Notes
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[1]
La recherche a été effectuée dans le cadre du programme de recherche PSDR -LIPROCO sur les « démarches de valorisation des produits alimentaires et activités connexes fondées sur les proximités producteurs-consommateurs ». Il rassemble des acteurs professionnels et des chercheurs sur deux régions : Rhône-Alpes et Grand Ouest. En Bretagne, les enquêtes ont été menées en partenariat avec la FRCIVAM. Nous remercions Noëmie Pennec et Nicolas Bon pour le travail d’enquête, et Catherine Hérault, ESA Angers, pour sa collaboration.
Les auteures remercient également très cordialement les deux referees de la revue qui, en proposant des conseils avisés et des propositions constructives, ont largement contribué à améliorer la première version de cet article. -
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« Au sein des exploitations professionnelles, la catégorie “petites unités” est définie ainsi : Moins de 45 735 euros de chiffre d’affaires, et moins de 12 196 euros de soutiens publics directs par exploitation. Environ 16 % des exploitations professionnelles correspondent à cette catégorie. S’agissant des petites exploitations non professionnelles, les auteurs définissent un plafond de 40 UDE (unité de dimension européenne), correspondant à 1,5 hectare équivalent blé de la région Centre ou 1 200 euros et une borne minimale fixée à 4 UDE. Cette catégorie correspond à 35 % des exploitations non professionnelles, c’est-à-dire dont la taille est comprise entre 4 et 40 UDE. »
1 – Introduction [1]
1L’agriculture est engagée dans un processus de reconfiguration profonde qui transforme les activités des agriculteurs. La réduction progressive des gains de productivité, le développement de tarifs mis en place par les institutions (PAC), la transformation du secteur en un secteur semi-public du fait du poids des subventions et les différentes crises sanitaires (ESB, dioxine...) ont profondément déstabilisé les agriculteurs. Parmi les transformations en cours, une voie consiste à intensifier le modèle de production et de distribution conventionnel par les volumes et une spécialisation élevée. Parallèlement, on assiste depuis quelques années à l’émergence de démarches qui se veulent « alternatives » aux formes « dominantes » de production et de commercialisation et qui tendent à renouveler la forme de la relation marchande en agriculture. Ces démarches s’appuient sur des stratégies de différenciation des produits par la qualité et le service et sur des stratégies de rapprochement avec des acteurs ne relevant pas directement de la sphère agricole [Allaire et Boyer, 1995].
2De plus en plus présents dans les discours médiatiques comme politiques, les circuits courts alimentaires font aujourd’hui l’objet d’une attention grandissante au sein de la profession agricole. Ils correspondent parfois à la réactivation de modes de commercialisation anciens qui avaient été fortement réduits lors de la période de modernisation, tels que la vente directe à la ferme ou les marchés. Ils peuvent également constituer des formes très innovantes de dispositifs, comme les systèmes de livraison de paniers destinés à des consommateurs désireux de soutenir une agriculture locale. Malgré cette diversité, ils constituent tous des formes d’échanges qui se fondent sur un rapprochement entre producteurs et consommateurs. En réduisant fortement les intermédiaires marchands, ils appellent à de nouvelles coordinations sociales, cognitives, voire professionnelles entre les acteurs [Lanciano et Dumain, 2010]. En répondant à une demande croissante de consommation locale, le développement de circuits courts s’inscrirait pour beaucoup dans un mouvement général de valorisation de l’agriculture paysanne et serait une voie de dynamisation de l’économie agricole. Ces demandes seraient notamment susceptibles d’offrir de nouvelles opportunités de pérennisation de l’activité et d’augmentation du revenu des agriculteurs pour certaines exploitations agricoles en difficulté, ou qui ne disposent pas de la taille suffisante pour explorer les circuits longs de distribution. Elles faciliteraient en outre un rapprochement entre la « ville » et la « campagne » et de nouveaux engagements de l’agriculture sur les territoires.
3Toutefois, les rapprochements entre les producteurs et les consommateurs ne se réalisent pas forcément de façon aisée. La réduction des intermédiaires ne signifie pas la disparition d’un rapport commercial entre les deux parties. Elle peut impliquer l’exigence d’une plus grande disponibilité de l’agriculteur à l’égard de ses nouveaux clients : capacité à répondre aux multiples injonctions de la clientèle, assimilation de l’espace de travail et de l’espace de marché dans le cas de la vente à la ferme, etc. La commercialisation en circuits courts entraîne dès lors des modifications importantes de l’activité agricole et de l’organisation du travail, et finalement du métier d’agriculteur.
4À l’intersection de la sociologie économique et de la sociologie du travail, notre objectif est de comprendre dans quelle mesure les relations marchandes interviennent pour modifier les formes d’engagement dans une activité de travail et les formes d’intégration professionnelle des acteurs qui y participent. Précisément, à travers une étude à caractère exploratoire, l’objet est de montrer en quoi les circuits courts (CC par la suite) modifient les formes d’engagement et d’intégration professionnelle des agriculteurs. Il s’agira de savoir, au regard de leur rapport à l’activité et à l’emploi, si les agriculteurs qui commercialisent leur production en CC participent à la résurgence d’une agriculture paysanne, ou bien s’ils ouvrent des alternatives des formes d’engagement dans l’activité agricole. In fine, les conditions pour lesquelles ces agriculteurs peuvent se constituer en « sujet » [Touraine, 1992] et participer à un retour de l’acteur paysan sont recherchées.
