Notes
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Intitulée « Talent Shortage Survey » (2014).
1Selon l’enquête annuelle publiée en juin dernier par l’agence d’intérim Manpower, la « pénurie de talents continue [1] » : rien de moins que 36 % des entreprises, à travers le monde – 21 % en France –, déclarent éprouver des difficultés à recruter, avec pour conséquence des difficultés à innover, à satisfaire les demandes des clients et à rester compétitives. Il serait vain de tenter de trouver un point commun entre tous les métiers pointés par ce type d’enquête : les emplois les plus difficiles à pourvoir, en 2014, se situent tant du côté des métiers techniques qualifiés (ingénieurs, techniciens, informaticiens) que des fonctions administratives (du personnel administratif aux directeurs généraux, en passant par le personnel comptable et financier, commerciaux et responsables des ventes), ou encore du côté des travailleurs manuels et des peu qualifiés. Sur une tonalité comparable, le MEDEF – Mouvement des entreprises de France – organise, depuis 2013, via l’Observatoire Tendance Emploi Compétences, des enquêtes du même type, cherchant à mieux comprendre les difficultés ressenties par les recruteurs à pourvoir les postes vacants, et permettant ainsi de « se poser des questions sur l’inadéquation entre besoins formulés par les entreprises [...] et la situation que vivent de nombreux demandeurs d’emploi ». Ainsi, au premier trimestre 2014, 146 340 postes auraient souffert de difficultés à trouver des candidats aux compétences adéquates, soit environ 10 % du total des recrutements.
2Ces types d’enquêtes participent, depuis le tournant des années 2000, à un retour de l’argumentaire suivant lequel les pénuries de main-d’œuvre constituent un problème majeur du fonctionnement des systèmes d’emploi nationaux. La variété des métiers touchés et des niveaux de qualification concernés semble accréditer l’idée d’un désajustement particulièrement critique entre la dynamique des entreprises et la qualité et la quantité des forces de travail disponibles. Pourtant, pour peu que l’on emprunte une veine socio-économique, la construction sociale de cette problématique se révèle sous plusieurs facettes : construction chiffrée problématique, elle est aussi une production discursive congruente à la définition dominante des problèmes de formation et d’emploi, et révèle les incapacités de certaines entreprises et de certains secteurs d’activité à réguler leurs systèmes d’emploi locaux.
1 – Une mesure problématique
3Récemment, Fretel (2014) a montré une relative convergence entre toutes les enquêtes permettant de cerner l’importance des difficultés de recrutement en France : seules 300 000 opérations sur les 22 millions de recrutements réalisés par an hors intérim (soit 1,5 % du total des opérations de recrutement) peuvent être classées sous la catégorie des postes souffrant de difficultés de recrutement, sachant que la moitié mènera néanmoins, moyennant ajustement, à un recrutement effectif, après notamment une révision des exigences du poste… Ce type de résultat n’est pas isolé : la plupart des analyses conduisent à relativiser très fortement l’ampleur des difficultés structurelles d’appariement entre offre et demande, que ce soit à l’échelle d’un pays ou de secteurs d’activités spécifiques, et le lien entretenu entre difficultés de recrutement et existence de pénuries de main-d’œuvre.
4En effet, la convention statistique la plus commune sur base de laquelle les économistes du travail s’accordent pour définir un état de pénurie de main-d’œuvre est de nature dynamique : elle consiste à considérer qu’une pénurie de main-d’œuvre existe lorsque l’offre de travail n’augmente pas aussi rapidement que la demande à des niveaux de salaire tels qu’ils étaient exercés dans le passé récent ; cette situation se résorbant via un double mécanisme d’augmentation des salaires et d’un transfert à d’autres segments du marché du travail de tâches autrefois prises en charge par la fonction considérée [cf. Blank, Stigler, 1957 ; Green, Ashton, 1992]. Dans les faits, les mesures des états de pénurie se basent rarement sur ce type de définition. Trois formes d’enquêtes peuvent être distinguées. Une première forme s’appuie sur un exercice d’extrapolation à partir des anticipations de recrutements exprimées par un échantillon d’employeurs, à la manière des mesures de perception de type « moral des entreprises ». Ces enquêtes sont souvent menées par les services d’études de fédérations patronales sectorielles. Globalisées, ces estimations de besoins de main-d’œuvre à l’horizon de 12 mois sont comparées au nombre de sortants des systèmes éducatif et de formation censés y répondre, l’écart – que l’on devine souvent important – accusant la sévérité de la situation de pénurie. Le biais méthodologique est évidemment frappant : à tout recrutement est ainsi censé correspondre un entrant supplémentaire sur le marché du travail, quelle que soit la nature de l’expression du besoin. Sont ainsi globalisés non seulement les créations nettes de postes, mais également les remplacements suite à des départs, ou encore l’obsolescence à venir des compétences de travailleurs encore en emploi…
5Une deuxième source d’analyse provient des services d’études d’entreprises de travail intérimaire qui associent l’existence de fonctions critiques à l’ampleur du recours au travail intérimaire dans certains secteurs et métiers et les difficultés rencontrées par les agences pour y répondre. Dans ce cas, l’analyse est également ambiguë : l’appel à l’intérim ne peut être, en soi et uniquement, le signe d’une recherche vaine de candidats qui conduirait les employeurs à diversifier les canaux de recrutement, pas plus que le manque de candidats à ces emplois d’intérimaire ne traduit le signe univoque d’une carence en compétences sur le marché du travail.
