Notes
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[*]
L’article ci-dessous, d’Adrien Saiag, doctorant à l’IRISSO, a reçu en 2011 le prix du jeune auteur attribué conjointement par le GDR « Économie & Sociologie » et la Revue française de socio-économie
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[1]
Des versions antérieures de ce texte ont bénéficié des commentaires des participants à la quatrième journée doctorale du GDR « Économie et sociologie » (en particulier de François Vatin), au séminaire des doctorants de l’IRISSO, ainsi que de la lecture attentive de Jean-Michel Servet et Bruno Théret et des remarques des deux rapporteurs anonymes. Qu’ils en soient remerciés. Je reste cependant le seul responsable des éventuelles erreurs que comporte ce texte.
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[2]
Rosario, troisième agglomération argentine (presque 1 200 000 habitants en 2001), est située à environ 400 km au nord-ouest de Buenos Aires, sur la rive orientale du fleuve Paraná. L’expression « cordon industriel » est la traduction littérale du terme employé en espagnol pour désigner les banlieues nord et sud de Rosario, situées le long du fleuve Paraná, qui concentraient jusqu’aux années 1990 l’industrie de la ville.
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[3]
Nous ne nous prononçons pas ici sur le caractère « monétaire » de ces pratiques : l’espace manque pour revenir sur les différentes conceptions de la monnaie. Soulignons cependant qu’il n’y a pas de consensus sur ce point et que l’on peut relever deux positions antagonistes : d’une part celle qui définit la monnaie comme un système d’objets permettant de remplir plusieurs « fonctions » et d’autre part celle qui appréhende la monnaie à partir de la dette et dans laquelle la matérialité des supports monétaires peut être extrêmement diverse [voir notamment Aglietta et Orléan, eds., 1998].
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[4]
La première section de cet article revient sur ce point.
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[5]
Poriajhú signifie littéralement « les pauvres » en guarani.
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[6]
Il existe un autre type de microcrédit, non basé sur le modèle de caution solidaire, intitulé Gsol, mais il ne touche que deux enquêtés.
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[7]
Roig [2010] rapporte un comportement similaire à Buenos Aires.
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[8]
Les enquêtés estimaient au moment de l’enquête que la vente d’un tonneau de 100 litres rempli de ces matériaux pouvait rapporter jusqu’à 600 pesos.
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[9]
Ce point est abordé plus en détail dans la section suivante.
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[10]
Le dernier événement en date et le plus marquant étant probablement l’instauration du corralito en 2001.
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[11]
Nous empruntons à Roig [2010] la distinction entre se protéger soi-même et se protéger de soi-même.
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[12]
En Argentine, les hôpitaux publics sont gratuits.
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[13]
Nous empruntons à Shipton [1995, p. 249] l’idée de circularité des temps cycliques.
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[14]
Je ne souhaite pas donner un sens péjoratif à ce terme : à bien des égards, il est souhaitable (et urgent) de transformer ces rapports sociaux, tant certains d’entre eux sont vecteurs d’une soumission des femmes à leur mari ou à leur concubin. Le terme « archaïque » est utilisé afin de souligner que ces rapports sociaux font bien partie intégrante de la modernité.
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[15]
Pour une histoire du rapport salarial en Europe, voir par exemple Vatin (éd.) [2007].
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[16]
En témoigne le ratio de la capitalisation boursière argentine sur son PIB : il est passé d’environ 100 % en 2002 à un peu plus de 30 % en 2005 [De Nigris, 2008].
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[17]
Rosario a connu depuis quelques dizaines d’années un afflux relativement important d’immigrés amérindiens toba, en provenance de la province du Chaco (à l’extrême Nord de l’Argentine). Cette population n’a probablement pas connu le rapport salarial de type fordiste, mais aucun de nos enquêtés ne se trouve dans cette situation.
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[18]
Nous nous basons également sur les entretiens menés avec nos enquêtés ainsi que sur une longue discussion avec l’historien spécialiste et originaire de Capitán Bermúdez, directeur du Programme historique de cette ville, Pablo Sapei.
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[19]
Il est difficile de proposer une quantification fiable de ce phénomène, tant les modalités de sa mesure sont multiples et sujettes à controverses. Notons cependant que les auteurs s’attelant à cette tâche convergent pour dire que la précarisation du marché du travail augmente. Voir par exemple Beccaria et al. [2007] ; Rofman et Lucchetti [2006] ; Pont et Valle [1998] ; Giosa Zuazua [2007].
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[20]
Ainsi, selon les enquêtés, en une année, le cours du carton est passé de cinquante à dix centimes de peso par kilogramme, avant de remonter à trente centimes au moment de l’enquête.
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[21]
Voir par exemple les propositions formulées sur cette base par Vonderlack et Schreiner [2002].
1 – Introduction [1]
1Lorsque l’on évoque l’épargne en Argentine, une image vient spontanément à l’esprit : les cacerolazos de décembre 2001, manifestations d’épargnants qui, furieux de ne pas pouvoir retirer les sommes qu’ils avaient déposées auprès des banques étaient descendus dans les rues en frappant sur leurs casseroles et autres ustensiles de cuisine. Dans l’imaginaire collectif argentin, ces classes moyennes se seraient distinguées du reste de la population par leur capacité à épargner [Luzzi, 2007]. Une telle représentation est d’ailleurs cohérente avec celle que se font de l’épargne la plupart des économistes du secteur bancaire argentin [Roig, 2010, p. 285]. Sur cette base, il est généralement admis que les pauvres n’épargnent pas, car la faiblesse de leur revenu leur permettrait à peine de « joindre les deux bouts ».
2L’étude proposée ici des budgets des ménages issus des couches populaires de l’ancien cordon industriel de Rosario [2] met cependant à mal ce cliché. Les pratiques d’endettement et d’épargne qui prévalent dans ces quartiers populaires ne sont pas simples à saisir, tant elles diffèrent de celles dont nous sommes coutumiers. Ainsi, les matériaux sur lesquels se base cet article ont été recueillis à travers une enquête de terrain dont l’objet était de reconstituer les interdépendances créées par les liens monétaires et financiers au niveau des ménages (voir l’encadré 1). Ils dévoilent une multitude de pratiques d’épargne et d’endettement qui prennent forme pour la plupart loin des institutions financières. Les supports matériels des pratiques d’épargne sont extrêmement diversifiés : certains font appel à des moyens de paiement, d’autres non [3]. Toutes ces pratiques partagent cependant une logique commune : celle de la séparation [Roig, 2010]. Si l’on suit Alexandre Roig, épargner, c’est séparer ce qui ne sera pas dépensé de ce qui est amené à l’être. Il s’agit donc d’épargner, au sens littéral du terme, de la destruction que représente la dépense. Ce faisant, elles expriment toutes une logique d’assurance ; c’est pourquoi elles relèvent de l’épargne. Par-delà leur diversité, les pratiques financières dont il est question dans cet article ont en commun de mettre l’épargne à distance de la dépense et d’entretenir l’endettement dans le temps.
Le choix des enquêtés est le fruit d’un compromis entre recherche de diversité dans l’échantillon (diversité des pratiques financières et des modalités d’articulation entre activités génératrices de revenus au sein des foyers notamment) et les contraintes propres à l’enquête de terrain. Tous les enquêtés partagent cependant deux caractéristiques communes : 1) l’irrégularité et la faiblesse des revenus de leur foyer issus de l’économie dite « informelle » et 2) le fait qu’ils ont tous entretenu par le passé un lien avec le salariat de type fordiste. La majorité des enquêtés sont des femmes (treize), généralement mariées : ce sont elles qui tiennent les bourses du ménage. Les autres entretiens ont été menés avec la participation conjointe des deux époux ou concubins.
3L’objet de cet article est de montrer que ces pratiques d’épargne et d’endettement participent pleinement au processus contemporain de financiarisation des rapports sociaux. Le caractère matériel de leurs supports ne doit pas laisser penser qu’il s’agit de résidus que la modernité serait amenée à faire disparaître. Au contraire, ces pratiques mettent en jeu des rapports sociaux complexes à travers la dette. Plus encore, la dimension matérielle des supports d’épargne et d’endettement doit être appréhendée comme une adaptation à des contraintes nouvelles, nées du recul de la forme fordiste du salariat qui a prévalu jusqu’au début des années 1990 : son remplacement par des formes dites « informelles » d’emploi, situées à la marge du salariat, s’est traduit par une exacerbation des besoins monétaires et financiers. C’est à cette exacerbation des besoins que les pratiques étudiées ici prétendent répondre. Autrement dit, la priorité accordée au développement du secteur financier durant la décennie 1990 s’est traduite par des pratiques d’épargne dont le support n’était pas nécessairement « monétaire » [4].
