Notes
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[1]
Sur ce thème le lecteur pourra se reporter aux ouvrages de référence en la matière, et notamment Affichard [1997], Desrosières [1993] et Martin [1998].
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[2]
Voir Martin G., « L’observation sociale : attendus et préalables », in Martin [1998].
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[3]
Ce groupe de travail était, dans un premier temps, composé exclusivement de techniciens issus des collectivités locales départementales et régionales. La DRASS Rhône-Alpes (Direction régionale de l’action sociale et sanitaire qui finance l’étude) a constitué, par le biais de son observatoire départemental sur l’action sociale, le premier cercle de réflexion autour des « nouveaux indicateurs de richesse » de la politique urbaine. Le groupe a ensuite été ouvert à une équipe d’enseignants-chercheurs qui, liés au master « Management des politiques sociales et sanitaires » de l’UFR d’Économie, conjuguent trois types de compétences : compétences en analyse économique et évaluation des politiques publiques (Anne Le Roy, économiste) ; compétences sur le champ de l’observation sociale et de l’évaluation des politiques publiques (Claudine Offredi, politiste et économiste) ; compétences en statistique appliquée (Rémy Drouilhet, statisticien).
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[4]
À l’origine de cette démarche grenobloise on retrouve un groupe de travail créé, en 2004, afin de répondre à un appel à projet émanant du secteur de l’économie sociale et solidaire.
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[5]
La mise en place des CUCS, contrats de trois ans reconductibles, en 2006 pour une entrée en vigueur dès le début de l’année 2007, repose sur la volonté politique de faire glisser des crédits de la politique de la ville (provisoires et expérimentaux) vers les crédits de droits communs (normaux et destinés à tous les territoires ciblés) – une façon de penser ensemble et à la fois la ville avec ses quartiers prioritaires et les quartiers prioritaires avec la ville.
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[6]
FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) est une association créée par des réseaux de la société civile et destinée à offrir une vision renouvelée de la richesse ou du développement humain durable.
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[7]
Les problèmes soulevés par les discussions innombrables autour de la définition de ce que l’on entend par la question des zonages illustre tout à fait cette difficulté : les zones prioritaires définies par les politiques publiques (les zones urbaines en difficulté de la politique de la ville, par exemple) correspondent rarement aux subdivisions géographiques prises en compte par les statisticiens de l’Insee.
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[8]
Effectivement, ce contexte de rationalisation des politiques couplée à la contractualisation des projets favorise la multiplication d’indicateurs, ce qui n’est pas sans risque : simple habillage ou outils marketing destinés à attirer des financements devenant de plus en plus rares.
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[9]
P. Viveret, au Colloque de la Société française d’évaluation qui a eu lieu à Paris, en novembre 2006.
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[10]
Cela s’est notamment traduit par la mise en place de la Commission internationale sur la mesure de la performance économique et du progrès social par le gouvernement français en 2008. Cette commission, dite Stiglitz, est composée d’éminents économistes et exclut les partenaires sociaux et associatifs.
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[11]
À ce stade de la réflexion, le groupe de travail a décidé de ne pas intégrer les citoyens. Ce qui peut, à première vue, paraître comme une limite s’explique par le haut degré de technicité de la démarche en cours. Dans un deuxième temps, cette intégration pourrait être envisageable selon des modalités qui restent à préciser.
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[12]
Il importe de bien distinguer les conventions techniques (statistiques) relatives aux procédures de recueil et traitement des données, des conventions concernant la représentation de ce qui compte et de ce qui devrait compter au titre de la notion que l’on cherche à saisir. Ces dernières, qui se situent en amont de la convention technique, suscitent aujourd’hui le plus d’interrogations en dehors du cercle des experts statisticiens.
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[13]
Il ne s’agit effectivement pas d’opposer ces deux types d’indicateurs qui ont chacun des fonctions et rôles bien spécifiques à jouer. Ils sont complémentaires et non concurrents. Pour preuve, au sein du collectif de travail émerge l’éventualité à terme de tester l’élaboration d’indicateurs synthétiques, notamment à des fins de communication politique.
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[14]
Ce choix est le fruit d’une séance de travail que nous avons eue avec Alain Parant, chercheur à l’Ined, expert sur les aspects démographiques, et des observations sociales territorialisées.
1 – Introduction
1Aujourd’hui, l’action publique est marquée par la décentralisation et la territorialisation. Les niveaux infranationaux disposent ainsi d’une autonomie de décision, partielle ou totale, croissante dont les conséquences sont de plus en plus visibles. En effet, ces échelons sont mis en situation de devoir prendre des décisions et faire des choix à l’origine de nouveaux besoins d’expertise. Dans le même temps, on est passé d’une organisation centralisée et sectorisée de l’action publique à des configurations d’actions plus larges et transversales, comme l’illustrent les dernières évolutions de la politique de la ville [Cour des comptes, 2002 ; DIV, 2006]. Aussi le territoire devient-il non seulement le lieu de mise en œuvre de politiques d’initiatives centrales et sectorielles, mais aussi celui de la construction de politiques globales de développement d’initiatives locales. La coordination et la coopération nécessaires entre acteurs publics et/ou privés devient un enjeu de l’action publique locale, ce qui suscite non seulement la croissance des besoins d’informations mais aussi le renouvellement de ses formes de production. Ainsi, l’action publique requiert une posture d’observation sociale locale au service des dispositifs territoriaux, nous conduisant à faire l’hypothèse que le besoin d’observation sociale se transforme avec la complexification des politiques territoriales.
2Introduire notre questionnement nous conduit à préciser l’usage que nous faisons de la notion d’« observation sociale locale ». Cette dernière renvoie à un enjeu intellectuel, conceptuel et opérationnel qui se situe au carrefour de trois problématiques fondamentales et controversées : celle de la statistique sociale, celle de la science économique et de la socio-économie, celle enfin des rapports entre le global et le local? [1]. L’enjeu intellectuel et opérationnel qui traverse l’histoire de la statistique sociale est celui de savoir à quelles conditions « celle-ci peut répondre à une demande sociale d’information et de connaissance liée à l’élargissement croissant de l’information publique et au débat social qui l’entoure » [Martin, 1998]. Par ailleurs, le débat théorique et méthodologique sur l’approche intégrative de l’économie et de la société, bien que fortement relancé par le mouvement des indicateurs sociaux dans les années 1970, demande toujours à faire ses preuves concrètes au niveau local. Enfin, l’observation sociale locale est le résultat d’une tension entre un territoire administratif découpé « d’en haut » et un territoire social local. Ce dernier est considéré comme le support d’une vie sociale, économique et politique aux composantes et interactions multiples dont les habitants et les acteurs peuvent souhaiter des descripteurs synthétiques informant des actions ou dispositifs publics les concernant. En résumé, le problème doit être posé en ces termes : il n’y a pas un champ spécifique de l’économique et un champ spécifique du social ; il y a un champ social et économique traversé conjointement par des processus et des politiques. Et ce sont ces processus et ces politiques qui doivent servir à structurer l’objet de l’observation sociale.
3Aussi cet article s’articule-t-il autour d’une analyse socio-économique spécifique qui renoue avec une définition de l’observation sociale qui « doit composer avec deux langages : celui de la totalisation territoriale arithmétique d’une variable homogène et celui de la totalisation locale compréhensive d’informations hétérogènes » [Martin, 1998]. Il est évident que ces deux langages rencontrent, sans pourtant l’épouser, la notion d’observation – au sens méthodologique du terme – telle qu’elle est employée par les socio-anthropologues. Ainsi, on retiendra comme définition du terme observation l’ensemble des éléments et outils quantitatifs et qualitatifs permettant d’accroître les capacités de connaissance de la société. Le terme « social », accolé à celui d’observation, désigne l’usage de ces connaissances pour la fabrication ou l’amélioration des politiques publiques et leur mise à disposition des citoyens pour l’exercice de leurs droits. Enfin, nous pourrions préciser que quatre questions méthodologiques enserrent le débat sur l’observation sociale. Il s’agit d’abord de la question de la quantification, ensuite de celle de l’analyse et de la connaissance de la « demande » et des « besoins », puis de celle des liens entre observation et processus décisionnels, et enfin de celle des indicateurs ou tableaux de bord produits par l’observation? [2]. Dans cet article, nous nous proposons de couvrir, à partir d’une expérience menée au niveau de l’agglomération grenobloise, l’ensemble de ces points méthodologiques.
4Répondre à ce nouveau besoin d’observation locale afin d’éclairer, via des données socio-économiques, la situation des quartiers conduit à savoir « qu’est-ce qui compte et qu’est-ce qu’on compte ? ». Cette interrogation, issue du rapport Reconsidérer les richesses [Viveret, 2002], a effectivement orienté les réflexions des acteurs de l’agglomération grenobloise, élus et techniciens, se questionnant sur la façon d’observer leurs territoires d’intervention. Ils ont ainsi cherché à repérer non plus exclusivement ce qui « ne va pas », mais plutôt les richesses des quartiers au sens de D. Méda, c’est-à-dire pas seulement les richesses économiques mais aussi sociales, humaines et culturelles [Méda, 1999]. Il s’agit alors d’identifier et de quantifier cette multidimensionnalité territoriale, nous rapprochant ainsi d’une part des principes fondateurs de la politique de la ville inscrite dans une logique de développement social urbain [Dubedout, 1983] et, d’autre part, de la réflexion lancée par le courant sur les nouveaux indicateurs de richesses, portée à l’échelle internationale par le Pnud (Indicateur de développement humain, IDH) et à l’échelle nationale par les acteurs de l’économie sociale et solidaire (indicateurs de santé sociale, ISS) [Jany-Catrice et Kampelmann, 2008].
5Pour parvenir à cet objectif, les responsables de la politique de la ville se sont appuyés sur une démarche expérimentale en s’associant à des universitaires? [3]. Cette réflexion, encore en cours, a conduit le collectif ainsi constitué à opter pour la création d’indicateurs de richesses territoriales destinés, à terme, à alimenter une base de données pour faciliter et favoriser l’exploitation des données à partir d’analyses croisées et sous diverses formes (graphiques, cartographie…), écartant toute démarche de création d’un indicateur synthétique. C’est cette démarche de construction collective de production et d’usage de données socio-économiques à des fins politiques, et les choix méthodologiques qui en ont découlé, que nous souhaitons expliciter.
Cette expérience locale se présente sous forme d’un recueil d’indicateurs structurés au regard des informations que le collectif a jugées pertinentes pour révéler et quantifier ce qui, selon lui, constitue la richesse des territoires au niveau infra-communal (2). Ce choix et les informations ainsi retenues et construites reposent sur une posture d’observation sociale et une démarche de concertation liée à l’histoire et au contexte local (1)
2 – L’émergence de nouveaux besoins d’informations
6Quand la complexification des actions publiques locales, en liaison avec la contractualisation comme modalité de leur mise en œuvre, fait émerger une volonté locale d’observer différemment les territoires d’intervention.
7L’évolution de la politique de la ville a fait émerger de nouveaux besoins d’informations (2.1) à l’origine d’une demande de données quantifiées (2.2) dont le traitement suppose la mise en place d’une démarche collective autour de la production et de l’usage du chiffre (2.3).
2.1 – Genèse du besoin d’informations
8Quand l’évolution de l’action publique locale génère un besoin d’informations nouveau.
9Dans le cadre de la politique de la ville et plus particulièrement du travail préparatoire au renouvellement du pilotage du Contrat urbain de cohésion sociale (CUCS) liant la Communauté d’agglomération de Grenoble (la Métro) et l’État via la Direction interministérielle de la Ville (DIV), les techniciens concernés ont cherché à développer une nouvelle approche territorialisée afin d’élaborer d’autres instruments de mesure pour mieux cerner leur territoire d’intervention? [4]. L’objectif était alors d’enrichir les diagnostics territoriaux existants et de renforcer leurs consistances en prenant en compte des aspects plus originaux de la dimension sociale des quartiers, sachant que « ce qui compte, c’est ce qui se compte » [Gori et al., 2009, p. 17].
10Un des enjeux pratiques de ce diagnostic est la détermination des territoires repérés comme prioritaires pour la politique de cohésion urbaine et sociale. Les quartiers qui concentrent le plus de difficultés sont ceux qui seront les plus soutenus, pour lesquels des crédits spécifiques seront débloqués. La détermination de cette « géographie prioritaire » est donc un enjeu extrêmement politique qui s’appuie sur des outils techniques… mais pas seulement. Elle croise les données statistiques et la volonté politique d’agir sur un territoire, tout en s’inscrivant dans la logique de contraction de l’action publique : à partir d’un diagnostic partagé, se donner des objectifs communs adaptés à la réalité locale, puis réaliser et évaluer afin d’ajuster en continu les réalisations aux besoins? [5].
Dans ce contexte, être doté d’informations socio-économiques fines au niveau infra-communal est donc devenu déterminant pour pouvoir localement :
- définir et repérer les différents quartiers en risque de vulnérabilité, dont ceux qui sont prioritaires ;
- donner des éléments de contexte permettant d’analyser les actions passées réalisées, plus particulièrement celles ayant été subventionnées ;
- faire émerger les besoins non couverts pour développer des projets susceptibles d’être financés par la politique de la ville.
12Cette cartographie comptable, financière et politique liée au besoin d’informations nouvelles a localement pour conséquence de faire émerger une volonté de regarder différemment les territoires afin de gagner en épaisseur et en crédibilité auprès des financeurs et des décideurs politiques locaux. De fait, la logique de priorisation des quartiers comporte des effets pervers de stigmatisation de ces territoires fragiles qui ne sont plus regardés que sous l’angle de leurs difficultés. Or ces territoires sont aussi source de richesses et la logique de la politique de la ville, depuis le rapport Dubedout (1983), est celle du développement avec les habitants des quartiers. Dans cette perspective, les élus et les techniciens de l’agglomération ont souhaité compléter la vision des quartiers par une approche plus positive, centrée sur les ressources des territoires et de leurs habitants. Cette commande publique issue d’un militantisme technique et politique conduit à faire l’hypothèse que pour améliorer la mise en œuvre de la politique publique, il faut de nouveaux indicateurs de mesure susceptibles de permettre, à la fois, de changer le regard sur ces territoires mais également d’impulser des dynamiques différentes.
Après deux années d’échanges, consacrées à une phase d’essai-erreur destinée à faire émerger des idées susceptibles de « rendre compte des territoires » tout en testant leur pertinence et faisabilité, le choix des techniciens s’est porté sur une démarche originale conduisant à :
- regarder différemment les données existantes ;
- aller chercher des données disponibles qui ne sont pas mobilisées dans le champ habituel de travail des institutions ;
- créer de nouvelles données apportant une plus-value qualitative ;
- collecter ces données de la façon la plus fine possible à un niveau infra-communal, quartier par quartier, afin de compléter les données existantes fournies par la statistique publique.
14Prenant le contrepied de cette stigmatisation des quartiers, effets indirects de la politique de la ville, les techniciens impulsent un nouvel objectif consistant à repérer les richesses des quartiers à l’échelle infra-communale, ainsi que les sources de plus-value potentielle en leur sein. Ce travail, qui s’inscrit dans une perspective d’expertise au service de l’action publique, rentre dans une mouvance de travaux qui sont à replacer dans le contexte plus général d’une interrogation sur la « valeur » des activités non marchandes et des externalités de la production marchande. Telle préoccupation est manifeste à travers de multiples travaux et initiatives au sein des lieux de production de données, mais aussi d’une association cherchant à faire évoluer ce que nous prenons en compte et notre façon de compter (association FAIR? [6]) dans la mouvance de la commission Stiglitz sur les nouveaux indicateurs de richesse. Comme le signale B. Perret : « À l’origine de la plupart de ces travaux, on trouve une interrogation critique sur la croissance économique et son assimilation abusive au bien-être collectif. Qu’ils mettent l’accent sur le social ou l’environnement, leur objectif est toujours de définir de nouveaux critères pour évaluer les effets du développement économique. » [Perret, 2009] À cela il convient d’ajouter l’influence certaine des travaux du sociologue américain D. Putnam sur le capital social entendu comme les réseaux qui relient entre eux les membres d’une société et les normes de réciprocité et de confiance qui en découlent [Putnam, 1995]. Au centre du concept de capital social nous trouvons, de fait, les notions de réseaux, de confiance, de communauté et coopération qui ont tout particulièrement retenu l’attention du groupe de travail grenoblois.
15Il est intéressant de constater comment les élus et cadres territoriaux de l’action publique se saisissent très rapidement des travaux qui sont dans « l’air du temps »… Ce faisant, ils alimentent d’une part le besoin d’un type d’informations nouveau et, d’autre part, la commande politique locale dont les enjeux de connaissance des populations et de « performance » des politiques publiques qui leur sont liées constituent la partie incontournable de l’exercice du pouvoir. Ainsi, les techniciens de l’agglomération grenobloise se sont-ils donnés pour mission de trouver les « bonnes informations » susceptibles de traduire les réalités socio-économiques, en tentant de donner un contenu et contour plus précis à ces espaces territoriaux de « bien-être », de « qualité de la vie », de « cohésion sociale » ou d’« utilité sociale » que sont les quartiers qu’ils ont en charge dans la politique de la ville [Offredi, 2010]. Il est manifeste, par ailleurs, que la fourniture de ce type d’informations est susceptible de nourrir le processus d’élaboration des politiques de manière plus ou moins indirecte, ces notions étant toujours à l’arrière-plan des objectifs de l’action publique.
Ainsi, tout en réactualisant et donnant vie à des préoccupations de la politique de la ville, le projet vise à changer la manière dont celle-ci est pensée et conduite. La donnée ainsi créée se veut être au service de ce renouveau. Il s’agit alors de nourrir la discussion préparant la décision, l’observation devenant un outil d’aide à la concertation nécessaire à l’émergence de projet [Le Roy, 2009].
2.2 – Du besoin d’informations à la demande de données quantifiées
16Quand répondre au besoin d’informations conduit à la création de données chiffrées co-produites.
17Si la décision politique s’appuie sur des éléments descriptifs, les données ne sont pas signifiantes par elles-mêmes. Les quantifications relèvent de conventions entre acteurs sur lesquelles il n’existe pas de consensus a priori car « il n’est pas possible de justifier le choix d’un système de données sociales quantifiées sur une construction conceptuelle (du type théorie du bien-être, de la justice sociale ou théorie du capital social) aussi stable et universelle que celle qui fonde par exemple les indicateurs économiques » [Perret, 2002]. Émerge ainsi un réel besoin de données quantifiées « co-produites » qui doit avoir une fonction critique par rapport aux catégories d’analyse du système d’information existant? [7]. Il s’agit dès lors de mettre en place un dispositif d’observation locale pour une politique publique visionnaire, évitant ainsi l’écueil d’une politique gestionnaire? [8].
18Dans cette perspective, nous ne devons pas perdre de vue que la donnée chiffrée, tout en étant aujourd’hui vivement discutée à tous les échelons de l’action publique, joue un rôle déterminant dans l’analyse et la décision publique. Mais, si toute connaissance tend naturellement à s’objectiver et à se préciser à partir de mesures quantifiées, l’appréhension du « poids » du chiffre n’est pas le même selon que l’on se situe du côté des politiques, des chercheurs ou des citoyens. En effet, la donnée chiffrée est réputée, de fait, constituer une assise rigoureuse pour les décideurs politiques tant qu’elle peut leur fournir des données empiriques « utiles » à la prise de décision (recensements pour déterminer les recettes fiscales ou le nombre d’hommes susceptibles de porter une arme). Cette donnée chiffrée revêt les atouts de la scientificité lorsqu’elle est manipulée par les chercheurs des laboratoires en sciences sociales. Et elle renvoie à une posture particulière, consistant à penser qu’il ne peut y avoir « de démocratie et de délibération démocratique possible que si on sort du fantasme du pilotage automatique? [9] ». Dès lors, la construction d’une démarche de paramétrage collectif sur les données sociales appelle la nécessité de construire des systèmes pluralistes de regards sur la réalité mobilisant des statuts d’expertise croisés : professionnels, usagers, élus, experts. Par ailleurs, outre le prestige associé au chiffre, ce dernier peut permettre d’échapper, au moins partiellement, au flou et au subjectif des comparaisons dans le temps et l’espace ainsi qu’aux tentations d’agrégation de données partielles ou de construction rapide d’indicateurs simples ou composés pour les besoins d’élus locaux pressés doublés de ceux des médias familiers de chiffres « signifiants ».
19Néanmoins, le chiffre ne fait plus « recette » de la même façon. Il fait l’objet de critiques désormais convenues, bien qu’émises depuis de nombreuses années, que ce soit au niveau des indices de prix et de pouvoir d’achat, du chômage ou du PIB, remettant en question la nature de l’offre de la statistique publique et celle des besoins qu’elle doit satisfaire [Guibert, 2008].
20L’évolution des contextes institutionnels et décisionnels (construction européenne et décentralisation, formes renouvelées de l’action publique) est à l’origine de la multiplication des demandes de données chiffrées, devenant de plus en plus diverses et variées. Dans le même temps, la culture du résultat, de la compétition et du benchmarking territorial (dont ne sont pas exempts les techniciens de l’agglomération grenobloise) modifie la nature des demandes de données chiffrées. Or les concepts, méthodes et outils valables au niveau national peuvent perdre de leur pertinence et de leur fiabilité à l’échelle locale, de même que les moyens matériels des statistiques nationales s’avèrent inadéquats pour être mobilisés à une échelle fine. Effectivement, la transposition d’indicateurs d’un niveau macro-économique à un niveau local est délicate dans la mesure où les conventions ayant permis de faire consensus n’ont de sens qu’au niveau où elles ont été pensées, de même que la façon dont la donnée est appropriée peut évoluer conduisant, ainsi, à la détourner de l’usage initial pour lequel elle a été créée.
21L’utilisation qui a été faite du PIB comme instrument de mesure de la performance économique et/ou du bien-être illustre tout à fait cette « dérive ». À l’origine, dans les années 1950, destiné à fournir des données pour les modèles macroéconomiques keynésiens et faire des prévisions dans le cadre des plans de l’après-guerre, le PIB mesure la production marchande et celle des administrations. Mais, victime de son succès, il s’impose peu à peu dans les représentations, pour un autre usage : la mesure du « bien-être » d’un pays ou de la richesse d’une région. Or cet agrégat ne peut rendre ce service car il n’a pas été conçu pour cela. