Couverture de RFSE_019

Article de revue

La grille et la palme. Deux régimes d’exportation des biens audiovisuels

Pages 153 à 175

Notes

  • [1]
    Les manières de réaliser ces opérations peuvent d’ailleurs être fortement disputées, comme le montre bien le cas des marchés de télévision en voie d’institutionnalisation en Afrique (Favre, Brailly, 2015).
  • [2]
    La location d’un stand, accréditations comprises, s’élève à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ce montant de dépense n’est pas inhabituel pour de tels événements internationaux : à titre de comparaison, les stands à la foire d’art de Maastricht représentent en moyenne un coût de 80 000 euros [Moeran, Pedersen, 2011, p. 24].
  • [3]
    John Tagliabue, « At a Television Bazaar, a Glut of Shows », New York Times, 13 octobre 2003.
  • [4]
    Sur ce type de comparaison avec des succès télévisuels passés, voir Bielby et Bielby [1994].
  • [5]
    ORTF, « Le marché international des programmes de télévision », 19 mars 1966.
  • [6]
    TF1, « Le MIP-TV Cannes », 26 avril 1979.
  • [7]
    ORTF, op. cit.
  • [8]
    « La horde et la morale », Paris Match, 24 janvier 2013.
  • [9]
    D’où, a contrario, l’étonnement des chercheurs quand ce n’est pas le cas, comme sur le marché de l’art contemporain [Velthuis, 2011].
  • [10]
    Samuel Blumenfeld, « Le marché du film à Cannes guidé par l’irrationnel », Le Monde, 22 mai 2001.
  • [11]
    Je tiens à remercier Frédérique Matonti, Angèle Christin et Emmanuel Didier ainsi que les évaluateurs anonymes de la RFSE pour leurs suggestions précieuses sur des versions antérieures de cet article.

1 – Introduction

1Quand, le 15 mai 2011, Frédéric Mitterrand apparaît à la première du festival de Cannes dans la grande salle Lumière, c’est en smoking qu’il foule le tapis rouge : « Nous venons accompagnés de la fine fleur du cinéma tunisien et de Claudia Cardinale », précise le ministre de la Culture sur Canal+. Il ne se rend pas en revanche au « marché international du film » (MIF) qui se tient juste à côté, dans le palais des festivals. Un mois plus tôt pourtant, au « marché international des programmes de télévision » (MIPTV), le même ministre prononçait, sur une estrade devant ce même palais, un bref discours devant une rangée de notables, à proximité d’un buffet avec petits fours et boissons gazeuses : dans la foulée, il visitait le palais afin d’y rencontrer quelques professionnels et de s’informer sur les programmes français les plus exportés. À un mois d’écart, les deux postures ministérielles diffèrent donc radicalement, sur deux marchés audiovisuels internationaux de tout premier plan.

Le ministre de la Culture au festival de Cannes et au MIPTV en 2011

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Le ministre de la Culture au festival de Cannes et au MIPTV en 2011

2Le MIPTV et le MIF semblent pourtant avoir un grand nombre de traits communs. Ils comptent, avec moins d’une dizaine d’autres, parmi les marchés audiovisuels internationaux les plus importants au monde. Ils sont tous deux situés à Cannes et organisés au sein du palais des festivals, au printemps, à quelques semaines d’intervalle. Ils accueillent environ le même nombre de participants (une dizaine de milliers), dont certains fréquentent d’ailleurs les deux. Enfin, ils partagent une particularité cruciale : quoiqu’intitulés « marchés internationaux », ils ne sont pas des lieux privilégiés de la fixation des prix des biens audiovisuels à l’exportation.

3En cela, ils semblent plutôt s’apparenter à des foires ou des salons internationaux où priment d’autres activités que l’achat et la vente à proprement parler [Sharland et Balogh, 1996]. En géographie économique, de tels événements ont ainsi été analysés comme un moyen pour les entreprises d’avoir accès à des savoirs distants [Maskell, 2014], à des informations sur leurs concurrents ou sur des partenaires potentiels et sur des évolutions technologiques [Sharland, Balogh, 1996]. Pour ces auteurs, ce sont des « clusters temporaires » où les entreprises du monde entier apprennent les unes des autres [Schuldt, Bathelt, 2011] et se comparent entre elles [Skov, 2006] car ces marchés « compriment l’ensemble de l’industrie mondiale en un seul lieu » [Schuldt, Bathelt, 2011]. Un autre courant a vu par ailleurs dans ces marchés, foires et salons internationaux des événements symboliques, en les comparant à des « carnavals », des « tournois », des « cérémonies » ou des « rituels » [Moeran, Pedersen, 2011] qui contribueraient, à travers la distribution de capital symbolique qu’ils organisent dans des lieux bien délimités à la fois spatialement, temporellement et socialement [Moeran, Pedersen, 2011], à configurer divers champs économiques [Lampel, Meyer, 2008].

4Ces approches ont néanmoins tendance à évacuer la dimension proprement marchande de tels événements. En l’occurrence, le MIF ou le MIPTV n’en restent pas moins des marchés, mais il s’agit moins d’y fixer des prix que d’y valoriser des biens audiovisuels à exporter. On en revient donc à une définition du marché qui rompt avec le paradigme marginaliste et restitue à la notion de valeur son caractère central au détriment du seul arbitrage par les prix [Beckert, Aspers, 2011]. De fait, les différents auteurs qui ont analysé ce type d’événements y ont bien repéré la forte compétition entre participants. Mais en insistant sur les dimensions épistémiques ou symboliques, on oublie justement que la compétition « distingue les marchés des autres formes de coordination » [Beckert, Aspers, 2011, p. 5]. Être présent au MIF ou au MIPTV, c’est précisément s’assurer de valoriser les films ou les programmes de télévision qu’on cherche à exporter : a contrario, toute absence est considérée comme un retrait du marché.

5Dans cet article, on soutient l’idée que le MIF et le MIPTV constituent des marchés parce qu’ils jouent le rôle d’« espaces métrologiques » [Vatin, 2009, Introduction] pour les biens audiovisuels à l’export. Ces derniers requièrent en effet une double opération d’évaluation et de valorisation pour être échangés – et ce a fortiori parce qu’il s’agit de biens dits « symboliques » [Duval, Garcia-Parpet, 2012], « singuliers » [Karpik, 2007] ou « artistiques » [Menger, 2013], dans la mesure où ils sont non interchangeables et difficilement commensurables. On s’inscrit ainsi dans la continuité des travaux récents de sociologie économique qui critiquent la frontière instituée par l’économie néoclassique entre ces deux opérations [Vatin, 2009]. Ainsi, au MIF ou au MIPTV, les films et les programmes de télévision sont à la fois évalués et valorisés par le biais de divers « dispositifs » ou « institutions » de ces marchés [Cochoy, Dubuisson-Quellier 2006 ; François, 2011]. C’est là que des « professionnels du marché » [Barrey et al., 2000] spécialisés dans les échanges audiovisuels (c’est-à-dire les « distributeurs internationaux », qu’ils soient vendeurs, acheteurs ou coproducteurs) les présentent et les valorisent pour l’exportation. Les marchés internationaux jouent donc un rôle déterminant dans le commerce international des biens audiovisuels. Mais ce sont moins des lieux où on les vend et où on les achète que des sites où on les évalue et où on les valorise (sous la forme de « droits », voir encadré 1) [1].

