Notes
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[*]
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 2009, 266 p.
-
[**]
Paris, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, 2008, 300 p.
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[***]
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, 337 p.
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[1]
M. Granovetter, 1985, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », American journal of sociology, 91(3), p. 481-510. Traduction en français in : Le marché autrement, 2000, Paris, Desclée de Brouwer.
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[2]
Dans les années 1920, « un partage se met en place qui attribue à la théorie économique l’étude des comportements rationnels des individus, notamment les choix sous contrainte ; et à la sociologie les comportements non rationnels, notamment l’exploration des raisons pour lesquelles ces choix rationnels ne sont pas aussi développés que la théorie économique pouvait le penser » (Ph. Steiner, La sociologie économique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1999, p. 4).
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[3]
V. Zelizer, « Repenser le marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 1992, vol. 94, p. 3-26.
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[4]
N. Fligstein, « Le mythe du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001, vol. 139, p. 3-12.
-
[5]
M.-F. Garcia, « La construction sociale d’un marché parfait », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, vol. 65, p. 2-13.
-
[6]
P. Steiner, L’école durkheimienne et l’économie, Genève-Paris, Droz, 2005.
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[7]
Reconnu par les plus hautes autorités de l’État français, Robert Parker, « messie américain du vin », est reconnu comme le plus suivi des prescripteurs de vins français dans le monde [Garcia-Parpet, 2009, p. 173].
1Les trois ouvrages de sociologie économique française publiés en 2008, 2009 et 2010 témoignent de la vitalité de ce courant. Il s’agit des ouvrages de Pascale Trompette, Le marché des défunts, de Philippe Steiner, La transplantation d’organes : un commerce nouveau entre les êtres humains, et de Marie-France Garcia-Parpet, Le marché de l’excellence : les grands crus à l’épreuve de la mondialisation. Il nous a semblé intéressant de les réunir dans une même note de lecture afin de prendre acte, non seulement de la diversité de leurs approches, mais surtout de ce qui fait leur liant commun. Depuis 1985 et l’article de Mark Granovetter [1], c’est la notion d’encastrement qui fait le lien entre les différentes approches de la nouvelle sociologie économique. Avec l’encastrement, les sociologues de l’économie énoncent l’idée simple selon laquelle toute société a une économie, et toute économie ne peut se développer que dans une société. Ils remettent ainsi en cause la division du travail scientifique qui s’était historiquement instaurée avec les économistes [2].
2La sociologie américaine s’est, depuis, efforcée de repenser [3] le marché néoclassique [4]. La sociologie française n’a pas été en reste puisque, dès 1986, Marie-France Garcia-Parpet décrivait avec précision les conditions sociales nécessaires à la mise en œuvre d’un « marché parfait » [5]. Plus récemment, dans l’ouvrage sur les vins qu’elle consacre aux grands crus, elle renouvelle la démarche de construction socio-historique de son objet. Fidèle en cela à l’approche inaugurée par Pierre Bourdieu, elle retrace les voies par lesquelles offre et demande se construisent et s’orchestrent. Ce souci d’un retour historique, on le trouve aussi présent chez Pascale Trompette, lorsqu’elle décrit les transformations intervenues dans l’organisation du marché des funérailles, mais elle y ajoute une dimension d’explicitation des mécanismes de coordination marchande qui équipent le marché du côté de l’offre. C’est aussi à une description en termes de mécanismes de coordination que se livre Philippe Steiner dans l’étude qu’il mène sur le commerce de la transplantation d’organes. Ces mécanismes ne sont pas marchands, mais constituent une manifestation de la solidarité organique, concept qu’il mobilise en spécialiste de la pensée durkheimienne et de ses réflexions à propos de l’économie [6].
3Si les trois études que nous présentons ici relèvent bien de traditions sociologiques différentes, elles ont, on le voit, des points de convergence. Elles ont aussi l’avantage de discuter, chacune, de processus d’une grande actualité, et sur lesquels les sociologues ont beaucoup à dire : la mondialisation, qui est le fil conducteur du livre de Marie-France Garcia-Parpet sur le marché des grands crus ; la libéralisation qui est celui du livre de Pascale Trompette sur le marché des défunts, et la marchandisation, qui est celui de l’ouvrage de Philippe Steiner sur la transplantation d’organes. Après les avoir abordées successivement dans cette note, nous conclurons en montrant que, chacune à leur manière, ces trois contributions viennent alimenter une réflexion plus générale sur l’encastrement, c’est-à-dire sur la question des frontières entre le social et le marchand.
