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Article de revue

Risque et assurance : ne pas jeter le bébé social avec l’eau du bain libéral

Pages 201 à 204

Notes

  • [1]
    Focalisation sur le risque et antiétatisme foucaldien aidants, c’est la position défendue finalement par F. Ewald [cf. Ewald et Kessler, 2000]. Comme le souligne A. Supiot [2015, p. 132], c’est aussi le cœur de la position défendue par la Cour de justice de l’Union européenne.
  • [2]
    À l’inverse, le projet de retraite notionnelle porté notamment par A. Bozio et T. Piketty [2008] est intrinsèquement polarisé par le registre de la neutralité actuarielle.
  • [3]
    Preuve que la frontière n’est pas étanche, A. Herlin [2017] est toutefois contraint de distinguer cinq types de prestations : deux prestations non contributives (sous conditions de ressources et universelles) et trois prestations contributives (conditionnées à la réalisation d’un risque ; régimes de pensions en annuités ; régimes de pension par points), le caractère contributif de ces dernières étant atténué, reconnaît-il, par de nombreux dispositifs de solidarité.
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1 L’histoire n’est pas un cristal. En témoigne la façon très laborieuse avec laquelle s’est opérée, à la fin du XIXe siècle, la grande bascule entre le libéralisme économique et l’économie mixte, avec l’État social en son cœur, et la diversité des schèmes de justifications qui l’ont supportée.

2 Le doublon risque social et assurance sociale est l’un de ces schèmes qui ont permis en particulier de légitimer la protection sociale. La démonstration de François Ewald [1986] est ici convaincante. La loi de 1898, sur laquelle il insiste, en posant les accidents du travail comme risques sociaux, imputables à personne si ce n’est à la société elle-même, a permis de sortir du régime libéral de la responsabilité individuelle. En introduisant la notion de responsabilité sociale, elle a inauguré – à l’instar de « l’invention du chômage » qui a aussi mobilisé la catégorie du risque social – une nouvelle ère, celle où la puissance publique se trouve fondée à intervenir dans le champ économique selon des visées sociales.

3 La société avance par compromis. Le doublon risque social et assurances sociales en est un : il a permis qu’éclose un nouveau monde sans rompre entièrement avec le paradigme libéral. Comme le souligne F. Ewald, les libéraux contestaient l’obligation introduite par la loi de 1898, mais se raccrochaient au fait que le principe de l’assurance (auprès de compagnies privées qui plus est à l’époque) était retenu, tandis que les socialistes insistaient sur la porte ouverte par l’obligation sociale. On retrouvera cela en 1910 avec la Retraite ouvrière et paysanne. Bien qu’elle était par capitalisation et concernait peu les ouvriers (la borne étant à 65 ans), Jaurès, contre la CGT, invita à la soutenir au nom de la dynamique de socialisation introduite.

4 Que les catégories du risque social et de l’assurance aient contribué à la genèse de l’État social ne fait au final guère débat. Reste à ne pas confondre genèse et fondement analytique de l’État social.

5 Rabattre l’État social sur le risque et l’assurance sociale est contestable à plus d’un titre (Ramaux, 2007). Cela ne permet pas de saisir la cohérence d’ensemble de l’État social : les services publics, les politiques économiques, ces autres piliers de l’État social, ne peuvent être lus à leur aune ni d’ailleurs le droit du travail en termes d’assurance sociale. On mesure au passage la fragilité de la typologie de G. Esping-Andersen [1990]. C’est en réduisant l’État social (ou Providence) à la seule protection sociale qu’il peut qualifier la France de pays « corporatiste ». Mais cette qualification ne tient plus guère dès lors qu’est retenue une acception large de l’État social : les pays nordiques, par exemple, sont plus « corporatistes » que la France en matière de droit du travail (d’où l’absence de SMIC au Danemark et en Suède). Pour la protection sociale elle-même, la réduction est coûteuse. La référence au risque ne saisit que sa part sombre, ne permet pas de saisir qu’en se développant elle a embrassé une vocation plus large : non seulement couvrir des risques, mais garantir un certain bien-être social, à l’image de la retraite qui permet une forme de « droit au bonheur » dont ne rend pas compte sa réduction au « risque vieillesse ». La référence à l’assurance est aussi discutable : l’assurance est « fille du capital » comme le rappelle Ewald [1986, p. 182] elle est la « source proprement capitaliste de la solidarité » [p. 185]. Avec l’assurance, le capital fait d’une pierre deux coups : il fait œuvre de solidarité et s’offre un nouveau champ de valorisation. Or la protection sociale s’est largement éloignée du paradigme de l’assurance : elle ne fonctionne pas selon le principe de la neutralité actuarielle, laquelle exclut toute redistribution verticale, et le caractère professionnel des régimes s’est largement amoindri.

6 D’autres schèmes de justification ont été mobilisés pour légitimer la protection sociale et sont d’autant plus pertinents qu’ils valent pour l’État social dans son ensemble : la solidarité (voir notamment [Blais, 2007]), la citoyenneté ou la république sociale [Borghetto et Lafore, 2000]. L’intérêt général n’est pas réductible aux jeux des intérêts particuliers, l’intervention publique est requise pour prendre en charge la part du « tout » de nos sociétés qui n’est pas réductible aux jeux de ses parties : tel est le fondement ultime de l’État social et des « économies mixtes » qu’il instaure [Ramaux, 2012].

7 Faut-il pour autant rejeter toute référence au risque et à l’assurance ? Oui, peut-on arguer en un sens : celle de besoins sociaux (mieux que celle du risque) définis selon des choix proprement politiques (en lieu et place de la technique assurantielle) est sans doute plus à même de rendre compte de la réalité et de la vocation de l’État social. Mais que sont des « besoins sociaux » ? Et quels sont les arguments politiques permettant de légitimer leur prise en charge par le public ? La réponse à ces questions ne va pas de soi. Elle le va d’autant moins que nous vivons dans des économies et au-delà des sociétés mixtes.

8 La fin du XXe siècle a scellé l’échec du communisme à la fois dans son projet originel (l’idée que l’on puisse construire une société sans État et sans pouvoir) et dans sa version instituée (le dépérissement promis de l’État a accouché d’États totalitaires). Elle a inscrit comme norme la démocratie, laquelle, comme le souligne M. Gauchet [2017], a deux volets : un volet libéral – liberté de pensée, de s’associer, de contracter –, mais aussi un volet qui ne l’est pas, avec l’État, dont l’État social, le primat du suffrage universel et de la loi s’imposant à tous. Nos sociétés et nos économies étant elles-mêmes mixtes, la frontière entre public et privé n’est pas étanche et il y a bien lieu de mobiliser différents registres de justification pour plaider en faveur de l’un ou l’autre.

9 En dépit de ces limites, le recours à la notion de risque social demeure ainsi opérant pour légitimer l’intervention publique. C’est vrai dans le champ de la protection sociale : il y a bien lieu, par exemple, de défendre le chômage comme risque social, face aux tentations d’accabler ses victimes du poids de sa responsabilité ; et il en va de même pour amplifier la prise en charge du « risque dépendance ». C’est vrai aussi pour la nouvelle frontière de nos sociétés, l’écologie, même si, à ce niveau aussi, la dénonciation des « risques environnementaux » mériterait d’être combinée à un discours plus positif sur le bien-être à construire.

10 Ce qui vaut pour le risque, vaut-il pour l’assurance ? Le projet libéral en matière de protection sociale est clair : séparer strictement les prestations assurantielles, afin de favoriser leur prise en charge par le privé [1], et transformer les prestations universelles (typiquement les prestations familiales) en prestations minimales réservées aux pauvres afin d’en réduire le coût. Contre la logique assurantielle privée, la mobilisation du registre de l’assurance sociale n’en demeure pas moins pertinente à plusieurs titres. Le fait « de cotiser pour avoir droit » permet de légitimer des prestations de bon niveau, calées sur le revenu antérieur – aux antipodes des prestations forfaitaires fiscalisées –, en matière de pension, d’assurance chômage ou d’indemnité journalière en cas de maladie. Le transfert des cotisations salariales chômage vers la CSG – introduit en 2018 – ne porte-t-il pas en germe a contrario l’étatisation de l’Unédic et partant la transformation des allocations d’assurance chômage en forfait minimal ? La logique de l’assurance sociale permet de légitimer la cotisation, laquelle entre autres avantages, opère sur le partage primaire du revenu, unifie la société autour du salariat et socialise l’entreprise. L’assurance sociale se distingue de l’assurance privée en ce qu’elle est gérée par des institutions publiques (les administrations de sécurité sociale) et selon le principe de la répartition, par opposition à la neutralité actuarielle, ce qui fort concrètement signifie qu’elles incluent de puissants mécanismes de solidarité (validation gratuite de trimestre en cas de chômage, majoration pour enfants à charge, etc.) [2].