Encadré 1. Des marchés de « droits »

Le commerce international des biens audiovisuels est fondé sur la notion de « droits ». En effet, ce ne sont pas les biens audiovisuels eux-mêmes qui sont vendus, mais des droits de diffusion, détenus par des producteurs qui peuvent en confier le mandat à des distributeurs internationaux (parfois employés au sein des mêmes sociétés) pour qu’ils les cèdent sur des territoires étrangers. Le prix de ces droits varie selon le territoire de diffusion, le type de support (salle de cinéma, vidéo, type de chaîne, numérique, etc.), la durée (ou « fenêtre »), le nombre de diffusions autorisées, la garantie ou non d’une exclusivité sur le territoire. En général, les modalités de cession des droits sont assez codifiées : côté télévision par exemple, les droits durent de trois à cinq ans. La fenêtre est plus longue côté cinéma (typiquement sept ans).
Ceux qui décident des achats de programmes de télévision sont les directeurs de la programmation des diffuseurs. Côté cinéma, il s’agit des distributeurs qui revendent les droits acquis à des exploitants de salles de cinéma, et souvent à des diffuseurs de télévision sur leur propre territoire. En général, plus les biens audiovisuels sont à forte audience (les blockbusters, les séries télévisées à succès, les événements sportifs, etc.), plus ils mettent en compétition les acheteurs plutôt que les vendeurs, et plus ils font remonter la transaction dans la chronologie des négociations (les biens sont vendus très en amont, sur projet). Cependant, même si ces biens à forte audience représentent une part importante, en termes de revenus, du commerce international, ils ne permettent pas d’appréhender tout ce qui se joue sur les marchés audiovisuels internationaux.
En effet, l’industrie audiovisuelle, qui obéit à une structure d’oligopole à franges, accueille un très grand nombre de petites et moyennes sociétés qui s’échangent énormément de films et de programmes de télévision déjà terminés. Les situations peuvent cependant varier. Certains films d’auteurs reconnus sont souvent « prévendus » avant d’être terminés – l’acheteur étranger peut même en devenir coproducteur en cours de route. De même, certains programmes de télévision sont coproduits dès la mise en route du projet, comme les programmes d’animation ou le documentaire. D’autres peuvent encore se vendre sous forme de « formats » – c’est-à-dire de projets clés en main à reproduire localement, comme les jeux et des programmes de téléréalité [Moran, 2009b ; Chalaby, 2012].

6Or le MIF et le MIPTV diffèrent radicalement par la manière dont s’y jouent ces deux opérations, notamment pour les enquêtés français qui ont été au cœur de l’enquête (voir encadré 2). Ces deux marchés procèdent en effet de deux régimes métrologiques qui s’opposent par toute une série de dispositifs. On montrera ainsi d’abord que le MIPTV relève d’un « régime d’exposition », décrit par les enquêtés comme un grand « puzzle » mondial, où la valeur des programmes de télévision tient à ce qu’ils peuvent ou non être transférés d’une grille de programmation d’origine à celle d’une chaîne étrangère. Le MIF obéit de son côté, pour ces mêmes enquêtés, à un « régime festif » où les films sont mis aux enchères par le biais du festival de Cannes qui en constitue la vitrine indissociable. On retrouve là à peu de chose près une opposition entre un « marché de standard » où l’évaluation obéit à une échelle fixe (la « grille » de la télévision) et un « marché de statut » où la valeur varie selon le statut de ceux qui participent à l’échange (et qui dépend au MIF de la réception critique et des récompenses attribuées – comme, typiquement, la « palme ») [Beckert, Aspers, 2011].

Encadré 2. Méthodologie de l’enquête

Cette enquête sur le commerce international des biens audiovisuels ne se focalise pas, comme c’est généralement le cas, sur « la macrostructure d’un marché abstrait hypothétique » [Callon, Muniesa, 2003, p. 216], ce qui conduit toujours en l’occurrence à l’envisager en termes de parts de marché mondial, et donc de domination étasunienne. De fait, dans les années 2000, les majors étasuniennes représentaient 60 % des 30 milliards de dollars de revenus tirés des ventes internationales de télévision [Havens, 2011]. Côté cinéma, dans les années 2010, les États-Unis réalisaient près de deux tiers d’un box-office mondial estimé à presque 40 milliards de dollars [Observatoire européen de l’audiovisuel, 2016].
L’approche présentée ici se concentre plutôt sur l’analyse de marchés concrets de ce commerce international et sur leurs participants – dont font d’ailleurs partie les représentants des majors, « qui engloutissent des millions de dollars pour y assister » [Havens, 2011, p. 166], même si les sociétés les plus importantes se tiennent en général en retrait du cœur de marché [Brailly, Coulondre, 2016], comme au MIF [Lecler, 2015] ou dans les périphéries spacieuses du MIPTV [Havens, 2006 ; Moran, 2009a]. On a suivi un groupe de professionnels bien précis, celui des exportateurs français, inscrits dans un champ français de l’audiovisuel singulier : des entretiens ont été conduits avec les vendeurs de cinéma (n=29) et de télévision (n=22), pour l’essentiel dans les mois précédant la tenue du MIPTV et du MIF au printemps 2011, mais aussi par la suite pour quelques-uns. Lors des entretiens, on demandait systématiquement à assister aux rendez-vous commerciaux (qui ont lieu en face-à-face avec des acheteurs étrangers) sur ces deux marchés pour lesquels on avait obtenu une accréditation auprès des organisateurs en 2011. Une dizaine d’exportateurs ont accepté et ont été suivis pendant les trois jours du MIPTV et les dix jours du MIF. Les deux régimes présentés ici sont ceux expérimentés de manière privilégiée par les exportateurs français.

2 – Télévision : un régime d’exposition

2.1 – Un confinement au palais

7Le MIPTV se déroule dans l’espace clos du palais des festivals : « En passant le seuil du marché, les participants franchissent la plus importante des frontières, qui symbolise leur entrée dans la culture des ventes internationales de télévision » [Havens, 2011, p. 172]. Ce confinement pousse d’ailleurs la société qui organise le MIPTV à augmenter le coût d’accès pour les participants, ce dont se plaint par exemple Fanny, directrice des ventes de la société de production de documentaires Marcy : « Ça coûte vraiment très très cher. C’est des requins. Nous, on trouve que c’est du recel. C’est-à-dire qu’en gros ils savent que le MIP est indispensable, donc ils n’hésitent pas à augmenter les prix chaque année. Ils ont un monopole [2]. » Fabiola, dirigeante de la petite société d’exportation de documentaires de cinéma Avaloirs qui se rend aux deux marchés, différencie ainsi les organisateurs du MIF, « à l’écoute de nous, très proches, très dynamiques », de ceux du MIP, « très durs : vous venez, vous ne venez pas, ce n’est pas grave. Ils ne font des efforts que pour les plus gros ».

2.2 – Un rythme industriel

8Un corollaire de ce confinement marchand, c’est le rythme intense du marché, décrit par les participants comme quasi industriel : « C’est épuisant, il y a un bruit permanent sur la tête, c’est énorme, c’est un marché colossal, donc c’est très fatigant, le soir on est un peu épuisés », explique Apolline, qui dirige le syndicat des exportateurs de télévision. De fait, pour un observateur extérieur, c’est l’impression de confusion, à l’arrivée dans le palais, qui domine : c’est « un carnaval tonitruant de l’achat et de la vente » [3]. Les exportateurs ont seulement trois jours, enfermés dans le palais, pour rencontrer le plus d’acheteurs possible. Ludovic, délégué général de l’association des exportateurs français, évoque une « grosse foire » où il faut savoir « abattre » du rendez-vous : « Il faut y être, parce que tout le monde y est. […] De 7 heures du matin à 1 heure du matin, vous êtes sur le pont, vous n’arrêtez pas à la fois de vendre, mais aussi d’écouter ce que vous disent les gens, et du coup ça vous donne une vision du marché. » Fanny confirme qu’« au dernier MIP, on était 10 avec les producteurs, 4 vendeurs et on avait chacun 55 rendez-vous, donc faites le calcul, le nombre de chaînes qu’on voit, c’est énorme ! »

9Cette effervescence obéit cependant à des règles bien codifiées. Les rendez-vous, très calibrés, durent 30 minutes et se déroulent en face-à-face sur le stand du vendeur. Les acheteurs se déplacent de stand en stand, selon une « mécanique » bien réglée, explique Séverine, directrice des ventes de Shasta, société de production généraliste. Chaque demi-heure, on peut ainsi voir courir l’ensemble des acheteurs d’un stand à un autre, où ils sont accueillis par des hôtesses qui les font éventuellement patienter.