6Enfin, lorsqu’elles sont menées par les agences publiques de placement, les analyses se concentrent sur les difficultés relatives à fournir aux employeurs – du moins ceux qui ouvrent effectivement leurs postes vacants aux demandeurs d’emploi – des candidats pouvant satisfaire aux exigences formulées dans les offres d’emploi. Les données permettant d’estimer les emplois vacants peuvent être issues d’enquêtes ou d’exploitation des données administratives. Dans les deux cas, la définition floue de ce qui constitue un poste vacant et l’absence de convention concernant les temporalités entourant le recrutement (l’emploi vacant est-il immédiatement disponible ou est-il une prévision de vacance ? quelle est la durée du processus de recrutement pour l’entreprise ? etc.) font que cette notion s’avère très peu opératoire [Fondeur, Zanda, 2009]. À cet égard, certaines agences publiques ont développé un indicateur de pénurie basé sur la comparaison entre la durée moyenne nécessaire pour satisfaire une offre d’emploi pour des métiers particuliers par rapport à la moyenne générale. À titre d’exemple, il a fallu en moyenne 31 jours (au lieu de 29 en général) pour satisfaire 85 % des 855 offres d’emploi de couvreurs en Région wallonne ; argument qui, couplé à l’appréciation des conseillers à l’emploi, conduit à en décréter le « caractère pénurique ». On comprend cependant aisément que la durée des processus de recrutement varie selon les métiers, la nature du travail, les types d’emplois proposés, etc. Une méthode alternative consiste à mesurer le rapport entre les flux d’offres et les flux d’entrées de nouveaux demandeurs d’emploi. Une tension apparaît dès lors que cet écart dépasse une limite convenue. Mais ici encore, la question de la temporalité du processus d’appariement sert d’étalon des difficultés à satisfaire les besoins de recrutement des entreprises, alors qu’il s’agit d’un paramètre structurel de toute relation d’échange.
7Ces trois conventions de calcul reposent sur trois manières différentes de capter la problématique de « l’appariement » en pointant trois présupposés, classiques, d’une conception désinstitutionnalisée du marché du travail : pour la première forme, le recrutement cristallise un rapport entre système productif et éducatif qui doit tendre à l’équilibre ; la deuxième suppose que les candidats ne résistent pas à l’offre en raison de leurs préférences personnelles (types de contrat, distance du domicile, articulation avec la vie familiale, pénibilité, etc.) ; la troisième suppose que l’intermédiation ne génère pas de rigidités de système et qu’elle s’efface efficacement au profit de la rencontre entre offre et demande… Si ces présupposés servent la catégorisation et la mesure, ils sont discutables, car ils empêchent de tirer des conclusions claires quant à l’actualité ou la sévérité de ces phénomènes de pénuries. Il ressort plutôt que les catégories supposées permettre de cerner les pénuries de main-d’œuvre sont floues, les conventions de mesure variées et instables, les sources de données fragiles. Aussi, pour comprendre la signification de la résurgence de ce terme, il faut se diriger vers d’autres pistes que la tentative de démonstration objective d’un déséquilibre quantitatif entre formation et emploi, et s’intéresser moins à la critique de la validité scientifique du chiffre qu’à sa valeur sociale [Ogien, 2010]. Autrement dit, à inscrire les entreprises de quantification des pénuries dans leurs usages performatifs.