5Les productions maraîchères tournées vers les CC représentent un contexte d’activité propice pour appréhender cette problématique. En effet, les exploitations maraîchères présentent des caractéristiques proches de celles décrites par les premiers travaux portant sur les exploitations spécialisées dans la vente en CC [Chiffoleau, 2008]. Ces exploitations seraient de plus petite taille mais plus intensives en main-d’œuvre, avec un recours plus important au travail familial.
6La première partie montre en quoi les CC peuvent renouveler la question de l’intégration professionnelle des agriculteurs. Pour saisir ces possibles transformations, nous nous proposons d’interroger les différentes figures professionnelles à travers l’analyse du rapport au travail et à l’emploi [Paugam, 2000]. La deuxième partie s’attache à caractériser les formes d’engagement dans le travail et les modalités d’intégration professionnelle des maraîchers en CC observés. La troisième partie conclut sur l’existence de figures hybrides d’engagement dans l’activité agricole. Les CC favoriseraient le développement de capacités réflexives sur la manière dont les maraîchers pratiquent leur métier. Ils participeraient à un retour de l’acteur paysan.
2 – Vers une multiplicité des formes de l’activité agricole
7La sophistication des techniques de production agricole ainsi que des politiques agricoles favorisant les économies d’échelle ont permis le développement de grandes exploitations hyperproductives et l’émergence d’agriculteurs plus techniciens et gestionnaires. Pourtant, ce mouvement est loin d’être univoque et, plus que l’émergence d’un nouveau profil d’agriculteurs, on semble assister à l’éclatement d’un modèle au profit d’une multiplicité de formes d’agricultures et de conception des activités agricoles par les agriculteurs eux-mêmes.
2.1 – La superposition des figures agricoles
8Plusieurs indicateurs permettent de rendre compte des configurations émergentes au sein de l’agriculture aujourd’hui. Premier indicateur, l’importance de la pluriactivité. Considérée comme un élément des sociétés rurales anciennes, elle se retrouve aujourd’hui au cœur des mutations sociales et économiques. La proportion de personnes multi-actives dans la population familiale des exploitations agricoles s’accroît, elle passe de 11,8 % en 1963 à 20,3 % en 2003. Il en est de même de la part des exploitations comptant au moins un double-actif (25,5 % en 1979, 28,6 % en 2000) [Boudy, 2009]. Le deuxième indicateur a trait à la persistance des petites structures. Les petites unités, selon les seuils définis en 2001 par la Direction des affaires financières? [2], représentent 16 % des exploitations « professionnelles » et 35 % des exploitations dites « non professionnelles ». Elles sont un enjeu non négligeable pour l’emploi et contribuent à la dynamique des territoires [Rémy, 2007]. Il ne s’agit pas de sous-estimer l’ampleur de la restructuration de l’agriculture [Hervieu et Purseigle, 2009], mais de poser un nouveau regard sur ces petites exploitations qui représentent des lieux d’innovations sociales [Mouchet et Le Clanche, 2007]. Les installations en dehors du cadre familial, en augmentation régulière, constituent un troisième indicateur des transformations en cours. En effet, près du tiers des installations en France ont lieu hors du cadre familial, autrement dit par des personnes non issues du milieu agricole [Hervieu et Purseigle, 2008]. Ces installations se caractérisent par leur caractère innovant et atypique, ce qui implique le renouvellement des formes d’accompagnement [Camou et Quelin, 2010]. Enfin, un autre indicateur correspond à l’essor de la vente des produits agricoles en CC. Le développement des CC est en pleine effervescence et s’inscrit le plus souvent dans la mise en place de systèmes alternatifs [Maréchal, 2008 ; Traversac, 2011]. En 2007, 15 % des exploitations agricoles françaises pratiquent la vente directe [Olivier-Salvagnac et al., 2010]. Ce chiffre atteint 28 % pour les exploitations productrices de légumes. Une grande partie de ces exploitations maraîchères spécialisées dans les CC se trouvent en zone périurbaine [Ollagnon et Chiffoleau, 2008].
9Les données encore partielles du recensement agricole 2010 [Agreste, 2011] confirment ces tendances ainsi que le développement de l’agriculture biologique et l’augmentation de la production de denrées alimentaires avec signes de qualité. Une multiplicité des formes de l’activité agricole se dessine ainsi autour de la pluriactivité, de la pratique d’une agriculture sur de petites surfaces avec des productions innovantes, et de la vente en CC avec la recherche de développement d’une agriculture durable. Une diversité des modes de fonctionnement des exploitations, des pratiques et des modes de représentations de l’activité révèlent une diversité des figures agricoles.
10Les travaux de Jacques Rémy montrent l’évolution de la terminologie en fonction des orientations politiques, sociales et économiques de l’agriculture. La première figure est celle du paysan avec « la coïncidence de la famille et du métier » [Rémy, 2008], mais aussi l’appartenance à une communauté, à un groupe [Mendras, 1967]. La deuxième figure représente celle de l’agriculteur professionnel. Cette figure, promue par les lois de modernisation de l’agriculture de 1960 et 1962, est tout autant un modèle social (l’exploitation familiale à 2 Unités de travail humain (UTH)) qu’un modèle économique : celui d’une agriculture spécialisée intensive [Muller, 2009]. La troisième figure est celle de l’entreprise agricole, de l’exploitation post-familiale. Cette représentation, qui fut tout d’abord celle du syndicat majoritaire, se trouve actée dans la loi d’orientation de 2006 [Rémy, 2010]. Ces trois figures permettent de rendre compte des transformations du métier, mais elles ne font pas que se succéder, l’une n’est pas remplacée par l’autre, elles se superposent. Ces formes coexistent aujourd’hui, mais l’on observe aussi des figures composites. Les agriculteurs puisent dans l’une ou l’autre pour élaborer leur vision et leur pratique du métier. Ainsi, certains se définiront comme des paysans entrepreneurs ; ils expriment une vision moderne du métier et de leur rôle sur le territoire. Ils se rapprochent des entrepreneurs ruraux décrits par P. Muller [art. cité, 2009] : certains associent la transformation de leurs produits et leur commercialisation, d’autres allient agriculture et activités d’accueil sur la ferme, et enfin, une troisième catégorie réunit des agriculteurs qui associent l’agriculture, l’artisanat et les services.
