Couverture de RFSE_018

Article de revue

La fin de l’économie. Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, Paris, 2016, 638 p.

Pages 195 à 205

Notes

  • [1]
    Sur la question de l’insularité des économistes, au sens où ils ne citent que très peu les autres sciences sociales, voir Fourcade et al. [2015].
  • [2]
    L’auteur prend l’exemple de la politique actuelle du logement en France qu’il considère comme trop protectrice des locataires en situation d’impayés. Celle-ci conduirait in fine à réduire l’offre locative de logement et à sursélectionner les locataires, en excluant ceux qui présentent le moins de garanties, ou encore les aides au logement qui auraient pour conséquence l’augmentation des loyers.
  • [3]
    Notons que F. von Hayek critique ce positivisme juridique, car ce dernier considère toutes les règles de justice comme le produit d’une invention délibérée à partir d’une parfaite intelligence des phénomènes sociaux.
  • [4]
    À cet égard, l’auteur fait référence au rapport pour le Conseil d’analyse économique de son « maître » J.-J. Laffont [1999] sur « Les étapes vers un État moderne », rapport qui avait conduit à une levée de boucliers parmi les hommes politiques et les hauts fonctionnaires présents lors de sa présentation. Il ne faisait qu’énoncer l’idée, reconnue depuis Montesquieu et les constitutionnalistes américains, que l’État est capturé par des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt collectif. Or Laffont et Tirole semblent méconnaître l’idée selon laquelle les républicains mènent un combat contre leurs différentes attaches particulières (familiales, régionales, corporatives, etc.). C’est sur cette morale civique que les travaux d’économie publique en France considéraient que les pouvoirs publics étaient garants de l’intérêt général.
  • [5]
    Nous empruntons ce terme à Antoine Vauchez qui a organisé un colloque en janvier 2017 sur ce thème avec Bastien François. Ces deux auteurs problématisent l’émergence et la diffusion généralisée de cette nouvelle forme d’autorité publique, de ses entrepreneurs, de ses outils et discours légitimes, de ses professionnels qui font carrière d’indépendants. Sur la base de données d’enquêtes, ils invitent à réfléchir sur cette nouvelle forme d’hybridation du politique, de l’administratif et de l’expert au sein de laquelle des économistes comme Tirole ont joué un rôle clé.
  • [6]
    Par ailleurs, dans notre propre recherche sur la contractualisation de la relation de travail, nous montrons que le recours au licenciement pour motif individuel ne constitue pas seulement une forme de contournement du droit du licenciement pour motif économique, mais aussi un indice des pratiques d’individualisation de la relation de travail, pratiques qui peuvent être volontairement conçues pour affaiblir le rôle des syndicats [Bessy, 2007].
  • [7]
    Notons ici que dans son rapport de 2003, « Protection de l’emploi et procédures de licenciement » (avec O. Blanchard), l’auteur était beaucoup plus catégorique sur l’éviction du juge. Sur cette question, voir Eymard-Duvernay [2004].
  • [8]
    D’après Tirole, ce sont les cinq revues généralistes les plus lues par la communauté scientifique, qui sont aussi les plus sélectives (taux d’acceptation des articles proposés de 5 à 10 %) et dont les indices de citation des articles publiés sont les plus élevés. Rien n’est évidemment dit sur le caractère endogène de ce processus de sélection. Ce classement de la qualité des revues est entièrement construit par les économistes qui en font un usage malthusien pour reconnaître leurs pairs et organiser leur carrière dans le public et dans le privé.
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1L’ouvrage de Jean Tirole intitulé Économie du bien commun est impressionnant à plusieurs titres. D’abord par son volume : 638 pages et 17 chapitres regroupés en 5 parties. Les deux premières, « Économie et société » et « Le métier de chercheur en économie », développent une réflexion personnelle de l’auteur sur sa discipline et son métier. La troisième partie est consacrée au « cadre institutionnel de l’économie ». Enfin, dans les deux dernières parties, l’auteur aborde une grande diversité de thèmes : la quatrième tente de répondre aux grands défis macroéconomiques (le réchauffement climatique, le chômage, l’Europe et pour finir la finance) alors que la dernière traite des enjeux industriels majeurs (la concurrence et la politique industrielle, l’économie numérique, l’innovation, la propriété intellectuelle et la régulation sectorielle). Cette capacité de l’auteur à naviguer entre de multiples thématiques rompt avec la spécialisation croissante des économistes, qu’il dénonce par ailleurs, au nom de la nécessité d’avoir des points de vue transversaux. Elle est aussi la conséquence de sa notoriété, avant même son prix de la Banque de Suède de 2014, l’amenant à produire, en collaboration avec d’autres économistes, différents rapports d’expertise commandités en particulier par le Conseil d’analyse économique.

2Mais Jean Tirole cherche également ici à mettre ses propos à la portée d’un public plus large qui s’interroge sur le bien-fondé des sciences économiques, à la suite notamment de la dernière crise financière. Ces interrogations légitimes le conduisent, au moins dans les deux premières parties, à prendre du recul par rapport à sa discipline. En effet, ce n’est pas le moindre des mérites de l’auteur d’aborder dans la première partie le rapport de la société à l’économie et de répondre aux critiques faites aux économistes au nom des « limites morales du marché ». Pour lui, ces dénonciations des mécanismes marchands sont le plus souvent injustifiées. Car, loin de prôner le laisser-faire, les économistes s’attacheraient pour l’auteur à identifier les défaillances du marché et à les corriger par des politiques publiques. Dans la seconde partie, Jean Tirole développe la dimension épistémologique de son programme en le positionnant au sein des approches en sciences humaines et sociales (SHS).

3Ce sont ces développements que nous avons trouvés les plus intéressants à la lecture. Non seulement l’auteur explicite en partie le paradigme au sein duquel il se range, mais il s’aventure aussi sur des terres plus incertaines. Il est ainsi amené à s’interroger sur ses croyances dans les mécanismes concurrentiels et les systèmes d’incitations. À travers de nombreux articles publiés depuis une quinzaine d’années, il a certes déjà montré l’apport de la psychologie cognitive dans l’appréhension de motivations intrinsèques aux individus, ce qui conduit à sophistiquer la théorie des incitations. La sociologie lui a aussi permis de prendre en compte les normes de groupes et les effets de stigmatisation. Dans cet ouvrage, il s’aventure cette fois, certes très prudemment, dans la philosophie politique et morale pour nous pousser à nous interroger sur nos valeurs individuelles et collectives, en reprenant l’hypothèse rawlsienne du « voile d’ignorance ».