4L’argument est présenté en trois temps. La première partie contextualise les diverses pratiques d’épargne et d’endettement observées sur le terrain. La deuxième partie revient sur les divers rapports au temps induits par les pratiques financières précédemment décrites. Ils sont considérés comme des médiations de rapports sociaux complexes, mettant en jeu l’incertitude face au futur, le caractère cyclique des activités productives et les rapports de filiation et d’alliance. La troisième partie appréhende ces pratiques financières au prisme des bouleversements créés par le démantèlement du rapport salarial de type fordiste et des nouveaux besoins financiers qui lui sont attachés.
2 – Mettre l’épargne à distance, entretenir la dette
5Les secteurs populaires de l’ancien cordon industriel de Rosario n’entretiennent que peu de liens avec les institutions financières. Cependant, ils sont les acteurs d’une multitude de pratiques visant à mettre l’épargne à distance afin de se prémunir contre sa liquidation précipitée et à reproduire dans le temps les rapports d’endettement. Si diverses soient-elles, ces pratiques possèdent un dénominateur commun : la séparation d’avec ce qui n’est pas destiné à être dépensé [Roig, 2010].
2.1 – Une exclusion financière de fait
6Il est possible de parler d’exclusion financière de fait des secteurs populaires autour de la ville de Rosario dans la mesure où la plupart des pratiques financières observées durant l’enquête de terrain n’ont aucun lien avec les institutions financières. Depuis la fermeture par Carlos Menem de la Caisse nationale d’épargne postale (Caja Nacional de Ahorro Postal) [Roig, 2010], aucune institution financière n’est spécifiquement tournée vers les couches populaires. Ainsi, parmi nos enquêtés, seuls deux ont accès aux services bancaires classiques (compte courant et compte d’épargne et crédit). Leur profil est cependant atypique : ils sont tous deux ouvriers dans l’une des plus grandes entreprises industrielles de la banlieue nord de Rosario et bénéficient ainsi du statut de salarié, au sens fordiste du terme. Les pratiques financières des autres enquêtés s’éloignent considérablement des banques. Tout au plus, elles se limitent à la possession d’un compte courant et à une carte de débit (cette dernière leur permet de retirer des distributeurs automatiques les versements effectués par les collectivités territoriales dans le cadre des politiques d’assistance aux pauvres). Seuls les crédits à la consommation, octroyés par les institutions financières non bancaires, sont fréquemment utilisés par des populations à bas revenu [De Nigris, 2008, p. 31]. Pour y avoir accès, il est généralement nécessaire de présenter un bulletin de paie, mais il est fréquent que les travailleurs ne possédant pas de contrat de travail empruntent sous le nom d’un proche ou d’un voisin [Roig, 2010, p. 292]. Cependant, malgré ces dispositifs d’endettement relativement accessibles, plus de la moitié des enquêtés n’entretenaient au moment de l’enquête de terrain aucun lien avec une institution financière.
7Une partie des enquêtés a également accès à des services microfinanciers relativement formalisés. Ils sont gérés par une association militant pour l’émancipation des pauvres nommée Poriajhú [5], qui a su tisser des liens de proximité forts dans les quartiers situés au nord de Rosario. Poriajhú propose d’abord le service de microfinance le plus répandu en Argentine : le microcrédit. Les prêts (inspirés par l’expérience de la Grameen Bank, à travers le programme intitulé « Bancito Popular de la Buena Fe »), d’un montant variant entre 500 et 1 000 pesos, prennent généralement la forme dite de « caution solidaire » [6]. Leur remboursement, à un taux d’intérêt nominal annuel de 6 %, est hebdomadaire et s’étend sur six mois. Poriajhú a par ailleurs innové en proposant un service dit d’« épargne personnelle » (ahorro personal) : lors des séances de remboursement des microcrédits, il est proposé à chacun de déposer légèrement plus que la somme qu’il se doit de rembourser. Le cas échéant, les sommes dépassant le montant du remboursement hebdomadaire sont annotées sur une fiche, et se cumulent au solde précédent. Cette « épargne personnelle » est généralement utilisée lorsqu’un emprunteur n’est pas en mesure, les semaines suivantes, d’effectuer le versement dû de remboursement hebdomadaire des microcrédits.
2.2 – Quelques pratiques d’épargne et d’endettement
8Que les enquêtés n’entretiennent que peu de relations avec les institutions financières ne signifie pas qu’ils ne sont les acteurs d’aucune pratique financière. Au contraire, on observe une multitude de pratiques d’épargne et d’endettement moins formalisées, mises en œuvre à l’écart des institutions financières. Une pratique largement répandue consiste à épargner sous forme de billets de manière à faire face aux besoins de trésorerie propres aux activités économiques situées à la marge du salariat. Ainsi, tous les enquêtés déclarent compartimenter leurs revenus : les recettes des premières ventes de chaque semaine sont mises dans une boîte spéciale, jusqu’à ce que la somme permettant d’acheter les intrants nécessaires à la production de la semaine suivante soit réunie [voir également Absi, 2007]. Ne seront intégrés au budget du ménage que les produits des ventes ultérieures. Rares sont ceux qui épargnent sous forme de billets pour un autre motif : seuls ceux qui jouissent de revenus confortables peuvent se le permettre. Certes, il a été fait écho d’une pratique proche de la tirelire, dont on ne peut dépenser les économies qu’en la cassant : la fille de l’une des enquêtées a coutume de chauffer le goulot des bouteilles de verre de manière à y faire entrer les pièces d’un peso, tout en les empêchant d’en sortir. Il s’agit cependant d’une pratique singulière, dans la mesure où nous n’avons eu écho que d’un seul cas de ce genre et où cette pratique s’apparente plus à une réification de l’épargne.
9Les autres formes d’épargne constituent des modalités plus radicales de réification. En épargnant sous des formes autres que les billets, elles participent à la mise à distance de l’épargne, à la conjuration de tentation de la dépense [Roig, 2010, p. 296]. Ainsi, certains petits producteurs qui ont besoin d’avoir une large gamme de produits faisant office de consommation intermédiaire en stock (tels ceux qui teignent les chemises ou ceux qui confectionnent des vêtements) achètent auprès des grossistes toujours plus d’intrants que ce qui leur est nécessaire à une échéance brève (laine, fils, peinture, etc.). Leur épargne prend alors la forme d’un « investissement », selon leurs propres termes. Mais il s’agit bien d’une pratique d’épargne puisqu’elle vise à ne pas dépenser les stocks dans leur totalité de manière à pouvoir faire face aux événements imprévus susceptibles de mettre en danger la continuité d’une activité productive. Elle est par conséquent circonscrite aux enquêtés menant à bien une entreprise singulière, faisant appel à un capital productif relativement important, comparé à celui des autres enquêtés (notamment ceux qui se dédient à la confection de produits alimentaires). Elle ne doit pas être confondue avec une autre pratique dite d’« épargne-investissement », non liée à l’activité productive. En effet, seule une élite peut se permettre d’« investir » son épargne en biens durables qu’il lui sera possible de revendre en cas de besoin (voitures, bateaux, appareils électroménagers, etc.).
10Une autre forme de réification de l’épargne, beaucoup plus populaire, consiste à acquérir petit à petit les matériaux nécessaires à l’amélioration de l’habitat. Cette pratique a été observée chez la quasi-totalité des enquêtés qui ont édifié eux-mêmes leur maison. Ainsi, nombre d’enquêtés ont coutume d’épargner environ 500 à 700 pesos sous la forme de moyens de paiement (boîtes et autres tirelires réinventées), avant de les dépenser pour acquérir les matériaux qui participeront à la construction de leur logement. Ces matériaux peuvent également être obtenus directement en paiement d’activités journalières (changas). Certains commencent par couler une dalle de béton, mais la pratique la plus généralisée est incontestablement de débuter par l’achat de briques et de ciment, puis de lever les murs au fur et à mesure que l’épargne est réifiée. Les pièces ainsi construites permettent de commencer la construction de la maison d’une fille ou d’un fils quittant le foyer lors de son mariage, de séparer les pièces où vivent parents et enfants, de construire une salle d’eau, une cuisine, ou encore de construire un local adjacent à l’habitation afin de vendre des articles divers. C’est à travers cette pratique que la mise à distance de l’épargne par rapport à la dépense est la plus importante : durant l’enquête de terrain, nous n’avons eu connaissance d’aucun cas de revente de briques ou autres matériaux en vue de financer une dépense [7].
