Notes
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Aujourd’hui EADS.
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Tous les textes en langue étrangère sont traduits et résumés par nos soins.
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Nous tenons à signaler ici la première conférence d’envergure sur les horaires individualisés qui a eu lieu en 1974 au Québec, Canada. À l’initiative du département des relations industrielles de l’université Laval le 29e congrès s’intitulait L’aménagement des temps de travail. L’horaire variable et la semaine comprimée. Cette conférence s’est proposé de faire le point sur les premières expériences en matière d’horaires individualisés. La conférence, unique en son genre, a donné lieu à la publication d’actes, malheureusement peu accessibles, mais que nous proposons de remobiliser à l’occasion de cet article [Sexton & Bovin, 1974].
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Néanmoins, la crise de 1966-1967 conduit à une augmentation provisoire du taux de chômage en Allemagne à 2,1 % [Bispinck & Schulten, 2010].
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Les statistiques Eurofound, European Companies Survey 2009 [OCDE, 2011] montrent qu’entre 30 % et 80 % des entreprises, selon les pays, autorisent un nombre d’heures accumulées pour la prise de congés. Cela inclut différents dispositifs dont le compte épargne temps.
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Afin de faire connaître les appareils d’enregistrement du temps à un large public en Allemagne, l’entrepreneur Wilhelm Haller (Hengstler) avait créé un slogan publicitaire qui mélangeait l’accent suave de l’allemand avec de l’anglais. L’expression « Ai laik Gleitzeit » (« I like Gleitzeit ») a bénéficié d’un écho public et médiatique très prononcé au cours des années 1970.
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Source : http://Legifrance.gouv.fr.
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« Les horaires individualisés peuvent entraîner dans la limite d’un nombre d’heures fixé par décret, des reports d’heures d’une semaine à une autre sans que ces heures aient d’effet sur le nombre et le paiement des heures supplémentaires, pourvu qu’elles résultent d’un libre choix du salarié concerné. » Article L212-4-1 alinéa 3 code du travail (source : http://Legifrance.gouv.fr).
1 – Introduction
1La notion d’horaires individualisés peut prêter à confusion. Faisant partie du vocabulaire lié au temps de travail, cette expression a connu de multiples synonymes au cours de son histoire. La notion d’horaires variables, davantage connue en France aujourd’hui, a été précédée d’autres expressions. Ainsi le mot Gleitzeit en allemand (temps glissant) au cours des années 1960 a été traduit en anglais par flextime, flexi-time, flexible working hours, adaptable hours, rubber hours, gliding hours, gliding time et par horaires dynamiques en France et horaires flexibles au Canada. Dans le monde francophone, d’autres expressions ont été fréquemment utilisées : horaires libres, à la carte, mobiles, souples, évolutifs et personnalisés. Toutes ces expressions s’intéressent à diverses caractéristiques des horaires individualisés. Ce vocabulaire particulièrement riche, évocateur, voire lyrique, contraste avec le peu d’intérêt que la recherche en sciences sociales a consacré à ce sujet. En particulier l’origine du dispositif des horaires individualisés reste encore largement méconnue. Si nous souhaitons utiliser le terme horaires individualisés au cours de cet article, cela est dû à la caractéristique initiale du dispositif : favoriser le choix du salarié et accroître sa maîtrise des temporalités. Car seule l’expression d’horaires individualisés lie les temporalités aux individus, mais encore faudrait-il savoir si l’individualisation rime avec le contrôle individuel de l’emploi du temps.
2Les horaires sont la première des dimensions que William Grossin retiendra avec la durée et le rythme dans ses recherches fondatrices pour caractériser le temps de travail [Grossin, 1969]. Les horaires de travail correspondent à la position du temps dans la journée, aux heures effectuées entre le début et la fin de la journée de travail. Les horaires sont en principe collectifs. Les horaires individualisés constituent donc une dérogation à ce régime permettant une différenciation selon les salariés. C’est à cette différenciation que nous nous intéresserons au cours de cet article. L’horaire individualisé définit une plage d’horaire variable pour les salariés (souvent au début et en fin de journée), en principe « au choix » qui va permettre une désynchronisation des durées du travail. L’idée de base du dispositif est de permettre par exemple un début de travail variable entre 7 heures et 9 heures du matin et une fin de la journée de travail entre 16 heures et 18 heures (plages horaires variables), tout en maintenant entre ces deux plages variables une pause de midi et une « plage horaire fixe » durant laquelle l’ensemble des salariés sont présents sur le lieu de travail. L’alternance entre des plages horaires variables et fixes, différenciée selon les individus, distingue cet instrument de la gestion des durées du travail. La discussion montrera les différents enjeux autour de l’horaire individuel et autour de son usage.