4Mais la faiblesse – ou la force (selon le côté du champ où l’on se place) – de ces deux premières parties réside dans le fait que l’auteur y cède à une forme de réflexe corporatif normatif. Ce qui est présenté comme des options méthodologiques parmi d’autres, sans qu’elles soient jamais vraiment énoncées, dérive vite sur ce que doit être l’économie : une science de la décision qui reste encore largement à diffuser. Ce qui est présenté comme une passion à partager tourne parfois au prosélytisme assénant qu’il n’existerait qu’une seule manière de faire de l’économie. Symétriquement, l’explicitation des options méthodologiques offre des prises critiques aux économistes ne partageant pas ces options. L’auteur le reconnaît lui-même dans son avant-propos souhaitant que son livre donne matière à réflexion. La présente note entend précisément répondre à cette invitation.

5Cette façon de réduire finalement le domaine de l’économie à la seule méthodologie individualiste est d’autant plus agaçante qu’elle a des implications concrètes sur l’enseignement et la recherche en économie en dressant de sévères barrières à l’entrée dans la discipline, ce qui contrarie depuis une bonne vingtaine d’années tant les carrières des économistes défendant d’autres méthodes que l’exigence d’un pluralisme de la pensée économique.

6La seconde motivation de cette note critique est d’expliciter les soubassements de la pensée de l’auteur afin de positionner notre propre analyse des biens communs à partir principalement de l’approche de l’économie des conventions. Dans cette perspective, nous prolongeons les critiques déjà adressées par les fondateurs de ce courant et en particulier celle d’André Orléan [2011] reposant sur les déterminants sociaux de la valeur, à l’encontre de l’analyse néoclassique de la valeur renvoyant à une substance (utilité). Pour bien comprendre notre argument central, on peut partir du chapitre 12 de l’ouvrage, que Tirole consacre à la crise financière de 2008.

7Dans ce chapitre, l’auteur présente la crise financière de 2008 comme un cas d’école de la notion d’asymétrie d’information, un choix évocateur de sa démarche tournant autour de la « régulation incitative » et des mécanismes de supervision qu’elle implique dans le cadre d’une relation d’agence. Ces dispositifs sont difficiles à mettre en place du fait des difficultés d’évaluation des risques inhérents à la solvabilité des acteurs bancaires et financiers, de leur position en termes de liquidité et de sécurité. La crise financière est ainsi présentée comme un simple dysfonctionnement du système qui aurait besoin d’être mieux régulé afin de bien financer les investissements productifs. Si la pure spéculation est critiquée de même que l’« intense trading », aucune critique n’est portée sur l’hypertrophie de la sphère financière, dont le développement basé sur une forme d’individualisme patrimonial ne participe pas forcément au bien commun.

8À la fin des années 1990, A. Orléan [1999] s’interrogeait déjà sur la capacité de cet individualisme à proposer une représentation de l’intérêt commun au corps productif qui engendrerait l’adhésion de tous à l’œuvre collective. La réponse d’Orléan était négative. La logique individualiste, propre à la sphère financière, construit en effet selon lui des médiations sociales dépourvues d’autorité et abandonnées au libre mouvement des opinions. Certes, on voit émerger des conventions sur ce marché, mais cette polarisation, parce qu’elle procède du mimétisme autoréférentiel et non de la délibération fondée sur des valeurs communes, ne produit que des consensus instables et précaires, entraînant des crises à répétition.

9Par ailleurs, dans le raisonnement de Tirole, la déréglementation depuis l’ère Bush et les taux d’intérêt bas pratiqués par la Fed pour relancer l’économie américaine suite à l’effondrement de la bulle Internet au début des années 2000 occupent une portion plus que congrue. Ce sont pourtant les deux facteurs explicatifs de la crise financière avancés par Joseph Stiglitz [2015], qui fustige les comportements prédateurs des banques vis-à-vis des ménages peu informés (prêts immobiliers et étudiants). Certes, on peut faire référence aux asymétries d’information, mais pour Stiglitz, qui a du reste fortement participé au développement analytique de cette notion, il s’agit avant tout d’un rapport de forces favorable à la sphère financière et conforté par le gouvernement.

10Une des limites de la pensée de Tirole est ainsi ce manque d’épaisseur politique et historique. Cela est d’autant plus problématique que les modèles développés par l’auteur se fondent sur les institutions nord-américaines, à l’exemple de ses travaux sur la gouvernance d’entreprise et la Responsabilité sociale des entreprises (RSE), institutions qui reposent sur une tradition contractualiste entre la société civile et l’État, ce dernier étant toujours supposé « capturé » par des intérêts privés, ainsi que sur une conception alternative du fonctionnement de l’entreprise capitaliste. Or ces éléments historiques et politiques n’entrent pas en considération dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux institutions, au sein d’une économie qui se veut universelle.

11Loin de prétendre réaliser une synthèse critique de l’ensemble de l’ouvrage, nous proposons trois points transversaux dans lesquels nous présentons l’approche de l’auteur tout en lui adressant des critiques. Nous étudions ainsi son épistémologie générale, son analyse du bien commun et sa conception de l’action publique et du droit. Puis nous concentrons la focale sur son examen du chômage, du travail et de l’emploi, et la réforme institutionnelle d’envergure qu’il envisage en la matière. En conclusion, nous abordons la question du consensus entre les économistes, consensus qui serait d’autant plus important qu’ils se considèrent comme des « experts ».

L’épistémologie générale de Jean Tirole

12Nous allons dans un premier temps revenir sur la position épistémologique de l’auteur basée sur l’individualisme méthodologique, sur les rapprochements qu’il fait avec d’autres disciplines de SHS et sur la façon dont il traite les questions morales. Ce qui est frappant d’emblée, c’est la façon dont Jean Tirole s’affirme animé par un souci de « réalisme ». Il nous semble que son approche témoigne bien depuis ces dernières années de la tentative de tout un pan de l’économie néoclassique d’endogénéiser les critiques qui lui sont adressées, en particulier la trop grande abstraction des modèles théoriques construits à grand renfort de mathématiques. Ce souci plus aigu de réalisme tient au fait que cette approche économique se veut de plus en plus prescriptive.

