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Article de revue

Dépenses fiscales et allégements de cotisations sociales pour les emplois domestiques : des instruments aveugles aux inégalités ?

Pages 261 à 281

Notes

  • [1]
    Je remercie Gwenaëlle Perrier et les évaluateurs de la Revue française de socio-économie, dont les commentaires ont beaucoup contribué à améliorer cet article.
  • [2]
    Les instruments de dépense socio-fiscale renvoient à l’ensemble des exonérations, abattements et réductions d’impôts.
  • [3]
    Dans la suite du texte, nous entendrons par « instruments socio-fiscaux » les dépenses fiscales et allégements de cotisations sociales.
  • [4]
    Parmi les travaux portant spécifiquement sur la trajectoire de ces dispositifs, on peut noter ceux de Clément Carbonnier [Carbonnier, 2009] ou Claire Marbot et Delphine Roy [Marbot, Roy, 2011].
  • [5]
    La presse généraliste et professionnelle a été étudiée à partir des dossiers documentaires de Sciences Po Paris. Archives « Dossiers de presse, politiques familiales », 423, t. 4 ; 423, t. 5, 409 / 2, t. 5 409 / 2, t. 6, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, Archives de la revue Le Lien, Bibliothèque nationale de France.
  • [6]
    Loi n° 48-1522 du 29 septembre 1948.
  • [7]
    Décret n° 62-445 du 14 avril 1962, article 7.
  • [8]
    Arrêté du ministère du Travail et de la Sécurité sociale, Journal officiel de la République française du 30 septembre 1951.
  • [9]
    Loi n° 86-1307 du 29 décembre 1986, décret n° 87-212 du 27 mars 1987, arrêté du 31 mars 1987.
  • [10]
    La garde d’enfants au domicile des parents concerne avant tout les familles des catégories moyennes et supérieures et les déductions du revenu imposable pour frais de garde ne bénéficient qu’aux ménages fiscalisés.
  • [11]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 1re séance du 18 novembre 1986, p. 6487.
  • [12]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 1re séance du 18 novembre 1986, p. 6470.
  • [13]
    Loi de finances pour 1987 n° 86-1317 du 30 décembre 1986, article 88.
  • [14]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 3e séance du 6 décembre 1986, p. 7280.
  • [15]
    Loi n° 87-39 du 27 janvier 1987.
  • [16]
    Allocation compensatrice tierce personne, avantages invalidité, avantage vieillesse.
  • [17]
    Contrairement à une idée souvent partagée, les exonérations de cotisations patronales pour les employeurs de tierces personnes ne commencent donc pas en 1987, mais la condition de ressources est seulement levée en 1987.
  • [18]
    Loi de finances rectificative pour 1991 n° 91-1323 du 30 décembre 1991, article 17.
  • [19]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal Officiel, 2e séance du 4 décembre 1991, p. 7204.
  • [20]
    Loi n° 93-1313 du 20 décembre 1993, article 5.
  • [21]
    Loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, article 70.
  • [22]
    Loi n° 93-1352 du 30 décembre 1993.
  • [23]
    Loi n° 94-1162 du 29 décembre 1994.
  • [24]
    Loi n° 96-63 du 29 janvier 1996.
  • [25]
    Blandine Grosjean « Garde d’enfant à domicile, le nouveau prix à payer », Libération, 3 octobre 1997.
  • [26]
    Marie-Pierre Subtil, « Le débat sur l’AGED dépasse les clivages politiques », Le Monde, 2 septembre 1997.
  • [27]
    Ainsi, on peut lire dans l’article de Véronique Grousset « Salariés à domicile : la véritable injustice » paru dans l’édition du 20 septembre 1997 du Figaro magazine : « La CFDT estime à 133 000 le nombre des emplois (équivalent temps plein) directement menacés si la déduction fiscale actuelle devait être amputée. Des emplois qui seront difficiles à compenser, compte tenu du faible niveau de qualification des travailleurs familiaux. »
  • [28]
    Le Figaro magazine, 20 septembre 1997.
  • [29]
    Béatrice Taupin, « Aged, le Parti socialiste fait le forcing » Le Figaro Économie, 10 octobre 1997.
  • [30]
    Loi n° 97-1164 du 19 décembre 1997, article 24. Pour les familles qui reçoivent la majoration, 75 % des cotisations sociales sont remboursées ; en revanche, lorsque les revenus des parents dépassent le plafond fixé, seulement 50 % des cotisations patronales liées à l’embauche d’une salariée à domicile pour la garde des enfants sont reversées.
  • [31]
    Loi de finances pour 1998, n° 97-1269 du 30 décembre 1997.
  • [32]
    Pour les personnes invalides, le plafond continue d’être fixé à 90 000 francs.
  • [33]
    Dans le cadre de la loi 98-1194 de financement de la sécurité sociale pour 1999, article 5.
  • [34]
    Modifiant la directive 77/388/CEE.
  • [35]
    Ainsi, la lettre de mission constitutive du groupe Délos indique que « l’objectif ne doit pas être seulement quantitatif mais aussi porter sur la qualité des emplois créés. Le développement du secteur repose, en effet, sur la mise en place de véritables filières professionnelles, mieux reconnues et plus fortement structurées. » Commissariat général du Plan, Développer l’offre de services à la personne, La Documentation française, Paris, 2005, p. 91.
  • [36]
    Loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, article 87.
  • [37]
    Ordonnance n° 2004-602 du 24 juin 2004.
  • [38]
    Le Monde, 25 septembre 2004.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ainsi, ces sommes feraient partie des charges déductibles de l’entreprise et lui ouvriraient droit à un crédit d’impôt ; elles seraient exonérées de cotisation sociale dans la limite du même plafond que le Titre Emploi Service, TES.
  • [41]
    Cette mesure est censée encourager la déclaration des cotisations sociales sur une assiette réelle et non une assiette forfaitaire, permettant ainsi aux salariées de bénéficier de droits sociaux plus grands. Cependant, le dispositif étend le volume des exonérations à travers cette incitation.
  • [42]
    Assemblée nationale, 3e séance du 14 juin 2005, Compte rendu intégral des débats, p. 3594.
  • [43]
  • [44]
    Loi n° 2006-1771 du 30 décembre 2006, article 70.
  • [45]
    Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007, article 60
  • [46]
    Loi n° 2207-290 du 5 mars 2007, article 60 : le crédit d’impôt est accessible aux contribuables célibataires, veufs ou divorcés qui exercent une activité professionnelle ou sont demandeurs d’emploi ; il l’est également aux personnes mariées ou pacsées, qui toutes les deux satisfont aux conditions précédentes. Lorsque l’un des membres du couple est inactif, le ménage ne peut donc pas bénéficier du crédit d’impôt.

1 – Introduction

1En France, les emplois domestiques sont devenus en 2005 un objet visible de politique publique avec le très médiatisé plan Borloo. Ce plan, avec un objectif clair – le projet de créer 500 000 emplois dans les trois ans à venir – accompagné de la création d’une agence (l’Agence des services à la personne) et d’un ensemble d’autres mesures coordonnées, visait à accroître le soutien à la demande de services domestiques tout en essayant de professionnaliser l’offre. S’il a peu introduit d’instruments nouveaux de politiques publiques, il a surtout accru les dépenses fiscales [2], les allégements de cotisations sociales [3] et a permis de coordonner des acteurs différents. Il a rendu plus visible un domaine d’action publique. Sa prise en charge administrative a été transformée, créant ainsi un secteur d’action publique inédit en Europe [Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009].

2Or les instruments de politiques publiques peuvent porter des représentations, des significations, des mécanismes d’incitations spécifiques, risquant d’affecter et d’orienter le public auquel ils s’adressent [Lascoumes, Le Galès, 2005 ; Bezès, 2005]. Ainsi, le choix de soutenir un secteur par ce type d’instruments n’est pas neutre : d’autres instruments auraient pu être exclusivement utilisés, comme les allocations distribuées aux bénéficiaires ou les subventions accordées aux organismes pourvoyeurs de services.