11L’accumulation de matériaux de construction ne doit pas être confondue avec une autre forme d’objectivation de l’épargne : l’amassement de matériaux récupérés, tels que du fer, du zinc, du cuivre, du carton, des bouteilles de verre ou de plastique, etc. Ces matériaux peuvent être obtenus par des moyens divers. Dans les bidonvilles, il est courant que les hommes s’attellent la nuit à récupérer les matériaux pouvant être recyclés parmi les déchets urbains (ils sont alors désignés – péjorativement – comme des cartoneros, en référence à leur collecte de carton). Une partie de ces matériaux est vendue au poids la nuit même, mais il est fréquent que tout le produit de leur travail ne soit pas ainsi transformé. Une autre partie est généralement mise physiquement de côté et n’a pas vocation à être dépensée en l’absence d’événement exceptionnel [Roig, 2010]. Il n’est en outre pas rare de croiser enfants et adultes revenant chez eux avec des morceaux de fils de cuivre ou d’autres matériaux, des moteurs d’appareils divers (ventilateurs, radios, etc.) qu’ils ont trouvés dans la rue. Ces matériaux sont ensuite désossés et ceux qui peuvent être vendus sont entreposés dans des tonneaux prévus à cet effet. Enfin, certains récupèrent ces objets à travers leurs emplois : il est par exemple courant de mettre de côté le carton lorsque l’on possède un petit commerce, ou de récupérer les métaux se trouvant dans les canalisations usagées dans le cas des ouvriers du bâtiment. Ces objets sont généralement entreposés devant (dans le cas des bidonvilles de Rosario) ou derrière la maison (dans les quartiers populaires adjacents). Si cela est nécessaire, ils peuvent être revendus au poids à des acheteurs ambulants qui installent la nuit leurs camions dans les rues de Rosario [8] (ces acheteurs ont coutume d’acheter ainsi une partie des déchets « recyclés » par les cartoneros).
12La matérialité de cette pratique d’épargne n’est pas neutre : elle est révélatrice de la position sociale de ceux qui la mettent en œuvre. Afin de pouvoir accumuler bouteilles, cartons, morceaux de fer, cuivre, plastiques, etc., il est nécessaire de posséder un espace prévu à cet effet. En outre, ces accumulations peuvent être confondues par certains avec des déchets et véhiculer ainsi une image de pauvreté. Ainsi, Angela déclare ne pas être en mesure de pratiquer cette forme d’épargne : elle travaille en partie comme épilatrice et maquilleuse et ses clientes n’apprécieraient pas la saleté ainsi véhiculée. D’une manière générale, ceux qui pratiquent cette forme d’épargne habitent dans ou à proximité d’un bidonville. Ils se disent incapables d’épargner sous la forme de billets, car « l’argent leur brûle les doigts ».
13Enfin, l’épargne sous forme de bétail n’est pas totalement étrangère au fait que les quartiers sont situés en périphérie de Rosario. Au début de l’année 2008, la pression monte autour de la présidente nouvellement élue de la république argentine, Cristina Fernandez de Kirchner : celle-ci souhaite accroître considérablement les taxes à l’exportation sur les principaux produits agricoles et se heurte à l’opposition brutale de l’oligarchie agro-exportatrice. Les grands propriétaires terriens commencent à bloquer les principales routes du pays, menaçant l’approvisionnement des principaux centres urbains. Dans ce contexte, afin d’assurer l’alimentation du foyer, le mari d’Alicia acheta avec ses fils deux jeunes taureaux (40 pesos chacun) qu’ils nourrirent afin de se prémunir contre une rupture totale d’approvisionnement en nourriture. Les taureaux ont grandi et leur valeur a crû (elle était estimée le jour de l’entretien à 1 000 pesos chacun), mais la « crisis del campo » étant passée, au moment de l’enquête, il était programmé de les abattre.
14L’endettement des milieux populaires est également un fait marquant : il atteint des niveaux importants, dans la mesure où tous nos enquêtés ont fait part de pratiques d’endettement, présentes ou passées ; voir également [Roig, 2010, p. 290]. La pratique d’endettement la plus répandue est probablement le fiado. Ce terme peut être traduit par l’« ardoise » et désigne le paiement différé de biens alimentaires. Les dettes sont généralement comptabilisées en produits cédés, ce qui fait retomber sur le débiteur les risques liés à l’augmentation des prix dans ces magasins. Acheter a fiado signifie également se contraindre à rester fidèle au commerce ayant octroyé ce type d’avance : il est généralement admis qu’il n’est pas possible d’acheter a fiado dans plusieurs boutiques à la fois. Toutes les petites épiceries (almacen ou granja – mais pas les supermarchés) ainsi que les vendeurs ambulants offrent cette possibilité à leurs clients qui règlent leurs achats lorsqu’ils touchent leurs revenus.
15Tous les enquêtés font également mention d’un prêt ou d’un emprunt auprès de membres de leur famille, de voisins ou d’amis. Il peut s’agir soit de prêt entre membres d’une même génération, soit d’un prêt octroyé par les parents et les grands-parents à leurs enfants et petits-enfants. Parmi les premiers, les plus courants sont les prêts octroyés par ceux qui ne bénéficient pas de rémunérations stables aux membres de la famille qui sont payés à échéance fixe. Dans ce cas, le prêt constitue une épargne relativement sûre pour le créancier et permet au débiteur de faire face aux dépenses qui précèdent son jour de paie. Lorsque le prêt met en relation des membres de générations différentes, les créanciers sont presque toujours les aînés [9]. Les prêts entre amis et voisins sont plus rares, bien qu’ils ne soient pas toujours limités aux amis intimes. Ceux dont nous avons eu écho avaient pour objet de permettre à l’une des enquêtées de payer la couverture médicale de son frère, malade du SIDA alors que les ventes des vêtements qu’elle avait confectionnés étaient mauvaises, à d’autres d’acheter les intrants nécessaires afin de répondre à une commande importante (aubaine) ou, plus fréquemment, permettre à une amie de faire face aux dépenses courantes lors d’une mauvaise période.
16Deux autres pratiques d’endettement ont également été observées, mais elles sont moins répandues que celles qui ont été présentées précédemment. Il s’agit d’abord des crédits de trésorerie octroyés par les fournisseurs : ils ne concernent que de rares petits commerçants déjà bien implantés, possédant un local propre (notamment ceux qui vendent des vêtements). De même, il existe des tontines, appelées circulos de ahorros (littéralement « cercles d’épargne »). Elles occupent cependant une place marginale dans les pratiques financières des enquêtés, dans la mesure où elles ne touchent que les très rares hommes employés dans les grandes entreprises locales : parmi nos enquêtés, seul le père de Laura, ouvrier dans l’une des plus grandes entreprises locales, est un habitué de cette pratique. L’épargne ainsi réalisée a principalement permis de financer l’achat de biens d’équipement du foyer.
17Dans toutes ces pratiques d’endettement, il n’est pas toujours nécessaire au débiteur d’honorer l’ensemble de ses dettes afin d’avoir accès à de nouveaux prêts : il lui faut faire preuve de sa volonté de règlement, par des paiements réguliers lorsque sa situation économique le lui permet, voir également [Villarreal, 2000]. Ainsi, les rapports d’endettement ont tendance à se prolonger dans le temps.
3 – Temps financiers, temps sociaux
18Nous l’avons souligné en introduction : les pratiques de mise à distance de l’épargne et de l’entretien de la dette qui viennent d’être décrites ne constituent ni un recul de la financiarisation, ni une simplification des rapports sociaux qu’elles expriment. Il s’agit ici de montrer que les diverses pratiques monétaires décrites ci-dessus induisent des rapports au temps hétérogènes, et que ceux-ci condensent des rapports sociaux complexes. En d’autres termes, à travers ces rapports au temps, les pratiques financières agissent comme des médiations de rapports sociaux complexes (voir également [Baumann, 1997 ; Weber, 1996 ; Bourdieu, 1963]). Dans les pages qui suivent, nous distinguerons, à travers les pratiques financières, trois rapports au temps et autant de rapports sociaux : un rapport linéaire au temps long, lié à l’incertitude radicale relative au futur, un rapport cyclique au temps long, lié aux changements de statuts des individus et des groupes (mariage, mort, etc.), et, enfin, un rapport cyclique au temps court, qui dévoile la nature cyclique des activités productives de l’économie située en marge du salariat et des dépenses des ménages. Sur cette base, nous soulignons le caractère collectif des rapports aux temps induits par les pratiques financières : celles-ci sont généralement inscrites dans des rapports de filiation et d’alliance, qui ne se résument pas à un rapport individuel au temps.