1 – La redéfinition des critères de jugement de l’excellence des vins : l’histoire d’une guerre culturelle sur fond de mondialisation
4Pour saisir les changements qui affectent le monde de l’« excellence » viticole français, Marie-France Garcia-Parpet construit son objet par la bande. Contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, son enquête de terrain ne porte volontairement pas sur le cœur du marché étudié : les producteurs de Bordeaux ou de Bourgogne. D’abord, l’auteure procède à une description des trajectoires de challengers issus du Languedoc-Roussillon ou encore de Chinon. Ensuite, elle caractérise les stratégies des wineries du « nouveau monde » (États-Unis, Australie, Afrique du Sud, Chili, Argentine, Nouvelle-Zélande). Enfin, elle scrute « la nouvelle demande » (les classes moyennes des pays non traditionnellement producteurs, comme la Chine ou le Brésil), ses nouvelles manières de boire et ses principes de classement.
5Entretiens, récits ethnographiques, analyses secondaires de données statistiques, consultation d’articles de presse ou de revues professionnelles, permettent à Marie-France Garcia-Parpet de contribuer à la sociologie vinicole, et surtout de proposer une sociologie de la mondialisation.
1.1 – La consécration des pratiques hérétiques : le cas languedocien
6La structuration historique de l’offre française des grands crus par les AOC (Appellations d’origine contrôlée) a écarté les vins languedociens considérés comme de mauvaise qualité, et le Languedoc a joué le rôle de fournisseur des vins de consommation courante dès la seconde moitié du xixe siècle. Cette « vocation de production de masse » a prévalu jusque dans les années 1960. À cette époque succède une nouvelle ère : une crise de surproduction engendre une politique volontariste d’installation de cépages améliorateurs, le regroupement des coopératives, la prise en charge de toute la chaîne technique. Dans les années 1980, un processus de reconversion vers la qualité s’engage, via une démarche de qualification d’aires AOC. Toutefois, les profits liés à cette reconversion se révéleront limités. C’est donc essentiellement « hors de l’orthodoxie des AOC que la région du Languedoc-Roussillon a trouvé les moyens de revaloriser sa production » : un producteur atypique est parvenu à faire reconnaître l’excellence de sa production à l’étranger grâce à la nouvelle structure du marché mondial, et à l’évolution de la critique viticole. Ce ré-ordonnancement du champ des possibles a donné alors l’espoir et l’opportunité d’une généralisation du vin de qualité pour cette région.
7Ce producteur se nomme Aimé Guibert. Ancien industriel gantier de luxe et ancien président d’une chambre de commerce, il s’est reconverti dans la viticulture dans les années 1960. Un géographe, spécialiste des terroirs viticoles, lui apprend qu’une partie de ses terrains sont susceptibles de produire un grand cru. Connaisseur en produits de luxe, Guibert transfère dès lors des dispositions économiques, acquises dans un autre univers, à l’univers du vin en choisissant des cépages nobles, en s’astreignant à de faibles rendements, en adoptant les techniques les plus valorisées. Un œnologue bordelais réputé l’appuie dans son travail de vinification. Ne parvenant pas à vendre ses vins aux cavistes et négociants français qui refusent même de les goûter, il utilise le capital social acquis lors de sa « vie antérieure » et se tourne vers ses connaissances anglaises pour se faire connaître sur le marché anglo-saxon. Outre-Manche et outre-Atlantique, ses vins sont bientôt placés au même niveau que le château Lafite (sommet de la hiérarchie française).