3Peu d’auteurs [4] se sont penchés sur la trajectoire des dépenses fiscales et des exonérations de cotisations sociales visant l’emploi domestique, alors que de nombreuses recherches existent soit sur les dépenses budgétaires [Evers, Pijl, Ungerson, 1994 ; Jenson, Sineau, 1998 ; Martin, 2003 ; Frinault, 2005 ; Burau, Theobald, Blank, 2007], soit sur les transformations de la régulation des emplois dans ce domaine [Causse, Fournier, Labruyère, 1998 ; Ledoux, 2011 ; Farvaque, Lefebvre, 2011 ; Devetter, Jany-Catrice, Ribault, 2009]. Plusieurs raisons expliquent cette asymétrie.

4D’une part, les instruments socio-fiscaux sont souvent développés par petits pas [Siné, 2006], si bien qu’il n’est pas possible, comme pour les dépenses budgétaires, d’identifier une date principale d’adoption des mesures et donc « une » décision à expliquer. D’autre part, ces instruments, peu évalués jusqu’aux années 2000, ont été beaucoup moins visibles dans l’espace public que d’autres, comme l’Allocation compensatrice tierce personne (ACTP), la Prestation spécifique dépendance (PSD) et l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA).

5Cependant, la logique de ce type d’instruments est mieux connue depuis une vingtaine d’années. Christopher Howard et Jacob Hacker [Howard, 1997 ; Hacker, 2002] ont montré que la dépense fiscale se caractérisait avant tout par sa moindre visibilité par rapport à la dépense budgétaire. Sa meilleure prise en compte a changé le regard porté sur certains welfare states [Alber, 2010 ; Weidenfeld, 2011]. Par exemple, alors que les États-Unis sont souvent présentés comme un welfare state résiduel [Esping-Andersen, 1990], ce jugement n’est plus valide dès lors que l’on prend en compte la structure des dépenses sociales nettes – c’est-à-dire après taxation : l’État américain perd beaucoup de recettes fiscales potentielles en encourageant des acteurs privés à produire ou trouver par eux-mêmes des formes de protection sociale [Howard, 1997 ; Hacker, 2008 ; Gilbert, 2010]. De plus, l’attention portée aux dispositifs de dépense fiscale ou d’exonérations de cotisations sociales a montré qu’ils n’ont cessé de croître dans les pays occidentaux au cours des dernières décennies dans une multiplicité de domaines, comme la retraite, le logement, l’assurance maladie, l’emploi ou les énergies renouvelables, marquant ainsi l’avènement d’un État providence qui incite plus qu’il ne distribue [Pollard, 2012].

6Nous proposons dans cet article d’interroger les logiques dont ont été porteurs ces instruments à mesure qu’ils étaient utilisés dans les services domestiques, en reformulant la question de leur visibilité. Il ne s’agit plus ici de savoir s’ils ont été visibles dans l’espace public ou aux yeux de citoyens ordinaires, mais de savoir ce qui a été visible et problématisé, ce qui ne l’a pas été, comment la problématisation a eu lieu. Nous devons en particulier nous demander si les rapports de classe, de genre et de race ont été évoqués au moment de l’élaboration et des modifications successives de ces instruments, quelles différences sociales ont été acceptées ou naturalisées.

7Nous nous intéressons donc ici aux « systèmes d’interprétation du réel », aux « principes abstraits, définissant le champ des possibles et du dicible » [Muller, Surel, 1998, p. 47] portés par les instruments, sachant que ces principes identifient et justifient « l’existence de différences entre individus et/ou groupes, hiérarchisant un certain nombre de dynamiques sociales » [Muller, Surel, 1998, p. 48]. L’enjeu est donc d’étudier les reconfigurations des frontières entre inégalités tues ou dicibles, de voir comment ces systèmes d’interprétation du réel ont évolué avec le déploiement des instruments.

8S’intéresser à la visibilité et à la problématisation des rapports de classe, de race et de genre est crucial, dans la mesure où dès 1995, l’on sait que 95 % des salarié-e-s de particuliers employeurs ou de la branche de l’aide à domicile étaient des femmes, que plus de 13 % n’étaient pas de nationalité française et que les salaires s’établissaient majoritairement à un niveau inférieur à 4 000 francs [Rayssac, Pouquet, Simon, Le Dantec, Legrand, 1999]. Comment définir plus précisément ces rapports ?

9Premièrement, nous proposons d’interpréter les rapports de classe comme les relations entre groupes de classe, définis comme des groupes à l’intérieur desquels un changement est aisément possible. La classe sociale est ici considérée dans son acception wébérienne comme « la chance typique qui, dans un régime économique donné, résulte du degré auquel et des modalités selon lesquelles un individu peut disposer (ou ne pas disposer) de biens ou de services » [Weber, 1971, p. 391]. Analyser les inégalités de classe dans l’emploi domestique permet donc d’étudier comment des groupes sociaux ont été ciblés par l’action publique parce que leurs chances d’accéder à certains biens et services étaient considérées comme inacceptables. Les groupes sociaux impliqués par la relation d’emploi domestique sont de deux types : les bénéficiaires potentiels des services domestiques se distinguent des producteurs de ces services. À l’intérieur de ces groupes et entre eux, les chances typiques d’obtenir des biens et des services peuvent être différentes.

10Deuxièmement, le genre est ici défini comme l’ensemble des différences entre hommes et femmes qui ne sont pas directement liées à la biologie [Bereni et al., 2008]. Étudier l’emploi domestique au prisme du genre permet donc de saisir quand et comment les différences non biologiques entre hommes et femmes ont été considérées comme naturelles et acceptables, comme non naturelles et acceptables ou bien non naturelles et inacceptables.

11Troisièmement, les rapports de race sont analysés comme des rapports dans lesquels Autrui est ramené à des formes d’altérité et de stéréotypes. À la suite de Catherine Achin et Elsa Dorlin [Achin, Dorlin, 2008], nous entendons par la catégorie de « race » non pas une catégorie naturelle mais les « processus sociaux qui président à la racisation des individus et partant, au racisme », ces processus pouvant là aussi produire des inégalités entre groupes sociaux plus ou moins acceptées. La « race » ne renvoie pas à des caractéristiques objectives des individus mais à la perception des différences physiques / phénotypiques / d’origine « en ce qu’elles ont une incidence sur les statuts des groupes et des individus et sur les relations sociales » [Laplanche-Servigne, 2012]. Ainsi, le fait qu’une population de nationalité étrangère se concentre dans certains segments de l’emploi peut renvoyer à ces processus de racisation, la perception des différences physiques / phénotypiques / d’origine chez certaines populations expliquant qu’elles se retrouvent surreprésentées dans certains emplois.

12Il s’agit alors ici d’étudier les logiques d’instruments encastrées dans les débats menant à leur adoption et celles portées par leur contenu : quels rapports de classe, de genre et de race les dispositifs socio-fiscaux à destination de l’emploi domestique ont-ils porté depuis leur création ? Ont-ils été aveugles aux rapports de classe, de genre et de race ? Comment rendre compte de leur évolution ?

13Répondre à ces questions implique d’étudier la régulation politique des inégalités de classe, de genre et de race, à la fois dans le groupe des bénéficiaires, dans celui des employé-e-s et entre ces deux groupes. À l’origine, les dépenses fiscales et allégements de cotisations sociales ont été développés pour répondre à des différences conçues comme inacceptables entre groupes de populations fragiles ou dépendantes, potentiellement bénéficiaires de services. En même temps, ces instruments pouvaient avoir des implications pour les populations employé-e-s. Comment les logiques ont-elles évolué au cours du temps ?

14Répondre à ces questions suppose également de suivre le processus de développement des instruments socio-fiscaux en adoptant une méthode de process tracing [Palier, Trampusch 2013]. Cette méthode qualitative repose sur l’usage de matériaux pouvant être de nature très diverse (sources écrites ou orales), permettant de reconstituer les intérêts, les valeurs des acteurs et les contraintes exercées par les institutions. Les matériaux étudiés ici se rapportent aux dispositifs socio-fiscaux à destination de l’emploi domestique : lois et décrets ayant introduit puis modifié ces dispositifs, communications gouvernementales, débats, rapports administratifs et parlementaires ayant précédé et suivi leur adoption, sources écrites diverses ayant pu alimenter les représentations, débats présents dans la presse professionnelle ou généraliste [5].