2 – De l’intérêt de la mesure aux intérêts des mesureurs
8Sur le plan discursif, l’usage du terme de « pénuries de main-d’œuvre » contient, en lui-même, une représentation dramatisée et polarisée du marché du travail, laissant entendre que des déséquilibres sont particulièrement criants et néfastes au bon fonctionnement du marché du travail. Le terme est en fait une pièce maîtresse du référentiel contemporain en matière d’emploi, en ce qu’il arrive à forger l’idée suivant laquelle celles-ci sont un problème de dysfonctionnement des institutions du marché du travail et non un symptôme des pratiques problématiques de gestion de l’emploi et du travail dans les secteurs et entreprises.
9Ainsi, les dénonciations de situations de pénuries des fédérations patronales s’accompagnent d’argumentations en faveur de réformes du marché du travail supposées régler une problématique formulée en termes d’inadéquation entre l’offre et la demande, de déséquilibre entre postes vacants et nouveaux entrants, de désajustement entre système productif et système éducatif et de formation. Mais le ressentiment des employeurs ne se résume pas qu’à un problème de qualification. Les analyses visant à « objectiver » les pénuries montrent ainsi que les revendications des employeurs portent tout autant – à qualification existante – sur l’absence de « bons comportements » face aux conditions contemporaines de l’emploi. En témoigne l’usage de l’expression de « pénurie de talents » qui indique qu’au-delà de la qualification et des compétences, ce sont des postures « créatives » face à l’emploi et à ses incertitudes qui sont recherchées et insuffisamment décelées dans la main-d’œuvre disponible ou en emploi [Brown, Tannock, 2009]. Ainsi, l’invocation de pénuries peut être lue comme participant de la stratégie de dérégulation [Boyer, Jounin, 2007 ; Pariente, 2000] : à l’appui d’un concept flou, l’argument de « pénurie » permet de synthétiser un ensemble de ressentiments des employeurs quant à la qualité et aux exigences de la main-d’œuvre disponible et quant aux règles de fonctionnement des institutions (éducatives, de régulation du chômage, de formation, d’immigration, fiscales, etc.) qui encadrent et structurent le fonctionnement du marché du travail, et appellent une modernisation.
10Cette mobilisation de la catégorie de pénurie se retrouve également du côté des organismes de placement publics et plus généralement de l’action publique. Elle y rencontre le contexte historique du passage vers les politiques actives d’emploi et la reconfiguration des rôles et périmètres des agences de placement publiques. Elle gagne à être située comme un élément des nouveaux référentiels d’action publique apparus depuis le passage au workfare, en faisant des équilibres du marché du travail un motif de développement de nouveaux régimes d’action publique en matière d’emploi et de formation [Verdier, 2008]. La mise en évidence de situations de pénuries permet de nuancer la fatalité du chômage et d’entretenir une rhétorique de l’issue positive possible dans toute situation de privation d’emploi. Elle légitime en outre les vecteurs par lesquels l’action publique peut agir sur l’insertion, via les dispositifs de formation et de qualification, et de travail sur soi des demandeurs d’emploi [Vrancken, Maquet, 2006]. Elle conforte enfin l’option européenne consistant à faire du relèvement des taux d’emploi l’objectif transversal des politiques d’emploi nationales [Raveaud, 2006].
3 – L’explication du sentiment de pénurie
11L’argument des pénuries participe ainsi de la constitution d’un récit [Radaeli, 2000] composé d’un fonds commun d’idées partagé par plusieurs acteurs-clés participant à la définition des politiques de formation et d’emploi. Ce récit qualifie les pénuries de problèmes, car elles pointent une série de dysfonctionnements des mécanismes d’appariement préjudiciables à l’emploi. À côté de ce récit dominant, on peut cependant relever l’existence d’un second récit, minoritaire, reposant davantage sur l’idée suivant laquelle les difficultés de recrutement sont révélatrices des dynamiques spécifiques de certains marchés du travail, et plus particulièrement de modes de gestion de l’emploi et de l’activité des entreprises. Les pénuries sont, dans ce cas, le symptôme d’un monde patronal se présentant comme victime d’une privation de main-d’œuvre, alors qu’il use de pratiques discriminantes à l’embauche, précarise l’emploi, transfère les coûts de la formation du budget des entreprises vers la collectivité (tendanciellement, le pourcentage de la masse salariale consacré par les entreprises à l’effort de formation diminue, alors que l’investissement des pouvoirs publics et la professionnalisation de l’enseignement ne cessent d’augmenter).