2.2 – Les circuits courts de commercialisation comme prisme des transformations des figures agricoles
11Les formes de commercialisation constituent un filtre pour appréhender les transformations de l’activité et des figures agricoles. Elles comprennent à la fois la nature des débouchés qui assurent la rentabilité de l’exploitation et les revenus de l’agriculteur, et les moyens mis en œuvre pour les satisfaire.
12La nature des débouchés, le degré de dépendance de l’agriculteur à l’égard de ses clients, le mode de fixation des prix d’échange sont des éléments qui interviennent directement dans l’organisation du travail, les temps de travail, le revenu dégagé par l’agriculteur et finalement dans la définition du métier même d’agriculteur. Ainsi, qu’y a-t-il finalement en commun entre, d’une part, un maraîcher commercialisant l’intégralité de ses cultures à un unique fournisseur qui lui prescrit les caractéristiques de sa production et lui assure une régularité des commandes et, d’autre part, un maraîcher qui multiplie les modes de commercialisation en CC ?
13Dans le premier cas, l’agriculteur occupe une place relativement faible à la fois en termes de redistribution de la valeur ajoutée du produit et d’autonomie de décision. Il peut se juger privé du contact avec les consommateurs par les acteurs de l’aval de la filière [Dubuisson et Giraud, 2010]. En revanche, en fonction des termes de la négociation, la régularité du revenu peut être assurée.
14Inversement, dans le second cas, les CC constituent pour l’agriculteur une façon de reprendre la main sur la gestion de l’exploitation, garder son indépendance, et acquérir une nouvelle autonomie dans le travail [Le Caro et Daniel, 2007]. Le rapprochement avec les consommateurs et la réduction des intermédiaires qui en découle impliquent de mobiliser de nouveaux outils et peut-être de nouvelles compétences pour mettre en œuvre ces nouvelles coordinations. Il amène donc le producteur à se déplacer de son « terrain » traditionnel, au sens propre (pour aller à la rencontre du consommateur) comme au sens figuré (développement d’aptitudes relationnelles et commerciales). Enfin, ces formes particulières de commercialisation sont susceptibles de redéfinir la hiérarchie entre les espaces et les temps sociaux permise dans le cas de la commercialisation à un unique fournisseur. Ainsi, dans le cas de vente directe à la ferme, l’espace de vie, de travail et de marché tendent à coïncider. De la même façon, les temps de travail et d’échange peuvent se confondre, par exemple, lors de la livraison de paniers.
2.3 – Les formes de l’intégration professionnelle
15S’ils participent à modifier l’activité agricole, les CC alimentaires, enclenchent-ils pour autant l’émergence d’une nouvelle figure professionnelle, ou permettent-ils plus simplement de pérenniser l’activité d’agriculteurs qui avaient été marginalisés par le modèle de développement promu par les lois d’orientation agricole de 1960 et 1962 ?
16Sans privilégier l’une ou l’autre de ces hypothèses, nous proposons d’interroger les différentes figures professionnelles agricoles à travers l’analyse du rapport au travail et à l’emploi sous l’angle de l’intégration professionnelle. Celle-ci est définie « comme la double assurance de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail et de la protection sociale qui découle de l’emploi » [Paugam, 2000]. Ce cadre d’analyse prend ainsi en compte la double dimension objective et subjective de l’intégration professionnelle : « Le rapport au travail et le rapport à l’emploi seront analysés en fonction des contraintes objectives auxquelles les individus sont confrontés, mais aussi en fonction du sens qu’ils donnent à leurs expériences. » Ainsi, le rapport au travail évoque le sens donné au travail, la qualité du travail, l’estime de soi du fait de la reconnaissance sociale liée à cette qualité du travail. Celui-ci se décline autour de trois dimensions : la réalisation du travail (homo faber), la reconnaissance financière du travail (homo œconomicus) et la reconnaissance sociale du travail fourni (homo sociologicus). Le rapport à l’emploi évoque la sécurité matérielle du travailleur capable ou non de penser son avenir et de se projeter dans le futur.
17Les différentes dimensions du travail des maraîchers sont saisies. La dimension individuelle apparaît dans la mesure où ce sont des formes de satisfaction de l’acteur qui sont révélées. Pour autant, la dimension collective n’est pas ignorée. Elle apparaît particulièrement quand il est fait référence aux différentes sociabilités enclenchées dans le travail. Enfin, les rapports au revenu et à l’emploi rendent bien compte de la nature des relations économiques et marchandes dans lesquelles s’inscrit le travail des maraîchers. Ces dimensions, rapport au travail et rapport à l’emploi, sont placées sur un même niveau d’analyse. Leurs modalités d’articulation vont permettre de décrire diverses formes d’intégration professionnelle et de précarité.