Un souci de réalisme dans le cadre d’une méthodologie foncièrement individualiste

13Tirole part de son expérience d’enseignant-chercheur pour nous dévoiler sa méthodologie et celle qu’il prône pour les économistes de son cercle. Elle s’appuie sur l’aller-retour entre la théorie et les travaux empiriques, bien que l’auteur lui-même procède essentiellement à partir de faits stylisés ou des résultats de la psychologie cognitive. L’auteur expose avec beaucoup d’élégance les contraintes de la modélisation, ainsi que les sophistications introduites par le relâchement de l’hypothèse de rationalité. Cette complexité conduisant à s’éloigner du modèle de la concurrence pure et parfaite est une condition nécessaire pour que l’économie assume sa fonction normative, sa finalité ultime étant la définition de la politique économique en comparant des mesures alternatives. Suivant cette perspective, l’usage des mathématiques ne doit être qu’un moyen et non une finalité en soi.

14Cependant, l’économie n’est pas une science exacte, car elle bute sur la question de la prévisibilité du fait de l’insuffisance des données ou de la compréhension du phénomène. Mais surtout, l’économiste éprouve beaucoup de difficultés pour traiter l’incertitude stratégique, à savoir la façon dont les acteurs vont se coordonner, en cas par exemple de défiance bancaire, ce qui conduit en particulier à la question plus sociologique des prophéties autoréalisatrices. L’économie aurait néanmoins beaucoup progressé grâce à la théorie des jeux permettant de prédire le comportement d’acteurs en situation d’interdépendance. Selon l’auteur, nous ferions de la théorie des jeux sans le savoir plusieurs fois par jour, en cherchant à anticiper la façon dont les autres vont se comporter et réciproquement.

15Il est remarquable ici que l’auteur ne mentionne pas le fait que, dans les situations les plus récurrentes, des conventions émergent et permettent de réduire l’incertitude sur les comportements. Un « oubli » révélateur de la méthodologie de l’auteur et de son hypothèse d’individus qui délibèrent en permanence. L’agent économique de Tirole est un calculateur qui sait réviser ses croyances à partir des informations nouvelles qu’il reçoit, et qui peut aussi faire un usage stratégique des informations privées qu’il détient ; ce qui conduit le modélisateur à prendre en compte les risques d’aléa moral et de sélection adverse afin de définir des contrats de façon optimale.

16L’auteur milite pourtant pour un rapprochement de l’économie avec les SHS, conscient que sa discipline s’en est détachée depuis plus d’un siècle pour acquérir son autonomie autour de la fiction de l’homo oeconomicus. Il a d’ailleurs largement participé à ce rapprochement depuis une vingtaine d’années, en particulier avec la psychologie cognitive, en mettant en évidence tout un ensemble de faits qui dérogent au modèle traditionnel de comportement à la suite des travaux de Kahneman et Tversky : tendance à aller à l’encontre de son intérêt personnel en privilégiant le court terme relativement au long terme, problème de révision des croyances, propension à l’empathie et à des comportements prosociaux, mémoire sélective et automanipulation des croyances, ou encore effets de contexte. Ces réflexions en économie comportementale l’ont conduit à prendre en compte les effets contre-productifs des incitations monétaires (extrinsèques) au sens où de trop forts stimulants individuels peuvent évincer les motivations intrinsèques.

17En passant, la psychologie américaine semble redécouvrir ou conforter empiriquement des résultats de la phénoménologie française, en particulier sur le rôle des émotions dans les processus de décision. Elle cherche en outre à reproduire en laboratoire des mécanismes mis en évidence par la sociologie telle la réciprocité des dons, comme si les économistes avaient besoin de ces expériences de laboratoire pour leur accorder une crédibilité scientifique, témoignant ainsi d’une forme de durcissement méthodologique positiviste. Tout se passe comme si la prise de distance par rapport au modèle standard de comportement se devait d’être compensée par un durcissement de l’administration de la preuve empirique, ce qui expliquerait le développement de l’économie expérimentale orientée vers l’identification de liens de cause à effet.

18Mais ces expériences de laboratoire tendent à individualiser les relations et gommer la dimension collective. D’ailleurs, dans son commentaire de l’article de George Akerlof [1982] consacré à la relation de travail comme un échange partiel de dons réciproques, Tirole fait uniquement référence à une relation bilatérale entre un employeur généreux (versant un salaire au-dessus du prix du marché) et un employé reconnaissant, et donc accroissant son effort (p. 190). Il omet l’idée, pourtant centrale dans l’analyse d’Akerlof, du groupe de référence, à savoir que les entreprises prennent en compte les normes de coopération au travail du groupe.

19L’appartenance de l’individu à un groupe social est pourtant considérée par l’auteur pour aborder la question des stéréotypes et des effets d’étiquetage, bien signalés aussi par Akerlof, pouvant entraîner des formes de discrimination. Ce type de raisonnement est à la base de sa théorie sur la réputation collective considérée comme un bien public au sein d’un groupe donné, ce qui peut conduire à des comportements individuels opportunistes. Dans son article de 1996, Tirole retient l’hypothèse que, dans le cadre d’une entreprise, s’il n’est pas toujours évident de repérer toutes les occurrences où un travailleur peut se comporter de façon opportuniste, il est relativement aisé de statuer sur la nature opportuniste ou non de son comportement. Or cette hypothèse n’est en rien évidente, et l’article de David Kreps [1990] sur la « culture d’entreprise » met l’accent sur le caractère flou qui entoure la définition de ce qu’est « coopérer » ou non, en particulier dans les cas de situations imprévues (au contrat), et qui demande un travail interprétatif. Les entreprises élaboreraient en fait au cours de leur histoire des principes permettant d’identifier le comportement coopératif et d’attribuer ainsi une réputation. Un passé commun entre les différents partenaires facilite l’émergence de telles conventions faisant partie de la culture d’entreprise. Mais Tirole ne va pas jusqu’à prendre en compte les questions d’interprétation et les apprentissages collectifs qui permettent de stabiliser des cadres d’interaction. À l’instar de l’économie néoclassique, le calcul des acteurs commence une fois ces cadres stabilisés.

Les limites morales du marché

20Une autre dimension de l’économie selon Tirole est d’expurger toute moralité de l’action au nom de l’efficacité économique en termes de réduction des coûts ou d’accroissement de valeur. Ainsi, un marché des droits à polluer n’aurait rien de choquant à partir du moment où un prix du carbone diminuerait son émission à bas coût. Cela serait même plus « moral » que de ne rien faire du tout. De même, l’usage addictif de la drogue n’est pas une question de moralité, mais de protection des citoyens contre eux-mêmes et contre les autres. Face aux dilemmes posés par les considérations utilitaristes, en particulier en matière de santé (sacrifier une vie pour en sauver cinq autres), il importe pour Tirole de fixer des politiques générales afin d’éviter les délibérations au cas par cas, inextricables du fait de la nécessité d’arbitrer entre différents impératifs moraux. Par ailleurs, l’auteur insiste sur l’idée que le sentiment d’indignation a parfois une dimension très personnelle qui peut limiter la liberté des autres (il prend ici l’exemple de l’homosexualité). Cela le conduit à aborder le fondement légitime des empiétements sur la liberté des autres, mais sans vraiment s’interroger sur les conditions d’émergence des valeurs collectives.