Rendez-vous commerciaux et accueil des acheteurs sur un stand

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Rendez-vous commerciaux et accueil des acheteurs sur un stand

10Les distributeurs arrivent sur le marché en connaissant le calendrier de tous leurs rendez-vous planifiés des semaines à l’avance. Les « personnages clés qui nous achètent régulièrement et qui sont incontournables » sont d’abord sollicités, explique Christophe, exportateur chez Borah, chaîne spécialisée dans les documentaires. Suit « un mailing plus général à l’ensemble de nos contacts qui ont sollicité un jour Borah dans les 15 dernières années ». Pour Yannick, patron d’une petite société d’exportation de documentaires, « un MIP qui est bien préparé, vous voyez les gens. […] Donc là, on est arrivés avec 118 rendez-vous en amont ». Un tel rythme oblige les exportateurs à inclure les repas dans leur agenda professionnel. Fanny ne parvient même pas à « sanctuariser » son petit déjeuner : « On essaie d’éviter. On le fait parfois, mais c’est horrible. »

2.3 – Des biens formatés

11Au fond, l’enjeu d’un MIPTV consiste à faire circuler des programmes d’un territoire à un autre afin de remplir les vides des grilles de programmation des chaînes et de pays différents, partout où il y en a, comme dans un grand « patchwork » [Sinclair et al., 2002] ou, pour reprendre l’expression de Véronique, l’organisatrice du MIPTV, « un puzzle, et d’une taille fixe ! ». Pour réussir à ajuster rapidement la case d’origine pour laquelle le programme a été produit et la ou les case(s) de destination, les distributeurs internationaux s’appuient sur un certain nombre d’attributs des programmes, c’est-à-dire des critères « rationnels » et « concrets » qui « signalent empiriquement [leur] qualité » [Bielby, 2011, p. 537] : leur « cible » (sexe, âge, niveau de revenus, taille du foyer, occupation professionnelle, etc.) [Mattelart, 1997], leur durée, la période de la journée à laquelle on peut les diffuser, leur taux d’audience, leur genre (« drama », « animation », « light entertainment » pour les talk-shows et les reality shows, « factual », « TV movies », etc.). Bref, la construction des programmes audiovisuels comme marchandises revient à les « représenter et traiter […] comme des produits et les décrire sous forme quantitative et abstraite » [Boussard, Dujarier 2014, p. 12, 18], plutôt que par leurs contenus.

12Pour Séverine, Plus belle la vie est ainsi « une série qui touche trois publics : femmes, vieux, mais surtout enfants, puisqu’aujourd’hui on a une part d’audience sur les 11-14 ans qui est de plus de 30 %. Et donc c’est pour ça que Plus belle la vie intéresse beaucoup. Aujourd’hui, il n’y a pas de pays qui ait vraiment refusé la série. » Selon Ludovic, être vendeur consiste de plus en plus à « faire de l’accompagnement » : « Comment ça a été diffusé en France et dans d’autres pays à l’étranger, dans quelle case horaire, à quelle régularité, est-ce que c’est une diffusion hebdomadaire, quotidienne, avant quel programme, après quel autre, vous voyez y a tout un environnement… et on parle chiffres, ça a bien marché pour telle cible, des 0-4 ans, des 4-7 ans, les garçons, les filles, etc. »

13Cette compétence s’actualise lors des rendez-vous, ce que montre, par exemple, celui entre Mirabelle, une vendeuse « senior » de Denali, et une acheteuse canadienne, qui a remplacé – au pied levé – sa collègue qui s’est cassé la cheville. Elles se rencontrent pour la première fois : on peut donc observer ce qui reste généralement implicite lors des rendez-vous. L’acheteuse détaille en effet la programmation de sa chaîne et quels types de programmes elle recherche : « Nous, on est une chaîne jeunesse. Le groupe d’âge, c’est moins de 17 ans… c’est la moitié de la planète ! Mais on cible les 2-6 ans, les “preschools” […] Nous avons l’obligation de couvrir la jeunesse, mais on essaie de plus en plus en soirée d’avoir des choses familiales pour toucher au-delà de la jeunesse. » Mirabelle lui propose alors une série musicale pour adolescents qui semble convenir à ses attentes, Danse avec moi, inspirée, dit-elle, de Fame[4] :

14– L’acheteuse, aussitôt : « Il y a combien d’épisodes en tout ? »

15– Mirabelle : « 26. En France c’est sur France 2 et France 5. C’est une dance academy. »

16Proposer une série avec un grand nombre d’épisodes constitue un atout, car cela permet à un programmateur de remplir d’un coup une case de sa grille sur une longue période. C’est ce qu’explique par exemple Séverine à propos de la série française Plus belle la vie. Mais, poursuit-elle, c’est aussi un risque en cas d’échec d’audience : « Là, c’est octroyer tous les jours de sa grille une demi-heure à ce programme-là, c’est un pari, c’est des décisions très lourdes à prendre, il faut plonger. »

17Pour achever de convaincre son acheteuse qui argue d’« un problème avec les séries françaises avec des jeunes » qu’elle juge trop « basées dans la culture française », Mirabelle explique qu’en France, « on a réussi à fédérer un public familial, on n’est pas restés sur la case cible ». En jouant des attributs de la série, elle semble alors vaincre les résistances de l’acheteuse, qui reconnaît que « le volume en tout cas est intéressant ».

18Un programme se caractérise donc prioritairement par les attributs qui le font « rentrer dans » (« fit in ») la case de programmation d’une chaîne étrangère. Apolline estime ainsi que les exportateurs doivent être au courant « que M. Trucmuche dans la chaîne machine, c’est un projet qui va l’intéresser ». Pour Séverine, « il y a des films où on dit : “ça, c’est pour telle chaîne.” Ça, on le fait généralement et ça marche. Il y a un thriller pour TF1 qui s’appelle Fatale Romance, et on l’a regardé, on a dit, ça c’est pour la case de samedi 16 heures de Antena 13 en Espagne, et Antena 13 l’a acheté pour sa case du samedi 16 heures. Parce que c’est très formaté, c’est du thriller. » Yannick affirme même : « Je ne prends pas de film si je ne sais pas où je vais le placer. » Cyril, directeur des ventes de dessins animés chez Maroon, a par exemple recherché en Espagne une case de programmation 3-6 ans destinée à la fois aux filles et aux garçons : « Disney Channel en Espagne par exemple, c’est un très bon vecteur pour le préscolaire, donc c’était à eux qu’il fallait s’adresser pour Casper. En revanche ç’aurait été une erreur de le vendre à une autre chaîne, à Boeing par exemple, qui est vraiment “garçons”. »