12Ce second récit, concurrent à celui de la pénurie comme problème, souffre cependant du même degré de généralité que le premier. En rappelant que les entreprises auront toujours des difficultés à embaucher du personnel prêt à travailler dans des conditions d’emploi et/ou de travail dégradées, il fait office de contre-lecture des revendications dominantes, mais ne renseigne pas plus précisément les processus à l’œuvre menant à la formulation des discours sur les pénuries de la part des recruteurs. Pour avancer dans cette voie, il faut « descendre » l’analyse au niveau le plus proche des activités qui permettent de développer un « sentiment » de pénurie. Il s’agit de saisir non seulement la réalisation des activités de recrutement et les conventions qui les accompagnent, mais également les contextes organisationnels qui les façonnent.
13Notons, tout d’abord, que l’activité de recrutement en période dite de pénurie ne correspond pas à la situation où un recruteur serait dans l’attente vaine de curriculum vitae qui ne lui parviendraient pas. À l’inverse, l’activité de recrutement s’avère plutôt très intense et mène à des taux de sélection très élevés, à partir de volumes de candidatures conséquents. Ensuite, au sein de mêmes secteurs d’activité, on relève des expériences très hétérogènes entre organisations. Tel hôpital indiquera souffrir exagérément d’un manque de candidats adéquats alors que tel autre, aux caractéristiques d’emploi similaires, indiquera arriver à juguler de manière satisfaisante ses besoins de recrutement du personnel infirmier. Enfin, la construction des problèmes de pénuries comme étant liés à un manque de nouveaux entrants occulte la compréhension des dynamiques des trajectoires des personnels en poste dans ces fonctions, en particulier le maintien dans l’emploi et les sorties prématurées des métiers. Ces trois traits généraux constituent quelques ingrédients d’un ensemble plus large de dimensions qui nécessitent d’être étudiées à l’échelle de secteurs d’activité spécifiques.
14Les secteurs réputés en pénurie sont généralement marqués par une flexibilité importante, des flux d’entrée et de sortie de travailleurs conséquents, ce qui conduit à un volume soutenu d’activités de recrutement. Cette flexibilité peut être liée à la nature de l’activité économique (par exemple le travail par projet, comme dans la construction), à la sensibilité forte aux variations de la conjoncture (par exemple dans le secteur de la restauration), à la spécialisation du travail et aux modes historiques de constitution des carrières (par exemple dans l’informatique), aux mouvements de concentration ou de segmentation des activités.
15Dans l’informatique par exemple, la division sectorielle entre les sociétés de services en ingénierie et informatique (SSII) et entreprises utilisatrices est centrale [Fondeur, Sauviat, 2003]. Les SSII captent une proportion importante de nouveaux entrants en offrant un début de carrière marqué par l’apprentissage au travers de la mobilité de projets réalisés auprès de clients variés, mais qui ne stabilise pas l’emploi, engage peu de moyens en formation tout en développant le principe de l’employabilité chez ses salariés (notamment via l’autoformation). La tendance à l’externalisation par les entreprises utilisatrices contribue à renforcer la place des SSII dans le marché du travail informatique, mais également leur concurrence, et donc des attentes de compétences disponibles sur le marché. Ainsi, la revendication des pénuries provient essentiellement des fédérations sectorielles représentant les SSII, les entreprises utilisatrices bénéficiant d’une réserve de main-d’œuvre quittant les premières pour trouver une stabilité d’emploi et une identification organisationnelle plus forte. De plus, l’emploi informatique a tendance à suivre de manière exacerbée la croissance économique, alternant périodes de fortes embauches lors de périodes de croissance et de licenciements tout aussi importants lors de ralentissements de la conjoncture économique [Zanda, 2011]. Cette instabilité potentielle de l’emploi s’exprime, du point de vue des entreprises, par des successions de périodes intenses de recrutement auxquelles se succèdent des périodes de ralentissement des investissements et des projets. Conjugués à une spécialisation et à un renouvellement rapide des produits, ces facteurs conduisent les employeurs à privilégier la recherche de candidats aux compétences de niche, et qui ne nécessitent pas d’investissement en formation, et ce au détriment de stratégies de développement des compétences internes. Ceci aboutit à ce que plusieurs auteurs dénomment un « cercle vicieux de la formation » : en craignant la mobilité de son personnel si elle investit en formation, les entreprises préfèrent renouveler les compétences par le biais de débauchages sur le marché du travail plutôt que par l’investissement dans le personnel. Ceci entraîne le même type de stratégie de la part des autres employeurs et produit des déficits de formation généralisés qui ne semblent pouvoir se résoudre que par la qualification de nouveaux entrants…