15En juxtaposant ces traces de la réalité et leur cohérence, le chercheur peut alors tenter de rendre compte de l’évolution des instruments socio-fiscaux, de comprendre les logiques dont ils ont été porteurs. Cette méthode se prête également à l’identification de séquences à l’intérieur desquelles la cohérence et la force des significations que les acteurs donnent au monde social et politique peuvent être identifiées. Ces séquences sont constitutives de matrices cognitives et normatives [Muller, 2005], ce sont des façons structurées de se projeter dans l’avenir. À l’intérieur de ces matrices, les inégalités peuvent constituer un élément important : selon les périodes ou les contextes nationaux, les inégalités identifiées, mesurées, énoncées et contre lesquelles les sociétés luttent ne sont pas les mêmes et ce ne sont pas les mêmes rapports de classe, de genre et de race qui sont acceptés.

16Nous montrerons ici comment les inégalités dans le groupe des bénéficiaires, dans celui des employé-e-s et entre ces deux groupes ont été présentées dans les débats portant sur les dépenses fiscales et les allégements de cotisations sociales. Alors que, dès les années 1980, des objectifs d’emploi se greffent à ceux existants, il faut attendre la fin des années 1990 pour que les effets sur les employé-e-s soient problématisés dans des forums de politiques publiques. Les quatre séquences identifiées de cette longue marche vers la prise en compte des inégalités entre employé-e-s et bénéficiaires montrent la difficulté de se dégager du cadre de représentation imposé par l’instrument socio-fiscal. La première séquence est celle de la construction d’un modèle de politiques socio-fiscales à destination de personnes fragiles. Ce modèle est porteur d’inégalités de classes assumées entre les bénéficiaires et aveugle aux inégalités subies par les groupes d’employé-e-s. La deuxième correspond à celle de l’élargissement du cercle des bénéficiaires, avec l’abandon d’un ciblage exclusif sur ceux en situation de fragilité. Elle s’accompagne de la dénonciation des inégalités, entre bénéficiaires exclusivement, tandis que les inégalités bénéficiaires/employé-é-s restent occultées. La troisième renvoie aux modifications des instruments dans le sens d’une réduction des inégalités de classe entre bénéficiaires, de la mobilisation du genre dans les débats et d’une ébauche de problématisation des rapports employé-e-s / bénéficiaire. Enfin la dernière séquence se caractérise par l’encastrement de l’instrument socio-fiscal dans des réformes néo-managériales alors même que de nouvelles inégalités attachées à l’instrument sont énoncées dans les arènes publiques.

2 – La construction d’un modèle de politiques socio-fiscales porteur d’inégalités de classes dans les années 1980

17Les dispositifs socio-fiscaux soutenant la demande de services domestiques existent depuis les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale. À l’origine, ces dispositifs ont été pensés pour lutter contre les inégalités de classe subies par les personnes âgées n’ayant pas les moyens de financer des services d’aide à domicile dont elles auraient besoin ; ils sont donc avant tout utilisés pour répondre à la fragilité des personnes âgées (encadré 1). En même temps, ces instruments produisent explicitement des différences de statut selon le sexe des employé-e-s, sans que celles-ci ne soient perçues comme injustes.

Encadré 1. Les premiers dispositifs socio-fiscaux

Les premières exonérations de cotisations patronales ont été adoptées en 1948 pour les personnes âgées de plus de 70 ans, bénéficiant de prestations d’assurances sociales et ayant besoin de faire appel à une tierce personne dans les actes de la vie quotidienne [6]. Quelques années plus tard, une prestation sous conditions de ressources, incluse dans les lois d’assistance de 1954 a été superposée au dispositif existant. En 1962 [7], le dispositif est étendu pour les personnes recevant l’allocation représentative des services ménagers.
Dans les années 1950, comme pour le reste des politiques publiques [Battagliola, 2004, p. 88-90], les instruments socio-fiscaux soutenant les emplois domestiques naturalisent les différences de sexe, puisque le montant des cotisations sociales est différent selon le sexe : un arrêté de 1951 indique que les cotisations sociales dues pour des hommes employés par des particuliers devaient être supérieures à celles dues pour des employées féminines [8].

18Dans les années 1980, la logique change : les instruments sont étendus et systématiquement articulés les uns aux autres ; ils gagnent une neutralité de façade par rapport aux questions de genre et de race, qui restent impensées. Avec le développement des politiques d’égalité, la production explicite d’inégalités de genre recule dans les instruments socio-fiscaux comme dans d’autres domaines, mais ces dispositifs ne perdent pas pour autant leurs spécificités. Développés au nom de la justice fiscale et de la solidarité, l’impôt sur le revenu et la cotisation sociale imposent une lecture des problèmes publics en termes d’inégalités économiques entre citoyens-contribuables et travailleurs [Palier, 2002 ; Delalande, Spire, 2010]. Cette grille de lecture se retrouve pour les dépenses fiscales et les allégements de cotisations sociales concernant les emplois domestiques : les inégalités de classe entre bénéficiaires monopolisent le débat. Les partisans de l’expansion des dispositifs mêlent objectifs d’emploi [Gallois, 2012] et de libre choix [Morel, 2012] tandis que les opposants soulignent l’usage quasi exclusif de ces dispositifs par les ménages les plus fortunés, imposables, capables d’avancer le salaire brut de leurs employé-e-s avant de bénéficier des diminutions d’impôt. Cette problématisation se retrouve lorsque les instruments sont déployés pour la garde d’enfants (2.1.) et pour l’aide aux personnes âgées (2.2).

2.1 – Le soutien socio-fiscal aux emplois de garde d’enfants, un soutien aux plus aisés ?

19Les dispositifs socio-fiscaux développés dans les années 1980 à destination des parents de jeunes enfants sont rapportés à des problématisations familialistes et d’emploi avec en arrière-plan des enjeux de classe. Pour la première fois, les effets recherchés des diminutions d’impôts et de cotisations sociales ne concernent pas que les bénéficiaires directs des dispositifs mais aussi les employé-e-s. Les instruments sont identifiés comme étant aptes à soutenir la demande de biens et de services à la fois pour les personnes employées dans les services domestiques et pour les parents employeurs.

20En 1986, le gouvernement Chirac crée l’allocation de garde d’enfant à domicile (AGED) [9] comprenant des exonérations de cotisations sociales pour l’emploi de gardes d’enfant au domicile des parents lorsque ceux-ci travaillent. L’idée était d’en faire une prestation accessible aux ménages ayant besoin de faire garder leur(s) enfant(s) si les deux conjoints travaillent ; elle était ainsi attribuée sans condition de ressources. Promue par Michèle Barzach, ministre chargée de la Santé et de la Famille, cette mesure a été présentée comme permettant de favoriser le libre choix de familles des classes moyennes et supérieures, désireuses de services alternatifs aux modes de garde collectifs (crèche) développés par le précédent gouvernement de gauche. Ces mesures peuvent limiter les inégalités de genre subies par les femmes employeuses, mais elles ont peu été présentées en ces termes. La logique de l’AGED a été explicitement couplée à celle des déductions d’impôts : le soutien à l’emploi de gardes d’enfants à domicile passe autant par la diminution des cotisations sociales que par les diminutions d’impôt.