3Le terme de flexibilité a été souvent associé à cette différenciation et il a permis d’interroger les effets à la fois sur le rythme des sociétés modernes, mais aussi sur les conditions de vie des salariés [Lallement, 2003]. La flexibilité et la différenciation font partie d’un mouvement qui a conduit à une dé-standardisation des normes temporelles. La standardisation depuis le xixe siècle avait pourtant mis 150 ans pour émerger : une norme collective de la durée du travail d’environ 40 heures par semaine, de 8 heures par jour distribuées le plus souvent entre 8 heures et 17 heures, un repos hebdomadaire de deux jours consécutifs (samedi, dimanche), un mois de congés annuels et des garanties légales de la norme temporelle [Thoemmes, 2000]. Après un mouvement de synchronisation qui a commencé avec l’industrialisation [Debouzy, 1979], les horaires individualisés seraient ainsi un outil de la désynchronisation des temps de travail. Cela pose d’emblée des questions sur la mesure des horaires différenciés [Pillon & Vatin, 2003 ; Vatin, 2009]. En effet la désynchronisation nécessite la mise en place de nouveaux appareils pour enregistrer les temps de travail des salariés : le seul enregistrement standardisé de début et de fin du travail ne permet plus d’évaluer la contribution des salariés. Cela pose par ailleurs la question de l’individualisation des temps de travail. Les horaires individualisés s’inscrivent-ils dans un mouvement de fond des sociétés modernes [Bauman, 2001] ? Ou, l’individualisation ne serait-elle pas plutôt assimilable à des régulations multiples et confuses qui ne correspondent ni exclusivement à des stratégies patronales visant à contrecarrer les collectifs, ni à des dynamiques positives d’émancipation et à des quêtes d’autonomie personnelle [Dubar, 2003] ? Enfin, ce qui nous semble au centre de l’intérêt est la possibilité du salarié de gérer lui-même ses temporalités. Ne pourrait-on pas penser que l’ouverture d’un espace par les horaires individualisés permette d’imaginer d’autres équations temporelles personnelles [Grossin, 1996], alors que les pratiques ordinaires ne s’écartent guère des schémas préétablis [de Terssac & Tremblay, 2000] ? Le retour sur le début des horaires individualisés au cours des années 1960 nous indiquera les raisons qui ont conduit à l’invention de ce dispositif (2). Il nous permet de préciser le sens qu’a pris l’individualisation des horaires, la manière dont son introduction a été reçue, les attentes et espoirs qu’ils ont soulevés, dépassant largement la possibilité du choix individuel des horaires par les salariés (3). Nous indiquerons ensuite que l’innovation sociale avait besoin d’une nouvelle manière d’enregistrer et de comptabiliser les temps. À cet effet, de nouvelles machines ont fait irruption dans l’entreprise se substituant parfois aux anciennes pointeuses ou, de manière plus radicale, inaugurant le contrôle mécanisé des temps de présence (4). Ce contrôle des temps a provoqué des résistances qui ont porté sur le cœur même de ce changement de la norme : l’individualisation et la différenciation des temporalités (5). Malgré ces critiques des horaires individualisés, le désenchantement contemporain semble être d’une autre nature. Il s’enracine dans un détournement du choix individuel du salarié au profit de l’entreprise. Contrairement à la vision « libérale » des temporalités visant à conforter le contrôle du salarié sur son emploi du temps, l’entreprise tient aux temps collectifs pouvant se calquer sur les rythmes des marchés (6).
2 – L’émergence du concept dans l’entreprise pendant les années 1960
4On peut situer le début de ces interrogations sur l’individualisation des temps au milieu des années 1960. Ce débat « historique » est issu de l’émergence du dispositif à partir d’expériences d’entreprise dès le milieu des années 1960. Certains auteurs relatent une première expérience suisse du début des années 1960 dans une entreprise du tertiaire, passée relativement inaperçue et peu documentée [Baudraz, 1973 ; Hogue, 1974]. Une autre entreprise industrielle se propose en 1967 d’introduire l’horaire individualisé. Située près de Munich à Ottobrunn, l’entreprise aéronautique Messerschmitt-Bölkow-Blohm (MBB) [1] est en effet confrontée à de multiples problèmes économiques, géographiques et sociaux qui vont faire émerger la désynchronisation des temps collectifs comme une solution qui sera plus tard connue sous le nom de modèle d’Ottobrunn selon la localité d’implantation de cette première expérience. En 1958, Ludwig Bölkow, un ingénieur aéronautique, s’est installé avec sept autres ingénieurs dans les locaux de l’ancien institut de recherche aérospatiale de Munich, en partie détruit depuis la guerre [Anon, 1969] [2] : soutenu par des contrats de recherche gouvernementaux, il a construit de grandes installations dans lesquelles des missiles antichars, des projets spatiaux, des hélicoptères, des avions légers, mais aussi des lave-vaisselle et des rames de métro ont été développés. En 1961, Bölkow employait 950 ingénieurs, scientifiques et techniciens. La croissance de l’entreprise et de ses effectifs a sans doute contribué au développement des horaires individualisés dans ce lieu.
5Le premier élément évoqué concernant le développement d’un modèle de désynchronisation des temps collectifs porte sur les temps de transports du lieu d’habitation au lieu de travail. En 1967, l’usine est desservie par deux seules voies d’accès, que doivent obligatoirement emprunter les 6 000 employés désormais, dont plus de 1 000 universitaires et près de 2 000 femmes tous occupés au développement de prototypes [Boucher, 1974, p. 46] [3] : « Les interminables embouteillages du matin et du soir rendent donc leurs déplacements quotidiens de plus en plus longs et pénibles. Il s’ensuit des retards croissants, le contrôle des présences se transforme en cauchemar, le mécontentement et les frustrations s’accumulent. » Matin et soir, les salariés se déplaçaient sur deux routes d’accès étroites parsemées de trois feux de circulation. Au « Ottobrunner Steeple-chase » (jargon d’entreprise) ont participé quotidiennement 3 300 salariés de l’entreprise, environ un millier de voitures et 18 autobus de transport. Des dizaines d’employés arrivaient en retard tous les jours [Anon, 1969]. Ces retards étaient mal tolérés par les salariés, en butte aux critiques de la hiérarchie, alors qu’au même moment les dépassements de la journée du travail et les départs tardifs de l’entreprise étaient parfaitement tolérés. La désynchronisation avec les horaires individualisés est dans cette perspective le résultat d’une compensation pour un dépassement fréquent de la borne temporelle en fin de journée [Kröcher, 2007].
6Le deuxième argument évoqué en faveur de la mesure concerne la pénurie de main-d’œuvre. En période de plein-emploi [4] et concernant la région munichoise en particulier, le marché du travail se resserre de plus en plus, problème accentué par les travaux préparatoires des jeux olympiques de 1972. Dans ces conditions, le desserrement des contraintes temporelles devient une manière de préserver le nombre de salariés, en améliorant les conditions de vie, sans concéder trop d’augmentations de salaires [Boucher, 1974]. Force est de constater que la désynchronisation choisie n’est pas une finalité pour l’entreprise, mais un moyen pour régler, par l’autonomie temporelle, d’autres problèmes. Cette première expérience d’horaires individualisés semble être davantage du ressort de la gestion de la main-d’œuvre que de l’octroi d’une nouvelle liberté aux salariés [Kröcher, 2007]. Ceci devient d’autant plus clair lorsque l’on apprend que l’expérience a été préparée avec l’aide d’une conseillère économiste. Boucher [1974] va en effet situer le début de l’interrogation sur l’horaire individualisé en 1965, à l’initiative de l’économiste Christel Kaemmerer, près de Bonn, qui propose une formule de réaménagement des temps de travail permettant de relancer l’emploi des femmes jusque-là exclues du marché du travail, en partie en raison du manque de souplesse des horaires fixes incompatibles avec les exigences domestiques et familiales. Dans cette perspective, la combinaison de l’assignation prioritaire des femmes à la sphère domestique et les horaires fixes et synchronisés les rendraient « indisponibles » pour le marché du travail. L’autre raison, avancée par la conseillère, concerne les employeurs qui souhaitaient alors une utilisation « rationnelle » de la main-d’œuvre disponible, malgré des variations sporadiques du volume de travail, qui fluctuait considérablement au cours d’une journée, d’une semaine, d’un mois ou d’une saison. Si la firme MBB avait expérimenté en 1967 l’horaire individualisé, cela aurait été d’abord pour des raisons « purement économiques » avancées par le directeur du personnel. Il s’agissait en fait de désynchroniser le travail de quelque 6 000 employés pour éviter des retards, mais aussi de la fatigue et des frustrations [ibid.].
7Quels sont alors les traits du modèle des horaires individualisés, qui a permis la désynchronisation des temps collectifs ? Si nous regardons du côté des caractéristiques de la durée du travail, nous sommes d’une part replongés dans les normes temporelles des années 1960, c’est-à-dire dépassant largement les 40 heures de travail par semaine et, d’autre part du côté des horaires, nous observons l’ouverture d’un choix au salarié, qui reste, somme toute, relativement timide. Il s’agirait d’une petite révolution qui aurait néanmoins eu par ses aspects qualitatifs un effet très important sur les autres entreprises. Cinq années plus tard, plus de 3 500 entreprises auraient adopté ce même modèle [Baudraz, 1973]. La solution de 1967, qui a donné lieu à un accord d’entreprise en 1968 chez MBB [Hillert, 1971], est basée sur une durée hebdomadaire du travail collectif de 43 heures et 40 minutes. Cette durée du travail doit être effectuée entre lundi et jeudi de 8 heures à 16 heures et le vendredi de 8 heures à 15 heures 30. La pause déjeuner quotidienne est de 50 minutes. Ce qui fait donc une durée hebdomadaire du travail de 35 heures 20 minutes par personne. Pour effectuer la durée conventionnelle de travail de 43 heures 40 minutes par semaine, chaque individu doit donc fournir 8 heures et 20 minutes en plus. C’est sur cette seule durée du travail supplémentaire qui correspond à peu près à une journée de travail dans la semaine, que la désynchronisation prend son effet. Cette durée du travail restante peut être effectuée à la libre guise des salariés entre 7 heures du matin et 18 heures de l’après-midi. De plus, et en tant qu’ancêtre du compte épargne temps contemporain, chaque salarié peut avancer sur sa durée de travail du mois suivant dans la limite de 10 heures, pour prendre 10 heures de temps libre le mois d’après. Le contraire reste possible aussi en empruntant un crédit de dix heures de travail à l’entreprise, cette même durée devant être compensée le mois suivant [Anon, 1969].
Le modèle d’Ottobrunn de 1967
Le modèle d’Ottobrunn de 1967
8Quels ont été les effets de cette désynchronisation des temps collectifs ? C’est ici que le modèle d’Ottobrunn laisse perplexes les observateurs de l’époque, chercheurs et presse spécialisée. Suivant les commentaires des observateurs, les effets auraient été fulgurants concernant le bien-être des salariés, mais aussi pour la santé économique de l’entreprise. Les craintes des concepteurs du modèle selon lesquelles le millier d’académiques de l’entreprise, physiciens, ingénieurs, économistes, mathématiciens et autres spécialistes techniques protesteraient contre la mise en place du dispositif, ne se sont pas confirmées. D’après une enquête confidentielle et interne de l’entreprise, seule une personne n’en aurait pas approuvé l’introduction [Anon, 1969] : les conditions de travail se sont améliorées ; la peur du retard provoquant un style de conduite dangereux aurait diminué ; les bouchons le matin et le soir autour de l’entreprise se sont dissous ; certaines personnes admettent économiser 30 minutes sur le temps de trajet par jour.
9L’entreprise évoque aussi des avantages liés à la nouvelle situation [ibid.] : diminution des jours d’absence de 300 jours en 1967 à 150 jours en 1968, accumulation de 14 000 heures de travail par des salariés, qui constituent un capital supplémentaire pour l’entreprise, car le travail a été effectué, mais n’a pas encore été rémunéré. Des observateurs étrangers semblent confirmer ces propos. « Diminution appréciable du taux de rotation du personnel ; réduction de 40 % de l’absentéisme de courte durée ; baisse de 50 % des coûts en temps supplémentaire ; amélioration du moral des employés ; amélioration de l’esprit d’équipe chez les ingénieurs. » [Boucher, 1974, p. 47] Certains auteurs vont encore plus loin dans l’analyse des effets bénéfiques des horaires individualisés. Les premières expériences auraient par exemple montré la diminution des échecs scolaires : « Il sera, par exemple, fort intéressant de lire les analyses faites en Allemagne où, après trois ans d’application de l’horaire de travail libre, il a été constaté une diminution des échecs scolaires chez les enfants dont les parents bénéficient de ce nouveau système d’horaire. D’autres incidences sur les besoins fondamentaux de la personne se révéleront progressivement. » [Zumsteg, 1971, p. 9] Bien entendu, nous n’avons aucun moyen de vérifier aujourd’hui les effets réels de cette expérience. Cela n’est pas non plus d’une importance capitale pour la suite de l’analyse, puisque notre objectif est plus modeste. Il s’agit d’une part de mettre au jour les principales raisons et motivations qui ont conduit à la mise en place du système et, d’autre part, de montrer les attentes et craintes liées à la modification des normes temporelles pour l’amélioration des conditions économiques et sociales du travail. Ici les observateurs sont unanimes : l’expérience est très largement approuvée. Pourtant, la question reste entière : qui tire le bénéfice essentiel de l’expérience ? Le salarié avec ses revendications en matière de choix de l’emploi du temps ou l’entreprise concernant les bénéfices pour l’exercice économique ? Voire les deux simultanément ?
3 – L’avènement d’une nouvelle culture temporelle et du travail ?