18Les figures agricoles décrites par Jacques Rémy [Rémy, 2008] appellent à un rapport au travail différencié proposant plusieurs voies d’intégration professionnelle. L’agriculture paysanne reflète un « état de vie » où philosophie et pratiques convergent, où vie professionnelle et familiale sont indissociables et où la communauté locale reste le point d’ancrage des pratiques. L’agriculture moderne se caractérise par la valorisation de la technique au service de la productivité et par des espaces de socialisation construits autour de groupes professionnels relativement homogènes. Le revenu agricole est stable et constitue la principale rémunération de la famille ; l’objectif est bien de maintenir le patrimoine et de développer le revenu par l’investissement et la croissance. Enfin, l’agriculture entrepreneuriale valorise l’innovation et la prise de risque pour assurer le développement de l’entreprise. Elle se construit en prenant appui sur des réseaux électifs mixtes. Dans cette configuration, le revenu agricole ne constitue pas l’unique source de revenu pour le ménage, ce qui modifie le rapport au travail dans sa dimension économique.
19De la même façon, en produisant de nouvelles coordinations sociales, les CC de commercialisation sont susceptibles d’être porteurs de rapports renouvelés au travail et à l’emploi des maraîchers.
La région Rhône-Alpes est la 1re région pour le nombre d’exploitations commercialisant leurs productions en CC, et également en tête pour la proportion d’agriculteurs engagés dans l’agriculture biologique [Agreste, 2011]. La région Bretagne, première région agricole française, se caractérise par la prédominance des productions animales et des exploitations intensives. La commercialisation en CC reste marginale [Agreste, 2011].
Pour les deux terrains, la sélection des enquêtés s’est faite selon trois critères : le premier concerne le mode de commercialisation afin de rencontrer des agriculteurs engagés dans différents modes de vente et avec une diversité d’articulations entre paniers et autres circuits : marché, point de vente collectif, etc. Le deuxième critère porte sur la taille du collectif de travail : seul, en couple, avec salariés, avec l’objectif d’obtenir une diversité de situations en terme d’organisation du travail. Enfin, nous avons recherché une diversité dans l’expérience du métier, appréhendée par le nombre d’années d’installation : moins de 5 ans, plus de 5 ans. Nous avons obtenu les contacts en utilisant plusieurs listes et réseaux : Association Terre d’envies pour les points de vente collectifs en Rhône-Alpes, FRCIVAM en Bretagne, Chambres d’agriculture du Rhône et du Finistère, Associations pour le maintien de l’agriculture paysanne, sites Internet… Tous les agriculteurs enquêtés sont en lien d’une façon ou d’une autre avec une structure collective. Cette étude, à caractère exploratoire, n’est pas représentative de la diversité des exploitations maraîchères en CC, mais elle permet de pointer certaines caractéristiques émergentes.
Les maraîchers interviewés, majoritairement d’origine non agricole (20/31), ont choisi de s’installer, le plus souvent à la suite d’autres expériences professionnelles. En effet, 27 sur 31 ont exercé antérieurement une activité professionnelle, dont 15 d’entre eux dans un domaine non agricole. Il s’agit de personnes expérimentées qui ont développé leur activité depuis 8,6 années en moyenne (valeur médiane, 7). Les formes d’organisation du travail sont variées : individuelles, familiales, sociétaires, avec salariés (jusqu’à 7 salariés dans notre échantillon). Selon les cas, le revenu du ménage est entièrement ou partiellement lié à l’activité agricole. La surface des exploitations varie de moins de 1 ha à 25 ha, avec également des différences conséquentes en matière d’équipements. La plupart de ces maraîchers (27/31) produisent et valorisent sous le label AB. Ce lien entre le maraîchage et la production biologique est conséquent en Rhône-Alpes, en raison d’un marché demandeur et d’un grand nombre d’installations en maraîchage qui se font directement en AB [Corabio, 2010]. La commercialisation en CC constitue le principal débouché pour ces exploitations puisque seules quatre d’entre elles commercialisent une partie de leur production en circuits longs (coopératives, centrale d’achats…). Nos observations rendent compte d’exploitations combinant en moyenne 3 modes de commercialisation. Ainsi, nous retrouvons les contours spécifiques des exploitations spécialisées dans la vente en CC : taille des exploitations, diversité des modes de commercialisation et prédominance du travail familial, qui les différencient de celles qui commercialisent en circuits longs [CTIFL, 2007 ; Chiffoleau, 2008].
3 – Modalités d’intégration professionnelle des maraîchers en circuits courts
20Selon le modèle d’analyse proposée par Paugam, l’intégration professionnelle signifierait pour les maraîchers à la fois l’épanouissement dans une activité productive et la possession de garanties face à l’avenir.
3.1 – Le rapport au travail
21Trois angles d’approche spécifiques permettent d’appréhender le rapport et la satisfaction au travail : l’homo faber, l’homo œconomicus et l’homo sociologicus.
3.1.1 – L’homo faber : faire converger philosophie et pratiques
22L’homo faber fait référence à l’acte de travail lui-même et à l’épanouissement qu’il procure à celui qui le réalise, au sens où il lui permet de s’affirmer dans une œuvre précise [Paugam, 2000]. La satisfaction au travail des maraîchers provient, en premier lieu, d’une cohérence entre leur manière de travailler et leur conception de l’agriculture dans son rapport à la société et aux évolutions sociales. Les producteurs ont le sentiment de constituer un maillon dans la construction d’un projet de société qui s’appuie sur d’autres acteurs : « Le premier boulot d’un paysan c’est de nourrir le monde donc déjà c’est une de mes volontés, nourrir les gens… » (Installation hors cadre familial [HCF plus tard], 10 ha dont 8 en maraîchage, un mode de commercialisation). Favorisant des modes de production biologiques ou qui s’en rapprochent, ils répondent aux demandes des consommateurs qui exigent plus de traçabilité. Ils développent des pratiques culturales qu’ils considèrent respectueuses de la terre et de la nature : « On est bien dans ce qu’on vit, dans ce qu’on fait, dans ce qu’on produit, dans le mode de commercialisation et de production qu’on a et (…) il me semble qu’on participe un peu à, je sais pas moi, un objectif de… compréhension mutuelle. (…) Et puis on est assez fier de ce qu’on fait, quoi… on fait fondamentalement quelque chose qui nous correspond, on est un peu en phase avec ce qu’on vit. » (HCF, 8 ha, 2 modes de commercialisation en CC) Ces maraîchers ne veulent pas ou plus être assujettis à des donneurs d’ordres, mais souhaitent définir eux-mêmes le calendrier des productions, les volumes et les pratiques culturales. Ainsi, le contenu du travail et les façons de faire permettent d’exprimer des convictions écologiques et environnementales. La proximité avec les consommateurs leur donne la possibilité de faire converger philosophie et pratiques.