3.1 – Pratiques d’épargne et d’endettement et hétérogénéité des temps sociaux
19Loin de l’image du pauvre préoccupé uniquement par sa survie quotidienne, passé, présent et futur, long terme et court terme sont condensés dans les pratiques d’épargne et d’endettement des milieux populaires. Les pages qui suivent mettent l’accent sur les rapports au futur qu’elles véhiculent. Cependant, ni le passé ni le présent ne doivent être négligés. La mémoire des opérations passées permet de comprendre pourquoi telle ou telle personne a accès à l’endettement, notamment à travers la « confiance méthodique » [Aglietta et Orléan, 1998] : ainsi, si un client ne règle pas ses dettes auprès d’un petit commerce, il n’aura plus accès au crédit de cette enseigne. De même, l’absence quasi généralisée d’épargne auprès des institutions financières s’explique par le souvenir des restrictions de retrait qu’ont subies les épargnants suite aux multiples déroutes des institutions financières [10]. Le présent intervient également dans les pratiques d’épargne et d’endettement, dans la mesure où, comme nous l’avons vu ci-dessus, certaines agissent comme des marqueurs sociaux (tous les groupes sociaux n’ayant pas les mêmes pratiques financières).
20Certaines pratiques financières insèrent leurs protagonistes dans des rapports linéaires au temps long et incertain. Elles ont pour objet de se protéger soi-même [11] contre l’incertitude radicale que constitue le futur. Au moment où l’enquête de terrain a été menée (août-décembre 2009), l’inflation en était un élément central. Ainsi, l’obtention d’un microcrédit à travers Poriajhú était vue comme un moyen de se protéger contre la diminution du salaire réel : avec un taux d’intérêt nominal de 6 % l’an, les taux d’intérêt réel étaient négatifs. L’inflation n’est cependant pas l’unique source d’incertitude pesant sur les ménages. Elle s’inscrit dans le cadre plus général d’une récurrence des crises économiques majeures qui jalonnent l’histoire économique de l’Argentine : depuis les années 1980, elle a connu deux crises, vécues comme remettant en cause la continuité du collectif, à travers les hyperinflations de la fin des années 1980 et la crise du régime de convertibilité en 2001 et 2002 [Roig, 2007]. À cela s’ajoute un trait spécifique à la situation actuelle de l’ancien cordon industriel de Rosario : l’affaiblissement des systèmes de protection sociale dû au recul des formes fordistes du salariat [Barrientos, 2009]. Il en résulte une extrême vulnérabilité des ménages face aux événements imprévus et la nécessité de stabiliser leur relation au collectif sur le long terme à travers l’épargne. Ainsi, la perte d’un emploi stable peut entraîner un bouleversement des activités génératrices de revenus. Mais il suffit souvent de beaucoup moins pour déséquilibrer des budgets familiaux souvent précaires : en tant que telles, la maladie et la mort d’un proche sont des motifs légitimes et récurrents de liquidation de l’épargne, quelle que soit sa forme, de suspension dans le règlement des dettes, voire d’endettement ou de vente d’articles ménagers. En effet, elles entraînent simultanément une augmentation des dépenses (de transport notamment, pour aller à l’hôpital [12] ou à l’enterrement, ou des dépenses liées à l’augmentation du nombre d’enfants à charge) et une désorganisation de l’activité génératrice de revenus. Enfin, soulignons que l’acquisition des taureaux dont il a été question à la fin de la deuxième partie de cet article était ouvertement tournée vers la protection contre l’incertitude dont était porteuse la crisis del campo.
21D’autres pratiques d’épargne sont également liées au futur relativement lointain et linéaire : il s’agit de se protéger de soi-même (de la tentation de dépenser), en vue de la réalisation d’un projet sur le long terme. Dans ce cas, l’épargne prend souvent une forme matérielle, dont il est impossible de se défaire : l’accumulation de matériaux de construction (notamment les briques) et leur utilisation quasi immédiate dans l’édification des murs. En effet, toute autre forme d’épargne ferait courir à ses instigateurs le risque d’une destruction et donc de l’abandon du projet sous-jacent. Ici aussi, ce besoin de mise à distance de l’épargne est lié à l’incertitude radicale quant au futur : c’est parce que personne ne sait de quoi demain sera fait que le risque de perte d’un emploi et de diminution des ressources est latent et qu’il est nécessaire de s’en protéger.
22Certaines pratiques d’épargne et d’endettement s’insèrent également dans un temps long et circulaire [13] : elles sont liées aux cycles de la vie, à la reproduction sociale. Il n’est pas possible d’échapper à ces événements, même si le moment où ils se produiront n’est généralement pas connu avec certitude. Le mariage, par exemple, entraîne des dépenses obligatoires auxquelles il est courant de faire face grâce à l’endettement. Ainsi, après leur mariage, Angela et son mari ont dû construire leur maison, ce qui supposait l’acquisition d’un terrain et d’un grand nombre de matériaux de construction. Pour le financer, un oncle d’Angela, qui avait été particulièrement heureux en affaires, leur prêta 22 000 pesos, qu’ils ont ensuite remboursés petit à petit à partir de leurs revenus. De même, les fêtes organisées par les adolescentes de quinze ans (fiestas de quince) engendrent des dépenses considérables (estimées à environ 4 000 pesos). Ces dépenses sont incontournables : ces fêtes constituent une sorte de rite de passage entre l’adolescence et l’âge adulte et nul ne saurait y échapper. Là encore, le recours à l’endettement est fréquent. Enfin, le rapport au temps long et aux cycles de vie induit par l’endettement est parfois lié à l’accroissement des revenus engendré par l’octroi de microcrédit, lorsqu’il permet de transmettre une activité à la génération ascendante.
23L’épargne est également mise à contribution. Dans ce cas, sa destruction est liée à des événements marquant les cycles de vie. Le cas typique, probablement le plus fréquent, dans lequel on est amené à liquider les stocks de verre, de cuivre, de zinc, etc., est celui de la mort d’un proche : cela engendre des dépenses soudaines et imprévues, afin de couvrir les funérailles et, fréquemment, le transport jusqu’à la ville du défunt. De même, la maladie peut être l’occasion d’une liquidation analogue de l’épargne. Nous avons déjà souligné plus haut que ces événements dévoilaient l’incertitude radicale que constitue le futur à travers la désorganisation de l’organisation productive des foyers. Mais, en tant qu’éléments marquant la transmission de génération en génération, ils participent également à un rapport cyclique au temps d’une autre nature, lié à la filiation (nous y reviendrons plus bas). Enfin, soulignons le cas (plus fréquent) des anniversaires. Ils donnent en effet parfois lieu à des achats relevant de la consumation [Bataille, 1967] : ces dépenses relèvent de la perte pour le plaisir, l’ostentation, la recherche de statut, ou simplement la socialisation. Ainsi, il est fréquent que, dans des ménages chroniquement endettés, le mari offre à sa femme une paire de chaussures dont la valeur représente plus du tiers des revenus hebdomadaires du foyer, ou qu’une mère offre à son jeune fils des vêtements de marque alors qu’elle doit faire appel aux programmes d’assistance aux pauvres (cantines) pour le nourrir.
24Enfin, le rapport au temps court et circulaire n’est pas absent des pratiques financières. C’est ce que révèlent les diverses pratiques visant à une meilleure gestion intertemporelle de ressources sur la base de la semaine. Ainsi, l’épargne sous forme de billets est également généralement liée aux décaissements cycliques imposés par les activités productives. Épargner sous cette forme permet de constituer un fonds de trésorerie afin d’être en mesure d’assurer ses approvisionnements en matières premières alors que les clients paient en fin de semaine ou de mois. L’usage le plus fréquent de l’ahorro personal proposé par Poriajhú va également dans ce sens : il est orienté vers le remboursement hebdomadaire des prêts en permettant d’alléger quelque peu la rigidité de la contrainte de remboursement. De même, les crédits octroyés par certains fournisseurs et l’achat d’une quantité d’intrants toujours supérieure à ce que nécessite la satisfaction des commandes permettent de ne pas mettre en péril la continuité des activités productives.
25C’est également ce que révèle l’usage le plus courant des fonds levés à l’occasion de l’octroi de microcrédits : ils sont fréquemment investis en intrants. Le cas de Raquel est sur ce point exemplaire. L’essentiel de ses revenus provient de ménages qu’elle effectue du lundi au vendredi auprès de particuliers et de la vente, le week-end, de tartes aux pommes qu’elle confectionne avec un ami et associé. Avant d’obtenir le microcrédit, ils devaient tous deux chaque semaine puiser dans leurs économies personnelles les fonds nécessaires afin de produire les tartes du week-end (lesquels étaient estimés à 150 pesos par semaine en 2009). Avec le microcrédit, ils ont acheté un batteur électrique (179 pesos) ainsi que 321 pesos d’ingrédients. D’autres, comme Yolanda, ont acheté grâce aux prêts uniquement des matières premières. Ainsi, non seulement la productivité de leur activité a crû, mais (surtout) leurs budgets familiaux ont gagné en autonomie vis-à-vis des contraintes hebdomadaires liées à la vente des tartes le week-end.