21Lors des débats parlementaires, les effets de ces instruments socio-fiscaux sur la production d’inégalités de classe entre bénéficiaires sont évoqués, parfois assumés [10], tandis que les effets dans la production d’inégalités de race et de genre entre employé-e-s et bénéficiaires restent impensés. Michèle Barzach assume alors sans détour le côté dégressif du dispositif et son effet sur l’emploi : « Il n’y a qu’une prestation qui intéresse, apparemment, surtout les ménages de revenus moyens, c’est l’allocation de garde à domicile. Mais comment ne voyez-vous pas qu’elle allégera la pression sur les autres modes de garde et qu’elle aidera à créer de nouveaux emplois ou, au moins, à en faire sortir un certain nombre de l’économie souterraine [11] ? » Aussi, c’est contre ce ciblage sur les catégories moyennes et supérieures que se sont focalisées les critiques venant des députés de gauche, communistes ou socialistes, comme celle de Martine Frachon (Parti socialiste, PS) : « Les mesures que vous proposez sont injustes et, à mon sens, c’est délibérément que vous faites ce choix. Vous avantagez les familles qui ont des revenus assez élevés, alors que vous savez bien que la valeur ajoutée du travail extérieur de la femme ouvrière ou employée reste faible [12]. » Si les parlementaires débattent des effets de ces mesures pour les bénéficiaires, ils sont conscients de l’aspect positif en faveur de l’emploi tout en restant aveugles à la situation des salarié-e-s concerné-e-s par les emplois. La faible visibilité de ces employé-e-s dans l’espace public [Causse, Fournier, Labruyère, 1998] peut expliquer cette attitude des parlementaires. Un scénario similaire se produit lorsque des dispositions sont envisagées pour les personnes âgées.

2.2 – Une logique similaire dans les dispositifs pour les personnes âgées

22La logique de mélange entre politique d’emploi et politiques de subvention d’une demande de services se retrouve pour les personnes âgées. Grâce à l’adoption de nouveaux dispositifs, les contribuables âgés de plus de soixante-dix ans peuvent ainsi automatiquement bénéficier dans leur revenu imposable de nouvelles déductions, correspondant aux sommes versées pour l’emploi d’une aide à domicile [13]. Ces déductions sont votées dans la loi de finances pour 1987 sur proposition du rapporteur du budget de l’emploi, Étienne Pinte, député du Rassemblement pour la République (RPR). Pour ce catholique social, les mesures existant pour la garde des enfants devaient être étendues aux personnes âgées et handicapées afin de réduire le chômage, de répondre aux besoins des familles et de déclarer officiellement des activités jusque-là souterraines [14].

23En parallèle, avec la loi Seguin de 1987 [15], les députés votent l’exonération de cotisations sociales patronales pour les employeurs de tierces personnes en retenant le même critère que pour les diminutions d’impôt : celui de vivre de manière indépendante et d’avoir au moins 70 ans, âge fixé par décret. Les bénéficiaires de différentes prestations [16] d’aide sociale qui profitaient de ce dispositif continuent de le faire [17]. La tentative de la gauche pour maintenir une condition de ressources a échoué.

24La loi de finances pour 1989 change profondément l’ingénierie des instruments, puisque les mesures de déduction du revenu imposable sont remplacées par la réduction du montant de l’impôt. Ces changements affectent autant les dispositifs à destination des personnes âgées que ceux à destination des enfants. Ils passent pourtant relativement inaperçus dans le débat public, en raison de la complexité du dispositif et de l’inexistence de relais dans l’espace public pour en rendre compte. L’instrument fiscal structure ainsi la problématisation des enjeux sociaux à la fois en filtrant les enjeux qui sont considérés comme posant problème et en influençant la mise en visibilité de ces problèmes.

25Des années 1950 aux années 1980 a donc été construit, petit à petit, un ensemble peu visible de dispositifs socio-fiscaux à destination de l’emploi domestique et dont les buts ont changé. Conçus au départ comme un moyen de lutter contre les inégalités subies par les familles d’individus dépendants, ces dispositifs vont progressivement inclure des objectifs familialistes et d’emploi, concerner les ménages des couches moyennes et supérieures, créant des inégalités de classes entre bénéficiaires, soit assumées, soit dénoncées. Ce système constitue pourtant un modèle, exporté en Europe : dès 1990, une réduction du revenu imposable pour l’emploi d’une aide à domicile est introduite en Allemagne. Dans les années suivantes, le modèle français est renforcé : la population concernée est encore élargie, sans pour autant conduire à une véritable démocratisation des dispositifs socio-fiscaux.

3 – L’extension des dispositifs socio-fiscaux dans les années 1990 : une démocratisation en trompe-l’œil

26À la fin des années 1980, le Commissariat général du Plan commence à systématiser les usages possibles des dispositifs socio-fiscaux [Commissariat général du Plan, 1990]. Pour ses membres, les services de proximité ne sont pas solvables au prix du marché, mais peuvent être d’une utilité sociale : ils sont perçus comme capables de répondre à de nouveaux besoins, de faire diminuer les chiffres du chômage, en augmentant la population employée. En 1990, des membres du Commissariat commencent à projeter l’extension du modèle du chèque-déjeuner aux services de proximité. Les gouvernements de Michel Rocard puis celui d’Édith Cresson s’inspirent de ces débats pour mener une politique qui prolonge les dispositifs mis en place sous la droite. Ils font voter un élargissement du cercle des bénéficiaires, augmentent le montant des droits socio-fiscaux. Par la suite, on assiste à un processus de sédimentation, allant dans le sens d’une expansion de la politique publique. Les débats autour de la loi de finances rectificative élargissant les dispositifs seront présentés (3.1.), avant d’évoquer leur sédimentation dans les années 1990 (3.2).

3.1 – La loi sur les emplois familiaux (1991) : les inégalités entre bénéficiaires face à l’augmentation de la dépense fiscale

27Dans un contexte de persistance du chômage, l’objectif du gouvernement est d’élargir le dispositif mis en place par la droite, ce qu’il fait avec la loi de 1991 [18] – dite « loi sur les emplois familiaux ». La loi ouvre droit à la réduction d’impôt pour les sommes versées lorsque le contribuable, quel que soit son âge, emploie un salarié travaillant à sa résidence, ou bien lorsqu’il paie les services, soit d’une association agréée par l’État fournissant des services à domicile, soit d’un organisme à but non lucratif ayant pour objet l’aide à domicile, habilité au titre de l’aide sociale. Les services ménagers entrent donc dans le champ de la loi. La réduction d’impôt sur le revenu s’accroît pour devenir désormais égale à 50 % du montant des dépenses effectivement supportées, dans une limite fixée à 25 000 francs. Elle est accordée sur présentation des pièces justifiant du paiement des salaires et cotisations sociales ou du montant des prestations fournies par un organisme. Elle instaure donc une incitation à la salarisation des services domestiques. Ce dispositif ne bénéficie plus seulement aux personnes âgées et aux familles avec enfants mais aussi à tout particulier bénéficiant de services domestiques déclarés.

28La discussion de ces mesures est restée noyée au milieu d’un ensemble d’autres mesures du projet de loi de finances rectificative, comme la répartition des crédits supplémentaires entre ministères ou les modifications du régime fiscal des entreprises. Malgré tout, cette discussion donne lieu à nouveau à une dénonciation – même par certains membres de la majorité – des inégalités de classe, entre bénéficiaires. Le rapport employeurs/bénéficiaires reste impensé dans les arènes parlementaires, alors même que les ressources discursives permettant de critiquer ces dispositifs existent dans le livre d’André Gorz. Ainsi, dans Les métamorphoses du travail, André Gorz [Gorz, 1988] indique que les emplois de proximité construisent un système dans lequel « l’élite professionnelle » achète un supplément de temps libre à des salariés, réduits à un « état de servitude » [Gorz, 1988].

29Dans le débat parlementaire, Alain Richard, député PS et rapporteur général de la commission des finances s’exclame lors de la discussion à l’Assemblée nationale en décembre 1991 : « Le dispositif proposé par le gouvernement présente tout de même des risques au regard de la justice fiscale. En effet, le montant de la réduction d’impôt ainsi accordée va pouvoir bénéficier à des ménages extrêmement fortunés. Certes, cela pourrait dans son principe avoir une justification dans la mesure où cela pourrait favoriser l’emploi, mais franchement, j’ai peine à croire que des ménages dont les revenus mensuels s’établissent entre 50 000 et 100 000 francs soient véritablement motivés pour rémunérer du personnel de service familial par un abattement fiscal. La majorité de la commission ayant soutenu ce texte, je ne présente pas d’amendement, car je suis sinon bête, en tout cas discipliné [19]. »

30Cette problématisation peut s’expliquer par la logique de l’instrument fiscal : il impose aux parlementaires une lecture des problèmes sociaux en termes de redistribution entre citoyens contribuables et cette lecture n’est pas contredite car les employé-e-s domestiques restent faiblement organisé-e-s et peu représenté-e-s dans l’espace public [Causse, Fournier, Labruyère, 1998 ; Ledoux 2004]. Ce sentier est poursuivi dans les années qui suivent.