23En second lieu, les CC sont l’occasion de nouvelles techniques de production. La culture de légumes anciens et la recherche de variétés nouvelles sont motivées tout autant par la volonté de surprendre le consommateur que par l’envie de planter ce que l’on aime : « C’est techniquement plus intéressant le maraîchage, tu as plein de légumes différents à gérer (45 légumes différents)… c’est compliqué, c’est ce qu’il faut ! …des cultures trop faciles ce n’est pas marrant… un peu de défi technique ! » (HCF, 10 ha dont 8 en maraîchage, 1 mode de commercialisation en CC). Cette diversité de légumes permet d’exprimer ses goûts pour l’expérimentation et de personnaliser sa gamme de produits. Certains enrichissent leur activité en transformant une partie des produits, ce qui répond au besoin d’innover et de créer.
24La question du rapport au temps se révèle plus problématique. Effectivement, les CC peuvent être potentiellement chronophages (temps de transport, de conditionnement). Cependant, la durée du travail permet aux maraîchers la souplesse nécessaire et l’autonomie pour un travail créatif, au rythme des saisons et des cultures, et un temps pour les contacts. L’enjeu pour les maraîchers est donc de prendre conscience de cette dimension temporelle et de l’intégrer dans l’organisation du travail.
3.1.2 – L’homo œconomicus
25Cette dimension traduit une attitude plus instrumentale dans le rapport au travail. La satisfaction éprouvée dépend alors de la rétribution du travail par le marché. Toutefois, celle-ci est rarement exprimée en « absolu », elle est en revanche évoquée et évaluée le plus souvent de façon relative, en rapport avec les autres dimensions du rapport au travail. Deux logiques caractérisent les maraîchers enquêtés : la première se focalise sur la nécessité de subvenir aux besoins de la famille et la deuxième accorde la priorité au développement de l’entreprise « gérer une entreprise, la développer, ça, ça me plaît » (HCF, 2,5 ha, 4 modes de commercialisation).
3.1.3 – L’homo sociologicus : des espaces de socialisation renouvelés
26La commercialisation en CC enclenche de nouvelles formes de socialisation (clients, groupes professionnels locaux, etc.) et favorise les relations sociales des producteurs au sein de la communauté locale. Cet engagement local, couplé à un investissement dans des réseaux mixtes (avec des acteurs hors de la sphère agricole), est générateur de satisfactions au travail et de reconnaissance de l’activité agricole tout entière. Elle porte, en outre, les germes de la formation d’un groupe professionnel.
- L’ouverture vers d’autres espaces de référence
27La rencontre et l’échange avec les consommateurs sont cités par les maraîchers comme l’une des raisons du choix des CC. Suivant les différentes formes de dispositifs, les producteurs ont plus ou moins d’occasions d’échanges. Ils peuvent être simplement présents au moment des distributions de paniers ou bien organiser des visites de fermes, des soirées de discussion, ou proposer aux consommateurs de participer aux activités de la ferme. Ces rencontres invitent les producteurs à un déplacement de leur espace de référence vers celui des consommateurs : « On pourrait dire qu’au départ tout nous oppose, c’est ce qui est intéressant, on se retrouve sur un lieu, ça nous permet d’échanger. Nous, y a plein de trucs qu’on ne connaît pas de la ville dans son fonctionnement et inversement dans notre manière de travailler… c’est des gens qu’on aurait jamais croisés autrement, donc c’est bien. » (HCF, 20 ha, trois modes de commercialisation) Ces échanges introduisent une nouvelle dimension relationnelle dans l’activité agricole, source de satisfaction et de gratification : « C’est de voir les gens pour qui on produit, à qui on fournit les légumes. Quand quelqu’un vous dit que vos légumes sont bons ça fait toujours plaisir (rires), on va dire c’est plus gratifiant quand même. » (HCF, 2,5 ha, deux modes de commercialisation) Ils participent à élargir le réseau social des producteurs, leur permettant parfois de sortir de leur isolement : « C’est sympa socialement, ça nous sort, dans notre secteur de vie et finalement, socialement c’est important parce qu’on peut être facilement isolés en ne reprenant pas l’exploitation familiale, etc., ça fait un réseau de plus, c’est sympa. » (HCF, 6 ha, un mode de commercialisation)
28Cependant, ces attentes se heurtent parfois à une réalité des échanges avec les consommateurs : « Certains consommateurs sont des fois à mille lieues de notre réalité à nous, les gens peuvent être contents de la qualité des produits, mais ils ne vont pas forcément se rendre compte que faire ces produits-là, ça nous demande une énergie pas possible » (installation dans le cadre familial [CF plus tard], 25 ha, trois modes de commercialisation). Ils peuvent entraîner des frustrations face aux incompréhensions : « Ils ne se rendent pas compte de combien on gagne de l’heure. » (HCF, 20 ha, trois modes de commercialisation)
- L’émergence de groupes de travail
29Le développement des CC favorise l’émergence de nouveaux groupes de travail, composés de producteurs engagés dans les mêmes démarches. De nombreux contacts se créent au démarrage de l’activité où les plus anciens accompagnent ceux qui s’installent en leur donnant des conseils et en mettant à leur disposition les outils qu’ils utilisent, et qu’ils ont parfois eux-mêmes construits. Une coordination professionnelle se crée pour optimiser le temps de travail. Ainsi, le collectif permet de pallier certaines difficultés : « C’est le meilleur moyen d’augmenter les performances de sa société parce qu’on n’a pas la science infuse, on fait des erreurs… c’est comme ça qu’on avance encore plus vite, ce n’est pas en restant dans son coin. » (CF, 4 ha, trois modes de commercialisation)
30Ceux qui sont engagés dans des démarches collectives de distribution, tels que les points de vente collectifs ou les AMAP, doivent « collaborer » pour décider des légumes qui viendront remplir les paniers. Les échanges sont alors plus « mouvementés » mais malgré tout, toujours perçus comme source de satisfaction : « C’est pas facile du tout la démocratie (rires). mais… bon, c’est intéressant aussi, je trouve que ça donne une autre dimension à notre travail quoi… » (HCF, 13 ha, deux modes de commercialisation) Lorsqu’un maraîcher décide de passer en production biologique, ces groupes apportent un appui à la fois technique et administratif.