26De même, c’est à travers le rapport aux décalages entre les cycles de dépense et de revenu des ménages que doit être saisie la pratique du fiado. En effet, les revenus perçus sont souvent irréguliers, alors que les dépenses (notamment alimentaires) ont lieu tous les jours. Ainsi, on observe que le montant et le rythme de leurs remboursements dépendent de ceux des revenus des débiteurs : Zulma, dont les revenus sont très irréguliers, mais peuvent être importants, s’endette souvent pendant trois semaines avant de régler d’un coup d’importantes sommes (souvent plus de 300 pesos), alors que Sabina, dont le mari était lors de l’enquête payé tous les jeudis, rembourse chaque semaine des montants plus faibles (environ 100 pesos). De leur côté, les ménages bénéficiant de subsides issus des politiques d’assistance aux pauvres (planes) remboursent généralement tout ou partie de leur dette une fois par mois, lorsque ledit subside leur est versé.
27La distinction entre les différents temps sociaux qui vient d’être présentée peut paraître trop rigide : elle ne rend pas toujours bien compte de certaines pratiques. Il est par exemple possible de souligner que la relation au temps long n’est pas la même lorsqu’il s’agit d’épargner sous forme de matériaux de construction en vue de réaliser un projet précis, sur une échelle de quelques années, ou de mettre de côté des morceaux des bouteilles de verre afin de se protéger contre l’incertitude dont le futur est porteur. Il s’agit cependant d’un élément heuristique non négligeable, comme le montrent les situations financières (très répandues) du couple formé par Sabina et Hernan (ainsi que celle de Zulma) : ils avouent être « pendus » (ahorcado) par le poids des dettes, mais épargnent dans le même temps (en accumulant divers métaux – cuivre, plastique, carton, verre, etc.). Autrement dit, ils sont à la fois créanciers et débiteurs. Une explication possible, cohérente avec les développements précédents, est la suivante : leurs dettes sont liées aux décalages temporels de court terme entre leurs revenus et leurs besoins monétaires, mais cela ne les empêche pas de se projeter dans le futur à travers leur épargne (motif de protection et/ou en prévision de dépenses liées aux cycles de vie). Autrement dit, les pratiques d’épargne et d’endettement révèlent que les plus pauvres, même surendettés, entretiennent des relations sociales complexes qui impliquent une projection dans le long terme.
3.2 – Un rapport collectif au temps
28Il est apparu à plusieurs reprises dans les paragraphes précédents que les pratiques financières s’inscrivaient dans un rapport collectif au temps. Ainsi, nous venons de signaler que certaines pratiques étaient liées au cycle de vie, et, par là, à la reproduction des collectifs par delà la mort de leurs membres. Il convient cependant d’aller plus loin dans cette direction en soulignant un point légèrement différent : les pratiques financières s’insèrent dans ce que Stéphane Breton (2002) nomme « l’économie des personnes » : elles accompagnent la transformation des identités des personnes et des groupes (voir également Guérin, 2008). Pour en rendre compte, il est utile de se pencher sur certaines des pratiques financières mises en jeu au sein des foyers : les transactions de filiation, qui mettent en jeu des membres de générations distinctes. Elles soulignent quatre points. Premièrement, les dettes de filiation sont asymétriques. Dans l’ensemble des ménages, il n’est pas possible de refuser un prêt à la génération ascendante. Celui-ci peut prendre la forme d’un transfert de moyens de paiement, ou d’une aide en nature (don de matériaux ou de main-d’œuvre afin de construire la maison, par exemple). Mais surtout, avant le mariage, les membres de cette génération n’ont pas à rembourser leurs dettes. Autrement dit, les enfants ne doivent pas rembourser les prêts octroyés par leurs parents, contrairement aux parents (qui eux, ne peuvent échapper au remboursement). Ainsi, une fille peut s’endetter infiniment auprès de sa mère, mais l’inverse n’est pas vrai. Il est donc impossible de rembourser la dette de filiation : le fait que les enfants deviennent eux-mêmes parents ne fait que transmettre cette dette de génération en génération (Warnier, 2009). Deuxièmement, par extension, la dette de filiation a pour corollaire une solidarité entre les membres d’une même génération (frères, sœurs et cousins). Il est ainsi communément admis qu’une sœur doit porter secours à son frère malade, si elle en a les moyens. Plus généralement, il est difficile de refuser un prêt aux frères et sœurs, même lorsque ceux-ci sont devenus adultes et que des doutes planent sur leur capacité à rembourser.
29Seul un événement extrême, la mort, peut renverser le sens de la dette de filiation. C’est ce qu’enseigne l’expérience douloureuse de Raquel. Lors de notre long entretien, j’ai été surpris par la distance existant entre ses revenus individuels et ses conditions de vie. En effet, elle est relativement bien rémunérée en tant que femme de ménage et la vente, avec son associé, des tartes aux pommes dans des quartiers relativement chics de la ville lui assure un complément de revenu non négligeable. Par ailleurs, le père de son fils verse à ce dernier quatre cents pesos par mois afin de couvrir les frais liés à sa scolarité (transport, cahiers et alimentation de midi, principalement). Pour beaucoup d’enquêtées, il pourrait s’agir d’une position enviable. Et pourtant, elle partage une petite « maison » avec son enfant et ses parents, dans l’un des bidonvilles du nord de Rosario. L’événement clé qui permet de comprendre ce paradoxe est le suivant : lorsqu’elle était adolescente, Raquel a un jour emmené son frère cadet avec elle, alors qu’elle rendait visite à son petit ami. Une fois sur place, son attention s’est détournée de son petit frère et celui-ci s’est noyé. D’après celles qui, à Poriajhú, la connaissent bien, Raquel est dès lors devenue redevable envers ses parents. La dette de filiation s’est inversée : désormais, c’est Raquel qui est endettée vis-à-vis de ses parents. Mais, comme dans les situations plus heureuses, nul ne peut rembourser cette dette : il est uniquement possible de l’honorer à travers des paiements réguliers [Théret, 2009]. Ainsi, au moment de l’entretien, Raquel ne ménageait pas ses efforts afin de soutenir ses parents. À partir du mois d’août 2009, elle a d’abord dû prendre en charge les dix enfants de sa sœur, après la mort de cette dernière (écrasée sous un abribus qui s’est effondré lorsque le rétroviseur du bus qu’elle attendait a heurté l’un des piliers de l’édifice). Sous le choc, la mère de Raquel a dû être hospitalisée. C’est encore Raquel qui s’acquitte des frais de transport liés aux visites de son père à l’hôpital, ainsi que du remboursement hebdomadaire du microcrédit de sa mère (et du sien), alors que, pour pouvoir lui rendre visite, elle a mis son activité de confection et de vente de tartes aux pommes entre parenthèses.
30Le troisième point est lié au premier : il est souvent impossible de refuser une faveur au créancier de la dette de vie. C’est ainsi que peut se comprendre la réaction de Stefani lorsqu’elle doit donner de l’argent à son mari (principal pourvoyeur de revenus au foyer) afin de lui permettre d’aller jouer aux jeux de hasard (quinela) : elle lui donne l’argent, puis commente « il nous donne tout à nous deux [elle et sa fille]. S’il lui faut travailler plusieurs jours durant, il le fait pour nous. Alors tu ne peux pas être égoïste » (entretien avec Stefani, San Lorenzo, 3 novembre 2009). De même, les enfants (et en particulier les filles) ne peuvent se soustraire à la participation aux tâches domestiques (principalement la cuisine et le ménage), contrairement aux maris. Enfin, quatrième point, le mariage opère un changement profond dans la dette liant les générations. Certes, il est impossible de rembourser la dette contractée avant le mariage et, même après le mariage, la génération ascendante ne peut se faire refuser un prêt si ses parents sont solvables. Cependant, les obligations envers la génération ascendante sont atténuées après le mariage : ils sont désormais tenus de rembourser les dettes contractées après cet événement.
4 – Rapport salarial et contrainte à la financiarisation
31Les rapports sociaux complexes dans lesquels s’insèrent les pratiques financières qui viennent d’être décrites ne constituent pas des archaïsmes [14] que la modernité serait amenée à dépasser. Au contraire, ils sont immergés dans la financiarisation contemporaine des rapports sociaux : les pratiques visant à mettre l’épargne à distance et à entretenir la dette sont l’expression de la forme que prend la financiarisation dans l’ancien cordon industriel de Rosario. Au cœur de cette dernière se trouve le démantèlement du rapport salarial de type fordiste durant les années 1990 [15]. Celui-ci se caractérisait par une soumission du salarié vis-à-vis de son employeur, en contrepartie de laquelle lui étaient accordés une forte stabilité de l’emploi, des droits sociaux (assurance maladie, chômage et retraite notamment) ainsi que l’accès à la monnaie (à travers le versement du salaire). Or, depuis le milieu des années 1990, on observe une diminution de ce type de relation salariale, au profit de l’économie dite « informelle ». Autrement dit, durant cette période, les marges du salariat n’ont cessé de croître, augmentant d’autant le besoin de protection qui était auparavant pris en charge collectivement. Or c’est précisément à ce besoin de protection que répondent les pratiques présentées dans la première section.