3.2 – L’approfondissement du sentier tracé dans les années 1990

31Avec la nouvelle alternance politique de mars 1993, ces mesures seront encore élargies, toujours dans une logique de sédimentation. La continuité de la politique est assurée par le Commissariat général du Plan : lors de la préparation du XIe Plan (1993-1997), les analyses faites par le gouvernement en 1991 sont reprises. Les emplois de proximité, de plus en plus englobés dans une stratégie de baisse du « coût » du travail peu qualifié, bénéficient toujours de dispositifs spécifiques. Le gouvernement Balladur instaure ainsi le chèque emploi service dans la loi de finances [20] (encadré 2).

Encadré 2. Le chèque emploi service

Émis par un organisme agréé par l’État, le chèque emploi service permet de payer directement les salarié-e-s effectuant des emplois de service au domicile des particuliers, entraînant un prélèvement sur leur compte des cotisations légales ou conventionnelles. En même temps, l’attestation délivrée par l’organisme gestionnaire des chèques emploi-service permet à l’employeur de bénéficier automatiquement des réductions d’impôt. Ainsi, le chèque emploi service – comportant comme condition l’emploi direct des salarié-e-s – facilite les tâches administratives de l’employeur de gré à gré et l’obtention d’avantages fiscaux.

32De plus, le gouvernement rend possible le calcul des cotisations sociales des emplois familiaux sur une base forfaitaire (le Salaire minimum interprofessionnel de croissance, le SMIC) au lieu du salaire réel [21]. Déclarées en forfaitaire, les cotisations sont calculées par rapport au montant du SMIC, quel que soit le salaire réel versé aux employé-e-s. Le gouvernement Balladur élargit par petits pas, peu visibles, les dispositifs socio-fiscaux antérieurs (encadré 3). Chiffrées en 1998, les réductions d’impôt pour emplois familiaux passent ainsi de 2,9 milliards de francs en 1993 à 6,6 milliards en 1996, tandis que le coût des exonérations de cotisations sociales pour les personnes de plus de 70 ans est estimé à 2,1 milliards de francs en 1996 [Conseil d’analyse économique, 1998].

33Dans les années 1990, l’utilisation des instruments socio-fiscaux est systématisée, elle articule logique de besoins et lutte contre le chômage. Les dispositifs commencent à être débattus au regard des inégalités de classe, mais comme beaucoup de dispositifs de dépense fiscale, ils restent encore peu connus. L’imposition de la logique de l’instrument au personnel politique apparaît également à travers la grande continuité des dispositifs qui restent très proches sous les gouvernements de gauche et de droite. Cette logique de sédimentation se poursuit après l’alternance politique de 1997, même si la différence gauche/droite devient plus perceptible à partir de l’ouverture de cette séquence.

Encadré 3. Une augmentation de la dépense fiscale par petits pas sous la droite (1993-1997)

Par le plafond des réductions d’impôt : Le plafond des dépenses prises en compte pour les réductions d’impôt passe de 25 000 francs en 1991 à 26 000 francs en décembre 1993 [22], puis à 90 000 francs en décembre 1994 [23], sans susciter de débat particulier au moment du vote de la loi de finances. Ces mesures sont décidées en 1994 sans que le gouvernement n’ait déposé au Parlement de rapport sur l’utilisation du chèque emploi service, pourtant initialement prévu.
Par l’extension du champ des allégements de cotisations sociales : Un nouvel élargissement des droits est décidé en janvier 1993. Les associations d’aide à domicile obtiennent enfin, elles aussi, des réductions, à une hauteur de 30 %, tandis que les bénéficiaires de certaines allocations ou les personnes de plus de soixante-dix ans ayant besoin d’employer directement une tierce personne profitent elles d’une exonération totale.
Par une extension aux entreprises des réductions d’impôt : En janvier 1996 [24], sous le gouvernement Juppé, une nouvelle loi permet indirectement aux entreprises de bénéficier de la dépense fiscale puisque les dépenses des particuliers achetant des services prestataires auprès d’entreprises agréées par l’État sont éligibles à la réduction d’impôts pour les emplois familiaux. Le statut d’entreprise agréée de services aux personnes est en même temps créé. Enfin, la loi crée également le titre emploi-service (TES), exonéré de cotisations sociales, permettant aux comités d’entreprises ou aux employeurs de contribuer à l’achat de prestations relevant des emplois familiaux, jusqu’à un plafond de 12 000 francs par salarié et par an.

4 – Ralentir les inégalités de classe et penser les inégalités de genre : le gouvernement Jospin

34La question des inégalités de classe entre bénéficiaires dans les années 1990 finit pour la première fois par justifier un arrêt de l’extension des dispositifs. Les partisans de ces décisions mettent en avant les inégalités de classe entre bénéficiaires, les opposants mobilisent des arguments d’inégalités de genre, toujours entre bénéficiaires. Au même moment, dans des forums confinés de politiques publiques, les rapports de classe employé-e-s/bénéficiaires commencent à être abordés mais ils n’apparaissent pas encore dans les débats parlementaires.

35Comme dans d’autres domaines de politiques sociales, l’hypothèse d’un ciblage des prestations sur les populations les plus démunies est de plus en plus discutée au début des années 1990. Alain Juppé intègre dans son plan de l’automne 1995 l’idée de soumettre les allocations familiales à l’impôt sur le revenu. Après la dissolution anticipée de l’Assemblée, le nouveau Premier ministre, Lionel Jospin, décide à la fois de mettre des prestations familiales sous conditions de ressources et de réduire le remboursement des cotisations sociales de l’AGED de 100 % à 50 % de leur montant.

36Les organisations familiales – en particulier Familles de France – et la Fédération des particuliers employeurs (FEPEM) se mobilisent contre ces mesures. Leurs adhérents écrivent à la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, Martine Aubry ; ils manifestent devant l’Assemblée en octobre 1997 [25], ils sont soutenus par la CFTC et par la fédération des services de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) [26], qui produit des chiffres montrant les effets désastreux que pourrait impliquer une diminution des dispositifs [27]. Au contraire, les représentants de Force ouvrière et d’autres partisans du gouvernement dénoncent l’inégalité du système existant, appelant l’AGED « l’allocation-vison » pour montrer qu’elle profite seulement aux couches aisées.

37En lançant une controverse publique, cette annonce de retrait fait sortir les dispositifs de l’ombre et fait surgir de nouvelles façons de les problématiser. Pour la première fois, des groupes organisés soutiennent les dispositifs socio-fiscaux pour les services domestiques dans l’espace public et convoquent l’objectif de lutte contre les inégalités entre hommes et femmes bénéficiaires pour les justifier. Le Figaro magazine, le magazine Elle publient ainsi des lettres ouvertes défendant les emplois familiaux et en particulier l’AGED, au nom du féminisme et de l’égalité des sexes. Par exemple, dans Le Figaro, Henri Amouroux écrit : « Comment rechercher […] l’égalité politique entre les hommes et les femmes et, dans le même temps, prendre une mesure sexiste qui se retournera contre les femmes qui travaillent et ont besoin de se faire aider, surtout lorsqu’elles ont des enfants – jeunes et moins jeunes [28]. » L’argument du risque de retour au foyer des femmes actives avec la diminution de l’AGED est utilisé par l’opposition, tandis que les références aux femmes qui exercent les métiers sont absentes. La mobilisation atteint les députés de la commission des affaires sociales, qui hésitent à suivre le gouvernement. Par exemple, le député de Paris du Parti socialiste (PS), Jean-Marie le Guen, affirme que « ce ne sont pas forcément les familles les plus favorisées qui bénéficient de l’AGED, mais des couches moyennes urbaines dont les deux parents travaillent et qui ont des enfants [29] ». Martine Aubry, la ministre de l’Emploi et de la Solidarité, se dit prête à trouver une solution de conciliation avec les députés. Finalement, elle propose d’introduire deux taux de remboursement des cotisations sociales, établis selon le niveau de ressources. La modification est votée : une majoration de l’allocation de l’AGED est adoptée, sous condition de ressources [30]. En même temps, cette réforme de l’AGED est couplée à une diminution du plafond des réductions d’impôt pour les employeurs de salarié-e-s à domicile, justifiée par la lutte contre les inégalités entre ménages bénéficiaires : ce plafond [31] est ramené de 90 000 francs à 45 000 francs pour les personnes valides [32].