- La participation à des réseaux électifs mixtes
31Les relations avec d’autres producteurs peuvent se prolonger dans le cadre de réunions de formation ou d’information (AFOG, CIVAM, etc.). L’appartenance à des réseaux professionnels ou à des associations permet aux producteurs d’échanger avec leurs pairs, de rester en contact avec les différents acteurs de la filière et de s’inscrire dans une véritable dynamique collective professionnelle : « On effectue notre compta en groupe de base ce qui fait qu’on partage nos chiffres et qu’on discute énormément de ces questions-là évidemment temps de travail et la rentabilité économique de la ferme c’est très lié. » (HCF, 13 ha, deux modes de commercialisation) Ces réseaux mixtes représentent une source précieuse d’intégration professionnelle à travers la mise en commun des références de travail et l’esprit de coopération qui les anime.
32La dimension de socialisation est donc particulièrement révélée par la commercialisation en CC. Précisément, quand les relations sociales entre producteurs, activées autour de la commercialisation, coïncident avec les réseaux formés autour des associations agricoles et rurales, les conditions pour la formation d’un groupe professionnel sont sans doute réunies.
3.2 – Rapport à l’emploi
33Dans le cas de l’activité maraîchère, l’activité est exercée sous la forme indépendante, non salariée. Le rapport à l’emploi fait référence à la capacité à sécuriser le revenu et donc à la prise de risque. Or les maraîchers commercialisant en CC se trouvent dans des conditions favorables au développement de leur activité, en raison de l’existence d’une forte demande pour des produits locaux. La diversification des productions et une répartition sur toute l’année contribuent à une certaine stabilité du revenu. Les risques sont limités et les recours sont possibles en cas d’échec sur une production. Dans le cas particulier de certaines formes de paniers, des contrats de 3 à 6 mois offrent aux producteurs une stabilité des ventes. Toutefois, tous n’adoptent pas le même comportement en matière d’investissement.
34Dans une première logique, le revenu est sécurisé en minimisant la prise de risques ; le montant de l’investissement est généralement faible : « Je n’ai pas investi beaucoup au départ, parce qu’au niveau engagement je ne voulais pas m’engager sur trop longtemps, ni sur beaucoup d’argent… Moi, mon but final, c’est de rembourser mes emprunts et après être capable d’autofinancer mon entreprise. » (HCF, 2,7 ha, deux modes de commercialisation) Cette logique résulte d’une volonté d’indépendance vis-à-vis des banques. Elle peut encore relever du défi personnel, l’objectif étant de montrer qu’il est possible de créer son entreprise en autonomie, sans avoir recours ni aux banques ni aux aides, ou très peu : « Je voulais montrer que c’est possible de faire exister une exploitation sans DJA (Dotation Jeunes agriculteurs), sans comptable, sans ordinateur et sans clé USB […] ça marche, je voulais prouver que ça marche et ça marche. » (HCF, 5 ha, deux modes de commercialisation)
35Dans une seconde logique, les investissements sont envisagés au contraire comme des « leviers ». Le fait d’investir dans un outil de travail est vu comme un moyen de maîtriser les différents aspects de la production et d’atteindre des objectifs en termes de temps de travail de rémunération ou de conditions de travail. Les maraîchers ont majoritairement recours à l’emprunt, surtout lors de la création de l’activité ; l’objectif est d’atteindre rapidement un rythme de croisière : « Par rapport à la moyenne des maraîchers j’investis beaucoup plus […] l’objectif c’est de dégager du temps et du revenu, et pérenniser vite fait la structure […] j’ai des objectifs clairs et je veux les atteindre rapidement, donc pour ça il faut du matériel, il faut se donner les moyens de réussir… » (HCF, 10 ha, deux modes de commercialisation)
36L’analyse des dimensions de l’intégration professionnelle, à partir des dires des maraîchers, fait ressortir des éléments partagés autour de la satisfaction au travail. En effet, les modes de commercialisation en CC ont une influence prépondérante sur la satisfaction au travail du point de vue de la liberté d’initiatives et d’innovation et des modalités de socialisation professionnelle. L’innovation est une activité ordinaire et collective [Alter, 2005] : dans ces exploitations maraîchères, elle concerne la production de légumes peu connus, la mise au point d’équipements pour diminuer la pénibilité du travail, le conditionnement original de produits… Les relations directes entre producteurs et consommateurs, mais également les échanges avec d’autres producteurs engagés dans les mêmes circuits, renouvellent les manières de voir le métier [Dufour et al., 2011]. Ils permettent des échanges de savoirs et favorisent les apprentissages. Ainsi, malgré la diversité des formes d’organisation du travail et de pratiques observées à l’échelle des exploitations, ces résultats montrent des formes communes d’intégration professionnelle autour d’homo faber et homo sociologicus.