8Il faudra attendre huit ans pour que les prescripteurs français reconnaissent aussi la qualité des vins d’Aimé Guibert. Cela influencera ensuite la production et la distribution régionale dans le sens d’une prise en compte de critères plus cosmopolites d’excellence, permettant aux « vins de pays d’oc » (chaque fois associés à un cépage) de correspondre aux demandes de marchés étrangers. La qualité perçue, reconnue à l’échelle mondiale, n’est désormais plus l’apanage des AOC légitimées par l’État. Ainsi, l’analyse de cette structuration historique de l’offre française (par les AOC), puis les bouleversements introduits par des éléments extérieurs au marché mettent en évidence la redéfinition des classements de la qualité et mettent en péril les modèles économiques anciens de création de valeur (AOC). Pour autant, Marie-France Garcia-Parpet ne suggère pas que ce processus ait abouti en France à un renversement complet des valeurs : les derniers ne sont pas devenus les premiers. Il est plus juste de dire que des opportunités nouvelles se sont ouvertes à certains agents économiques challengers, aux propriétés sociales très spécifiques (fort capital économique, technique et social). Ces derniers sont alors parvenus à introduire avec succès, à des moments spécifiques, des pratiques « hérétiques » au regard du modèle français dominant, mais compatibles avec les critères consacrés par les prescripteurs étrangers.
1.2 – Les nouvelles demandes : la prescription œnologique et leurs effets
9L’augmentation de la consommation dans les pays traditionnellement non producteurs et sa diminution dans les pays producteurs sont des évolutions désormais bien connues. Ce qui l’est moins, c’est l’évolution du profil social et culturel des consommateurs et les conséquences de cette évolution sur la dynamique du marché.
10Depuis plus de trente ans, ce n’est plus seulement la bourgeoisie privilégiée étrangère qui consomme les vins fins, mais aussi les classes moyennes, particulièrement lors de fêtes ou cérémonies. De sorte que les néophytes constituent désormais une composante essentielle de la demande de vin. Au Brésil, la multiplication des rubriques œnologiques dans la presse, le développement des guides portant mention de leur facilité d’accès, la multiplication des cours de dégustation, et même l’existence de guides de la prononciation des noms de vins… mettent en évidence le peu de connaissance des acheteurs, la distinction sociale associée au vin et l’importance prise par la prescription œnologique pour ces nouvelles demandes qui n’ont pas acquis la pratique précoce de dégustation, d’initiation par la famille. Pour autant, comme le précise l’auteure : « La prescription œnologique n’est pas due à l’incomplétude des savoirs en soi mais au fait que les agents sociaux susceptibles d’en constituer la demande aient des dispositions nécessaires pour déléguer certains actes de connaissance, d’appréciation, voire de jugement, en un mot à se laisser imposer des normes. » (p. 168)
11Quels sont, dès lors, les effets de ces évolutions sur l’offre ? Cette multiplication des apprentissages systématiques et parallèlement l’immense littérature de prescription, l’inflation des concours, etc., ont abouti à une mise en équivalence des vins avec des effets structurant l’offre et de la demande. Ainsi, des « comparaisons impossibles » entre vins (français et étrangers, ou AOC et cépages), viennent conforter les goûts qui accompagnent des styles de vie (cosmopolites et bourgeois) et puis surtout, « le développement de la prescription d’origine anglophone tend à remettre en question les classements qui placent la production française au sommet de la hiérarchie ». Ainsi, c’est donc l’importance de ces nouveaux prescripteurs mondiaux, symbolisés par la figure de Robert Parker [7] chez les producteurs et les organisations professionnelles, qui explique l’érosion du dispositif ancien de qualité (AOC).
1.3 – Les wineries du « nouveau monde », une production industrielle de la qualité
12Certaines wineries, autrement dit, certaines « unités de production viticole où le propriétaire a le plus souvent recours à différents producteurs pour son approvisionnement en raisin », ont marqué l’histoire de la production viticole des États-Unis : celles des Gallo qui contrôlent 40 % des vins de Californie, et 1,7 % de la production mondiale ; et celle de Mondavi, troisième « metteur en marché » des États-Unis et promoteur étasunien de la production de qualité.
13La démarche américaine de production de vins fins consiste à utiliser des cépages français nobles, une technologie sophistiquée de laboratoire de façon à obtenir par des moyens chimiques le goût escompté, et à développer des techniques modernes de merchandising pour susciter la demande de vins fins et construire de toutes pièces le marché. La recette du succès ne s’arrête pas là. L’ingrédient manquant réside dans l’alliance avec des producteurs français devant leur notoriété aux AOC, conférant ainsi leur légitimité à la viticulture américaine. Si ces entreprises ont investi sur le continent américain, c’est pour sortir des contraintes et limites de production de leurs régions d’origine. Par exemple, la joint venture signée par Robert Mondavi et le bordelais Philippe de Rothschild a permis de donner un standing international aux vins fins californiens.
