de la financiarisation du système économique français. Les groupes bancaires français et européens se sont développés sur le segment des Fusac en proposant une activité de crédits, mais aussi de conseils prodigués par des agences locales ou des filiales dédiées. Certaines comme Acticam, filiale de Crédit Agricole, proposent un accompagnement des PME dans leur quête de financement. D’autres comme Banque Privée 1818, filiale de BPCE conseillent pour le placement de l’épargne. Les banques ont ainsi tiré parti de leur présence déjà forte sur le territoire français pour élargir la gamme de leurs activités et renforcer par là même leur présence. On retrouve l’idée déjà soulignée par Foureault [2018] de recombinaison des organisations.

50La base Carfi a fait l’objet d’autres travaux en sociologie avec des approches différentes. Ainsi, Boussard et al. [2017] proposent d’expliquer à partir des données individuelles comment s’établissent les liens de confiance en finance, par le réseau ou par les classements publics (la réputation des entreprises). Ils s’appuient aussi dans leur article sur des interviews réalisées sur les personnes impliquées dans les deals, ce qui permet de mieux qualifier la nature du service Fusac, mais aussi des liens impersonnels noués. Nous pensons que cette complémentarité entre approches disciplinaires et angles d’analyse est essentielle pour comprendre le champ financier. Et nous rejoignons en cela la lecture de Lahire [2012] sur la complémentarité des échelles d’observation et des lectures théoriques. Ici nous avons choisi l’échelle des organisations, Boussard et al. [2017] avaient préféré celle des individus, Boussard et Dujarier [2014] ont opté pour les représentations professionnelles.

51La caractérisation socio-économique des organisations financières participe de la compréhension des formes du capitalisme financier et du déploiement de ces formes en interaction avec les structures sociales. La base Carfi nous a permis de réaliser ce travail approfondi à trois niveaux dans un contexte particulier, celui des transactions de fusions-acquisitions réalisées en France en 2010. Ce travail de dévoilement contextualisé mériterait d’être poursuivi en France pour connaître la dynamique de ces trois formes de capitalisme, mais aussi ailleurs pour apprécier l’effet différentiel des structures sociales.


Annexe 1

Origine de la base Carfi, la base des deals, Les Échos, capital finance

figure im4
Annexe 2

Description globale des organisations par localisation et activité

Tableau 2

Synthèse des caractéristiques des organisations

Tableau 2
France Europe Anglo-saxons Autre pays Dont indépendant Total Audit 3 2 4 0 12 21 Banque 7 6 5 0 0 18 Conseiller financier 5 2 5 1 50 63 Banque d’investissement 6 6 19 6 8 45 Fonds d’investissement 1 0 5 0 7 13 Conseiller stratégique 1 1 0 0 55 57 Total 23 17 38 7 132 217

Synthèse des caractéristiques des organisations

N.B. : Au moment de la collecte de données, l’hebdomadaire était imprimé et constitué de notules d’opérations financières.
Source : auteurs.
Annexe 3

Modalités mobilisées pour caractériser le champ organisationnel

Tableau 3

Description des variables et des modalités actives

Tableau 3
12 Variables Modalités (en italique modalité illustrative) Statut ACM organisation Activité Banque (universelle) ; banque d’investissement ; fonds d’investissement ; conseil financier ; conseil PME ; audit. actif Groupe Indépendant ; groupe bancaire ; groupe financier ; groupe audit. actif Nombre d’opérations réalisées par l’organisation 1 ; + 1 ; NSP. actif Localisation du siège social du groupe ou de l’entité France ; Europe (hors France et Royaume-Uni) ; Anglo-saxons (Royaume-Uni, États-Unis, Canada, Australie) ; autre pays (Russie, Japon, Inde, Thaïlande). actif opération Nombre de personnes impliquées dans les opérations 1 ; 2 - 3 ; 4 et plus ; NSP. actif Nombre de secteurs d’activité 1 ; + 1 ; NSP. actif Valeur de l’opération <2 ; 2 - 10 ; 10 - 100 ; > 100 millions € ; NSP. supplémentaire Nature de l’opération de Fusac Fusions-acquisitions ; Private Equity ; développement ; capital-risque ; sortie ; plusieurs opérations. supplémentaire Secteur d’activité de l’opération Technologies de l’information ; industrie ; biens d’équipement ; services aux entreprises ; biens de consommation ; services aux ménages. supplémentaire individu Sexe Femme ; Homme. supplémentaire Âge <35 ans ; 35 - 45 ans ; > 45 ans ; NSP. supplémentaire Diplôme Grande école française ; petite école ; université étrangère ; NSP. supplémentaire Who’s Who Présent ; absent ; NSP. supplémentaire

Description des variables et des modalités actives

Annexe 4

Caractéristiques de l’ACM

Tableau 4

Variance des axes

AxeValeur proprePourcentagePourcentage cumulé
10,4723,0423,04
20,3115,0938,13
30,2210,7448,87
40,199,1658,03

Variance des axes

Source : auteurs.
Tableau 5

Contributions des variables aux axes

VariablesContributions à l’axe 1Contributions à l’axe 2
Activité12,9 %21,9 %
Activité du groupe17,8 %19,3 %
Pays11,3 %20,5 %
Nombre de secteurs20,2 %13,0 %
Nombre d’opérations20,7 %14,5 %
Nombre d’intervenants par deal17,2 %10,8 %

Contributions des variables aux axes

Source : auteurs.
Tableau 6

Contributions les plus importantes des axes 1 et 2

ModalitésAxe 1ModalitésAxe 2
Plus_secteurs13,29-Groupe finance15,25-
Plus_deals/orga12,48-Banque d’investissement14,74-
+4_indiv_orga11,09-Anglo-saxons14,03-
Groupe financier8,91-Plus_deals/orga8,76-
1_deal/orga8,19+Plus_secteurs8,57-
1 secteur6,88+2-3_indiv_orga6,38-
Banque d’investissement6,60-France6,24+
Indépendant6,28+1_deal/orga5,75+
1_indiv_orga5,98+1 secteur4,44+
Conseil PME5,81+1_indiv_orga4,07+
Anglo-saxons4,93-Conseil financier3,94+
France3,81+Indépendant2,96+

Contributions les plus importantes des axes 1 et 2

Source : auteurs.
Annexe 5

ACM avec le nom des organisations axes 1 et 2

Figure 4

ACM avec le nom des organisations axes 1 et 2

Figure 4

ACM avec le nom des organisations axes 1 et 2

Source : auteurs.

Bibliographie

Bibliographie

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  • Tadjeddine Y., Chambost I., Lenglet M. (dir.) (2016), La fabrique de la finance : pour une approche interdisciplinaire, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq.
  • Thine S. (2014), Innover pour s’imposer. Conseil et consultants en nouvelles technologies, PUR, Rennes, 202 p.

Notes

  • [1]
    Par la suite, nous mentionnerons seulement banque pour qualifier les banques universelles qui s’opposeront aux banques d’investissement.
  • [2]
    Pour une explication détaillée de la constitution de la base Carfi, voir Boussard et al. [2017 p. 12 et suivantes].
  • [3]
    Nous avons pu collecter d’autres informations (l’effectif de l’entité, l’année de création), mais trop parcellaires pour être utilisées dans l’ACM.
  • [4]
    Voir Brigitte Le Roux et Henry Rouanet [2005] et Brigitte Le Roux [2014].
  • [5]
    Voir annexe 6, figures 4 et 6.
  • [6]
    Cette classification n’a pas été intégrée dans l’article. Elle est disponible auprès des auteurs.
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