10Le retour d’expérience sur ces horaires individualisés s’est d’abord constitué par des monographies d’entreprise [Hillert, 1971 ; Huber, 1971 ; Jäger, 1971 ; Sareyka, 1972 ; Hamers, 1973 ; Schairer, 1975 ; Cochard, 1976 ; Legendarme, 1982 ; Hervoir, 1989], et par des questionnaires envoyés aux salariés et aux entreprises. En parallèle, les missions d’experts à la demande des gouvernements notamment français et québécois [Chalendar, 1974a ; Proust & Landier, 1974 ; Grenier, 1977 ; Tessier et al., 1976] et les organisations nationales et internationales [Evans, 1973 ; Allenspach, 1975 ; ANACT, 1977 ; Maric, 1977 ; OIT, 1978 ; OCDE, 2001 ; OCDE, 2011] ont peu à peu établi les effets positifs des horaires individualisés. En 1975, l’association allemande des administrateurs de personnel publiait les résultats liés à un envoi de questionnaires à 30 firmes. Sur ces 30 compagnies, 24 signalent une amélioration du climat de travail, 25 constatent une réduction de l’absentéisme, 23 révèlent un ajustement automatique du temps de travail au volume de travail, 15 firmes observent une réduction des heures supplémentaires, 17 firmes observent une augmentation de la productivité individuelle, 19 constatent un recrutement plus facile et 6 constatent la réduction de la rotation du personnel [Boucher, 1974].
11L’augmentation progressive du recours aux horaires individualisés montre ici sans doute un changement de culture temporelle. Les avantages étaient déjà considérés comme non négligeables selon la conclusion d’un colloque organisé par l’Organisation internationale du travail en 1977 : le haut degré de liberté octroyée aux travailleurs pour aménager leurs horaires de travail de la façon qui leur convienne et le fait d’une plus grande latitude pour les autres activités (vie familiale, loisirs, éducation et formation), la suppression de la hantise des arrivées tardives, l’influence bénéfique exercée sur les transports et la circulation, la possibilité d’adapter les heures de travail aux horaires des transports publics, la réduction du temps et la fatigue des trajets, les effets positifs sur la productivité, sur l’absentéisme et sur la rotation de la main-d’œuvre, la possibilité donnée aux employeurs de faire fonctionner les entreprises plus longtemps chaque jour, la moindre pression exercée sur certains services à l’entreprise, les plus grandes possibilités données aux femmes mariées pour concilier des obligations professionnelles et domestiques [OIT, 1978].
12Pour Boucher [1974] les horaires individualisés vont bien au-delà. Ils participeraient d’un nouveau rapport au travail : la conception nouvelle de l’homme à partir d’une connaissance accrue de ses besoins complexes et changeants ; une conception moderne de l’autorité du pouvoir fondée sur la collaboration et la raison, plutôt que sur la coercition, la répression ou la menace ; une notion différente des valeurs organisationnelles appuyées sur un idéal démocratique et humaniste qui se substitue à un système de valeurs impersonnelles et bureaucratiques, ne pouvant coexister qu’avec un style de gestion ouvert et participatif.
13Ces espoirs ne se sont manifestement pas réalisés dans le monde du travail. Pourtant, de vrais changements ont eu lieu. Lorsque William Grossin analyse l’effet des horaires individualisés au début des années 1980, il inclut ce dispositif dans les mesures qui permettent de faciliter l’articulation des temps sociaux [Grossin, 1982 ; Lallement, 1999]. Il dira plus tard que l’instauration des horaires individualisés « franchit un seuil en direction de l’écologie temporelle. La labilité de l’horaire permet aux salariés de régler son horaire sur des choix personnels qui relèvent de souhaits et d’états qui n’étaient jamais pris en considération auparavant : sa condition physique, ses dispositions psychologiques, son humeur, ses goûts changeants ou non, ses obligations familiales, les contraintes d’autres cadres temporels rigides – ceux des transports par exemple, l’urgence des démarches administratives, le soin et sa santé, les circonstances imprévues, etc. » [Grossin, 1996, p. 75]. Le monde de la recherche a tenté de qualifier les effets bénéfiques des horaires individualisés sous différentes expressions, nouvelles cultures temporelles ou articulation de leurs temporalités sociales [Tremblay, 2002] et comme signe d’une autonomie bien réelle [Setti & Jacquot, 2006]. D’autres auteurs signalent l’effet des horaires individualisés sur les politiques temporelles des villes. « La diffusion des horaires variables montre qu’agir sur les rythmes des donneurs de temps, les désynchroniser par rapport à un fonctionnement considéré souvent comme immuable, constitue un des éléments pour améliorer les conditions de mobilité des utilisateurs de la ville et du territoire. » [Boulin, 2008, p. 125] Un argument supplémentaire qui pourrait plaider la thèse d’une nouvelle culture temporelle concerne le nombre de personnes qui peuvent être considérées comme travaillant sous ce régime des horaires individualisés. En ce qui concerne les pays industrialisés, l’OCDE a résumé des recherches pour établir le pourcentage des salariés qui est couvert par les horaires individualisés. Les résultats montrent une large distribution de ce dispositif à la fois parmi les pays industrialisés, mais aussi concernant la proportion des salariés qui peuvent en bénéficier. En 1996 et sur les 19 pays analysés, les pourcentages des salariés déclarant être en horaires individualisés varient entre 18 % pour le Luxembourg à 50 % pour l’Australie. Dans la plupart des pays, environ un quart des salariés accède à ce dispositif.
Pourcentage des salariés qui déclarent avoir des horaires individualisés en 1995-1996
Pourcentage des salariés qui déclarent avoir des horaires individualisés en 1995-1996
14Le recours très répandu aux horaires individualisés parmi les pays industrialisés, la création d’un espace de liberté individuelle pour articuler les temporalités et l’ouverture des possibilités politiques permettant de réguler les temporalités sur des territoires constituent en effet les pièces d’une évolution majeure en matière de normes temporelles. Celle-ci apparaît encore plus importante et touche environ 50 % des salariés, si on y ajoute la possibilité d’accumuler des heures par d’autres dispositifs en vue d’un congé [5]. Cette évolution rapide et profonde des temporalités s’est basée sur le choix des salariés, mais pour atteindre d’autres objectifs, notamment économiques. Les finalités différentes du dispositif ont néanmoins changé les manières d’appréhender les temps. Ces conceptions n’auraient pas pu émerger massivement sans l’aide de nouveaux dispositifs techniques qui s’inscrivent dans le prolongement du changement de la norme sociale.