14Ces investissements directs et ces partenariats, d’abord circonscrits aux marchés nationaux, puis étendus à des challengers mondiaux en Amérique du Sud, Australie et Afrique du Sud, montrent que les transformations de l’économie viticole internationale ne se résument pas à l’augmentation du volume des importations et exportations, mais impliquent de nouvelles combinaisons d’investissement, de coopération et de rationalisation, dont le résultat est, par un effet retour, la transformation des normes de qualité AOC qui ont fait, en leur temps, la grandeur de la viticulture française.
2 – L’appropriation des dépouilles : l’histoire d’une libéralisation
15La manière dont Pascale Trompette aborde le marché des défunts possède certaines similarités avec la précédente, notamment dans sa manière d’historiciser la construction des mécanismes de coordination marchande de ce secteur d’activité un peu particulier. L’auteure s’intéresse surtout à la façon dont a émergé l’organisation matérielle de la raréfaction des rencontres entre offreurs et clients. Elle montre que la lutte pour « l’appropriation de la dépouille » a pris avant tout la forme de l’appropriation des territoires où l’on meurt (via la gestion de la morgue de l’hôpital, par exemple) et que « la canalisation » des clients se joue chaque jour plus en amont, culminant aujourd’hui dans les contrats obsèques, lesquels tentent de s’approprier la dépouille… alors même qu’elle est encore vivante ! Plus généralement, l’ouvrage décrit la libéralisation d’un service public. Deux points ont retenu notre attention : d’une part, l’histoire de l’abolition de l’organisation monopolistique de l’économie du funéraire depuis les années 1970 ; d’autre part, la façon dont se recompose l’étendue des territoires d’intervention légitime des différentes professions du secteur dans ce nouveau contexte.
2.1 – « On doit pouvoir choisir son enterrement, comme on choisit sa robe de mariée » (Michel Leclerc)
16Dans les années 1970, les Pompes funèbres générales (PFG), sous le contrôle de la Lyonnaise des eaux, occupent le devant de la scène en détenant 80 % du marché. Elles cohabitent alors avec des PME et régies municipales. Les communes leur ont le plus souvent attribué la « concession », c’est-à-dire le monopole de la gestion des corps des individus décédés dans la localité. En échange, ces dernières perçoivent une taxe sur les produits funéraires vendus aux familles des défunts. Fortes d’une stratégie de concentration horizontale mais aussi verticale – allant de la gestion de forêts à la filiale de prévoyance – et bénéficiant de liens privilégiés avec les municipalités facilitant les reconductions tacites de concessions, les PFG laissent peu de place aux acteurs plus petits et moins structurés.
17Durant les années 1980 – lesquelles correspondent à la période de la généralisation de la mort hors de chez soi –, les PFG sont les seules à pouvoir supporter le coût de construction de chambres funéraires à proximité des hôpitaux, canalisant ainsi de nouveaux clients quand la mortalité échappe aux frontières de la localité. Nombreuses sont alors les histoires de corruption de fonctionnaires ou d’agents de morgue visant l’orientation systématique des familles vers certains professionnels. Ces pratiques font monter la contestation des petits « artisans de la pompe ».
18Pour parler d’une seule voix face aux PFG, ces artisans s’organisent en une fédération dont l’existence ne doit pas pour autant masquer leur difficulté à établir des positions communes. L’alliance, qui est principalement de circonstance, vise à s’opposer au leader du marché, les PFG. Au fil de leurs actions collectives, les artisans parviennent tout juste à faire suffisamment de bruit pour que les gouvernements successifs débattent à leur propos. Ils n’obtiendront que des demi-victoires, jusqu’à l’arrivée d’un allié qui viendra décupler leurs forces : Michel Leclerc.