32Soulignons le caractère a priori paradoxal de cette thèse : comment parler de financiarisation des rapports sociaux alors que les pratiques d’épargne observées s’effectuent généralement « en nature » et que les dettes ne sont généralement pas réglées dans leur intégralité ? En effet, si l’on considère la monnaie comme un « facilitateur des échanges », épargne en nature et financiarisation sont antinomiques (voir par exemple Ghosh, 1986). Il est cependant nécessaire d’adopter une approche plus subtile : la financiarisation est un phénomène complexe qui ne met pas uniquement en jeu des phénomènes « monétaires » (au sens de l’approche fonctionnelle de la monnaie), c’est-à-dire qui remplissent des fonctions définies comme monétaires. En effet, les pratiques de réification de l’épargne et d’entretien des dettes ont pour raison d’être les besoins accrus d’accès à la monnaie : épargner sous une forme non monétaire est pour beaucoup de ménages l’unique moyen efficace de ne pas dépenser et pouvoir ainsi faire face aux événements imprévus. Cette précision étant faite, il est possible de montrer que la régression de la forme fordiste du salariat agit comme une contrainte à la financiarisation des rapports sociaux et ce, sur deux niveaux : d’une part en aggravant l’écart entre besoins monétaires et financiers et les revenus des ménages, d’autre part en soumettant leur budget à la temporalité (mensuelle) du salariat, alors que l’économie dite informelle possède un rapport au temps différent (hebdomadaire), ce qui accroît les besoins d’épargne et le recours à certaines formes d’endettement.
4.1 – Des besoins monétaires et financiers exacerbés
33Il convient de préciser ce que nous entendons par financiarisation des rapports sociaux afin de comprendre le lien qu’elle entretient avec la modification des normes d’emploi autour de Rosario. En distinguer trois niveaux permet de ne pas la réduire à l’expansion des marchés financiers [Servet, 2006, p. 35-60]. À sa base se trouve la monétarisation de l’économie. Elle est due à l’expansion de la marchandisation des conditions quotidiennes de reproduction des foyers qui s’est traduite par une régression des logiques domestiques et administrées et par la diminution de l’autoconsommation. On peut parler de contraintes de la financiarisation, car l’usage de la monnaie est désormais nécessaire afin de satisfaire les besoins les plus élémentaires : il n’est plus réservé aux moments exceptionnels rythmant la reproduction des groupes sociaux [Coppet, 1998]. Le recours aux prêts, à l’épargne et aux transferts intervient à un second niveau. Celui-ci est lié au premier, car ces besoins financiers trouvent leurs racines dans l’expansion de la monétarisation, mais il s’agit de deux niveaux distincts : il ne s’agit plus de donner une expression quantitative à un tissu de dettes, mais d’opérer des transferts de créances dans le temps et entre membres d’une communauté de paiement. Les supports de ces transferts ne sont pas nécessairement monétaires : ce qui importe est qu’ils puissent être convertibles en moyens de paiement au moment opportun. Enfin, lorsqu’ils existent, les marchés financiers se déploient à un troisième niveau. Le sommet (les marchés financiers et la transformation) ne peut exister sans la base (la monétarisation), mais la base peut exister sans le sommet. Telle est justement une caractéristique de la forme prise par la financiarisation des rapports sociaux en Argentine : les besoins monétaires et financiers des populations sont exacerbés alors même que les marchés financiers y sont relativement peu développés [16].
34Or le démantèlement du rapport salarial de type fordiste qui prévalait dans les anciens quartiers industriels de Rosario a bouleversé ces deux premiers niveaux de la financiarisation. Le rapport salarial fordiste a, par le passé, constitué la norme d’emploi dans les quartiers populaires de Rosario : tous les enquêtés ont connu (directement ou indirectement) une forme d’emploi alliant stabilité, accès à la monnaie et protection sociale [17] (un grand nombre d’hommes ont travaillé pour l’entreprise de pâte à papier située au nord de Rosario et certaines femmes pour l’usine de porcelaine implantée à Capitán Bermúdez). Or, au moment de l’enquête, la population étudiée se situait largement en marge du salariat. Aucune des personnes qui ont fait l’objet d’un entretien n’était personnellement impliquée dans un rapport salarial de type fordiste, lui assurant un salaire fixe ainsi qu’une relative stabilité dans l’emploi et les droits sociaux qui lui sont liés (chômage, maladie, retraite, etc.), contre la location de sa force de travail : seuls la fille de l’une des enquêtées et le père d’une autre étaient dans cette situation. D’autres enquêtés connaissaient dans leur famille des salariés, mais il s’agissait alors de cercles plus lointains. Pour les autres, la seule relation au salariat qu’éprouvait leur entourage était liée à la construction (montaje), mais il s’agit d’emplois saisonniers (fortement liés à l’exportation de céréales), très irréguliers et non déclarés. La plupart des enquêtés vivaient d’une combinaison de travaux journaliers (changas), d’auto-emploi (vente de vêtements et de nourriture dans les rues, recyclage de déchets urbains, etc.), de vente d’articles d’occasion sur des places de marché où circulait une monnaie locale (trueque) et d’aides publiques. Parmi eux, aucun ne cotisait à un système de retraites.
35Ces situations reflètent l’évolution des normes d’emploi dans les anciens « cordons industriels » de Rosario. Selon les données qualitatives obtenues sur le terrain [Sosa, 2007 [18]], jusqu’au début des années 1990, il s’agissait de zones fortement industrialisées. La norme d’emploi était le salariat, proche de ce qu’ont connu les pays dits occidentaux jusqu’aux années 1970 : dès lors que l’on ne remettait pas en cause la structure hiérarchique de l’entreprise, l’emploi était assuré jusqu’à la retraite. Parmi les couples mariés, l’homme était alors généralement l’unique pourvoyeur de revenus, la femme restant au foyer. Cependant, la mise en place en 1991 du régime dit « de convertibilité » modifia considérablement la situation. L’instauration d’une parité fixe entre le peso et le dollar correspondait à une surélévation du taux de change, d’autant plus problématique que l’Argentine ouvrait alors ses portes au commerce international. Devant l’impossibilité de dévaluer le peso argentin (sa confiance éthique résidant entièrement dans sa parité fixe par rapport au dollar [Roig, 2007]), seules la déflation et l’austérité salariales pouvaient permettre aux producteurs nationaux de faire face à la concurrence internationale [Beccaria et al., 2007 ; del Pont et Valle, 1998]. La « flexibilisation » du marché du travail prit des formes extrêmes afin de tenter de compenser la perte de compétitivité prix et la surélévation du taux de change condamna la plupart des industries situées à la périphérie de Rosario, celles-ci ne pouvant plus faire face à la concurrence internationale. Ainsi, on observe, tout au long de cette période, un accroissement considérable des inégalités de revenus, des emplois ne bénéficiant d’aucune couverture sociale [19].
36Ce bouleversement dans l’activité économique des secteurs populaires a eu pour résultat de jeter hors du salariat la grande majorité des secteurs populaires de l’ancien cordon industriel de Rosario. Il n’a pas été remis en cause par la sortie du régime de convertibilité, à partir de 2002. Depuis lors, le soutien apporté à l’emploi réside entièrement dans la politique macroéconomique : le taux de change du peso est ouvertement sous-évalué de manière à rendre plus compétitives les productions nationales et à assurer une réindustrialisation partielle de l’Argentine [Giosa Zuazua, 2007]. On observe certes une reprise de l’emploi et du PIB, mais cette politique de change compétitif n’intègre aucun objectif qualitatif en matière d’emploi. Ainsi, sur l’ensemble du territoire argentin, les disparités de rémunérations salariales entre les emplois déclarés du secteur privé et les autres formes d’emploi (non déclarés au sein du secteur privé et l’ensemble des emplois du secteur public) se sont accrues depuis octobre 2001 : seuls les salaires réels moyens versés par le secteur privé déclaré ont retrouvé (en 2004) puis dépassé leur niveau d’octobre 2001. Au contraire, les rémunérations réelles du secteur public et du secteur privé non déclaré stagnent depuis 2002, et avaient en moyenne diminué de 25 % en 2006 par rapport à leur niveau d’octobre 2001. Mais surtout on n’observe pas de diminution du nombre d’emplois salariés non déclarés, donc dépourvus de protection sociale : leur part dans l’emploi total est passée de 49 à 47 % entre 2002 et 2005, mais leur nombre n’a pas diminué [Giosa Zuazua, 2007]. Il en résulte un affaiblissement du système de protection sociale [Barrientos, 2009] et, par là, un transfert de la charge de l’épargne de précaution vers les ménages, alors qu’elle était auparavant socialisée à travers le système de protection sociale.