4 – De nouvelles machines pour désynchroniser les temps des salariés
15L’introduction des horaires individualisés et surtout leur généralisation à un grand nombre d’entreprises n’auraient pas été possibles sans le développement de nouveaux outils de mesure. Rappelons qu’en règle générale les pointeuses des années 1960 ont été calquées sur les rythmes collectifs des travailleurs en relevant uniquement le début et la fin de la journée de travail, permettant d’établir la mesure de la durée du travail et éventuellement les calculs des heures supplémentaires. L’invention de l’horaire individualisé devrait donc s’accompagner de dispositifs techniques permettant l’enregistrement de la variabilité individuelle, des durées journalières différenciées ainsi que les débuts et les fins de journée selon les travailleurs. De plus, un certain nombre d’heures supplémentaires devait pouvoir être intégré dans la mesure normale de la durée du travail, car, comme nous l’avons signalé, le report du stockage d’heures d’un mois sur l’autre était l’une des caractéristiques de ce modèle.
16Selon certains observateurs le dispositif technique était une condition nécessaire pour la diffusion de la règle organisationnelle [Chalendar, 1971]. L’intérêt pour la solution organisationnelle a été accompagné par celui des entreprises qui se trouvaient ou se lançaient sur le marché des appareils d’enregistrement du temps. L’engouement pour les horaires individualisés constituait un réel enjeu économique après le démontage des pointeuses classiques dans les entreprises. C’est ainsi qu’un représentant d’une entreprise de fabrication de pointeuses admettait en 1971 que sans les commandes liées aux horaires individualisés la branche industrielle aurait connu une récession [Kulhay, 1971]. Comme souvent sur un marché naissant, une entreprise a occupé une position dominante en s’assurant que la marque était identifiée avec l’idée même du concept des horaires individualisés.
17Cela fut le cas d’un totalisateur métrique individuel de la firme Hengstler. Il s’agissait ici d’une marque protégée (« Flextime » en Allemagne, Angleterre, Canada, États-Unis), « horaires dynamiques » en France, « horaire flexible » au Canada. La notion allemande de Gleitzeit (temps glissant) a été traduite dans le monde anglo-saxon par le mot Flextime (temps flexible), expression aujourd’hui encore largement utilisée. Simultanément, la firme s’est assurée des droits sur l’utilisation de ce dernier. Cette pratique commerciale a heurté certains chercheurs parmi les premiers observateurs de la diffusion des horaires individualisés. C’est ainsi que, lors d’un colloque du département des relations industrielles de l’université de Laval au Québec en 1974, une mise en garde contre l’utilisation du terme flextime a été formulée : « Le congrès se défend de promouvoir le produit d’une compagnie en particulier. L’expression “flextime”, qui sert à décrire les horaires souples, étant l’appellation commerciale lancée par la Flextime Hengstler Corporation qui a son siège social en Allemagne, ne figure pas dans la présente communication. » [Beaudry et al., 1974, p. 242] Néanmoins, dans les annexes publiées de cette manifestation scientifique, l’appareil y est décrit en détail. Il s’agit d’un équipement modulaire avec une horloge qui est liée à des compteurs métriques individuels. « L’horloge est programmée en fonction de l’amplitude de l’entreprise‚ de façon à n’émettre des pulsions (au rythme d’une pulsion toutes les trente-six secondes) que dans les limites de cette amplitude. Chaque employé se voit octroyer un compteur, un module-clef et une carte-clef individuellement codée, qui peut éventuellement servir de carte d’identification ou de laissez-passer. Au moment de commencer sa journée de travail, l’employé introduit sa carte dans le module-clef afin de mettre son compteur en circuit, et l’y laisse jusqu’au moment de quitter son travail, alors il l’en retire. Dès la mise en circuit un voyant lumineux s’allume pour indiquer la présence de l’employé, et pendant toute sa durée le compteur métrique dévide ses rubans chiffrés pour enregistrer l’accumulation du temps. Le déroulement même des rubans est strictement progressif ; la seule rétrogression possible est absolue et s’effectue lors de la remise à zéro du compteur, par une simple pression du doigt sur un bouton de recul protégé, du reste‚ par une fenêtre de plastique transparent dotée d’une serrure. De plus, par son apparence‚ son mode de fonctionnement, sa forte décentralisation possible et sa souplesse d’adaptation aux besoins spécifiques d’une entreprise ou d’un service donnés, l’accumulateur n’offre pas de similitude avec l’horloge-poinçon exécrée, de sorte que les réticences des employés, s’il s’en trouve, s’évanouissent rapidement à l’usage. » [Sexton & Bovin, 1974, p. 317]
Flextimer, appareil d’enregistrement du temps avec compteurs électromécaniques 1970
Flextimer, appareil d’enregistrement du temps avec compteurs électromécaniques 1970
18La norme temporelle des horaires individualisés a conduit à un espace d’innovation technologique. Elle a ouvert et renouvelé le marché des appareils d’enregistrement des temps. Mais ensuite ce sont les dispositifs techniques et commerciaux qui ont donné leur nom à la norme sociale. L’appellation flextime s’est répandue dans le monde anglo-saxon. Au cœur d’une stratégie de marketing et de publicité, la vente de nouveaux appareils s’est faite en louant les bienfaits des horaires individualisés [6]. Néanmoins, la machine provoquera une première forme d’opposition montrant que le dispositif technique doit être situé dans le prolongement du dispositif social des horaires individualisés. À cet égard, on pourrait parler de la création d’un système sociotechnique qui n’a pas manqué de susciter des interrogations quant aux changements qu’il a introduits dans la vie quotidienne des salariés.