21D’une façon générale, Tirole nous invite à mieux identifier les fondements de nos craintes face à la marchandisation de certains domaines, à prendre également en considération la dimension émancipatrice du marché et les fonctions socialisantes de la concurrence. Mais, en même temps, il fait sortir la morale de son champ d’analyse. Quels que soient les intentions ou les motifs plus ou moins cachés de l’action, ce qui compte selon lui en dernière instance, c’est son efficacité économique.

22L’économiste se positionne ainsi en surplomb, par rapport au sens que les acteurs accordent à leur activité, et propose une modélisation des comportements à partir de lois positives basées sur des relations de causalité (préférences/incitations/actions).

23Cette posture positiviste est différente d’une approche pragmatiste cherchant à rendre compte des actions des personnes en référence à des principes de jugement. On peut prendre l’exemple donné par l’auteur du don du sang rétribué. Pour soutenir que cette rétribution peut décourager les donneurs potentiels, Tirole introduit l’idée que la participation à un tel dispositif marchand serait interprétée comme un signe de cupidité plutôt que de générosité, ce qui dégraderait l’image de soi au lieu de l’améliorer. Suivant le modèle de la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot [1991], une autre explication consisterait à affirmer que cette dénonciation de la cupidité s’appuie sur l’atteinte d’un autre bien commun (entrant en tension avec un « bien marchand ») basé sur l’engagement solidaire dans le collectif, en référence à un « bien civique », pour reprendre le langage analytique des « économies de la grandeur » distinguant différents principes de jugement.

24Pour conclure cette partie, notons que Jean Tirole milite, non sans provocation, pour une réunification des sciences sociales, car, après tout ces disciplines s’intéressent aux mêmes individus, groupes, organisations ou sociétés. On comprend dès lors son opposition à la création d’une nouvelle section du Conseil national des Universités « Économie et Société », car pour lui l’économie actuelle est de plus ou plus ouverte aux autres sciences sociales. Sauf que la pratique de l’auteur est minimaliste et très orientée vers les travaux en psychologie cognitive [1].

L’économie du bien commun

25Nous allons maintenant revenir sur la notion de « bien commun » mobilisée par l’auteur. Cette notion constitue en fait plutôt une enveloppe de ses développements, un fil directeur dont on a l’impression qu’il a été finalement tiré a posteriori. Il en fait le titre de l’ouvrage, mais, à notre avis, avec un certain opportunisme marketing, la notion de « commun » étant très en vogue ces derniers temps. L’auteur fait une tentative d’explicitation dans son avant-propos pour conclure de façon assez lapidaire : « Sur chaque sujet, j’analyserai le jeu des acteurs publics et privés et je réfléchirai aux institutions qui pourraient participer à une convergence entre l’intérêt individuel et l’intérêt général, en bref au bien commun » (p. 25).

Définition et atteinte du bien commun

26Plus précisément, il part de l’idée que la définition du bien commun requiert, au moins en partie, un jugement de valeur qui reflète nos préférences et nos positions dans la société. Certains peuvent privilégier l’équité, d’autres le pouvoir d’achat, d’autres encore la protection de l’environnement, un projet de carrière professionnelle compatible avec la vie privée, ou encore certaines valeurs morales ou religieuses. Afin de limiter l’arbitraire dans la définition de ces valeurs, les penseurs libéraux, de Locke à Rawls, ont recouru à la notion de « voile d’ignorance » permettant à chacun de se prononcer sur le type d’organisation de la société à privilégier, en faisant abstraction de sa position personnelle.

27Dans cette perspective fortement teintée d’utilitarisme, le voile d’ignorance permet aux intérêts individuels de converger, de trouver un terrain d’entente. La recherche du bien commun ne préjuge pas des solutions institutionnelles (marché, État, délégation de service public à un acteur privé). Elle n’a pas d’autre objectif que le bien-être collectif. Il en va de même, nous dit l’auteur, pour l’accès aux « biens communs » qui, pour des motifs d’équité, appartiennent à la communauté, tels que l’air, l’eau, la biodiversité, le patrimoine, et dont l’usage individuel ne limite pas l’accès des autres. Mais si la ressource vient à manquer, l’usage peut être privatisé d’une manière ou d’une autre (tarification de l’eau, taxe carbone) afin de limiter les conflits d’accès ou la diminution de la ressource. En bonne logique économique, c’est donc la préservation du bien commun qui motive l’usage privatif à travers le paiement d’un droit d’accès.

28Si l’économie ne peut pas se substituer à la société pour définir les objectifs incarnant le bien commun, elle peut néanmoins aider à orienter le débat. Doit-on comprendre que la recherche de l’efficience économique serait dépendante de la prise en compte des questions environnementales ou encore d’équité, de trop grands risques écologiques ou grandes inégalités n’étant pas favorables au développement économique ? Ou alors que, lorsque par exemple l’objectif d’une politique reste purement distributif, il serait essentiel d’évaluer l’importance économique du transfert suivant une analyse « coût-efficacité », renvoyant ainsi à une forme de proportionnalité des moyens par rapport aux fins ? Dans les deux cas, il y a une forme d’interdépendance ou de complémentarité dans la recherche de différents biens communs, et non la défense absolue d’un principe d’intérêt général, par exemple le respect d’un droit social fondamental [2].

29Ce type d’évaluation des politiques publiques conduit l’économiste à rester dans une position de surplomb en définissant ses propres critères d’obtention du bien commun comme seules sources légitimes en la matière, sources qui seraient extérieures au mouvement de la société. En effet, peu d’attention est portée à la façon dont les acteurs construisent par interactions répétées différents biens communs et les mobilisent ; ce qui supposerait d’avoir une approche plus pragmatiste, basée sur l’engagement des acteurs dans des actions collectives contribuant à définir des conventions d’évaluation d’atteinte ou d’écart au bien commun.