19Homme des batailles anti-monopole, le frère d’Édouard (Leclerc) vante la démocratisation du choix de son enterrement via une rhétorique libérale de « guerre » des prix, et finit par rallier une trentaine d’indépendants sous sa bannière franchisée. Sa position articule trois éléments. Premièrement, il s’agit pour lui de construire une légitimité commerciale dans un secteur traversé par le tabou marchand ; pour cela, il crée des « Funerama », sortes de supermarchés du funéraire. Deuxièmement, il viole les monopoles territoriaux établis ; il s’appuie alors sur les médias pour dénoncer les interdictions d’accéder au cimetière dont ses franchisés font l’objet. Troisièmement, il s’engage dans une bataille juridique qui aboutira à fragiliser les bases légales de la protection du monopole communal des PFG et, plus généralement, à faire décliner la légitimité de ce régime.
20À la fin des années 1980, le monopole en vient à être successivement aménagé. Un rapport interministériel datant de 1989 engage de façon irréversible le procès de ce dernier : prenant le parti des consommateurs, il montre que l’exercice d’une rationalité consumériste est défaillante et articule des propositions visant à définir le régime qui serait le plus approprié à la baisse des prix, désormais érigée en priorité. C’est en 1993 que sautent les derniers verrous d’un espace économique déjà largement ouvert, et que s’accomplit la naissance d’un « service public concurrentiel ».
21Mais cette histoire, magistralement reconstruite par l’auteure, n’est pas seulement celle de luttes d’acteurs autour du monopole, elle est également celle de la dynamique de transformation de l’expertise des différents groupes professionnels dans ce champ d’activité. C’est en effet en multipliant les focales que la sociologue envisage la libéralisation du marché sous toutes ses coutures.
2.2 – Concurrence ou coopération entre les professions du funéraire
22La sociologie des professions est alors mise à contribution pour éclairer d’autres dynamiques à l’œuvre lors de la reconfiguration de l’espace économique funéraire. Cette fois, il ne s’agit plus d’analyser la concurrence entre entrepreneurs économiques substituables, mais la façon dont se conquièrent et se définissent les territoires respectifs des différents professionnels du funéraire – artisans de pompes funèbres, soignants, thanatopracteurs et agents de chambres mortuaires. Observant une montée de l’exigence de qualification – niveau de diplômes, reconnaissance de la formation, etc. – recherchée par les différents professionnels, la sociologue met en évidence leur recherche de légitimité sociale et la façon dont cette recherche influence les frontières entre coopération et concurrence dans le secteur.
23Les différents professionnels souffrent en effet d’une suspicion de la part de la société qui tend à les dépeindre en profiteurs du deuil. Pour contrer cette représentation, Pascale Trompette montre comment, dans chaque profession, des agents s’engagent dans une lutte pour apparaître en professionnels légitimes, au détriment des autres professionnels, que ce soit pour réaliser les différents travaux sur les dépouilles, pour accompagner le deuil, ou pour définir l’esthétique de la « bonne mort ». Entre autres exemples, l’auteure analyse la façon dont, à la fin des années 1990, les agents des hôpitaux – soignants, cadres hospitaliers et agents de chambres mortuaires – se réapproprient le traitement du corps mort, en requalifiant les professions et les missions qu’ils déléguaient volontiers jusque-là. Au passage, elle montre ainsi que la libéralisation, marquée par la conquête du marché par des opérateurs privés, n’est jamais définitivement acquise.
3 – La transplantation d’organes comme « productivisation » des corps morts : vers une marchandisation ?
24Avec l’étude de Philippe Steiner, en passant des défunts aux transplantations d’organes, le lecteur franchit la frontière de la peau. La sociologie proposée est celle d’un commerce entre humains, où la notion de commerce est prise dans un sens large de relation sociale, et non dans un sens restreint d’échange marchand. L’ouvrage assume un parti pris durkheimien dans son approche de la solidarité qui est impliquée et révélée lors des transplantations. Le fil qui est déroulé est d’abord celui de l’évolution historique des modes de coordination qui régissent successivement cette activité ; il est ensuite prolongé par un examen attentif des formes de marchandisation à la fois existantes et potentielles.
3.1 – La mort, un fait social
25Considérer la mort comme un fait social n’a rien d’intuitif. N’est-elle pas plutôt un fait naturel inéluctable ? Les techniques de soins intensifs ont pourtant rendu difficile la prise de décision de déclarer morts des êtres humains dont le statut est ambigu, car le cœur bat encore. En 1969, une nouvelle définition de la mort reposant sur le critère de mort encéphalique est instaurée, elle est donc bel et bien un fait social. C’est cette nouvelle définition qui ouvre la voie aux développements de la transplantation, le prélèvement d’organe pouvant être pratiqué sans risque de poursuite judiciaire.