16Dans le secteur des cafés hôtels-restaurants, plusieurs dynamiques concomitantes sont également à l’œuvre [Forté, Monchatre, 2013]. D’une part, le secteur est marqué par une flexibilité très vive, étant donné sa sensibilité importante à la conjoncture économique et au marché du travail. En effet, les périodes de basse conjoncture économique produisent une précarisation de l’emploi, mais également des flux d’actifs importants qui, toutefois, s’en détournent lorsque la conjoncture repart à la hausse. Cependant, quelle que soit la conjoncture, le turnover reste très important, ce qui en fait un trait fonctionnel partagé tant par les établissements de petite taille que par les chaînes hôtelières ou de restauration. Dans les deux cas en effet, l’organisation du travail est marquée par des conditions d’emploi peu stabilisantes et des conditions de travail calées au plus près de la production : horaires coupés et atypiques, variations dans le volume horaire journalier, intensité de l’activité de travail. Face aux fluctuations d’activités consubstantielles au secteur, et particulièrement pour les PME, les incertitudes sont fortes en matière d’ajustement des volumes de main-d’œuvre requis face aux flux d’activité, ce qui les amène à tabler sur la stabilisation d’un noyau dur de salariés indéfectiblement fidèles et disponibles. Ceux-ci constituent une perle rare et rendent ces établissements enclins à dénoncer des situations de pénuries en cas de tension. Le personnel est ainsi segmenté entre d’une part une strate marquée par la permanence, à tout le moins dans le métier, et un personnel fluctuant faisant office de flexibilité numérique, mais qui pourtant n’est guère recruté via les canaux des organismes de placement. À l’inverse, les mécanismes de réseaux et les conventions « domestiques » dominent les opérations de recrutement et de sélection. Si elles s’avèrent plus outillées dans le cas des groupes par rapport aux établissements de petite taille, elles ne font cependant pas du diplôme une condition centrale. L’engagement repose également sur un principe de diligence et de mise en conformité du savoir-être en fonction de l’identité de l’établissement et de la clientèle, et d’appréciation paradoxale de la mobilité : le parcours antérieur doit être diversifié, mais sans exagération, sous peine d’être stigmatisé comme instable, mais les établissements ne s’engagent pas en retour à quelque stabilité de l’emploi…
17La prise en considération des modes d’organisation du travail jette un regard nouveau sur les revendications de pénuries qui semblent directement dépendantes d’une incapacité de secteurs donnés à réguler de manière satisfaisante le fonctionnement de leur marché du travail. Ils renvoient notamment à l’idée développée par J. Rose [2010], suivant laquelle « la notion de “besoins” de qualification, par sa connotation déterministe, est tout à fait discutable […]. Il y a en effet une pluralité de manières de composer des compétences pour réaliser un même travail et une diversité de façons d’apprécier la qualité de l’insertion ». D’une manière générale, les deux secteurs de l’informatique et de la restauration ne s’appuient que très sommairement sur des dispositifs élaborés de recrutement et de traitement des candidatures, ont peu recours aux organismes de placement (autrement dit, accordent peu d’attention au segment des demandeurs d’emploi et préfèrent les personnes actives), ne mettent guère en place des pratiques de rétention du personnel, négligent l’investissement en formation. Il s’ensuit, à tout le moins pour les secteurs peu régulés, des formes de recrutement privilégiant le réseau au marché, « l’opérationnalité » du profil plutôt que la qualification, la proximité et la ressemblance aux traits du recruteur plutôt que des profils qui s’en distancient. Il en va de même pour la gestion des emplois et des carrières : d’une manière générale les secteurs en pénurie manifestent des taux de turnover plus élevés que la moyenne – indiquant des difficultés organisationnelles de maintien dans l’emploi et d’organisation des carrières, qui peuvent également être des stratégies managériales – et des sorties prématurées des métiers, à tout le moins sous la forme de l’emploi salarié.