19Cette recherche des ajustements les plus adéquats conduit les exportateurs à se rapprocher des chaînes qui ressemblent le plus à celles qui ont initialement diffusé le programme. Dominique, ancien directeur des ventes de la chaîne de télévision publique Massive, insiste sur cette logique : « Un acheteur qui a 12 téléfilms à acheter par an ne va pas voir 12 vendeurs. […] Il y a plus de correspondances entre RTL Allemagne, M6 et TF1. BBC2 correspond plus à France 3. ARD c’est plus France 3. » « On vous ressemble énormément », « nous aussi on fait ça », répète ainsi, lors d’un rendez-vous, l’acheteur d’une petite chaîne québécoise à Christophe, vendeur chez Borah. Victoria, vendeuse chez Sunflower, spécialisée dans les magazines d’art de vivre, se souvient de sa première rencontre avec une acheteuse de la chaîne hongroise TV Déco : « À l’époque, notre logo était orange et rouge et son logo était aussi orange et rouge. On se regarde et on se dit : “on a bien fait de se rencontrer !” Elle a visionné tous mes programmes toute la journée. […] Elle nous a tout acheté en deux mois. »

2.4 – La négociation des ajustements

20Ce sont précisément les marchés internationaux de télévision comme le MIPTV qui servent à repérer les ajustements les plus adéquats pour chaque programme afin de le valoriser au mieux. Sur place, Cyril se décrit par exemple comme un professionnel du diagnostic : « On est comme un docteur, dans notre cabine. » De fait, les demandes des acheteurs peuvent se révéler extraordinairement précises et même saugrenues – au moins autant que les motifs de refus. En rendez-vous, une acheteuse réclame ainsi à Maria, vendeuse chez Denali, des documentaires sur des escalades, sur l’histoire des jeux, sur Pearl Harbour, ou sur l’histoire de l’économie. Mais elle refuse un documentaire sur une seule escalade (car elle en veut plusieurs), un autre sur Nagasaki (évoque-t-il Pearl Harbour ?), un troisième sur les grandes sociétés pétrolières (c’est en effet de l’économie, de manière « un peu vague », reconnaît Maria).

21Quand Thibaud propose un projet sur les rats de laboratoires à l’acheteur de la chaîne Discovery Science, ce dernier juge que le sujet est trop sensible (« touchy ») aux États-Unis : les activistes de la cause animale risqueraient de s’attaquer au programme, sans compter que le public américain n’aime pas voir souffrir les animaux. Thibaud passe à un projet sur les plantes carnivores, qui serait réalisé avec une nouvelle méthode « labomicroscopique ». L’Américain est mitigé : les images sont incroyables, reconnaît-il, mais cela manque de « visages » (« faces »). Thibaud termine avec un documentaire sur les ampoules électriques qui remporte l’adhésion de son interlocuteur au bout de quelques secondes de bande-annonce : « Je savais que c’était pour lui », me confie-t-il après coup.

22Au MIPTV, on négocie donc avant tout les ajustements entre grilles de programmation, et beaucoup moins, voire pas du tout, le prix des programmes, parce que ces derniers dépendent en fait surtout du territoire et de la chaîne d’arrivée [Danard, Le Champion, 2005], ce qui les rend de facto « très élastiques, allant de 30 dollars de l’heure à Cuba jusqu’à 2 millions de dollars aux États-Unis » pour un même programme [Havens, 2011, p. 163]. Mathilde, directrice des ventes de la chaîne publique Massive, précise ainsi qu’elle a vendu un documentaire sur Kennedy à Discovery USA 400 000 dollars, mais que si elle vendait ce même programme à une chaîne polonaise, elle en obtiendrait au mieux 4 000 euros. C’est pourquoi elle a fixé à ses vendeurs un objectif « global » par programme de 50 000 euros de ventes, tous pays confondus : à eux d’arriver à conclure soit une ou deux grosses ventes, soit suffisamment de petites ventes. En pratique, les chaînes hertziennes disposent de grilles plus ou moins standardisées de prix d’achat, dont rend régulièrement compte la presse professionnelle.

23Surtout, les ventes se concluent hors du marché, à distance : « C’est un marché où on contacte, on propose, et les ventes se font après. Ou ne se font pas. Mais ce n’est pas sur le marché qu’on signe les chèques », explique Apolline. Le processus de vente peut d’ailleurs obéir à un temps très long, comme l’a constaté Fanny pour ses documentaires : « Il faut un an pour faire le tour du marché, le tour du monde, pour que le film soit vu par tous. Ensuite, il faut attendre les réponses. Donc il faut un à deux ans pour atteindre le pic d’intérêt. » Cyril explique la longueur de ce processus par la « dilution » de la prise de décision au sein des chaînes de télévision : « C’est de plus en plus des comités avec trois ou quatre personnes qui vont se mettre autour d’une table pour décider. Donc on a de moins en moins de réactions [sur les marchés]. La signature vient après. » Les rendez-vous du MIPTV ne sont donc qu’un « momentum », selon Cyril, certes décisif car il donne « une vision du marché », mais qui reste ponctuel, la décision revenant pour l’essentiel aux programmateurs des chaînes. Seuls certains programmes se vendent dans l’urgence, comme les magazines d’actualité (par exemple un programme vendu par Timothée, pour sa société Brasstown Bald, sur « la traque de Mladic » vendu le jour même de son arrestation, ou un autre sur le « 11 septembre vu par Al Qaida » vendu le jour de l’élimination de Ben Laden).

24Ce qui compte n’est donc pas de négocier le prix du programme, mais d’arriver à le valoriser sur le marché dans le cadre d’une compétition avec les autres vendeurs de programmes, pour, éventuellement, conclure une vente ultérieurement. Les marchés internationaux de télévision obéissent donc pour les enquêtés à un « régime d’exposition » dans la mesure où il s’agit avant tout d’y présenter ou d’y repérer un maximum de programmes en un temps limité, afin d’opérer les ajustements d’une grille de programmation d’un pays à celle d’un autre, plutôt que d’y prendre sur place la décision d’acheter ou même d’en négocier les prix.

2.5 – Un dispositif savant

25Une autre dimension participe de ce régime d’exposition, celle qui consiste à présenter non seulement les « nouveaux » programmes, mais aussi les « nouveautés » [Moeran, Pedersen, 2011], c’est-à-dire les avancées technologiques, les nouvelles tendances de programmation et les nouveaux marchés à conquérir : en un mot, les « futurs » de la télévision. Dès ses premières éditions dans les années 1960, le MIPTV est en effet présenté dans un reportage de l’ORTF comme un lieu de « recherche méthodique » visant à l’« amélioration constante de la qualité qui est l’une des préoccupations essentielles de toutes les grandes télévisions » [5]. En 1979, un reportage de TF1 sur le MIPTV décrivait la télévision comme « un domaine qui évolue constamment, et il est devenu nécessaire, voire indispensable à tous ceux qui la font, quel que soit le pays auquel ils appartiennent, de connaître aussi bien les techniques nouvelles que les tendances de création venant de l’étranger » [6] : magnétoscope à cassettes, vidéotex, « vidéodisque », satellites à diffusion directe sont alors à l’ordre du jour. Cette évolution a caractérisé d’autres types de marchés audiovisuels comme celui d’Annecy, de ses débuts en 1956 jusqu’aux années 2000 où il est devenu, entre autres, un « événement mondial qui présente les innovations esthétiques, technologiques et commerciales » dans le domaine de l’animation [Rüling, 2011, p. 213].