5 – Les résistances sociales contre les horaires individualisés
19En effet, entre 1967 et 1976, des milliers d’entreprises et administrations ont introduit le modèle d’Ottobrunn. Le commerce des appareils d’enregistrement du temps était florissant. La seule firme Hengstler avait réussi à vendre sa machine à 60 000 entreprises et administrations [Anon, 1976]. L’appareil a conduit à un système qui permettait aux chefs d’entreprise de vérifier la présence du salarié avec un seul coup d’œil sur le compteur, parfois depuis leur bureau. De petites ampoules jaunes s’allument et s’éteignent en montrant quel salarié est à la maison ou sur le lieu de travail. Certains syndicalistes notamment esquissent alors des visions d’un contrôle total [Orwell, 1949] devenant une réalité dans certaines entreprises [Anon, 1976]. Cette crainte d’une surveillance accrue a conduit à un scepticisme du côté des organisations syndicales, mais aussi chez les employeurs en ce qui concerne son effet sur la productivité. L’opposition contre l’introduction des horaires individualisés et contre l’enregistrement du temps par des machines, surtout dans des endroits où celui-ci n’existait pas avant, a été relancée par la crainte d’une surveillance accrue des salariés. L’ancienne organisation syndicale des employés en Allemagne (DAG aujourd’hui Verdi) déplorait très rapidement le « come-back » des pointeuses comme une régression et un retour dans les débuts du capitalisme [Kulhay, 1971]. Cette critique de la surveillance des temporalités en amenait d’autres sur les effets négatifs de la désynchronisation : perte coûteuse pour l’entreprise, liée à la moindre présence pendant les plages variables, inefficacité liée au frottement des plages voulant dire que les plages fixes sont de plus en plus utilisées pour des activités qui n’auraient pas été effectuées au cours des plages variables. L’individualisation conduirait alors à un manque d’efficacité du travail au cours des plages variables et à une intensification du travail pendant les plages fixes. S’y ajoutent les plaintes de clients mécontents face à des bureaux et des administrations vides [Anon, 1976]. Si le bilan global reste largement positif pour les salariés et pour les employeurs, l’enthousiasme de la première expérience semble s’être refroidi à l’épreuve de la réalité sociale.
20Avant de faire l’objet de réticences en raison d’une surveillance accrue des activités des salariés, les horaires individualisés ont d’abord suscité des oppositions et des résistances d’une toute autre nature. Si, sur le plan technique, la norme individualisée pouvait malgré tout s’imposer, cette diffusion s’avérait beaucoup plus difficile sur un plan social que le laissaient entendre les premières expériences réussies du dispositif et le nombre d’entreprises qui y ont adhéré. Les principales difficultés pouvaient provenir des attitudes du personnel, des cadres, de la direction, des possibilités de communication, du rendement, mais aussi des difficultés liées aux coûts de l’introduction des horaires variables concernant à la fois le rallongement possible de la journée du travail des ouvriers et l’introduction des équipements de décompte des heures [Bélanger, 1974].
21Plus encore, ce sont les négociateurs en entreprise et les acteurs collectifs qui semblaient s’opposer à l’introduction d’un tel dispositif. Les employeurs qui apparaissent comme largement bénéficiaires de la nouvelle norme étaient réticents. En effet, c’est avec scepticisme que le monde des affaires en Allemagne a accueilli la révélation des résultats qui paraissaient pourtant encourageants : abolir la ponctualité, libérer les horaires de travail, n’est-ce pas ouvrir la porte à l’anarchie et au désordre ? « Le vieil atavisme militaire du peuple germanique, château-fort de l’ordre et de la discipline, répugnait à laisser ainsi “glisser” le temps. Gleitende Arbeitszeit ou temps de travail glissant, c’est bien beau, mais encore faut-il s’assurer que la productivité n’en souffrira pas et, pour cela, opérer un certain contrôle sur les allées et venues des employés afin de s’assurer qu’ils respectent leurs engagements et pour éviter aussi des frustrations que pourraient engendrer parmi les employés eux-mêmes les abus ou les tentatives de fraude. » [Boucher, 1974, p. 47] Pouvait-on sérieusement envisager de laisser le salarié choisir le début et la fin de son travail ? Pouvait-on prendre le risque d’un relâchement de la discipline temporelle [Thompson, 1967] que le capitalisme n’avait réussi à imposer qu’au bout d’une longue période ?
22Ces interrogations du côté patronal semblaient avoir été redoublées d’une interrogation syndicale sur les effets de l’horaire variable. « Il serait bon de rappeler ici qu’au premier jour du Gleitzeit allemand, les syndicats avaient requis une prime pour les employés ayant un horaire variable, en pensant que la productivité accrue ne profiterait qu’à l’employeur : les mêmes syndicats la demandent aujourd’hui pour ceux qui n’ont pas encore l’horaire variable. » [Boucher, 1974, p. 67-68] Ce changement de la position syndicale sur les horaires individualisés ne s’est pas opéré rapidement. Dans un premier temps les doutes prévalaient. « Les syndicats français redoutent, d’abord, que l’horaire souple, présenté à tort comme une panacée, ne devienne un alibi qui conduit à négliger la nécessité de répondre aux revendications essentielles des travailleurs dans le domaine des transports, du logement, des équipements sociaux, de la durée du travail, du niveau de salaire. » [Chalendar, 1974b, p. 269] La deuxième préoccupation des syndicats a été que les horaires individualisés pourraient compliquer le travail militant. « Les organisations FO ont d’ailleurs constaté qu’à l’occasion de telles expériences le patronat était tenté de rechercher l’adhésion du personnel au détriment de la solidarité collective et de mettre les organisations syndicales à l’écart. Les personnes concernées par ces expériences deviennent souvent plus individualistes. » [CGT-FO, 1976, p. 19] Cette critique de l’individualisme s’appuyait aussi sur des problèmes matériels liés à la tenue de réunions, à la distribution de tracts, la collecte des cotisations et à la possibilité de déclencher une grève surprise. Il s’agissait enfin de ne pas mettre en cause tel ou tel avantage acquis, par exemple certaines autorisations d’absence pour motif familial ou médical, et surtout de garantir la protection d’un tarif majoré des heures supplémentaires [Chalendar, 1974b]. Enfin, c’est la catégorie des cadres qui pouvait craindre une perte de leur influence sur le travail des autres : « Certains cadres s’inquiètent de la disparition de certaines de leurs prérogatives et redoutent l’érosion de leur autorité et la corrosion de leur prestige parce qu’ils ne veillent plus à la discipline des horaires et qu’ils ne peuvent plus réprimander les employés en cas d’arrivées tardives. » [Boucher, 1974, p. 68]
23En résumé, juste après l’expérience d’Ottobrunn, nous observons des résistances sociales fortes du côté des employeurs et cadres et du côté des organisations syndicales. Si l’adhésion des salariés était plus souvent facile à obtenir, les relations professionnelles hésitèrent à donner leur feu vert. L’introduction des horaires individualisés pouvait faire l’objet de contestation pour sa façon de calculer le temps et de surveiller les salariés. Elle signifiait néanmoins un relâchement de contrôle, critiqué par certains cadres, et une mise en cause de la ponctualité et de la discipline comme valeurs prépondérantes du monde du travail.