11 Il y a bien lieu de distinguer des prestations universelles (santé, famille…) et des prestations d’assurance sociale (retraite, assurance chômage…) auxquelles s’ajoutent les minima sociaux. Faut-il, partant de là, aller plus loin dans la remise à plat – déjà largement entamée avec l’introduction puis l’extension de la CSG – du financement de la protection sociale ? Après bien d’autres (voir notamment [Sterdyniak et Villa, 1998]), c’est ce que propose A. Herlin [2017]. Il invite à distinguer deux grandes catégories de prestations sociales : les prestations contributives (assurantielles) à financer par cotisations et les prestations non contributives à financer par l’impôt [3]. Il propose sur cette base de supprimer la distinction entre cotisations salariales et employeurs au profit d’une partition entre « salaire complet » (le salaire net et les cotisations contributives) et prélèvement fiscal non contributif. Le « salaire complet » étant plus important que le salaire brut (pour un salaire net de 100, le brut s’élève à 128, et le complet à 150), cela permettrait de modérer les exigences salariales. Et il serait possible d’aller plus loin encore dans les politiques d’exonérations de la part fiscale. Au total, selon l’auteur, cette réforme permettrait donc d’abaisser le coût du travail et partant d’accroître l’emploi. L’optique néo-classique est transparente. L’enfer, en l’espèce comme souvent, est pavé de bonnes intentions. Mais ce constat n’épuise pas le débat : un projet émancipateur ne se conçoit pas, lui-même, sans de… louables intentions.

Bibliographie

Bibliographie

  • Blais M.-C. (2007), La solidarité. Histoire d’une idée, Gallimard-NRF, Paris.
  • Borghetto M., Lafore R. (2000), La République sociale. Contribution à l’étude de la question démocratique en France, PUF, coll. « La politique éclatée », Paris.
  • Bozio A., Piketty T. (2008), Pour un nouveau système de retraite. Des comptes individuels de cotisations financés par répartition, Éditions Rue d’Ulm, coll. du Cepremap, Paris.
  • Esping-Andersen G. (1990), The Three Worlds of Welfare Capitalism, Polity Press & Princeton University Press, Princeton.
  • Ewald F. (1986), L’État providence, Grasset, Paris.
  • Ewald F., Kessler D. (2000), « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, n° 109, mars-avril, p. 55-72.
  • Gauchet M. (2017), L’avènement de la démocratie (IV). Le nouveau monde, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris.
  • Herlin A. (2017), « Pour une clarification de la contributivité de la protection sociale », Trésor-Eco, n° 200, juin, 8 p.
  • Ramaux C. (2007), « Quelle théorie pour l’État social ? Apports et limites de la référence assurantielle. Relire François Ewald 20 ans après L’État providence », Revue Française des Affaires Sociales, n° 1, janvier-mars, p. 13-34.
  • Ramaux C. (2012), L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral, Fayard, Paris, 472 p.
  • Sterdyniak H., Villa P. (1998), « Pour une réforme du financement de la Sécurité sociale », Revue de l’OFCE, n° 67, octobre, p. 155-205.
  • Supiot A. (2015), La gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, Paris.

Notes

  • [1]
    Focalisation sur le risque et antiétatisme foucaldien aidants, c’est la position défendue finalement par F. Ewald [cf. Ewald et Kessler, 2000]. Comme le souligne A. Supiot [2015, p. 132], c’est aussi le cœur de la position défendue par la Cour de justice de l’Union européenne.
  • [2]
    À l’inverse, le projet de retraite notionnelle porté notamment par A. Bozio et T. Piketty [2008] est intrinsèquement polarisé par le registre de la neutralité actuarielle.
  • [3]
    Preuve que la frontière n’est pas étanche, A. Herlin [2017] est toutefois contraint de distinguer cinq types de prestations : deux prestations non contributives (sous conditions de ressources et universelles) et trois prestations contributives (conditionnées à la réalisation d’un risque ; régimes de pensions en annuités ; régimes de pension par points), le caractère contributif de ces dernières étant atténué, reconnaît-il, par de nombreux dispositifs de solidarité.
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