Régie de télévision au MIPTV en 1966[7] et conférence en 2011 sur les tablettes numériques

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Régie de télévision au MIPTV en 1966[7] et conférence en 2011 sur les tablettes numériques

26Aujourd’hui, nombreux sont les exportateurs qui se demandent par exemple si Internet menace le modèle traditionnel de production et de vente des programmes de télévision. C’est précisément pour répondre à de telles interrogations que les organisateurs du MIPTV ont ménagé une place de plus en plus importante à des espaces savants : au MIPTV, de nombreuses salles accueillent des conférences sur la télévision sur Internet, les tablettes et les smartphones, etc. La majeure partie du travail de Véronique, l’organisatrice des MIPTV, consiste d’ailleurs à les organiser : « [Avant,] c’était vraiment un marché de vente et d’achat. Ça reste notre DNA […] Ce qu’on a vu dans les dernières années, et on est en train de changer le marché vers ça de façon de plus en plus active, c’est le besoin de learning, de learning pratique. » Pour « comprendre les grandes tendances du marché » et planifier son programme de conférences, Véronique s’appuie sur une cinquantaine de correspondants dans le monde « qui nous donnent le feed-back local ». Elle réalise aussi des enquêtes auprès des clients, ou achète des études aux grands cabinets de conseil.

3 – Cinéma : un régime festif

3.1 – Un marché qui déborde

27« Contrairement à la télévision, dans le cinéma, il y a cette instance des festivals planant au-dessus des films d’auteurs », insiste Éric, vendeur de films chez Signal d’Écouves, entre deux rendez-vous à Cannes. La différence majeure entre le MIF et le MIPTV, c’est d’abord et avant tout le festival, qui se déroule en même temps que le marché et n’en est pas dissociable [Wong, 2011]. Par conséquent, contrairement au MIPTV où le marché restait confiné au palais, le MIF en déborde largement, et notamment tout le long de la Croisette, où on peut apercevoir de nombreuses banderoles accrochées aux balcons des appartements loués par les sociétés les plus importantes. En outre, le palais des festivals est bordé par un « village international » qui n’existait pas au MIPTV, très reconnaissable à ses nombreux drapeaux alignés comme ceux d’une organisation internationale.

Appartements des exportateurs, publicités et village international le long de la Croisette

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Appartements des exportateurs, publicités et village international le long de la Croisette

28La gestion de ces différents espaces requiert un système bien plus complexe d’accréditations qu’au MIPTV. Au MIF, il y a en effet des pastilles de couleur pour différencier les participants : grise pour les producteurs et les acheteurs de films, blanche pour les patrons des grands médias, rose pour les journalistes des grands magazines ou des télévisions, bleue pour le commun des journalistes, etc. Des vigiles, en nombre bien plus important qu’au MIPTV, sont chargés de faire respecter les droits d’accès de chacun. Cette complexité s’observe jusque dans les files d’attente des projections : l’équipe du film et les proches entrent en premier, suivis par les journalistes (souvent une petite cinquantaine), puis tous ceux qui ont obtenu des invitations de l’équipe du film. Ensuite, s’il reste des places, les participants badgés sans invitation peuvent entrer, au terme d’une attente qui peut prendre jusqu’à deux heures et dont l’issue est incertaine.

3.2 – Un rythme festivalier

29Le rythme du MIF n’est pas celui, industriel, du MIPTV. Pour Baptiste, le directeur des ventes de Vignemale, le MIF est « monstrueux » (c’est sa 16e participation) alors que le MIPTV est « très studieux, très scolaire, […] pas drôle. Les gens sont limite tous costards cravates. Les gens ne sont jamais en retard. Les gens ne manquent jamais un rendez-vous. Ou quasiment. » Le MIF n’est en effet pas ramassé sur trois jours, mais s’étale sur une grosse semaine. Seuls les exportateurs des trois plus grandes sociétés françaises, Cervin, Tacul et Grandes Jorasses, dont la majorité des films, commerciaux et à gros budgets, ne sont pas sélectionnés en festival, organisent leurs journées sur un rythme proche de celui d’un MIPTV.

30Mais pour la majorité des exportateurs français, le marché adopte deux phases successives. La première, « les jours les plus intenses », du mercredi au dimanche, explique Jérémy, directeur des ventes de Carré, consiste à voir les acheteurs potentiels et à les inviter aux projections des films. Baptiste a déjà eu cinq rendez-vous la veille du jour d’ouverture du MIF, pendant la construction même du stand. Lui aussi pousse les acheteurs à se rendre aux projections : « Il faut que t’ailles voir ça, il faut que t’ailles voir ça, il faut que tu lises ça ! » Mais la plupart des exportateurs, dont les films sont moins attendus, doivent en fait compter sur les projections pour attirer les acheteurs. Par conséquent, les premiers jours, contrairement à l’ébullition qui dominait au premier jour du MIPTV, c’est une impression de calme qu’on éprouve au sein du palais : à 10 heures, les stands sont encore en installation, certains restent vides, les rendez-vous semblent rares.

31La seconde phase consiste alors, selon Baptiste, à attendre les retours de ces acheteurs : « Pour la plupart, il faut relancer. Souvent, quand on n’a pas de retour, ça veut dire : je n’ai pas aimé. Un acheteur qui est intéressé, il va revenir. » À partir du lundi, au début de la 2e semaine du festival, le rythme devient donc encore plus lâche au sein du palais. Les stands restent vides, les rencontres, de plus en plus espacées, s’improvisent. Sur le stand de Signal d’Écouves, deux rendez-vous de Marc sont successivement annulés. En revanche des amis producteurs passent sur le stand : il les invite à boire au bar du stand sur la terrasse. Un producteur chilien vient évoquer un film à problèmes (la société de Marc participe à son financement).

32En fait, le rythme du marché épouse celui des projections puisque les exportateurs sont chargés, précise Jérémy, d’en assurer le bon déroulement : « Le gros de mon travail, c’est de faire en sorte que le film soit vu. Après, les films sont aimés ou pas aimés, je n’ai pas trop de pouvoir là-dessus. » Outre les projections du festival, les exportateurs organisent d’ailleurs les leurs, au sein même du marché et à leurs propres frais (pour un coût allant de 600 à 1 200 euros environ). Ces projections de marché peuvent compléter celle(s) du festival, ou bien, quand un film n’a pas été sélectionné, s’y substituer.

33Les vendeurs annoncent ainsi en rendez-vous les heures et lieux de projection, distribuent des flyers et achètent des publicités dans les revues spécialisées. Ce sont eux aussi qui gèrent la plupart des invitations, distribuées avec parcimonie : sur le stand de Signal d’Écouves, 120 invitations pour la projection officielle de Las Acacias sont soigneusement conservées dans un petit local fermé à clé. Elles sont en effet l’objet de toutes les convoitises à Cannes, et nombreux sont les festivaliers qui en mendient à la sortie du palais. À toutes les projections, les exportateurs se postent à l’entrée des salles pour vérifier si les acheteurs invités viennent. Quand l’occasion se présente, ils les relancent à la sortie. Pour la projection de marché de Las Acacias, il n’y a ainsi qu’une douzaine de spectateurs, dont un tiers part avant la fin, ayant pris l’habitude de juger de l’intérêt des films en n’en voyant que le début – exactement comme les programmateurs de théâtre [Lambert, 1998]. À la fin de la projection, tout le monde sort très rapidement. Deux spectateurs échangent quelques mots, l’un avec un fort accent italien, peu convaincu : « Je me suis endormi sur la route » « Tu ne t’es pas réveillé ? » « Non, il n’y avait personne pour me réveiller. »

Deux exportatrices à l’entrée d’une projection officielle et d’une projection de marché

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Deux exportatrices à l’entrée d’une projection officielle et d’une projection de marché