26L’auteur se demande comment qualifier les relations sociales qui permettent au prélèvement d’avoir lieu : notamment, faut-il parler de « don » ? Engageant une réflexion théorique, il démontre que le vocable du « don » est inapproprié. En effet, lors des transplantations, aucune dimension cérémonielle ou agonistique ne peut être observée. De plus, le receveur n’a pas la possibilité de rendre. Enfin, le mélange des intérêts égoïstes et collectifs, typique des situations de don, ne s’observe pas davantage. Le mot « don » doit être remplacé par le mot « commerce », ou plus précisément par l’expression « commerce de détresse entre égaux », de façon à rendre compte du caractère hybride de la solidarité rendant possible la transplantation.
27Les liens sociaux qui s’établissent à cette occasion revêtent en effet tout à la fois une dimension « organique », basée sur la division du travail entre professionnels, et le culte de l’individu ; et une dimension « mécanique » en raison de la commune humanité à laquelle elle nous renvoie et de la solidarité par similitude qui se crée lors de la détresse d’un proche. Le terme de commerce est alors préféré, il caractérise mieux ces liens sociaux en jeu.
3.2 – De la coordination par l’espoir à la coordination économique : cinquante ans de transplantation
28L’ouvrage retrace ensuite l’histoire de la transplantation. Pour autant, plutôt que de s’atteler à un exercice de reconstitution de la genèse socio-historique de l’activité, l’auteur retrace les modes successifs de coordination de ce commerce : d’abord la coordination par l’espoir, puis la coordination économique. Pour chacune des deux périodes, sont décrites la figure du « chirurgien transplanteur » qui lui est associée ainsi que les « tensions axiologiques » que ce dernier affronte.
29Durant la première période (1951-1970), la coordination, entendue comme un mode d’action collective sans lequel la transplantation ne peut avoir lieu, se fait « par l’espoir ». La situation étant dominée par l’incertitude, tant scientifique que chirurgicale, l’espoir de l’issue positive, pour le malade ou les médecins, fait agir en commun. Le chirurgien transplanteur cherche une voie originale de traitement, en se heurtant à la tradition médicale. D’un point de vue axiologique, il est pris en tension entre, d’un côté, l’ethos médical, lequel lui commande de répondre à la détresse du malade avec qui il entre en relation, et d’un autre côté, l’éthique compétitive de la recherche, qui recommande l’essai comparé comme mode d’administration de la preuve.
30Si la première période avait débuté par la redéfinition de la mort permettant d’accéder à la ressource corporelle humaine, une seconde période de « rationalisation médicale » (de 1970 à nos jours) lui succède. Elle est rendue possible par le développement des médicaments antirejet. Le succès des transplantations a modifié l’approche des malades et des familles qui développent une « vision consumériste de la transplantation » selon les chirurgiens pionniers. Espoir et angoisse concernent désormais la phase d’attente du greffon. Ce qui devient central, c’est de s’assurer des ressources nécessaires, de leur circulation adéquate, ainsi que de la prise en charge et du partage des coûts engendrés. Toutefois, à l’issue de cette phase, l’ethos médical ne trouve plus à satisfaire son impératif de soin aux malades, à cause de l’allongement des listes d’attente et du manque de ressources. Parmi les transplanteurs-entrepreneurs, des voix se font entendre, qui font valoir les avantages d’une coordination marchande. Mais où et comment le marché peut-il s’immiscer ?