L’extension des biens communs

30Pour illustrer ce point, on peut prendre l’exemple de la conception du logiciel libre. En effet, dans le chapitre consacré à l’innovation, l’auteur s’interroge sur les motivations des programmeurs à participer, à titre gratuit, à la conception de logiciels libres ou open source, considérés comme des biens publics. Il met de côté l’explication en termes d’altruisme de certains programmeurs ou encore celle qui s’appuie sur leurs attentes de déclenchement d’un processus coopératif ou de réciprocité généralisée. En effet, cette seconde explication néglige les comportements de passagers clandestins observés dans d’autres contextes, donnant ainsi du poids à l’opportunisme des acteurs. Il évoque alors d’autres types de motivation, à savoir le développement de compétences qui sont ensuite réutilisables dans leur propre organisation (cas des programmeurs systèmes), l’amusement plutôt que la routine d’une tâche imposée, l’opportunité de démontrer leurs talents et d’accumuler un capital réputationnel dans les configurations où leur contribution est fortement visible par le public (les pairs, les entreprises commerciales, etc.), en référence à la théorie du signal. En concluant que l’économie est partout, l’auteur fait abstraction des appartenances collectives des individus. Pourtant, cette dimension sociale est d’autant plus prégnante que les développeurs sont aussi des utilisateurs et qu’ils valorisent le fait de participer à des projets collectifs.

31On peut évoquer un autre exemple, décrit par l’auteur dans le même chapitre, concernant la multiplication des propriétaires de brevet sur des blocs d’une même technologie en matière de logiciels ou de biotechnologie. Les utilisateurs doivent alors régler des royalties en chaîne (droits complémentaires), ce qui pose un problème de coordination entre les producteurs. En effet, si chacun d’entre eux cherche à maximiser ses revenus, cela risque d’élever le coût du recours à la technologie globale et donc de pénaliser les autres contributeurs. Pour l’auteur, cette configuration constitue une autre forme de la « tragédie des communs » comme on la retrouve avec la surexploitation des ressources halieutiques ou l’excès d’émission des gaz à effet de serre, ou encore le recours opportuniste au licenciement de certaines entreprises. Il faut alors trouver les « bonnes » incitations (prix d’accès ou taxes) pour réguler les comportements opportunistes.

32Avec les différentes illustrations présentées dans son ouvrage, on constate que l’auteur fait varier l’extension de la notion de « bien commun », de la création d’un logiciel jusqu’au changement climatique, en passant par le développement d’une technologie, la pérennité de l’assurance chômage ou du système bancaire. Si les incitations monétaires, les taxes, constituent les incitations les plus puissantes, l’auteur fait référence à d’autres types d’incitation qui sont plus intrinsèques aux individus. Mais chaque type d’incitation doit être adapté à la configuration en cause. Dans le cas de la réduction des GES qui supposent une action coordonnée à l’échelle de la planète, l’approche des communs défendue par Elinor Ostrom n’est pas considérée comme pertinente par l’auteur, car elle s’appliquerait selon lui principalement à des communautés locales qui gèrent un pool de ressources en définissant des règles d’accès le plus souvent informelles.

33Mais il nous semble que l’auteur sous-estime les capacités d’auto-organisation des « commoners », ces derniers cherchant à se coordonner par l’intermédiaire de conventions implicites en complément avec d’autres formes de régulation plus macro. Les travaux de Charlotte Hess [2015] consacrés aux « communs globaux » tels que le climat mettent l’accent sur les problèmes de coordination entre macro-acteurs, en particulier les États, tout en soulignant que la gouvernance d’un commun global repose sur une multiplicité de niveaux (polycentricité), et dans laquelle les communautés locales doivent jouer pleinement leur rôle en prise avec leur monde environnant. Il s’agit donc d’une perspective très différente de celle développée par Tirole, qui n’accorde que peu d’importance aux politiques environnementales locales même si elles peuvent poursuivre d’autres objectifs écologiques que la réduction des GES. Face aux insuffisances de ces tentatives et aux échecs de la COP21, il maintient l’idée de créer un marché mondial de droits d’émission permettant la fixation d’un prix unique du carbone, même si ce type de marché n’a pas donné jusqu’à maintenant les résultats escomptés.

34L’auteur entrevoit par ailleurs le rôle des entreprises et des ONG en matière de RSE et leurs capacités à défendre des valeurs communes, comme un type de fourniture décentralisée de biens publics, mais sans vraiment accorder de crédit à ce genre d’initiatives. Plus généralement, il prend peu en compte l’idée que des individus agissent en citoyens en faveur du bien commun, contribuant à sa définition et à sa réalisation, en y trouvant un accomplissement, comme peut le faire l’économiste libéral Amartya Sen [2004] dans sa réflexion sur l’extension des droits de l’homme aux droits économiques et sociaux.

Régulation incitative et politique de l’indépendance

35La lecture des différents chapitres montre que la théorie des incitations constitue un outil extrêmement puissant de modélisation des enjeux au cœur des différents domaines étudiés. Bien que l’équilibre des intérêts dans ces modèles repose sur des hypothèses très strictes, les règles optimales qui en émergent sous certaines conditions peuvent servir d’appui aux autorités publiques pour fonder leur jugement au cas par cas et/ou proposer de nouvelles réformes.

Le droit incitatif

36Le modèle économique devient alors un modèle juridique définissant des normes de comportement à respecter sous certaines conditions. Dans cette perspective, qui rejoint les travaux du juge Posner, économie et droit ne feraient plus qu’un au nom de l’efficience économique. Le juge peut trancher les litiges tout comme le « politique » peut proposer des réformes en toute connaissance de cause, habilitant ainsi le projet de fonder scientifiquement l’ordre juridique [3]. Néanmoins, Jean Tirole prend au sérieux l’idée des juristes selon laquelle le droit ne peut se réduire à un système d’incitations. Il sert aussi à exprimer des valeurs sociales auxquelles ne sont pas insensibles les acteurs animés par des comportements pro-sociaux. L’auteur introduit ainsi des incitations réputationnelles, certains acteurs étant plus sensibles à des effets de stigmatisation en cas de non-respect d’une norme ou encore cherchant à améliorer leur image.

37De notre côté, nous pensons que l’idée d’une intervention directe de l’État via l’application de sanctions, propre à la régulation incitative, risque d’effacer les processus de co-construction des règles entre les « macro » et les « micro » acteurs, ces derniers pouvant être aussi à la recherche de solutions coopératives. L’apport de l’analyse économique au droit ne devrait pas se cantonner uniquement à la définition de règles « efficientes », mais aussi aux conditions de sa reconnaissance par les acteurs et de son application. C’est ce que propose partiellement Tirole dans son ouvrage lorsqu’il traite de la question de l’acceptabilité des réformes en mettant en évidence un ensemble de biais cognitifs au niveau individuel, ou en proposant des incitations réputationnelles pour changer les normes sociales. Mais, il occulte ainsi le rôle de nombre d’intermédiaires du droit entre les règles codifiées et les pratiques des acteurs visant une certaine légitimité dans leurs domaines d’activité respectifs [Bessy et al., 2011].