4 – De l’intégration professionnelle au retour de l’acteur paysan
4.1 – Le temps de travail et le revenu, des menaces pour une intégration professionnelle assurée
37La façon dont s’articulent les différentes dimensions de l’intégration professionnelle permet de distinguer quatre situations : l’intégration disqualifiante qui conjugue insatisfaction au travail et instabilité dans l’emploi ; l’intégration assurée reposant à l’inverse sur la satisfaction au travail et la garantie de l’emploi ; l’intégration laborieuse qui correspond à une situation où le travail ne procure pas de satisfaction, sans que l’emploi ne soit menacé ; enfin, l’intégration incertaine qui relève d’une situation où l’instabilité dans l’emploi n’entraîne pas d’insatisfaction dans le travail [Paugam, 2000].
38Les situations d’intégration incertaine et disqualifiante n’ont pas été rencontrées dans notre échantillon. Les maraîchers interviewés vivent plutôt des situations d’intégration assurée, notamment lorsqu’ils parviennent à un certain équilibre entre les trois dimensions : homo faber, homo sociologicus, homo œconomicus. Ils expriment une relative sérénité par rapport à l’avenir de leur exploitation. Les tensions les plus fréquemment évoquées concernent les questions de temps de travail et de revenu. Effectivement, la gestion du temps de travail constitue l’une des principales limites soulevées dans ces systèmes de commercialisation [Aubry et al., 2011]. Du fait de la diversité des productions, de la création d’activités nouvelles (transformation, accueil à la ferme) ces systèmes d’exploitation complexes et multifonctionnels présentent de fortes contraintes en terme d’organisation et de pénibilité du travail, menaçant la pérennité des projets sur le long terme [Argouarc’h et al., 2007]. Ces éléments de fragilisation relèvent dès lors d’une intégration laborieuse.
4.2 – Hybridation des figures professionnelles
39Les maraîchers interviewés se positionnent à l’intersection des deux figures de l’entrepreneur et du paysan, associant différentes logiques d’action. Les différentes dimensions du rapport au travail et à l’emploi laissent entrevoir les caractéristiques de la figure entrepreneuriale, explorant des niches de marché particulièrement stratégiques, avec une place importante donnée à l’innovation et à la mobilisation de réseaux. La figure classique paysanne est néanmoins présente dans le rapport à la technique et à la terre, dans le brouillage des temps de travail et des temps de non-travail, dans le souci d’appartenance à une communauté locale et enfin dans l’attachement aux pratiques manuelles et aux savoir-faire tacites. Notre analyse ne cherche pas à mettre en évidence des profils types d’individus qui ont des trajectoires proches, adoptent les mêmes conduites et se réfèrent aux mêmes valeurs pour en dégager des logiques groupales. Elle montre l’existence du jeu possible des acteurs maraîchers en CC au regard de ces figures professionnelles.
40Les maraîchers constitueraient in fine des figures hybrides qui recherchent à tâtons, dans leur activité et dans la distribution, de nouvelles sources de satisfaction. Ils développent des logiques d’action à partir d’une combinaison de normes, valeurs et comportements puisés dans des cultures professionnelles différentes, mais de manière partielle en fonction de leur subjectivité et leur histoire [Dufour et Lanciano, 2012]. Selon les expériences antérieures, l’âge, le sexe, la situation familiale, les rapports à la terre, au travail et au temps sont nuancés car ils sont la résultante de plusieurs registres. Les CC interviennent à cet égard comme une opportunité pour élaborer des espaces de socialisation renouvelés. En effet, ces espaces se construisent dans un premier temps en se tournant vers les clients, puis vers des groupes de travail qui permettent d’échanger des savoir-faire et enfin, vers des réseaux professionnels. Ces processus d’hybridation mis en œuvre par les maraîchers débouchent sur un patchwork de combinaisons dans les manières de voir et de pratiquer le métier d’agriculteur.
4.3 – Vers le développement du sujet et le retour de l’acteur paysan
41Plutôt qu’un mode alternatif d’engagement dans l’activité agricole, cette hybridation montre chez ces maraîchers les distances prises avec les figures professionnelles classiques et les initiatives pour se constituer en sujet dans la nouvelle modernité [Touraine, 1992].
42Le processus d’individualisation peut être considéré comme un élément caractéristique des sociétés modernes occidentales. Selon Claude Dubar, les formes « individualistes » de construction de l’identité prennent le pas sur les formes « collectives » [Dubar, 2000]. Cette forme « individualiste » est aussi très incertaine. Elle est tournée vers la « réalisation de soi » et liée à la capacité des individus à se construire des réseaux. Ainsi les individus ne sont pas définis seulement par une place, un rôle social et une appartenance [Singly et Martucelli, 2009]. Ils ont la possibilité de se définir à partir de ressources personnelles et de choix, mais ils sont dans l’obligation d’affronter l’incertitude. Les récits des maraîchers sur leur parcours et leur travail montrent qu’ils ne se sentent pas enfermés dans une appartenance : « paysan » ou une autre : « agriculteur », « entrepreneur » ou « innovateur ». Ils utilisent volontiers le terme « paysan » pour se définir, mais chacun précise le sens qu’il lui donne. Ils font ressortir la relation avec la nature, perçue comme une ressource à préserver et la dimension multifonctionnelle de leur activité. Cependant, le sens donné n’est pas pour autant porteur d’une identité prédéfinie. Il leur permet de se situer au travers de leurs actes et de leurs évolutions, de s’auto-définir à travers des choix multiples qui sont les leurs [Herreros, 2009], et donc de se définir comme sujet [Touraine, 1992].