18Deux conclusions peuvent être tirées de cette analyse. Tout d’abord, les difficultés de recrutement sont loin de toucher l’ensemble des organisations d’un secteur donné. Elles se concentrent particulièrement sur celles qui s’avèrent les plus vulnérables étant donné leur position dans leur espace sectoriel : SSII de taille moyenne et entreprises utilisatrices de l’informatique sans grande capacité d’investissement dans des projets innovants pour les métiers de l’informatique ; hôtels et restaurants de petite taille à la gestion du personnel sommaire et fortement dépendants des cycles économiques. Les difficultés de recrutement se manifestent plus dans les PME que dans les grandes organisations (qui professionnalisent davantage le recrutement et ont des attentes réalistes par rapport au marché du travail, à l’inverse les patrons de PME qui s’attendent davantage à ce que les candidats leur ressemblent dans leur esprit entrepreneurial) et dans les organisations en situation de dépendance vis-à-vis d’autres acteurs économiques, autrement dit qui sont au bout des chaînes de sous-traitance et qui absorbent les soubresauts réguliers du volume d’activité [Chassard, Passet, 2005]. Celles-ci doivent nécessairement se confronter très régulièrement à des activités de licenciement et de recrutement, et de confrontation au marché du travail sans pouvoir développer de personnel « interne » socialisé et formé aux pratiques de la maison. Sans capacité de stabilisation du personnel, elles sont ainsi conduites à augmenter leurs exigences et, conséquemment, leur insatisfaction quant à la qualité de la main-d’œuvre disponible.
19Une deuxième conclusion a trait au processus par lequel se forgent les revendications – patronales – de pénuries de main-d’œuvre. Le passage entre les expériences très variables de difficultés de recrutement à la formulation d’une revendication de pénurie au niveau sectoriel procède d’une généralisation excessive. Elle renseigne cependant sur les possibilités d’action limitées des fédérations patronales sectorielles. En somme, en faisant porter le problème des difficultés de recrutement sur les institutions encadrant le fonctionnement du marché du travail (en premier lieu la formation, mais également les entraves à la mobilité, les motivations des demandeurs d’emploi, la fiscalité élevée sur le travail, etc.), elles n’interrogent guère les régulations « internes » aux secteurs qui produisent l’appétit insatiable pour de nouveaux entrants. Rares sont les programmes de réflexion visant à s’interroger sur les taux de turn-over effectif importants, sur les concurrences entre établissements, sur la professionnalisation des activités de recrutement, dans les secteurs se disant en pénurie. La représentation du secteur sert à adresser des cahiers de revendication vis-à-vis des instances publiques, mais pas à stimuler de nouveaux ajustements internes. Il en va de même pour les pouvoirs publics qui concentrent leur réponse sur les seuls leviers qu’ils semblent pouvoir activer, ceux de la formation professionnelle. Ils se révèlent aussi incapables d’interroger l’organisation du travail et les régulations des secteurs d’activités dits en pénurie, prises, comme des variables indépendantes, des données fixes qu’il serait vain d’essayer d’infléchir.
4 – Conclusion
20La résurgence, ces 15 dernières années, de l’idée suivant laquelle les systèmes d’emplois de plusieurs pays européens sont marqués par des phénomènes de pénuries de main-d’œuvre, met en lumière les multiples présupposés qui participent de la construction de l’emploi en tant que marché [Vatin, 1999]. La fiction marchande de la relation d’emploi à laquelle cette problématique des pénuries participe empêche de considérer les déceptions des recruteurs comme étant surtout des révélateurs de systèmes d’emploi d’entreprises ou de secteurs intrinsèquement problématiques du fait des choix de politiques et de formats de recrutement [Marchal, Rieuceau, 2010], d’organisation et de segmentation de la main-d’œuvre qui y sont présentés comme invariables. Mais plus encore, la puissance de cette fiction conduit à faire des difficultés de recrutement portant sur moins de 1 % des recrutements annuels un argument central des velléités de transformation des institutions et des régulations des systèmes d’emploi. Une telle insistance dans le débat politique contemporain à partir de données ridiculement insignifiantes en dit long sur les difficultés actuelles de mise en relief du cadre d’analyse dominant des problématiques d’emploi…
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Notes
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