Pour un État moderne et des autorités indépendantes

38S’agissant des règles déontologiques qui doivent encadrer les activités de l’économiste, Jean Tirole met l’accent sur son indépendance par rapport aux sphères du pouvoir, et en particulier de la sphère politique dont les membres possèdent des incitations qui leur sont propres, notamment la sanction électorale, incitations qui peuvent conduire à des « défaillances de l’État [4] ». La figure typique en est la capture du régulateur par les régulés ou leur représentant, les lobbies. Cette capture est particulièrement importante en présence d’asymétries d’information inhérentes au fait que les coûts de politiques favorables à un groupe de pression sont souvent peu visibles pour les citoyens (aides à l’exportation, niches fiscales, créations d’emploi clientélistes). Face à l’emprise du politique (mais l’auteur rappelle qu’il faut se mettre aussi à la place de la classe politique pour ne pas tomber dans le populisme), Tirole défend le développement d’autorités indépendantes qu’il a lui-même contribué à mettre en place dans les industries de réseaux.

39Il nous livre donc sa conception de la « politique de l’indépendance [5] ». Suivant un modèle contractualiste, les sociétaires définissent des finalités à atteindre et c’est aux différentes autorités indépendantes d’assurer la « bonne justice », marque selon lui d’une vraie démocratie, et à l’économiste de guider les décisions les plus techniques (versus les choix sociétaux familiers à l’ensemble de l’électorat) en s’appuyant uniquement sur ses outils afin de trouver les moyens les plus efficaces. Pour l’auteur, il y a donc un juste milieu à trouver entre la primauté du politique et l’indépendance des agences.

40Plus généralement, Jean Tirole défend une conception de l’État qui doit pallier les défaillances du marché (et non s’y substituer) afin de « créer une vraie égalité des chances, une concurrence saine, un système financier ne dépendant pas des renflouements sur argent public, une responsabilisation des acteurs économiques vis-à-vis de l’environnement, une solidarité au niveau de la couverture santé, une protection des salariés peu informés (sécurité au travail, droit à une formation de qualité)… » (p. 231). Cette liste peut être analysée comme l’atteinte de différents biens communs définis en quelque sorte par les citoyens que les fonctionnaires doivent servir. L’auteur en vient à faire des recommandations (comme la réduction du nombre des fonctionnaires en recourant aux contractuels) prenant l’allure d’un véritable programme politique. Mais, rien n’est dit sur l’empire du New public management qui pourtant érode les motivations intrinsèques des fonctionnaires, pour reprendre l’expression de l’auteur.

Régulation sectorielle et concurrence

41Consacré à la régulation sectorielle, le chapitre final repose sur l’expertise de l’auteur dans les industries de réseaux et conforte sa doctrine de l’indépendance des agences de régulation. Il y développe l’analyse des choix de tarification des entreprises régulées, pour ne pas dire « politique de tarification ». En effet, l’auteur insiste une nouvelle fois sur la neutralité des instruments par rapport à la définition des objectifs (l’intensité de la concurrence, l’accès au service public des consommateurs les plus défavorisés) qui elle est plus de l’ordre de la politique.

42L’exposé de la règle de Ramsey-Boiteux s’avère très pédagogique et permet de bien comprendre l’idée d’une tarification basée sur l’élasticité de la demande par rapport au prix suivant différents segments de marché. Schématiquement, il faut pratiquer un tarif élevé pour les demandes de service peu élastiques (afin que les marges réalisées couvrent les coûts fixes de l’entreprise) et un tarif faible pour les services les plus élastiques. Pourtant, dans le cas des télécommunications, c’est la politique contraire qui a été menée en rendant très attractifs les abonnements et en renchérissant sur les services longue distance.

43Les réformes des industries de réseau qu’ont conduites Laffont et Tirole reposent sur l’application de ce théorème, qui avait été inventé 40 ans auparavant, dans les contrats de régulation. Ils ont ainsi déroulé une mécanique économique implacable qui condamnait les politiques de redistribution trop marquée au bénéfice des ménages les plus défavorisés, en intégrant seulement une obligation minimale de service universel. Plus généralement, cette approche conforte la détermination de la valeur économique d’un bien par agrégation des disponibilités à payer individuelles et la conception du bien commun comme une somme de biens privés individuels. Elle a fait évoluer le droit de la concurrence, mais aussi les systèmes de réservation par ordinateur dans les transports. Il n’y a donc plus d’écart entre ce qui est et ce qui devrait être, ce qui illustre la performativité de leur théorie dans la conception de l’ingénierie contractuelle qui renouvelle, mais dans un tout autre style, la tradition française d’un état planificateur.

Chômage, travail et emploi

44En revanche, les institutions de l’emploi sont beaucoup plus difficiles à transformer d’après l’auteur, alors qu’elles conduiraient au dualisme croissant du marché du travail. L’auteur propose une réforme, parmi d’autres, du contrat de travail, car le chômage est un phénomène structurel et durable.

45Cette réforme doit s’effectuer en suivant le principe général du « licencieur-payeur », c’est-à-dire en définissant une taxe sur les licenciements, afin que les entreprises internalisent le coût total pour la société quand elles licencient un salarié. L’auteur a bien conscience des difficultés à définir les modalités de fonctionnement d’un tel dispositif et il propose des mécanismes d’ajustement, afin de réduire les mécanismes d’évasion (par un recours systématique à la sous-traitance) et les effets de sélection des candidats à l’embauche. Mais l’essentiel est de mettre fin à cette situation qui veut que les entreprises licenciant peu paient pour les autres, et surtout de réduire le rôle des juges dans le contrôle des licenciements économiques. En effet, ce contrôle peu étayé conduirait à accroître l’insécurité juridique des employeurs, tout en se surajoutant à des procédures en la matière particulièrement coûteuses en France.

46Ces réformes institutionnelles sont urgentes et doivent s’éloigner d’une conception de l’emploi comme une quantité fixe qui débouche sur des politiques de réduction du temps de travail, de barrières à l’entrée des migrants ou de certains biens et d’abaissement de l’âge de la retraite. Ces réformes doivent favoriser l’investissement des entreprises dans de nouveaux domaines qui seront créateurs d’emploi. Elles passent par une plus grande initiative laissée aux accords d’entreprises et une simplification du droit du travail qui devrait se débarrasser de la figure fondatrice du salarié travaillant en usine pour adopter la figure de l’actif pouvant multiplier les statuts (salarié, indépendant, auto-entrepreneur), du fait des opportunités d’activités offertes par les nouvelles technologies de l’information et des communications.

47Dans le chapitre portant sur les enjeux sociétaux liés à l’économie numérique, l’auteur fait preuve d’un grand optimisme sur les nouveaux modèles d’activité sous le modèle d’Uber permettant d’ouvrir certaines professions à la concurrence, mais sans mener une véritable réflexion sur les règles professionnelles qui seraient tendanciellement vectrices de monopole. Simple précaution concernant le développement d’Uber, il faudrait ainsi s’assurer, toutes choses étant égales par ailleurs, qu’un taxi classique et un taxi Uber paient en pratique le même montant de « charges sociales » et d’impôt sur le revenu, fidèle en cela à son principe de neutralité fiscale relativement à différentes formes d’organisation des activités.

48Là encore, l’analyse de la réforme du marché du travail est menée au pas de charge et s’appuie sur des travaux de seconde main, en particulier ceux portés par Pierre Cahuc. Nous ne reprendrons pas tous les points avancés par Tirole, bien qu’ils ne soient pas exempts de critiques, l’auteur n’étant d’ailleurs pas un spécialiste du marché du travail.

49On peut tout de même lui adresser deux remarques. La première porte sur les coûts du licenciement pour motif économique du fait des obstacles juridiques qui se seraient accrus au cours des dernières années, et des risques judiciaires auxquels s’exposeraient les employeurs, considérés comme trop importants. Or les travaux de Gomel et al. [2010] montrent que ces obstacles juridiques sont en réalité surestimés et que le taux de recours devant les prud’hommes est nettement plus important pour les licenciements pour motif individuel (environ 25 % en 2008) que pour les licenciements économiques (2 %) [6].

50La seconde critique porte sur la mise en œuvre du principe incitatif du licencieur-payeur conduisant à une réduction de l’encadrement juridique du licenciement [7]. En effet, ce principe est bien révélateur de la croyance dans les mécanismes incitatifs au détriment des moments de débats lors des comités d’entreprise ou des procès, au cours desquels les normes de coopération sont discutées et éprouvées. Or ces normes en œuvre dans les entreprises conditionnent en partie leur efficacité productive.

51D’une façon générale, on peut douter de l’efficacité de ces mécanismes incitatifs quand les entreprises peuvent les contourner de façon stratégique. De plus, les salariés possèdent un droit de regard sur les décisions concernant leur emploi et une exigence de justice qui ne peut pas être compensée uniquement par des indemnités. Si cette exigence n’est pas honorée, cela peut avoir des conséquences sur le fonctionnement de l’entreprise, sur sa capacité à faire adhérer les salariés à son projet. D’où l’importance d’un débat contradictoire devant les juges, autour de différents types de biens communs, ou dans d’autres arènes de débat, au lieu de prôner une simplification du Code du travail et la mise en place d’un système de bonus-malus suivant une rationalité instrumentale.

L’économiste et le consensus

52Comme dans les autres domaines abordés par l’auteur, l’Économie du bien commun est restreinte à l’analyse des instruments de la régulation incitative permettant de faire converger intérêt individuel et intérêt général, sans grand détour réflexif sur la définition des biens communs et les débats qu’ils peuvent occasionner suivant une rationalité plus interprétative qu’instrumentale. Cette politique de l’optimisation opérée par des agences de régulation indépendantes révèle toute la volonté de pouvoir de l’économiste dans les dispositifs qu’il conçoit et qui restent largement extérieurs aux mouvements de la société.

53En conclusion, on peut revenir justement sur la place de l’économiste dans la société. Nourri par son propre retour d’expérience, l’auteur développe en effet un modèle de l’expert indépendant qui doit participer à l’amélioration de la chose publique. Mais il s’agit toujours d’un exercice périlleux, car les connaissances sont en évolution perpétuelle.

54Notons que l’auteur se livre à une claire critique de l’économiste « engagé », qui risque d’être trop vite étiqueté par ses prises de position politique, de perdre sa liberté de pensée en campant sur ses positions, et de proposer des recommandations insuffisamment réfléchies sur des questions pour lesquelles il n’est pas vraiment spécialiste, autant de raisons qui ne contribuent pas à un débat public éclairé. Mais de façon plus insidieuse, les étiquettes de droite et de gauche feraient courir le risque que la science économique soit perçue comme une science sans consensus, alors que de nombreux sujets font consensus parmi les économistes « de haut niveau » – il faut entendre ici ceux qui publient dans les grandes revues internationales, sinon dans le top five des revues américaines [8]. Et de nous dire en sus : « Et c’est heureux, car, s’il n’y avait pas d’opinion majoritaire, le financement de la recherche en économie serait difficile à justifier malgré les enjeux colossaux des politiques économiques pour notre société » (p. 110).

55Ainsi, selon Tirole, le financement de la recherche est d’autant plus justifiable que celle-ci produit des résultats qui sont peu contestables, du fait de l’application d’une méthodologie rigoureuse, et qui peuvent servir d’appui à la définition de politiques publiques. De là à penser qu’il faudrait limiter les divergences, surtout lorsqu’elles ne sont pas sérieusement étayées, car cela pourrait nuire à la réputation de la profession, il n’y a qu’un pas. Une telle posture le conduit à positionner l’économie plus du côté de l’expertise que de la recherche purement académique, à développer des méthodes empiriques irréprochables (telles que les expérimentations aléatoires), pour asseoir sa crédibilité et son autorité prescriptive, plus qu’à prospecter de nouvelles pistes analytiques. Si bien que l’on peut se poser la question de « la fin de l’économie » en tant que discipline académique respectueuse de différents courants de pensée. En paraphrasant S. Jasanoff [1998], les économistes rejoindraient ainsi la clique des « sciences advisers as policymakers » en prenant le contrôle de la définition des politiques publiques, au détriment des valeurs démocratiques.

56Il n’en reste pas moins que l’auteur a le mérite de poser cette question du consensus. Encore faudrait-il préciser à chaque fois sur quoi celui-ci reposerait, et en particulier savoir s’il porte sur des faits stylisés, des régularités empiriques, la fiabilité d’instruments de mesure et de preuve, ou encore de véritables « lois ».