43Dans le contexte de l’analyse d’une activité professionnelle, la question centrale pour le sujet devient alors celle de son intégration professionnelle [Paugam, 2000] plus que celle de la construction identitaire. En se référant à des normes et des valeurs hétérogènes, les maraîchers essaient de s’extraire des modèles identitaires traditionnels liés au monde agricole. Ils tentent d’élargir le champ des possibles en construisant chacun leur singularité. Le mixage des différentes dimensions de rapport au travail débouche sur des apprentissages multiples et révèle la capacité réflexive des acteurs. En effet, la conduite de leur activité et la commercialisation en CC les placent dans des situations inédites ; ils comprennent ce qu’ils font au moment où ils le font [Corcuff, 2011 ; Giddens, 1987].
44Les stratégies des maraîchers ne peuvent pas être appréhendées en termes de choix, d’intérêts et de préférences au sein d’un espace fermé, celui de l’exploitation. Elles résultent d’interactions sociales entre ce qu’il semble possible de réaliser et ce qu’il semble souhaitable de valoriser [Chiffoleau et Prévost, 2010]. Ces comportements individuels se trouvent encastrés dans un ensemble de relations sociales qui ont pour toile de fond le développement des CC. Jusqu’à un passé récent, les questions alimentaires ont été confinées dans des approches économiques et techniques et à l’échelle nationale. Aujourd’hui, elles sont posées à l’échelle infranationale [Chiffoleau et Prévost, 2010] par les consommateurs, les producteurs, les collectivités locales et les pouvoirs publics. Cette réappropriation de la question alimentaire ouvre des espaces pour les initiatives et les innovations sociales, dans lesquels les maraîchers se positionnent en tant qu’acteurs. L’un des enjeux pour ces maraîchers est leur capacité à cerner les demandes et les attentes des consommateurs, par des relations directes ou par l’intermédiaire de micro-collectifs, comme par exemple les AMAP.
45Finalement, le développement des CC n’implique pas forcément la résurgence de la figure classique du paysan. En revanche, les CC de commercialisation viennent troubler les figures classiques de l’intégration professionnelle de l’activité maraîchère, en favorisant la montée en puissance du sujet, le développement de capacités réflexives [Giddens, 1987] et l’ouverture à des réseaux sociaux élargis. Ses trois dimensions caractérisent l’acteur paysan.
5 – Conclusion
46Cet article permet de montrer en quoi de nouvelles relations d’échanges, les CC de commercialisation, modifient les formes d’engagement au travail. Le modèle de l’intégration professionnelle permet de rendre compte de l’hybridation des figures professionnelles ; l’analyse fait apparaître des dimensions particulières chez les maraîchers commercialisant en CC, qui pourraient caractériser l’acteur paysan : la montée en puissance du sujet, le développement de capacités réflexives et l’ancrage dans des réseaux sociaux diversifiés.
47Les maraîchers en CC représentent une minorité dans l’ensemble des agriculteurs, et la structure du paysage agricole français est loin d’être renversée. Pourtant, au niveau collectif des dispositifs alternatifs de structuration et d’action se développent. Ainsi, des réseaux relevant des acteurs de la sphère agricole, mais également du territoire et des consommateurs, se regroupent autour d’initiatives de formation, de conseil, d’aide à l’installation et d’échanges de pratiques. Tant au niveau individuel que collectif, ces maraîchers deviennent les sujets de leur action afin de transformer leur environnement, de produire de nouvelles institutions [Lawrence et al., 2009] et peut-être de nouvelles formes du vivre ensemble.
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Mots-clés éditeurs : intégration professionnelle, sujet, circuits courts, modernité, paysans
Mise en ligne 02/05/2012
https://doi.org/10.3917/rfse.009.0153Notes
-
[1]
La recherche a été effectuée dans le cadre du programme de recherche PSDR -LIPROCO sur les « démarches de valorisation des produits alimentaires et activités connexes fondées sur les proximités producteurs-consommateurs ». Il rassemble des acteurs professionnels et des chercheurs sur deux régions : Rhône-Alpes et Grand Ouest. En Bretagne, les enquêtes ont été menées en partenariat avec la FRCIVAM. Nous remercions Noëmie Pennec et Nicolas Bon pour le travail d’enquête, et Catherine Hérault, ESA Angers, pour sa collaboration.
Les auteures remercient également très cordialement les deux referees de la revue qui, en proposant des conseils avisés et des propositions constructives, ont largement contribué à améliorer la première version de cet article. -
[2]
« Au sein des exploitations professionnelles, la catégorie “petites unités” est définie ainsi : Moins de 45 735 euros de chiffre d’affaires, et moins de 12 196 euros de soutiens publics directs par exploitation. Environ 16 % des exploitations professionnelles correspondent à cette catégorie. S’agissant des petites exploitations non professionnelles, les auteurs définissent un plafond de 40 UDE (unité de dimension européenne), correspondant à 1,5 hectare équivalent blé de la région Centre ou 1 200 euros et une borne minimale fixée à 4 UDE. Cette catégorie correspond à 35 % des exploitations non professionnelles, c’est-à-dire dont la taille est comprise entre 4 et 40 UDE. »