34Au MIF, les exportateurs vivent aussi au rythme des festivités, fréquentant ou organisant de nombreuses fêtes dans les villas privées des collines aux alentours, ou au château du Suquet, surplombant le port de Cannes. Certaines sociétés sont réputées pour leurs fêtes originales, à l’instar de Grand Paradis, qui, pour la projection de Go Go Tales d’Abel Ferrara (sur des go-go danseuses de cabaret) avait prévu « des sirènes topless [qui] chantaient dans les piscines d’une énorme villa transformée en manoir gothique » [8]. Claudia, l’une de leurs vendeuses, se souvient aussi des « baby-foot humains » que « les distributeurs ont adorés » : « Il y a des gens avec qui on travaille depuis des années, qui sont des gens adorables, et même si ça a l’air comme ça festif, on bosse énormément pour préparer Cannes, donc on a envie de se lâcher aussi. » Chaque projection officielle s’accompagne ainsi d’une fête, dont le format varie bien sûr selon le type du film, précise Claudia : « La guerre est déclarée, de Valérie Donzelli, on ne va pas faire une fête sur un enfant qui est atteint d’un cancer, même si à la fin il va mieux. Il y a des trucs un peu logiques même si c’est Cannes. » C’est alors le « style 19 heures » (le cocktail) qui est préféré, comme pour les plus petits films. Le rythme des fêtes va ainsi de pair avec celui des projections officielles.

35Les fréquenter avec assiduité et savoir les organiser relève des compétences attendues des distributeurs internationaux. Pour Jérémy, « on aime ça ou on n’aime pas ça. Mais c’est mieux d’être comme ça. […] Il y en a qui se préfèrent se coucher à 10 heures, ils sont fatigués, ils ont eu assez de vie sociale. […] Pour moi, en ce qui me concerne, il est hors de question qu’après une journée, j’aille dans mon appartement tout seul. […] Quelqu’un qui n’aime pas ça, il n’est peut-être pas fait pour le métier. On ne va pas lui apprendre… » Les fêtes servent en fait à retrouver les acheteurs pour continuer à parler des films dans un cadre plus détendu : « On est surtout aussi en soirée pour voir qu’on arrive à parler d’autre chose, à rigoler, à voir qu’on ne fait pas un métier inhumain. […] [Mais] on a le line-up sur l’iPhone ou sur le BlackBerry et on arrive à glisser des trucs. »

3.3 – Des biens présentés comme « qualitatifs »

36Ce rythme caractérise un mode de valorisation des films, qui, contrairement à la télévision, ne s’appuie pas sur des attributs codifiés. Pour Jérémy, « on est plus, dans le cinéma, sur le qualitatif où on a besoin de sentir l’accueil du festival, l’accueil du public, l’accueil presse, que sur la télé où en gros on achète des locomotives qu’on connaît ou qu’on a vues, et en dehors de ça, il faut trouver des films pour mettre à 2 heures du matin ou à 23 heures, et là, c’est plus du remplissage ». C’est la raison pour laquelle Fabiola déteste le MIPTV. Consciente que « ce n’est pas du tout la même vente », elle assure avoir imposé une manière plus « qualitative » de présenter ses documentaires aux chaînes de télévision : « Quand vous venez du cinéma et que finalement vous pouvez raconter des histoires, ça leur fait plaisir parce que ça leur change de la “chaîne”. J’ai l’impression que c’est toujours à la chaîne. C’est toujours ça : “Combien d’heures vous avez à vendre ?” J’ai horreur de ça. »

37De ce point de vue, le cinéma est davantage caractérisé par une « incertitude radicale » [Menger, 2013]. À Cannes, les acheteurs doivent en effet acheter nombre des films clés de leur programmation annuelle, et il leur faut se décider en quelques jours, à un prix qui leur permette de l’emporter face à leurs concurrents : « Ils ont tous peur… Ils entendent leur exploitant dire ça, leur journaliste dire ça, donc tout ça fait que ça monte », précise Fabiola. Pour autant, rien ne les assure qu’ils ne se trompent pas en choisissant des films qui seront des échecs, alors que les sommes investies sont importantes. C’est pour limiter ce risque qu’ils s’appuient sur le festival, où ils peuvent se repérer grâce au tri préalable de la sélection, juger d’une réception, échanger avec leurs pairs et se référer au jugement des « experts » – comme dans l’art contemporain [Quemin, Moulin, 1993].

38Ce sont moins des attributs codifiés qui comptent comme au MIPTV que la réputation – ou le « statut » [Beckert, Aspers, 2011] – des individus qui sont au générique (le « cast ») : les stars, mais pas seulement, tempère Bruno, dirigeant de Signal d’Écouves : « Nos critères ne sont pas ceux du public. […] Une fois qu’on a viré les stars américaines et les comédiens connus en Allemagne, en France, en Angleterre, il y en a très peu. » Les premiers films sont appréhendés à travers la réputation du producteur et des labels de qualité (prix déjà remportés, « workshops », bourses, « ateliers d’écritures ») : « Quand on met tout ça dans une moulinette et qu’on la fait tourner, les films sortent avec une sorte de ratio », conclut Bruno, qui constate entre les exportateurs « une vraie compétition acharnée pour les films » dont « tous les marqueurs sont au vert ».

39Mais pour valoriser leurs films, la plupart des exportateurs français comptent aussi surtout sur une sélection dans un festival prestigieux comme Berlin, Venise, Locarno, Sundance, et, plus que tous les autres, Cannes [Pedersen et al., 2011]. Jérémy précise : « Les acheteurs se disent : […] “j’ai 4 000 films par an à voir, je ne peux pas tous les voir, il y a des gens qui sélectionnent pour moi, je leur fais confiance plus ou moins”. » C’est parce que La fée de Dominique Abel, vendu par Flora, a été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, qu’elle a pu le vendre dans plus d’une quinzaine de territoires, malgré l’absence de comédiens connus. En revanche, l’absence de sélection obère les chances d’exportation d’un film, estime Fabiola : « Le problème, notamment sur le type de films qu’on a, c’est que si on n’a pas une rampe de lancement en festival, c’est extrêmement difficile. Comment les faire exister sinon ? »

40L’observation des rendez-vous permet de vérifier ce constat. Astrid, directrice des ventes de Montcalm, met ainsi l’accent, lors de ses trois premiers rendez-vous au tout début du MIF avec des acheteurs belge, japonais et taïwanais, sur le seul de ses films qui a été sélectionné en compétition officielle : Michael, de l’Autrichien Markus Schleinzer, s’inspire de l’affaire Natascha Kampusch, et raconte, à partir du point de vue du pédophile qui l’a séquestré dans sa cave, le calvaire d’un jeune garçon. Évoquant une « Austrian touch », Astrid insiste sur le lien du réalisateur avec Michael Haneke, dont il a longtemps été le directeur de casting, et qui fait partie des « habitués » du festival de Cannes [Esquerre, 2012]. C’est parce que Michael a été sélectionné qu’Astrid peut espérer vendre un film au traitement particulièrement controversé (« on aime ou on n’aime pas »). En revanche, elle ne présente pas un autre de ses films, non sélectionné, Un amour de jeunesse, de Mia Hansen-Love, escomptant plutôt une sélection au festival de Locarno.

41Si la sélection constitue un dispositif de valorisation marchande privilégié pour les exportateurs français, le palmarès en est un a fortiori. D’ailleurs, les vendeurs prévoient dans leurs contrats ce qu’ils appellent des « bumpers » : si le film obtient des récompenses comme des Palmes ou l’Ours d’or à Berlin, le montant payé par l’acheteur augmente automatiquement. C’est la raison pour laquelle une Palme difficile à valoriser commercialement, comme Uncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (acquis in extremis par Carré juste avant d’obtenir la Palme d’or en 2010), est jugée contre-productive par Claudia : « Nous, on l’appelle “Chapi Chapo” ici… Il a fait zéro franc. […] Ça nous est arrivé aussi d’avoir des films qui étaient difficiles. Mais celui-ci n’a servi strictement à rien. »

3.4 – Un dispositif d’enchères

42Contrairement au MIPTV, les films sont négociés sur place : « À Cannes, si tu ne signes pas sur place, c’est difficile de signer plus tard », avertit Baptiste. Au 6e jour du marché, l’équipe de Grande Casse fait le point, au petit matin, autour de croissants, sur les ventes en cours : « Les Grecs ont pris une option sur tel film » ; « Un tel est à tant sur les conditions classiques » ; « Tu as son numéro ? » ; « Il ne nous plantera pas » ; « Un tel, ça y est, c’est signé ? Oui. Et un tel, c’est signé ? Oui. Ok, ça, c’est fait » ; « Lui, il faut que tu lui envoies un deuxième mail ».

43En fait, les films vendus par les enquêtés sont soumis à des enchères – un dispositif de valorisation qui permet justement de révéler un prix inconnu [Smith, 1990, p. 19] ou de « résoudre collectivement une incertitude sur la nature même de l’objet » [Quemin, 1994, p. 57], et qui caractérise donc nombre de marchés singuliers [9]. « À Cannes, l’intérêt, c’est que tout le monde est réuni, tout le monde voit tout, tout le monde fait des offres et tout le monde fait des surenchères », précise Bruno.

44Certes, le prix d’un même bien varie, comme au MIPTV, selon les territoires d’achat. Jérémy estime qu’« un film qu’on vend 100 000 ou 200 000 euros en Allemagne, on doit le vendre autour de 40 000 ou 500 000 euros en Scandinavie, si on y arrive », alors qu’« aux États-Unis et au Canada, en moyenne sur un film d’auteur, c’est du 25, 30, 40 000 dollars ». Mais dès les premiers rendez-vous d’Astrid, un distributeur japonais réclame la baisse du prix d’un petit film présenté avant Cannes : 10 000 dollars au lieu de 15 000. De nombreux exportateurs affirment d’ailleurs prendre un grand plaisir à marchander les films. Au 7e jour du marché, Baptiste tend l’oreille quand sa collègue négocie avec des acheteurs chinois intéressés par un documentaire sur les singes capucins : « J’aime ça ! », s’exclame-t-il.

45C’est à l’issue des projections que les « enchères » ont généralement lieu, précise Fabiola, qui passe son temps à répondre aux distributeurs, un BlackBerry dans une main, un iPhone dans l’autre, tout en courant à travers les allées du marché : « Ils viennent une fois, ils passent, ils disent : “Je vais faire une offre.” Ils me posent les offres, ensuite on rappelle, ensuite ça se fait par téléphone, sur la Croisette, à minuit. » Le travail des exportateurs consiste alors, explique Jérôme, directeur des ventes d’Aigoual, « à placer [ses] clients en position concurrentielle » : « C’est au moment où on rencontre dans le même jour 10 Espagnols qu’on aura la meilleure offre, plutôt que si on discute avec un seul. Le but, c’est d’avoir dans la salle tous les concurrents possibles par territoire pour avoir nous, vendeurs, la meilleure offre. […] Hors marché, ce n’est pas la bonne période psychologique pour vendre quelque chose. En marché, l’acheteur est là pour acheter, il sait qu’il y a tout le monde, tous ses concurrents. Le même film qu’il achètera sur un coup de tête en trois secondes au marché, si je vais dans son bureau, il me dira : “Oh là là, montre-le moi quand il sera fini.” C’est une atmosphère qu’on contribue à créer. » Tout le jeu consiste alors, comme le décrit Jérémy, à refuser de révéler « qui sont les autres » et quels sont leurs prix : « Il ne faut surtout pas donner cette info parce que ça les aide trop. C’est de leur dire : “Voilà, vous êtes plusieurs”, si c’est le cas. […] Ils nous prennent à partie, ils nous engueulent, ils nous disent qu’on joue avec eux et qu’on les utilise, et là, c’est le stress au possible. » Certains bluffent : ce sont donc, pour les acheteurs, des enchères à l’aveugle.

46L’objectif est alors pour les exportateurs de faire durer le plus longtemps possible ces enchères, poursuit Jérémy, afin de faire monter les prix : « On a des arguments pour faire attendre. Ça va, on sait faire attendre. Mais on se prend des coups de pression. » Parfois cependant, les vendeurs préfèrent vendre leurs films à un prix jugé suffisant afin de « fermer » un territoire – situation observée en rendez-vous dès le deuxième jour du marché sur le stand de Signal d’Écouves, pour un film avec Isabelle Huppert cédé à un acheteur belge. Trop attendre, c’est en effet courir le risque d’y perdre, explique Flora : « On peut se tromper. Ça nous arrive parfois de se dire : mon Dieu si j’avais pris telle offre à tel moment, qu’est-ce que j’étais bête de ne pas la prendre ! »

47L’efficacité de ce dispositif varie évidemment selon les territoires : dans ceux où il n’y a qu’un seul acheteur potentiel de films d’auteur, comme en Grande-Bretagne, il n’y a pas de facto d’enchères, contrairement à un pays comme la France où le dispositif fonctionne à plein parce que ces films d’auteur ou d’art et essai y sont soutenus [Pinto, 2012]. Flora s’étonne : « On ne vous l’a jamais dit ? Les prix de vente en France c’est du délire ! [ils peuvent effectivement dépasser les 100 000 euros par film] […] La flambée en France c’est très régulier c’est quasi systématique dès qu’un film est porteur. » Les enchères débouchent en effet souvent sur des bulles spéculatives, dénommées « buzz » sur les marchés, d’ailleurs identifiées par les économistes comme une variable explicative de la valeur des films [Holbrook, Addis, 2008]. C’est « l’effet pingouin », comme dans la programmation théâtrale : « Tous les pingouins se précipitent à l’eau à une cadence effrénée pour tenter d’accaparer les meilleurs morceaux » [Lambert, 1998]. Pour Flora, le « buzz » est constitutif du MIF : « En plus les gens ne dorment pas beaucoup, donc tout le monde commence à s’exciter sur le film et là ça peut flamber. […] Si par exemple il y a un film qui fait le buzz comme un fou, il peut complètement éclipser les autres. Donc le buzz est quelque chose de très très important qu’on ne peut pas anticiper. C’est pour ça que les boîtes d’exportateurs se plantent et se reforment », précise Flora.

48Typiquement, à Cannes en 2011, le « buzz » a bénéficié à The Artist de Michel Hazanavicius. Claudia, sa vendeuse, raconte le contraste entre les premiers rendez-vous où elle annonçait un film français en noir et blanc et l’engouement qui a suivi : « Ils me disaient tous : “Attends, attends, tu es gentille, Claudia, mais non merci.” […] Et après les premières projections, il y a eu un buzz terrible, les journalistes sont sortis en disant : “Mais c’est un petit chef-d’œuvre !” Le lendemain, dans les bureaux, c’était génial ! […] On ne fait même pas monter les prix. On annonce des prix et puis pfiou pfiou pfiou ! Il y a surenchère. » Le film a été vendu dans le monde entier en dix jours. Harvey Weinstein, le « faiseur d’oscars », d’ailleurs associé dans la presse à l’irrationalité du marché de Cannes [10], et rendu depuis tristement célèbre par d’innombrables accusations de viols et d’agressions sexuelles, en a aussitôt acheté les droits pour les États-Unis et une partie du monde. Par définition, le « buzz » obéit aux facteurs psychologiques caractéristiques des enchères [Smith, 1990].