38Au même moment, dans les forums de l’expertise, les rapports employeurs/employé-e-s commencent à être pensés du point de vue de la classe et du genre. Ainsi, le Commissariat général du Plan finance une étude concernant les effets de la loi sur les emplois familiaux pour les métiers de l’aide à domicile [Causse, Fournier, Labruyère, 1998]. Cette dernière montre comment les dispositifs socio-fiscaux ont contribué à déstabiliser le secteur de l’aide à domicile, elle insiste sur les inégalités de genre et de classe attachées aux services domestiques. En 1999, le rapport d’un contrat d’études prospectives publie des données statistiques sur les inégalités de classe, de genre et de race parmi les employé-e-s des services domestiques [Rayssac, Pouquet, Simon, Le Dantec, Legrand, 1999]. Ces contributions restent pourtant encore peu connues : les arguments n’apparaissent pratiquement pas dans la presse et sont absents de l’arène parlementaire.

39Face à l’arrivée des entreprises sur le marché des services domestiques, les associations d’aide à domicile se mobilisent pour la recherche de nouveaux avantages concurrentiels, en mettant en avant la menace d’une dégradation de la qualité de leurs services et de leurs emplois [UNASSAD 1999]. Elles obtiennent un résultat : le montant des diminutions de cotisations sociales patronales s’appliquant à leurs salarié-e-s augmente ; en 1998 [33], elles passent de 30 à 100 % pour les salarié-e-s des associations travaillant auprès de personnes bénéficiaires de l’ACTP (l’Allocation compensatrice tierce personne), de la PSD (la Prestation spécifique dépendance) ou d’autres allocations. Initialement réservées aux rémunérations des aides à domicile embauchées dans le cadre de contrats à durée indéterminée, ces diminutions sont ensuite étendues à celles sous contrat à durée déterminée.

40De leur côté, les mobilisations des entreprises en faveur du changement de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) au niveau européen finissent par modifier le régime existant : le taux de TVA pour les emplois à forte intensité en main-d’œuvre est abaissé par la directive 99/85/CE du Conseil du 22 octobre 1999 [34], transposée dans la loi de finances française pour 2000 ; à titre expérimental un taux de TVA réduit s’applique pour les services aux personnes.

41Face à l’extension des dispositifs socio-fiscaux au profit des particuliers employeurs et des entreprises, les associations commencent à saisir l’intérêt consistant à mieux prendre en compte la qualité de l’emploi. Ainsi, le gouvernement Jospin ouvre la voie à une redéfinition des rapports de classe et de genre dans les emplois domestiques.

5 – Reprise et déclin des dispositifs socio-fiscaux

42Après le changement de majorité de 2002, l’expansion des dispositifs socio-fiscaux à destination de l’emploi domestique reprend, avec un apogée à l’époque du plan Borloo, qui les rend très visibles. En leur assignant comme objectif prioritaire la création de 500 000 emplois, le plan rend les emplois et les employé-e-s beaucoup plus visibles qu’avant et ouvre la porte à une vraie discussion sur leur statut et sur les inégalités liées.

43L’expansion socio-fiscale est pourtant freinée, non en raison d’une critique du caractère inégalitaire des dispositifs, mais en raison des réformes néo-managériales touchant toute l’action publique.

5.1 – La reprise de l’expansion

44Le Commissariat général du Plan continue d’orienter les instruments socio-fiscaux : son groupe Délos produit un rapport sur les services à la personne, intégrant la question de la qualité des emplois créés [35]. Aucun dispositif existant n’est pourtant modifié et le plafond des réductions d’impôt est relevé en décembre 2004 [36], il passe de 10 000 à 12 000 € pour les ménages et de 12 000 à 20 000 € pour les personnes fragiles ; les ménages ayant un enfant à charge ou dans lesquels vivent des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans bénéficient d’une majoration. Les politiques publiques sont aussi fortement réorientées en faveur des entreprises. Dès son arrivée en responsabilité, le nouveau ministre de l’Emploi, du Travail et de la Cohésion sociale étend aux entreprises le statut d’organisation mandataire [37]. Quelques mois plus tard, les entreprises peuvent offrir plus facilement leurs services aux personnes dépendantes : les organismes prestataires ne doivent plus seulement être autorisés, mais peuvent choisir entre autorisation et agrément.

45L’annonce du plan Borloo est abondamment relayée dans les médias : plus d’une dizaine d’articles sont publiés dans Le Monde entre septembre 2004 et décembre 2005. Invité le 23 septembre 2004 sur France 2, le ministre fait part de sa volonté de présenter pour Noël un plan de développement des services à la personne [38] et ajoute : « Aujourd’hui, les associations représentent déjà 200 000 emplois. Je crois qu’on est capable d’en faire 500 000 dans les trois années qui viennent [39]. » Le chiffre est désormais lancé. En novembre, une convention nationale est signée avec les partenaires sociaux ; le plan de développement des services à la personne est présenté au Conseil des ministres du 16 février 2005 puis le projet de loi le 26 mai 2005.

Encadré 4. Le plan Borloo

Le plan prévoit la mise en place de règles favorisant l’émergence d’un grand marché national des services à la personne : les transactions devraient être facilitées avec la mise en place d’un chèque emploi service universel (CESU) – remplaçant le chèque emploi service et le titre emploi service – permettant de payer des services prestataires ou les salarié-e-s dans le cas du gré à gré. La création de grandes enseignes est encouragée, elle est censée répondre au « déficit de notoriété » du secteur.
Le projet crée de nouvelles réductions d’impôt pour les entreprises qui achèteraient des chèques emploi services universels (CESU) pour les donner à leurs salarié-e-s [40]. L’attention à la situation des entreprises se lit également à travers la proposition de constituer un réseau de conseil à la création et au développement d’entreprises de services à la personne, et dans la volonté de soutenir au niveau européen la pérennité du taux de TVA à 5,5 % pour les services aux personnes.
Les particuliers employeurs ne sont pas négligés, puisque le plan propose la mise en place d’allégements de cotisations sociales pour eux, quels que soient en leur âge et leur état physique, s’ils cotisent sur une assiette réelle [41].