6 – De l’enchantement au désenchantement : les horaires individualisés au service des entreprises
24Nous avons vu d’une part les raisons qui ont conduit à l’instauration de l’horaire individualisé. D’autre part, la diffusion du dispositif dans le monde industrialisé a été, malgré les critiques et les difficultés techniques et sociales, rapide, large et durable. Pourquoi un changement d’une telle importance se passe-t-il alors de manière relativement inaperçue ? Pourquoi, y compris dans la communauté des chercheurs, l’enthousiasme n’apparaît plus faire consensus aujourd’hui ?
25La première raison en est peut-être que ces changements ont été banalisés et/ou effacés par d’autres enjeux de la vie quotidienne. Évidemment, pour beaucoup de salariés le fait de pouvoir choisir le début et la fin de la journée n’a rien de spectaculaire, d’autres problèmes en matière d’emploi, salaires et conditions de travail constituent des priorités bien plus importantes. La deuxième raison est peut-être que les horaires individualisés se sont éloignés de leur finalité initiale. Le compromis initial portant sur la désynchronisation à l’initiative des salariés avec des effets bénéfiques pour les individus et entreprises s’est modifié. Telle est en tout cas l’hypothèse qu’on peut formuler pour essayer de comprendre l’absence contemporaine de plaidoyers en faveur des horaires individualisés tels que nous avons pu les relever au cours des années 1970. En effet, très peu de recherches empiriques permettent d’étayer cette hypothèse d’un désenchantement des horaires individualisés, mais quelques éléments pourraient être mobilisés pour montrer leur intérêt.
26En France, par exemple, les horaires individualisés ont fait l’objet d’une première loi en 1973. En effet la loi n° 73-1195 du 27 décembre 1973 stipule que « pour répondre aux demandes de certains travailleurs, les employeurs sont autorisés à déroger à la règle de l’horaire collectif de travail et à pratiquer des horaires individualisés sous réserve que le comité d’entreprise ou, s’il n’en existe pas, les délégués du personnel n’y soient pas opposés et que l’inspecteur du travail et de la main-d’œuvre compétent ou, le cas échéant, le fonctionnaire de contrôle assimilé soit préalablement informé [7] ». Ouvrant ainsi les possibilités à l’individualisation et au choix aux salariés, cette loi a connu une modification majeure par l’ordonnance du 16 janvier 1982. Même si cette ordonnance affirme la nécessité d’un libre choix du salarié, elle ouvre la possibilité de reporter d’une semaine sur l’autre un certain nombre d’heures de travail. Ce report ne fait pas l’objet d’une surtarification des heures supplémentaires. Ceci constitue donc un intérêt non négligeable pour l’employeur afin de réguler le choix individuel et en vue de faire varier la durée collective du travail [8]. Dans la littérature scientifique, cette ouverture a été considérée plus tard comme la première forme de modulation-annualisation de la durée du travail des salariés [Bunel, 2003 ; Thoemmes, 2010]. En effet, le principe même de la modulation est d’une part de pouvoir faire varier la durée du travail d’une semaine sur l’autre, sur une longue période. La modulation est d’autre part un dispositif qui, contrairement aux horaires individualisés, n’est pas soumis au choix de l’individu. Sans vouloir approfondir ici cette question complexe, nous suggérons que la double ouverture vers le report des heures et vers la modulation collective de la durée du travail, bien que fondamentalement distinctes dans des textes légaux des horaires individualisés, a pu infléchir le choix du salarié. Apparaît ici l’idée que le processus social lié aux normes temporelles exproprie l’individu de son choix. Les variations en fonction des temps des marchés des produits et de l’emploi auraient conduit l’entreprise à réguler le choix individuel du salarié [Thoemmes, 2010].
27Cette évolution n’est d’ailleurs pas propre aux textes de lois, mais elle se retrouve aussi dans les entreprises. Certaines recherches effectuées en Allemagne auraient tendance à conforter cette position. Une des premières recherches traitant de la question de la flexibilité liée aux accords d’entreprise, a été menée à propos de la réduction de la durée du travail [Bosch, 1988]. L’année 1984 a en effet constitué une étape majeure, encadrée par les négociations de 1978 et de 1990, de l’introduction de la semaine des 35 heures en Allemagne. À propos du débat sur la flexibilité et sur les intérêts que les salariés peuvent trouver dans ces modèles, les auteurs se montrent assez réservés, bien que formulant explicitement l’hypothèse d’une flexibilisation possible pouvant contribuer à davantage d’autonomie pour le salarié, les résultats de la recherche semblent plus nuancés. Ainsi, pour l’un des quatre secteurs analysés, la métallurgie, les marges de manœuvre individuelles à propos du temps de travail n’ont pas augmenté à la suite de l’introduction de la flexibilité temporelle [ibid.] :
- dans les établissements qui ont des temps de travail différenciés entre 37 et 40 heures par semaine, la répartition de la durée du travail habituelle ne suivait que très rarement les critères du volontariat ;
- concernant la forme de la réduction de la durée du travail, dans seulement 1 % des accords d’entreprise, il semblait y avoir des possibilités de choix pour les salariés ;
- les durées du travail variable sur le plan hebdomadaire se déterminent selon les nécessités de l’entreprise, même l’horaire individualisé ne suit pas exclusivement les intérêts des salariés ;
- un certain nombre d’accords d’entreprise incluent la possibilité de changement selon les nécessités de l’établissement, seulement dans des cas exceptionnels, les souhaits des salariés ont été pris en compte.
- Pour les horaires individualisés, on constate un écart entre d’un côté ce que les individus pensent (les représentations : l’idée d’un temps de travail constant prédomine) et les pratiques d’utilisation concrètes de l’autre côté, montrant un usage très différencié et poussé des possibilités d’individualisation. De plus, trois groupes de salariés évaluent très différemment les avantages et les inconvénients de l’individualisation [Promberger, 2002] :
- pour un premier groupe (40 % des interrogés), les avantages sont plus importants que les inconvénients ; ce groupe valorise en particulier un horaire totalement individualisé pouvant être adapté aux rythmes journaliers individuels. Un sentiment d’autonomie prédomine associé à un niveau de satisfaction important ;
- pour un second groupe (40 % des interrogés), les inconvénients prédominent largement ; est mis en cause en particulier le rallongement de la durée du travail avec les comptes épargne-temps et un impératif productif des temps de travail qui contrarie les possibilités d’individualisation ;
- pour un troisième groupe, plus petit, et des salariés les plus âgés de l’enquête, ce sont les possibilités générales de participation au travail qui conditionnent un niveau de satisfaction important, peu importe le type de temps de travail.