3.3 – « Après l’abolition de l’esclavage, après la généralisation du salariat, le xxie siècle affronte la question de savoir s’il convient d’instaurer le marché de l’humain par morceaux » (p. 254)
31Lorsque les économistes envisagent un marché des organes, il ne s’agit pas d’un spot market, autrement dit : la capacité de payer n’organise pas les listes d’attente. En ce qui concerne, premièrement, les prélèvements sur les défunts, la prise en charge des frais mortuaires ou encore l’accès à l’université, pourraient être concédés, selon ces économistes, aux personnes acceptant, de leur vivant, le prélèvement de leurs organes en cas de mort encéphalique. En ce qui concerne, deuxièmement, les prélèvements sur vif, ils envisagent que le niveau de l’incitation monétaire devrait être calculé de façon à défrayer les donneurs, par exemple, en estimant la perte de salaire liée à leur convalescence. Les avantages attendus sont bien entendu l’accroissement du nombre de greffons, mais aussi la baisse du coût de la santé dans la mesure où la greffe (rénale) est moins onéreuse que la dialyse, et améliore la qualité de vie des patients. Si ces objectifs sont chiffrables, on peut dès lors financer leur coût pour les atteindre. Mais au-delà des spéculations et scenarii des économistes retracés par l’auteur, que peut-on dire des transactions marchandes d’organes telles qu’elles se pratiquent aujourd’hui à l’échelle internationale ?
32Philippe Steiner réalise aussi la genèse de la « traite de la transplantation ». La mobilité visant la transplantation a tout d’abord débuté en direction des pays développés où les transplantations étaient légales et pratiquées. Mais la pénurie de greffons a ensuite favorisé dans ces pays l’apparition de politiques de quotas visant les étrangers. Ces décisions entraînent alors la mobilité vers les pays où le commerce marchand de l’organe n’est pas interdit ou peu réglementé, tels l’Inde ou le Pakistan. Différentes configurations coexistent aujourd’hui : le malade, le vendeur ou les deux se déplacent. Selon l’auteur, ces phénomènes ne relèvent pas du tourisme, qui renvoie, lui, à une décision individuelle, ils impliquent des structures médicales et administratives, autrement dit, ils requièrent l’accord explicite ou tacite de pouvoirs publics. Ainsi, les patients savent qu’à leur retour, ils seront suivis dans leur pays, et parfois même remboursés (c’est le cas en Israël). La comparaison avec la traite négrière s’en trouve justifiée selon Philippe Steiner.
33Aujourd’hui, ce que l’on sait des biomarchés légaux là où ils existent ne semble pas plaider en faveur de la marchandisation de l’activité de transplantation d’organes. Les enquêtes montrent que les donneurs regrettent, éprouvent un sentiment de honte, se sentent diminués. On observe aussi une dégradation de leurs conditions économiques, alors même que, dans certains pays, elle peut parfois être utilisée pour payer des dettes. Le commerce marchand d’organes ne fait que reformuler le problème classique de l’inégalité des richesses. Mais quelles sont les options ? Il faut en effet prendre en compte la détresse des malades lorsqu’il existe une thérapeutique salvatrice, mais à laquelle ils ne parviennent pas à accéder. Selon l’auteur, le corps humain est aujourd’hui devenu une nouvelle ressource : un biocapital. Celui-ci revêt une grande importance pour le système de soins. Ce n’est pas par le marché, mais via une politique plus déterminée envers les familles (la politique d’exhortation à donner) que devrait être obtenue la « productivisation » accrue de la mort qui est aujourd’hui nécessaire. Il n’est d’ailleurs pas à exclure qu’une redéfinition de la « bonne mort » finisse par en découler, qui ferait de la cession d’organes l’un de ses critères positifs.
4 – Conclusion
34Les objets de recherche des ouvrages présentent quelques similitudes. Tout d’abord, dans les trois cas ils engagent une forte valeur symbolique, et le caractère essentiellement économique de l’activité est sinon dénié par leurs professionnels, du moins relégué au second plan des discours. Sur le marché des défunts, les professionnels assument une mission à la fois rituelle et de service public ; sur celui des vins « d’excellence », les producteurs refusent le court-termisme financier ; dans le commerce de la transplantation, l’assimilation des organes à des marchandises est fortement réprouvée par les professionnels. De plus, dans tous les ouvrages, les consommateurs sont peu préparés, « mal équipés » pour faire leur choix : soit parce que la confrontation à la mort d’un proche est un événement rare, un moment au cours duquel ils se sentent vulnérables ; soit parce que les consommateurs manquent de repères dès lors qu’ils n’ont pas acquis le goût en matière de vin par une socialisation prolongée ; soit encore parce que la transaction est marquée du sceau de la détresse, la transplantation d’organe engageant le pronostic vital. Enfin, l’action de la puissance publique, exerçant ou ayant exercé un mode coercitif de régulation, a fortement informé ces trois activités : la rareté y a été instituée via les régimes de « concessions » ou les AOC ; les modalités de production des ressources, des tarifs et de l’appariement ont été déterminées lors des greffes.