3.5 – Un dispositif critique

49Un dernier dispositif joue un rôle fondamental au MIF : l’évaluation critique des films. Le public est, certes, crucial pour le festival [Ethis, 2001], mais il participe aussi et surtout à la valorisation des films. Du fait de sa présence, les coûts du logement explosent d’ailleurs à Cannes. Une mauvaise réception du film a des conséquences marchandes, constate Jérémy : « Du coup, là, on ne baisse pas la tête, mais l’acheteur le sent, le sait, donc il va négocier à la baisse des prix. » Les exportateurs sont donc très attentifs aux réactions lors des projections, qu’ils peuvent essayer d’influencer par de la « claque », se souvient René, un exportateur qui a exercé le métier entre les années 1960 et 2000.

50Mais de tous les spectateurs, ceux qui comptent le plus sont les journalistes – prescripteurs essentiels comme dans l’art contemporain [Quemin, 2001, p. 92], la haute couture [Delsaut, Bourdieu, 1975] ou le vin [Garcia-Parpet, 2004]. De nombreux espaces du palais (ceux qui étaient occupés par des conférences ou des stands au MIPTV) leur sont dévolus. Les conférences de presse, exercice obligé pour les réalisateurs et les comédiens [Esquerre, 2012], font salle comble, obligeant de nombreux journalistes à les suivre sur des écrans derrière les portes closes. Le « feed-back presse », en particulier celui des journaux professionnels comme Variety, Screen, Hollywood Reporter ou encore Le film français, est déterminant : « Ça fait partie aussi de mon métier sur le marché d’avoir cette relation avec la presse », reconnaît Jérémy. Au deuxième jour du marché, Bruno est par exemple furieux de découvrir que son film El premio, pourtant Ours d’argent à Berlin, a été « descendu » par Variety dans l’édition même où il a « acheté » un encart publicitaire en couverture pour 25 000 euros.

Conférence de presse et salle de presse au MIF

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Conférence de presse et salle de presse au MIF

51Enfin, en rendez-vous, les exportateurs recueillent souvent l’avis de leurs acheteurs sur les films du festival qu’ils n’ont généralement pas le temps de voir. Un acheteur d’Astrid donne ainsi le sien sur We need to talk about Kevin, de Lynne Ramsay, en compétition : « It’s quite ok… But there is some problem with the narrative, it’s back and forth, I don’t see the purpose. […] But it’s nice, well done movie. » Tandis qu’au MIPTV, les distributeurs de télévision discutaient des nouvelles technologies, ceux de cinéma discutent des films sélectionnés : on bascule d’un dispositif « savant » à un dispositif « critique » qui a des effets jusque dans le déroulement des rendez-vous marchands. Au MIPTV, on essaie de s’adapter collectivement aux évolutions de la télévision ; au MIF, d’aboutir à un consensus esthétique.

4 – Conclusion

52Comparer le MIF et le MIPTV tels qu’ils sont vécus par les exportateurs français permet de différencier deux régimes bien distincts d’évaluation et de valorisation des biens audiovisuels à l’exportation. Le MIPTV semble ainsi obéir à un régime d’exposition, dont l’enjeu fondamental est de transférer des programmes d’une case de programmation d’origine à une case de destination, par un jeu d’ajustement entre grilles qui ressemble à un grand « puzzle ». Il procède d’une logique de compression qui a des conséquences à la fois spatiales (le confinement au palais) et temporelles (la durée très brève du marché). Le terme d’« exposition » permet de rapprocher le MIPTV de salons – d’aéronautique, d’automobile, de jeux vidéo, d’armement, etc. – où il s’agit moins de vendre des biens sur place que de les présenter à un public de clients potentiels, et de mettre en scène les dernières avancées technologiques.

53De son côté, le MIF obéit pour les exportateurs français, notamment ceux spécialisés dans les films d’auteur, à un régime de valorisation « festif », parce que le marché et ses participants vivent au rythme du festival où les films sont évalués et discutés, ce qui favorise les enchères et le « buzz », dans un espace et une durée qui débordent (du palais à la ville tout entière, du marché au festival). Dès lors, contrairement au MIPTV caractérisé par des espaces savants de réflexion, c’est l’évaluation critique des films qui domine, avec une occupation des lieux par les journalistes et le public.

54Dans les deux cas cependant, on a affaire à des marchés qui sont moins des lieux de fixation des prix à proprement parler que de valorisation des biens audiovisuels. Au MIPTV, les biens sont « standardisés » : leur évaluation et leur valorisation procèdent de leur ductilité d’une grille à une autre. Le prix, lui, est plus ou moins fixe et ne sera négocié qu’à la marge : il varie selon le territoire et la case d’arrivée. Au MIF, on observe bien une fixation de prix par enchères, mais ce n’est pas ce qui occupe le plus les exportateurs : d’ailleurs, la conclusion des deals est souvent hâtive (par texto, à l’issue d’une projection, autour d’un verre) et les contrats signés ne sont que des précontrats (les « deal-memos ») dont les conditions seront précisées par la suite, une fois revenus à la maison. Il s’agit bien plus pour eux de valoriser leurs films par le biais des projections – en particulier celles du festival – et, grâce aux évaluations positives du public, de la critique et des pairs, d’asseoir un « statut » qui seul assure leur pérennité sur le marché. Ces marchés audiovisuels internationaux ne sont donc pas forcément des lieux privilégiés où l’on peut observer la fixation des prix des biens audiovisuels à l’export, mais où on peut analyser la manière dont procèdent leur évaluation et leur valorisation. Cette enquête, quoique limitée aux exportateurs français de films et de programmes audiovisuels, suggère ainsi l’intérêt de ce type d’événements pour appréhender différents régimes de valorisation au sein du commerce international [11].

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : cinéma, exportations, télévision, commerce international, marché, Cannes

Mise en ligne 04/12/2017

https://doi.org/10.3917/rfse.019.0153

Notes

  • [1]
    Les manières de réaliser ces opérations peuvent d’ailleurs être fortement disputées, comme le montre bien le cas des marchés de télévision en voie d’institutionnalisation en Afrique (Favre, Brailly, 2015).
  • [2]
    La location d’un stand, accréditations comprises, s’élève à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Ce montant de dépense n’est pas inhabituel pour de tels événements internationaux : à titre de comparaison, les stands à la foire d’art de Maastricht représentent en moyenne un coût de 80 000 euros [Moeran, Pedersen, 2011, p. 24].
  • [3]
    John Tagliabue, « At a Television Bazaar, a Glut of Shows », New York Times, 13 octobre 2003.
  • [4]
    Sur ce type de comparaison avec des succès télévisuels passés, voir Bielby et Bielby [1994].
  • [5]
    ORTF, « Le marché international des programmes de télévision », 19 mars 1966.
  • [6]
    TF1, « Le MIP-TV Cannes », 26 avril 1979.
  • [7]
    ORTF, op. cit.
  • [8]
    « La horde et la morale », Paris Match, 24 janvier 2013.
  • [9]
    D’où, a contrario, l’étonnement des chercheurs quand ce n’est pas le cas, comme sur le marché de l’art contemporain [Velthuis, 2011].
  • [10]
    Samuel Blumenfeld, « Le marché du film à Cannes guidé par l’irrationnel », Le Monde, 22 mai 2001.
  • [11]
    Je tiens à remercier Frédérique Matonti, Angèle Christin et Emmanuel Didier ainsi que les évaluateurs anonymes de la RFSE pour leurs suggestions précieuses sur des versions antérieures de cet article.
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