46La discussion du plan Borloo est l’occasion de rendre les services et les emplois domestiques visibles dans l’espace public. Ce processus permet en même temps de prendre conscience des inégalités de classe et de genre entre bénéficiaires et employé-e-s, sans que les inégalités raciales ne soient évoquées. Lors du passage du projet de loi à l’Assemblée, l’opposition conteste la qualité des emplois créés et montre leur dimension genrée ; la situation des salarié-e-s du secteur est évoquée. La majorité ne nie pas cela mais ne cesse d’affirmer le besoin pour les femmes d’externaliser le travail domestique et souligne que la loi permettra de valoriser les femmes et les hommes qui occuperont les emplois. Au contraire, l’opposition insiste sur le risque d’accroître les inégalités à l’intérieur même du groupe des femmes. Ainsi, Catherine Génisson (PS) affirme : « Le dispositif sur lequel repose ce texte est l’externalisation des tâches domestiques par les familles, mais les salariés concernés seront presque toujours des femmes. Elles seront involontairement et indirectement les premières instigatrices de ce dispositif pervers, qui aggrave l’inégalité professionnelle entre les femmes elles-mêmes [42]. »

47La loi est pourtant votée, puis promulguée le 26 juillet 2005 ; ses décrets d’application restent très proches de l’annonce de Jean-Louis Borloo en février ; l’Agence nationale des services à la personne, l’ANSP, est chargée de financer des campagnes de communication afin de faire mieux connaître au public ce qui est en train de devenir un secteur d’action publique, avec ses bénéficiaires, son agence de régulation et ses professionnels. Même si les enjeux de genre ont été soulevés dans l’adoption du plan, leur impact dans la mise en œuvre des dispositifs est faible. Ainsi, dans ses campagnes de publicité, l’ANSP reprend des stéréotypes de race et de genre : ce sont souvent des femmes au phénotype noir qui sont associées aux services ménagers et de garde d’enfants, comme « Nakana, garde d’enfants à domicile » et « Yfautane employée de ménage à domicile » [Brochure de panorama des services à la personne, ANSP [43]], tandis que les employeurs sont le plus souvent des hommes blancs.

48En même temps, les critiques concernant l’inégalité de classe entre bénéficiaires finissent par toucher le gouvernement. La loi de finances pour 2005 remplace la réduction d’impôt pour frais de garde de jeunes enfants (à l’extérieur du domicile) par un crédit d’impôt et augmente son montant. Les acteurs politiques se saisissent de la réforme dans le domaine de la garde des enfants pour l’élargir à tout le secteur des services aux personnes. En décembre 2006, à l’occasion de la conférence sur les revenus, pour répondre à cette critique, le Premier ministre Dominique de Villepin propose d’instaurer un crédit d’impôt dans tout le secteur. Ce dernier remplace finalement la réduction d’impôt dans la loi du 30 décembre 2006 pour les personnes ayant un emploi [44]. Dans la loi du 5 mars 2007 [45], le crédit d’impôt est étendu aux chômeurs [46]. Ainsi, la critique des inégalités de classe entre bénéficiaires a conduit à superposer de nouvelles techniques fiscales à celles existant. La critique du coût des dispositifs aura un impact plus important sur leur devenir.

5.2 – Logiques néo-managériales et frein au développement de la dépense fiscale

49Dans les années 2000, avec les réformes néo-managériales de l’action publique, l’instrument fiscal est remodelé et va porter de nouvelles logiques dont les retombées atteignent les dépenses fiscales et les allégements de cotisations sociales pour les emplois domestiques. Comme le rappelle Renaud Epstein, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) du 1er août 2001 a changé l’évaluation des politiques publiques : concentrée jusque-là sur les processus et les réalisations, après la LOLF, elle porte sur les résultats des programmes [Epstein, 2010]. Les dépenses sont regroupées en missions, elles-mêmes découpées en programmes, les moyens affectés à un programme donné étant détaillés. Les responsables de programmes s’engagent devant le Parlement sur des objectifs chiffrés, un projet annuel de performance est associé à chaque programme ; suivant la même logique, un programme de qualité et d’efficience est annexé à la loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) depuis 2007 [Elbaum, 2009].

50Le rapport de performance portant sur l’exercice 2006 tente de mesurer les effets du plan Borloo selon l’indicateur chiffré qu’avait mis en avant le ministre, c’est-à-dire le nombre d’emplois créés. Or le choix de cet indicateur amène à une réévaluation de la politique. Reprenant les données de la Direction de l’animation, de la recherche, des études et des statistiques (la DARES) et de l’Institut de retraite complémentaire des employés de maison (l’IRCEM) entre 2004 et 2006, l’indicateur montre, en 2007, que la création d’emplois dans le secteur des services à la personne – 89 000 entre 2004 et 2006 – est restée en deçà des objectifs prévus dans le projet de performance. Peu fiable, l’indicateur change dans le rapport de performance de l’année suivante, se basant alors sur le nombre d’heures travaillées dans le secteur. En même temps, la LOLF et la réforme de la LFSS mettent en relation les ressources et les résultats, le montant précis des sommes indirectement dépensées par l’État devient alors plus visible. Une première évaluation des mesures apparaît dans le rapport de Michèle Debonneuil [Debonneuil, 2008], qui encourage pourtant l’État à continuer d’augmenter les droits produits par les dispositifs socio-fiscaux.

51Cependant, le contexte général devient celui de la pénurie des ressources budgétaires, maintenant mieux mesurées. Dès lors, la suppression des exonérations d’impôt et de cotisations sociales, qualifiées désormais de « niches fiscales et sociales », apparaît comme la solution idéale pour faire face à cette tension. Deux missions d’information sont ainsi instituées par l’Assemblée nationale en 2007 pour examiner cette solution : l’une sur les exonérations de cotisations sociales, l’autre sur les niches fiscales. Dans leurs conclusions, elles insistent toutes les deux sur la nécessité de restreindre les niches, de mieux cibler les exonérations sur les personnes les plus fragiles et de les rendre davantage lisibles. Dans le projet de loi de finances pour 2009, le rapporteur de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Gilles Carrez, reprend les estimations de ces missions d’information et discute le coût des dispositifs socio-fiscaux pour les services aux personnes, estimé à 4,629 milliards d’euros en 2007. Désormais, les dispositifs socio-fiscaux apparaissent comme coûtant plus qu’ils ne rapportent.

52La critique soulevée par les parlementaires est reprise par la Cour des comptes. En 2010, les hauts magistrats offrent une vision globale de l’évolution du coût des dispositifs socio-fiscaux des services à la personne [Cour des comptes, 2010] ; un ciblage vers les populations les plus fragiles est conseillé, le rapport souligne également le caractère peu fiable des statistiques de l’ANSP, non calculées en équivalents temps plein. Ces critiques sont intégrées dans le projet de loi de finances pour 2011 : les exonérations de cotisations sociales sont diminuées pour la première fois par la droite, contre l’avis de la gauche. Des mesures phares du plan Borloo sont ainsi supprimées : il est mis fin aux exonérations de cotisations sociales patronales pour les organismes prestataires, basculant désormais dans le régime général des allégements de cotisations sociales des bas salaires ; l’abattement de 15 points de cotisations sociales patronales pour les particuliers employeurs déclarant sur l’assiette réelle est supprimé en 2010 avant que, en 2012, la déclaration des cotisations sociales au forfait ne soit également supprimée pour eux. Les acteurs du secteur mobilisés contre ces suppressions ne sont pas parvenus à empêcher leur vote. Ainsi, à la fin de période étudiée, alors que les inégalités de genre dans le secteur sont débattues et que l’utilisation des instruments tente de modifier les inégalités de classe entre bénéficiaires, ce sont davantage les contraintes de coût qui marquent l’arrêt du développement des dispositifs socio-fiscaux.

6 – Conclusion

53Les dépenses fiscales et allégements de cotisations sociales à destination de l’emploi domestique développés en France ont circulé en Europe et ont été promus comme un modèle par la Commission européenne. Au début des années 1990, la Commission Delors prépare un livre blanc, Growth, Competitiveness, Employment (COM (93) 700) qui met au cœur de la réflexion la question du chômage et prône la réduction des cotisations sociales pour les personnes faiblement qualifiées. Il reconnaît de nouveaux besoins, rapportés à la transformation des modes de vie, aux changements des structures familiales, à l’augmentation du travail des femmes et aux nouvelles aspirations des personnes âgées. Pour s’adapter à un monde changeant, la Commission propose les mêmes recettes que celles développées en France : diminutions de l’impôt sur le revenu et chèque emploi service. Ces arguments se retrouvent dans les communications suivantes de la Commission, entre 1993 et 1997 [Morel, 2012].

54Pourtant, ces dispositifs ne sont pas neutres. Empruntant au répertoire des instruments de lutte contre les inégalités économiques, ils ont d’abord été pensés comme un moyen d’agir contre l’inégal accès aux services d’aide et de garde à domicile, avant d’être élargis en intégrant d’autres objectifs. La nature de l’instrument socio-fiscal explique en même temps que les inégalités de classe entre bénéficiaires aient été les premières à être pensées et corrigées, entraînant une diminution de la dépense socio-fiscale en 1997 puis, à partir de 2006, la mise en place des crédits d’impôts.

55Il a fallu attendre plus de vingt ans avant que les effets de ces mesures ne soient problématisés au regard du genre et de la situation des salarié-e-s et la question raciale reste encore impensée. Si les instruments ont beaucoup plus facilement véhiculé des interrogations sur les inégalités de classe entre bénéficiaires, cela peut se comprendre par leur logique autonome, porteuse de continuité et de cohérence, qui a imposé cette grille de lecture. La faiblesse de la représentation des employé-e-s dans l’espace public explique également le caractère limité des critiques de cette vision dominante, jusqu’à ce que l’instrument, pris dans le tissu des réformes néo-managériales, rende plus visible son coût et ses effets.

56Finalement, l’évolution de ce domaine d’action publique montre sa faible perméabilité à la dénonciation des inégalités : son expansion puis son relatif déclin proviennent davantage du rôle des lobbies et des enjeux de coûts que de la mise en évidence de l’ensemble des inégalités dont il est porteur.

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Notes

  • [1]
    Je remercie Gwenaëlle Perrier et les évaluateurs de la Revue française de socio-économie, dont les commentaires ont beaucoup contribué à améliorer cet article.
  • [2]
    Les instruments de dépense socio-fiscale renvoient à l’ensemble des exonérations, abattements et réductions d’impôts.
  • [3]
    Dans la suite du texte, nous entendrons par « instruments socio-fiscaux » les dépenses fiscales et allégements de cotisations sociales.
  • [4]
    Parmi les travaux portant spécifiquement sur la trajectoire de ces dispositifs, on peut noter ceux de Clément Carbonnier [Carbonnier, 2009] ou Claire Marbot et Delphine Roy [Marbot, Roy, 2011].
  • [5]
    La presse généraliste et professionnelle a été étudiée à partir des dossiers documentaires de Sciences Po Paris. Archives « Dossiers de presse, politiques familiales », 423, t. 4 ; 423, t. 5, 409 / 2, t. 5 409 / 2, t. 6, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, Archives de la revue Le Lien, Bibliothèque nationale de France.
  • [6]
    Loi n° 48-1522 du 29 septembre 1948.
  • [7]
    Décret n° 62-445 du 14 avril 1962, article 7.
  • [8]
    Arrêté du ministère du Travail et de la Sécurité sociale, Journal officiel de la République française du 30 septembre 1951.
  • [9]
    Loi n° 86-1307 du 29 décembre 1986, décret n° 87-212 du 27 mars 1987, arrêté du 31 mars 1987.
  • [10]
    La garde d’enfants au domicile des parents concerne avant tout les familles des catégories moyennes et supérieures et les déductions du revenu imposable pour frais de garde ne bénéficient qu’aux ménages fiscalisés.
  • [11]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 1re séance du 18 novembre 1986, p. 6487.
  • [12]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 1re séance du 18 novembre 1986, p. 6470.
  • [13]
    Loi de finances pour 1987 n° 86-1317 du 30 décembre 1986, article 88.
  • [14]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal officiel, 3e séance du 6 décembre 1986, p. 7280.
  • [15]
    Loi n° 87-39 du 27 janvier 1987.
  • [16]
    Allocation compensatrice tierce personne, avantages invalidité, avantage vieillesse.
  • [17]
    Contrairement à une idée souvent partagée, les exonérations de cotisations patronales pour les employeurs de tierces personnes ne commencent donc pas en 1987, mais la condition de ressources est seulement levée en 1987.
  • [18]
    Loi de finances rectificative pour 1991 n° 91-1323 du 30 décembre 1991, article 17.
  • [19]
    Compte rendu intégral des débats, Assemblée nationale, Journal Officiel, 2e séance du 4 décembre 1991, p. 7204.
  • [20]
    Loi n° 93-1313 du 20 décembre 1993, article 5.
  • [21]
    Loi n° 94-43 du 18 janvier 1994 relative à la santé publique et à la protection sociale, article 70.
  • [22]
    Loi n° 93-1352 du 30 décembre 1993.
  • [23]
    Loi n° 94-1162 du 29 décembre 1994.
  • [24]
    Loi n° 96-63 du 29 janvier 1996.
  • [25]
    Blandine Grosjean « Garde d’enfant à domicile, le nouveau prix à payer », Libération, 3 octobre 1997.
  • [26]
    Marie-Pierre Subtil, « Le débat sur l’AGED dépasse les clivages politiques », Le Monde, 2 septembre 1997.
  • [27]
    Ainsi, on peut lire dans l’article de Véronique Grousset « Salariés à domicile : la véritable injustice » paru dans l’édition du 20 septembre 1997 du Figaro magazine : « La CFDT estime à 133 000 le nombre des emplois (équivalent temps plein) directement menacés si la déduction fiscale actuelle devait être amputée. Des emplois qui seront difficiles à compenser, compte tenu du faible niveau de qualification des travailleurs familiaux. »
  • [28]
    Le Figaro magazine, 20 septembre 1997.
  • [29]
    Béatrice Taupin, « Aged, le Parti socialiste fait le forcing » Le Figaro Économie, 10 octobre 1997.
  • [30]
    Loi n° 97-1164 du 19 décembre 1997, article 24. Pour les familles qui reçoivent la majoration, 75 % des cotisations sociales sont remboursées ; en revanche, lorsque les revenus des parents dépassent le plafond fixé, seulement 50 % des cotisations patronales liées à l’embauche d’une salariée à domicile pour la garde des enfants sont reversées.
  • [31]
    Loi de finances pour 1998, n° 97-1269 du 30 décembre 1997.
  • [32]
    Pour les personnes invalides, le plafond continue d’être fixé à 90 000 francs.
  • [33]
    Dans le cadre de la loi 98-1194 de financement de la sécurité sociale pour 1999, article 5.
  • [34]
    Modifiant la directive 77/388/CEE.
  • [35]
    Ainsi, la lettre de mission constitutive du groupe Délos indique que « l’objectif ne doit pas être seulement quantitatif mais aussi porter sur la qualité des emplois créés. Le développement du secteur repose, en effet, sur la mise en place de véritables filières professionnelles, mieux reconnues et plus fortement structurées. » Commissariat général du Plan, Développer l’offre de services à la personne, La Documentation française, Paris, 2005, p. 91.
  • [36]
    Loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, article 87.
  • [37]
    Ordonnance n° 2004-602 du 24 juin 2004.
  • [38]
    Le Monde, 25 septembre 2004.
  • [39]
    Ibid.
  • [40]
    Ainsi, ces sommes feraient partie des charges déductibles de l’entreprise et lui ouvriraient droit à un crédit d’impôt ; elles seraient exonérées de cotisation sociale dans la limite du même plafond que le Titre Emploi Service, TES.
  • [41]
    Cette mesure est censée encourager la déclaration des cotisations sociales sur une assiette réelle et non une assiette forfaitaire, permettant ainsi aux salariées de bénéficier de droits sociaux plus grands. Cependant, le dispositif étend le volume des exonérations à travers cette incitation.
  • [42]
    Assemblée nationale, 3e séance du 14 juin 2005, Compte rendu intégral des débats, p. 3594.
  • [43]
  • [44]
    Loi n° 2006-1771 du 30 décembre 2006, article 70.
  • [45]
    Loi n° 2007-290 du 5 mars 2007, article 60
  • [46]
    Loi n° 2207-290 du 5 mars 2007, article 60 : le crédit d’impôt est accessible aux contribuables célibataires, veufs ou divorcés qui exercent une activité professionnelle ou sont demandeurs d’emploi ; il l’est également aux personnes mariées ou pacsées, qui toutes les deux satisfont aux conditions précédentes. Lorsque l’un des membres du couple est inactif, le ménage ne peut donc pas bénéficier du crédit d’impôt.
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