35De même que les objets présentent des caractéristiques communes, les démarches et ambitions des auteurs comptent quelques points similaires. Dans les trois cas, les modes de fonctionnement des relations économiques sont éclairés au moyen d’une approche socio-historique. Un gros plan est opéré sur certaines catégories d’acteurs économiques : les prescripteurs que constituent les critiques et autres œnologues ; les nouveaux professionnels que sont les thanatopracteurs ; ou encore les chirurgiens qualifiés d’« entrepreneurs-transplanteurs ». Les auteurs s’arrêtent sur le moment de la rencontre entre un client et un professionnel : une foire au vin ; une boutique des pompes funèbres ; l’organisation de l’appariement entre donneur et receveur. Enfin, derrière chacun de ces travaux, on décèle une ambition commune à ces auteurs : à partir de cas particuliers, qui plus est assez singuliers – le vin, la mort, l’organe –, ils entendent dire quelque chose de plus général sur le fonctionnement de l’économie, sur les processus de mondialisation, de libéralisation, de marchandisation, et par là sur les frontières entre le social et l’économique.
36Contre toute illusion finaliste, ils montrent que le facteur d’efficacité économique joue en général un rôle minime face aux multiples facteurs sociaux. Sur le marché des défunts, tout comme sur le marché des grands crus, ce sont les actions volontaristes d’acteurs en position dominée mais dotés d’atouts spécifiques et de capital social qui déclenchent, d’un côté le mouvement de libéralisation, de l’autre celui de changement des règles de la qualité. Par ailleurs, ces actions volontaristes s’inscrivent dans des contextes et des époques déterminées : d’un côté, l’idéologie néolibérale des années 1980-1990 ; de l’autre, le processus de mondialisation lié au développement du « nouveau monde » du vin. En ce qui concerne la transplantation d’organes, la possibilité d’un marché n’est esquissée qu’à la condition historiquement située d’une rencontre entre, à nouveau, l’idéologie néolibérale et le « consumérisme » médical (lié aux progrès des technologies médicales et des médicaments anti-rejets, qui rendent ce type d’interventions chirurgicales de moins en moins risquées). En mettant en évidence l’encastrement du social et de l’économique, ils démontrent que le sociologue n’est en aucun cas démuni dans sa manière d’appréhender l’économie. Cette forme centrale de la théorie économique standard qu’est le marché est remis à sa juste place, celle d’un mode de coordination parmi d’autres.
Notes
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[*]
Paris, Éditions du Seuil, coll. « Liber », 2009, 266 p.
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[**]
Paris, Presses de la fondation nationale de sciences politiques, 2008, 300 p.
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[***]
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2010, 337 p.
-
[1]
M. Granovetter, 1985, « Economic action and social structure: the problem of embeddedness », American journal of sociology, 91(3), p. 481-510. Traduction en français in : Le marché autrement, 2000, Paris, Desclée de Brouwer.
-
[2]
Dans les années 1920, « un partage se met en place qui attribue à la théorie économique l’étude des comportements rationnels des individus, notamment les choix sous contrainte ; et à la sociologie les comportements non rationnels, notamment l’exploration des raisons pour lesquelles ces choix rationnels ne sont pas aussi développés que la théorie économique pouvait le penser » (Ph. Steiner, La sociologie économique, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1999, p. 4).
-
[3]
V. Zelizer, « Repenser le marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 1992, vol. 94, p. 3-26.
-
[4]
N. Fligstein, « Le mythe du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, 2001, vol. 139, p. 3-12.
-
[5]
M.-F. Garcia, « La construction sociale d’un marché parfait », Actes de la recherche en sciences sociales, 1986, vol. 65, p. 2-13.
-
[6]
P. Steiner, L’école durkheimienne et l’économie, Genève-Paris, Droz, 2005.
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[7]
Reconnu par les plus hautes autorités de l’État français, Robert Parker, « messie américain du vin », est reconnu comme le plus suivi des prescripteurs de vins français dans le monde [Garcia-Parpet, 2009, p. 173].