4.2 – Subordination monétaire, rapport au temps et financiarisation
37De cette situation en marge du salariat découle également ce que l’on peut appeler une « double dépendance monétaire ». Benetti et Cartelier [1980] – voir également Orléan [2008] – qualifient de « dépendance monétaire » le lien qui unit et différencie les salariés des capitalistes. Au cœur de celle-ci se trouve le régime de monnayage : il détermine qui a accès aux moyens de paiement avant de s’engager dans les transactions, et en quelle quantité (voir également Aglietta et Cartelier [1998]). Dans les économies capitalistes, l’accès aux moyens de paiement lors de leur création s’effectue à travers l’accès au crédit. Les propriétaires des moyens de production peuvent, grâce à cette avance, mettre en œuvre leurs activités de production. Leur validation sociale (la vente de leur produit) leur permet alors de rembourser le prêt. Les collectivités territoriales peuvent faire de même : l’accès au crédit permet le financement de leurs activités et les montants engagés dans ces dépenses affluent de nouveau vers les collectivités territoriales grâce aux impôts. Les salariés, quant à eux, n’ont pas accès à ce type de prêt : ils ne peuvent pas mettre en œuvre une activité productive autonome leur permettant de le rembourser. Ils dépendent d’une dépense spécifique de la part des propriétaires des moyens de production et/ou de l’État : le salaire. L’asymétrie quant à l’accès aux moyens de paiement est donc fondatrice de la distinction entre salariés et capitalistes. Ainsi, le rapport salarial commande les modalités de création et de destruction des moyens de paiement libellés en pesos. Celles et ceux qui se situent en dehors du salariat se trouvent donc en marge de cette forme d’interdépendance créée par la monnaie. On peut parler de « double dépendance monétaire » car ils dépendent des dépenses effectuées par les salariés, qui, à leur tour, dépendent des dépenses effectuées par les collectivités territoriales et les propriétaires des moyens de production.
38Dans un tel contexte, le salariat imprègne le rythme de circulation des moyens de paiement. Autour de Rosario, les salariés touchent leur paie une à deux fois par mois : les premiers jours du mois pour ceux qui sont mensualisés (essentiellement les employés municipaux), les 5 et 20 de chaque mois pour les autres. Or les revenus tirés des activités situées à la marge du salariat dépendent fortement de ces dates. En effet, on observe au sein des foyers dont l’un des membres touche une paie à intervalles réguliers une forte concentration des dépenses les jours qui suivent le versement du salaire : la femme se charge d’acheter les aliments nécessaires au ménage pendant le laps de temps séparant deux paies. Ces pratiques ont l’avantage de mettre en accord les temporalités des activités productives du ménage avec ses dépenses, mais elles renforcent l’irrégularité des revenus perçus par ceux qui se situent en dehors du salariat.
39Or ni les activités productives ni les dépenses des ménages ne suivent la temporalité (mensuelle ou bimensuelle) du salariat. Ainsi, il est utile de souligner la grande difficulté dans laquelle se trouvaient les enquêtés pour donner une estimation de leurs revenus mensuels. Leurs hésitations, voire l’absence de réponse, traduisent probablement le fait que leurs revenus ne suivent pas un cycle mensuel. Au mieux, les dépenses liées aux activités productives suivent un cycle hebdomadaire. Tel est notamment le cas de celles et ceux qui produisent des produits alimentaires (gâteaux, empanadas, canelones, etc.) : leurs ventes connaissent un pic durant les week-ends, ce qui commande des dépenses d’ingrédients de base pour le jeudi ou le vendredi. Cependant, les cycles hebdomadaires vont au-delà de ce genre d’activité : l’unique source de revenus régulière dans les foyers vivant principalement de travaux journaliers (changas) ou d’une articulation entre différents « petits boulots » (lavage de voiture, vente « à la sauvette », etc.) suit toujours une base hebdomadaire. Qu’il s’agisse des places de marchés, de petits ménages occasionnels ou de lavage de voitures, tous les enquêtés sont assurés d’au moins une entrée monétaire par semaine, tel un client qui ne leur fera pas défaut.
40Pour les ménages ne disposant d’aucun lien avec le salariat, les dépenses liées à la reproduction du foyer, notamment l’alimentation, suivent quant à elles une base journalière. L’espace manque pour développer ce point. Soulignons cependant que c’est ce sur quoi mettent le doigt les enquêtées qui refusent de travailler en tant que salariées (non déclarées) dans les ateliers de couture, très répandus autour de Rosario : une bonne partie d’entre elles y ont occasionnellement recours, mais elles n’y restent généralement pas plus de quelques mois, tentant par tous les moyens de prendre leurs distances vis-à-vis d’un mode de rémunération qui ne leur convient pas. En effet, être payé une à deux fois par mois entre en contradiction avec le caractère quotidien des dépenses domestiques : au dire des enquêtées, « elles sont au jour le jour ».
41De ce décalage entre les cycles des revenus (d’une part) et des dépenses engendrées par les activités productives et l’alimentation quotidienne des ménages (de l’autre) naît un besoin de financement. Autrement dit, certaines pratiques financières décrites plus haut permettent de dépasser les incompatibilités entre les cycles qui viennent d’être étudiés. Il est souvent extrêmement difficile de toucher à l’épargne autre que celle dédiée à la gestion de la trésorerie (telle l’épargne emmagasinée sous forme de matériaux récupérés) : cela reviendrait à s’exposer à nouveau à l’extrême incertitude face au futur et à ne pas pouvoir faire face aux engagements financiers induits par les cycles de vie (mariages, décès, fêtes de 15 ans, etc.). La section précédente a montré qu’à travers leur usage le plus fréquent, les microcrédits octroyés par Poriajhú pouvaient en partie résoudre ces problèmes de temporalité : « investir » l’argent des prêts dans des consommations intermédiaires induit une meilleure gestion intertemporelle des ressources en permettant de ne pas puiser dans le budget du ménage certaines dépenses liées aux cycles des activités productives. C’est également ainsi que doit se comprendre le recours quasi généralisé au fiado. Ainsi, on observe que le montant et le rythme de leurs remboursements dépendent du rythme des revenus : Zulma, dont les revenus sont très irréguliers, mais qui peuvent être importants, s’endette souvent pendant trois semaines avant de régler d’un coup d’importantes sommes (souvent plus de 300 pesos), alors que Sabina, dont le mari était lors de l’enquête payé tous les jeudis, rembourse chaque semaine des montants plus faibles (environ 100 pesos), et ceux qui bénéficient des subsides octroyés dans le cadre des politiques d’assistance aux pauvres remboursent, eux, chaque mois.
42Cependant, un tel recours à l’endettement, même à court terme, ne constitue pas une solution idéale, tant pour les créanciers que pour les débiteurs. Les créanciers doivent être à même de répercuter auprès de leurs fournisseurs les avances qu’ils octroient. Or tel n’est généralement pas le cas. En conséquence, les fiados qu’ils octroient perturbent parfois grandement la gestion de leur trésorerie (notamment l’approvisionnement en matières premières). On remarque en outre que même ceux qui pourraient avoir accès au fiado auprès du magasin d’alimentation de leur quartier, tentent d’éviter cette solution à tout prix (et justifient ainsi leur refus de vente à fiado) : pour eux, acheter a fiado revient plus cher qu’acheter au comptant.
43Ce dernier point souligne les enjeux distributifs des relations financières : l’endettement engendre souvent un drainage de ressources au profit des créanciers. Ainsi, il est coutume de souligner les taux élevés auxquels sont soumis les débiteurs lorsqu’ils font appel à des institutions financières dans le cadre de crédits à la consommation : entre 47 et 50 % l’an, auxquels s’ajoutent des sanctions comprises entre 10 % et 100 % du montant dû pour la moitié des endettés qui ne remboursent pas à temps [Roig, 2010, p. 292]. Cependant, le taux d’intérêt n’est pas l’unique canal par lequel s’opèrent des transferts de richesses. Les modalités de règlement des factures liées aux coûts fixes que supportent les foyers (eau, électricité, gaz, téléphone, impôts municipaux, etc.) engendrent également un drainage de ressources non négligeable. Si ces factures ne sont pas réglées à temps, leur montant s’accroît considérablement (ainsi, il n’est pas rare que le montant d’un loyer non réglé sous quinze jours soit majoré de 15 %). Enfin, les enquêtés qui le peuvent évitent d’avoir recours au fiado, même lorsqu’ils pourraient y avoir accès, car les prix dans les boutiques qui offrent cette possibilité à leurs clients sont généralement plus élevés que ceux des grandes surfaces.