57Mais ce type de tensions sur le périmètre de la profession ou sur l’affrontement entre différents paradigmes, et la lutte pour définir l’excellence ne sont pas propres à l’économie et se retrouvent dans toutes les disciplines. Il semble qu’en sociologie les controverses soient beaucoup plus admises et n’empêchent pas le financement de recherches avec des options méthodologiques très différentes.

58On peut conclure que les voix dissonantes d’économistes qui ne publient pas dans ces grandes revues internationales ne sont pas de nature à remettre en cause le consensus, et Jean Tirole vise ici à demi-mot les économistes dits hétérodoxes qui ne sont jamais cités dans son ouvrage. C’est une manière un peu plus élégante que celle utilisée par Pierre Cahuc et André Zylberberg [2016], mais sur le fond cela ne change rien. Les économistes qui n’appartiennent pas au paradigme dominant sont gentiment ignorés et même Thorstein Veblen (son ouvrage sur la « classe de loisirs ») qui est significativement qualifié par l’auteur de « sociologue ».

Bibliographie

Bibliographie

  • Akerlof G. (1982), « Labor Contracts as Partial Gift Exchange », The Quaterly Journal of Economics, vol. 97, pp. 543-559.
  • Bessy C. (2007), La contractualisation de la relation de travail, LGDJ, Paris.
  • Bessy C., Delpeuch T., Pélisse J. (dir.) (2011), Droit et régulations des activités économiques : perspectives sociologiques et institutionnalistes, LGDJ Lextenso, coll. « Droit et Société », Paris.
  • Boltanski L., Thévenot L. (1991), De la justification, Gallimard, Paris.
  • Cahuc P., Zylberberg A. (2016), Le négationnisme économique, Flammarion, Paris.
  • Eymard-Duvernay F. (2004), L’encadrement juridique du licenciement mis en question par les économistes, Connaissance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi, n° 6.
  • Fourcade M., Ollion E., Algan Y. (2015), « The Superiority of Economists », Journal of Economic Perspectives, vol. 29, n° 1, pp. 89-114.
  • Gomel B., Méda D., Serverin E. (2010), « Le licenciement pour motif économique est-il juridiquement risqué en France », Connaissance de l’emploi, Centre d’études de l’emploi, n° 72.
  • Hess C. (2015), « Communs de la connaissance, communs globaux et connaissance des communs », in B. Coriat (dir.), Le retour des communs. La crise de l’idéologie prioritaire (pp. 259-274), Les Liens qui libèrent, Paris.
  • Kreps, D. M. (1990), « Corporate Culture and Economic Theory », in J. E. Alt, K. A. Shepsle (eds.), Perspectives on Positive Political Economy, Cambridge University Press, Cambridge.
  • Orléan, A. (1999), Le pouvoir de la finance, Odile Jacob, Paris.
  • Orléan, A. (2011), L’empire de la valeur. Refonder l’économie, Seuil, Paris.
  • Sen A. (2004), « Elements of a theory of human rights », Philosophy and Public Affairs, 32(4), 315-356.
  • Stiglitz J. (2015), La grande fracture, Les Liens qui libèrent, Paris.

Notes

  • [1]
    Sur la question de l’insularité des économistes, au sens où ils ne citent que très peu les autres sciences sociales, voir Fourcade et al. [2015].
  • [2]
    L’auteur prend l’exemple de la politique actuelle du logement en France qu’il considère comme trop protectrice des locataires en situation d’impayés. Celle-ci conduirait in fine à réduire l’offre locative de logement et à sursélectionner les locataires, en excluant ceux qui présentent le moins de garanties, ou encore les aides au logement qui auraient pour conséquence l’augmentation des loyers.
  • [3]
    Notons que F. von Hayek critique ce positivisme juridique, car ce dernier considère toutes les règles de justice comme le produit d’une invention délibérée à partir d’une parfaite intelligence des phénomènes sociaux.
  • [4]
    À cet égard, l’auteur fait référence au rapport pour le Conseil d’analyse économique de son « maître » J.-J. Laffont [1999] sur « Les étapes vers un État moderne », rapport qui avait conduit à une levée de boucliers parmi les hommes politiques et les hauts fonctionnaires présents lors de sa présentation. Il ne faisait qu’énoncer l’idée, reconnue depuis Montesquieu et les constitutionnalistes américains, que l’État est capturé par des intérêts particuliers au détriment de l’intérêt collectif. Or Laffont et Tirole semblent méconnaître l’idée selon laquelle les républicains mènent un combat contre leurs différentes attaches particulières (familiales, régionales, corporatives, etc.). C’est sur cette morale civique que les travaux d’économie publique en France considéraient que les pouvoirs publics étaient garants de l’intérêt général.
  • [5]
    Nous empruntons ce terme à Antoine Vauchez qui a organisé un colloque en janvier 2017 sur ce thème avec Bastien François. Ces deux auteurs problématisent l’émergence et la diffusion généralisée de cette nouvelle forme d’autorité publique, de ses entrepreneurs, de ses outils et discours légitimes, de ses professionnels qui font carrière d’indépendants. Sur la base de données d’enquêtes, ils invitent à réfléchir sur cette nouvelle forme d’hybridation du politique, de l’administratif et de l’expert au sein de laquelle des économistes comme Tirole ont joué un rôle clé.
  • [6]
    Par ailleurs, dans notre propre recherche sur la contractualisation de la relation de travail, nous montrons que le recours au licenciement pour motif individuel ne constitue pas seulement une forme de contournement du droit du licenciement pour motif économique, mais aussi un indice des pratiques d’individualisation de la relation de travail, pratiques qui peuvent être volontairement conçues pour affaiblir le rôle des syndicats [Bessy, 2007].
  • [7]
    Notons ici que dans son rapport de 2003, « Protection de l’emploi et procédures de licenciement » (avec O. Blanchard), l’auteur était beaucoup plus catégorique sur l’éviction du juge. Sur cette question, voir Eymard-Duvernay [2004].
  • [8]
    D’après Tirole, ce sont les cinq revues généralistes les plus lues par la communauté scientifique, qui sont aussi les plus sélectives (taux d’acceptation des articles proposés de 5 à 10 %) et dont les indices de citation des articles publiés sont les plus élevés. Rien n’est évidemment dit sur le caractère endogène de ce processus de sélection. Ce classement de la qualité des revues est entièrement construit par les économistes qui en font un usage malthusien pour reconnaître leurs pairs et organiser leur carrière dans le public et dans le privé.
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