7 – Conclusion
28À la lumière de ces résultats, il nous semble que les horaires individualisés ne peuvent pas être interprétés comme une stratégie patronale pour s’opposer au temps collectif des salariés. L’analyse des matériaux disponibles nous a conduit à dessiner un portrait nuancé des horaires individualisés. En adoptant une perspective historique, nous avons exploré l’origine du dispositif qui est né en entreprise pour des raisons a priori éloignées du contrôle et de l’autonomie temporelle. Une combinaison de motivations économiques, sociales et géographiques a permis de faire émerger les horaires individualisés. Le choix individuel devient un moyen et non une finalité. À l’époque de sa naissance, durant la période de plein-emploi des années 1960, on était très loin des préoccupations liées à la flexibilité temporelle d’aujourd’hui. La réception très positive de l’expérience, à la fois en interne, mais aussi par les observateurs extérieurs, ne semble pas être liée à une conception idéologique des temporalités, qui érige l’individualisation comme un principe d’organisation du travail. L’enthousiasme et les plaidoyers pour les horaires individualisés au cours des années 1970 indiquent l’espoir d’un changement réel de la manière de concevoir les temporalités sociales. Les effets d’une synchronisation trop poussée des rythmes sociaux semblent avoir eu raison d’un cadre temporel rigide et bureaucratique : d’où le sentiment chez certains observateurs d’une libération du carcan des temps industriels, d’un potentiel pour favoriser la conciliation des temps sociaux, et d’une possibilité de créer de nouvelles régulations des temporalités à partir des territoires. L’innovation sociale a favorisé l’innovation technique et la création d’un nouveau marché pour la mesure du temps. L’innovation technique a favorisé à son tour la généralisation de la règle organisationnelle. Pourtant, l’arrivée de nouveaux appareils d’enregistrement et mesure du temps a fait réapparaître le spectre du contrôle (de tous les instants) de la vie du travailleur. Combinées à des résistances sociales du côté patronal et syndical, ces critiques de la désynchronisation, du relâchement de la discipline temporelle, de la négation de la ponctualité, mais aussi de l’impossibilité de conduire une action collective n’ont pas résisté au succès du modèle. L’importance réelle du phénomène sur un demi-siècle est incontestable, même si les statistiques sont peu éloquentes. Environ 25 % des salariés dans les pays développés ont accès aux horaires individualisés. Ce chiffre monte à 50 % en prenant en compte diverses formes de capitalisation du temps. L’histoire des horaires individualisés aurait pu se conclure comme cela. Mais le regard sur les normes temporelles montre qu’elles restent un enjeu de disputes et de luttes sociales. La création des normes temporelles et leur finalité initiale ne correspondent pas obligatoirement à leur mise en œuvre. Les compromis ont évolué avec le temps. La crise et le chômage ont sans doute joué un rôle dans cette évolution. Une partie des entreprises a tenté de détourner le choix des salariés pour le mettre au service de la production. Le passage des horaires individualisés à la modulation de la durée du travail est à cet égard particulièrement éloquent. D’une certaine manière, ces entreprises qui n’ont pas joué le jeu du choix individuel, se sont montrées bien plus intéressées par les temps collectifs synchronisés. Ces temps collectifs peuvent être régulés en fonction de la variabilité de l’offre et de la demande sur les marchés des produits (annualisation, heures supplémentaires, compte épargne-temps, chômage partiel) éclipsant ainsi le choix individuel de l’emploi du temps des salariés. C’est peut-être cela le plus paradoxal dans l’histoire des horaires individualisés : alors que la conception libérale des normes temporelles est censée sur un plan politique favoriser la liberté des individus et sur un plan économique celle des employeurs, ces derniers ont davantage opté pour une collectivisation des horaires individualisés au service des entreprises et en fonction des marchés. D’autres recherches seront nécessaires pour établir l’ampleur de ce phénomène.
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Mots-clés éditeurs : appareil d'enregistrement, horaires individualisés, désynchronisation, temps de travail, choix personnel
Mise en ligne 10/05/2013
https://doi.org/10.3917/rfse.011.0035Notes
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[1]
Aujourd’hui EADS.
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[2]
Tous les textes en langue étrangère sont traduits et résumés par nos soins.
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[3]
Nous tenons à signaler ici la première conférence d’envergure sur les horaires individualisés qui a eu lieu en 1974 au Québec, Canada. À l’initiative du département des relations industrielles de l’université Laval le 29e congrès s’intitulait L’aménagement des temps de travail. L’horaire variable et la semaine comprimée. Cette conférence s’est proposé de faire le point sur les premières expériences en matière d’horaires individualisés. La conférence, unique en son genre, a donné lieu à la publication d’actes, malheureusement peu accessibles, mais que nous proposons de remobiliser à l’occasion de cet article [Sexton & Bovin, 1974].
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[4]
Néanmoins, la crise de 1966-1967 conduit à une augmentation provisoire du taux de chômage en Allemagne à 2,1 % [Bispinck & Schulten, 2010].
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[5]
Les statistiques Eurofound, European Companies Survey 2009 [OCDE, 2011] montrent qu’entre 30 % et 80 % des entreprises, selon les pays, autorisent un nombre d’heures accumulées pour la prise de congés. Cela inclut différents dispositifs dont le compte épargne temps.
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[6]
Afin de faire connaître les appareils d’enregistrement du temps à un large public en Allemagne, l’entrepreneur Wilhelm Haller (Hengstler) avait créé un slogan publicitaire qui mélangeait l’accent suave de l’allemand avec de l’anglais. L’expression « Ai laik Gleitzeit » (« I like Gleitzeit ») a bénéficié d’un écho public et médiatique très prononcé au cours des années 1970.
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[7]
Source : http://Legifrance.gouv.fr.
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[8]
« Les horaires individualisés peuvent entraîner dans la limite d’un nombre d’heures fixé par décret, des reports d’heures d’une semaine à une autre sans que ces heures aient d’effet sur le nombre et le paiement des heures supplémentaires, pourvu qu’elles résultent d’un libre choix du salarié concerné. » Article L212-4-1 alinéa 3 code du travail (source : http://Legifrance.gouv.fr).