44Ainsi, l’endettement n’est pas sans risque : il peut considérablement ronger le revenu des débiteurs et, en retour, accroître leur dépendance à l’égard des crédits. C’est pour éviter un tel cercle vicieux que l’épargne est indispensable aux enquêtés.
4.3 – Des pratiques financières « indigènes » comme adaptation à des contraintes nouvelles
45Dans ce contexte, les modalités de mise à distance de l’épargne et d’entretien des dettes décrites dans la première partie de cet article doivent être vues comme l’adaptation des pratiques financières des secteurs populaires à des contraintes nouvelles. Ce faisant, elles font partie intégrante du processus de financiarisation des rapports sociaux. Le recours à l’épargne sous forme de billets servant à alimenter un fonds de roulement, au fiado, aux microcrédits et, lorsque cela est possible, aux crédits fournisseurs, sont autant de pratiques visant à faire face au hiatus existant entre les cycles des revenus et ceux des dépenses liées aux activités productives situées en marge du salariat et à la reproduction quotidienne des foyers. La désocialisation des risques opérée à travers les transformations du rapport salarial a également accru les besoins d’épargne de précaution des ménages, mais épargner est d’autant plus difficile pour les secteurs populaires que les institutions financières se sont détournées de leurs besoins et que leurs revenus réels ont diminué. En conséquence, il est nécessaire de mettre physiquement l’épargne à distance de la dépense, de manière à limiter au strict nécessaire la liquidation de l’épargne. Cependant, compte tenu des multiples échéances, l’épargne des enquêtés est généralement insuffisante pour faire face aux imprévus, ce qui explique un recours généralisé à l’endettement qui tend à se reproduire dans le temps.
5 – Conclusion
46Les pratiques financières des milieux populaires de Rosario montrent que la financiarisation des rapports sociaux peut prendre de multiples visages. Loin de se limiter à l’expansion des marchés financiers, elle est enracinée dans les besoins financiers des populations, toujours contextualisés. En cela, les pratiques dont il a été question ici sont profondément modernes. Pour le comprendre, il a été nécessaire d’analyser la matérialité de leur support à l’aune de la dette et des rapports sociaux qu’elle révèle.
47Cependant, la réflexion mérite d’être prolongée en esquissant quelques pistes permettant une meilleure inclusion financière des populations. En effet, bien qu’elles dévoilent une surprenante capacité d’adaptation à des contraintes nouvelles, les pratiques financières qui viennent d’être examinées ne sont pas sans poser de problèmes aux enquêtés : le drainage de ressources engendré par l’endettement récurrent peut les faire tomber dans le surendettement et les cours des supports matériels des pratiques d’épargne sont sujets à des variations qui mettent leur épargne en danger [20]. Il est donc nécessaire de reconnaître que les secteurs populaires ont des besoins d’épargne et de crédit qui leur sont propres et qu’il est de la responsabilité des institutions financières d’y répondre [Servet, 2009]. Pour cela, il leur faut comprendre les pratiques de ces populations, telles qu’elles peuvent être observées en l’absence d’institution financière [21]. Mais cet article suggère également de se plonger dans les fondements monétaires des pratiques financières : une partie des pratiques d’épargne et d’endettement résulte de la « double dépendance monétaire » dont il a été question plus haut. En outre, seul l’accès aux moyens de paiement permet de rompre avec le cercle vicieux de l’endettement. Ainsi, il est légitime de penser à des modalités d’émission de moyens de paiement en accord avec les transformations des normes d’emploi. L’émission de monnaies locales, telles les créditos circulant autour de Rosario [Saiag, 2011], apporte une réponse partielle : les transactions qu’elles médiatisent ne sont pas sujettes aux fluctuations liées aux versements des salaires. Cependant, une telle transformation des conditions d’accès à la monnaie n’est possible que si elle s’assoit sur un fondement éthique : la reconnaissance en tant que pairs [Fraser, 2003] de ceux qui ont été relégués en marge du salariat.
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Mots-clés éditeurs : endettement, financiarisation, rapport salarial, épargne, Argentine
Mise en ligne 29/11/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.008.0009Notes
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[*]
L’article ci-dessous, d’Adrien Saiag, doctorant à l’IRISSO, a reçu en 2011 le prix du jeune auteur attribué conjointement par le GDR « Économie & Sociologie » et la Revue française de socio-économie
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[1]
Des versions antérieures de ce texte ont bénéficié des commentaires des participants à la quatrième journée doctorale du GDR « Économie et sociologie » (en particulier de François Vatin), au séminaire des doctorants de l’IRISSO, ainsi que de la lecture attentive de Jean-Michel Servet et Bruno Théret et des remarques des deux rapporteurs anonymes. Qu’ils en soient remerciés. Je reste cependant le seul responsable des éventuelles erreurs que comporte ce texte.
-
[2]
Rosario, troisième agglomération argentine (presque 1 200 000 habitants en 2001), est située à environ 400 km au nord-ouest de Buenos Aires, sur la rive orientale du fleuve Paraná. L’expression « cordon industriel » est la traduction littérale du terme employé en espagnol pour désigner les banlieues nord et sud de Rosario, situées le long du fleuve Paraná, qui concentraient jusqu’aux années 1990 l’industrie de la ville.
-
[3]
Nous ne nous prononçons pas ici sur le caractère « monétaire » de ces pratiques : l’espace manque pour revenir sur les différentes conceptions de la monnaie. Soulignons cependant qu’il n’y a pas de consensus sur ce point et que l’on peut relever deux positions antagonistes : d’une part celle qui définit la monnaie comme un système d’objets permettant de remplir plusieurs « fonctions » et d’autre part celle qui appréhende la monnaie à partir de la dette et dans laquelle la matérialité des supports monétaires peut être extrêmement diverse [voir notamment Aglietta et Orléan, eds., 1998].
-
[4]
La première section de cet article revient sur ce point.
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[5]
Poriajhú signifie littéralement « les pauvres » en guarani.
-
[6]
Il existe un autre type de microcrédit, non basé sur le modèle de caution solidaire, intitulé Gsol, mais il ne touche que deux enquêtés.
-
[7]
Roig [2010] rapporte un comportement similaire à Buenos Aires.
-
[8]
Les enquêtés estimaient au moment de l’enquête que la vente d’un tonneau de 100 litres rempli de ces matériaux pouvait rapporter jusqu’à 600 pesos.
-
[9]
Ce point est abordé plus en détail dans la section suivante.
-
[10]
Le dernier événement en date et le plus marquant étant probablement l’instauration du corralito en 2001.
-
[11]
Nous empruntons à Roig [2010] la distinction entre se protéger soi-même et se protéger de soi-même.
-
[12]
En Argentine, les hôpitaux publics sont gratuits.
-
[13]
Nous empruntons à Shipton [1995, p. 249] l’idée de circularité des temps cycliques.
-
[14]
Je ne souhaite pas donner un sens péjoratif à ce terme : à bien des égards, il est souhaitable (et urgent) de transformer ces rapports sociaux, tant certains d’entre eux sont vecteurs d’une soumission des femmes à leur mari ou à leur concubin. Le terme « archaïque » est utilisé afin de souligner que ces rapports sociaux font bien partie intégrante de la modernité.
-
[15]
Pour une histoire du rapport salarial en Europe, voir par exemple Vatin (éd.) [2007].
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[16]
En témoigne le ratio de la capitalisation boursière argentine sur son PIB : il est passé d’environ 100 % en 2002 à un peu plus de 30 % en 2005 [De Nigris, 2008].
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[17]
Rosario a connu depuis quelques dizaines d’années un afflux relativement important d’immigrés amérindiens toba, en provenance de la province du Chaco (à l’extrême Nord de l’Argentine). Cette population n’a probablement pas connu le rapport salarial de type fordiste, mais aucun de nos enquêtés ne se trouve dans cette situation.
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[18]
Nous nous basons également sur les entretiens menés avec nos enquêtés ainsi que sur une longue discussion avec l’historien spécialiste et originaire de Capitán Bermúdez, directeur du Programme historique de cette ville, Pablo Sapei.
-
[19]
Il est difficile de proposer une quantification fiable de ce phénomène, tant les modalités de sa mesure sont multiples et sujettes à controverses. Notons cependant que les auteurs s’attelant à cette tâche convergent pour dire que la précarisation du marché du travail augmente. Voir par exemple Beccaria et al. [2007] ; Rofman et Lucchetti [2006] ; Pont et Valle [1998] ; Giosa Zuazua [2007].
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[20]
Ainsi, selon les enquêtés, en une année, le cours du carton est passé de cinquante à dix centimes de peso par kilogramme, avant de remonter à trente centimes au moment de l’enquête.
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[21]
Voir par exemple les propositions formulées sur cette base par Vonderlack et Schreiner [2002].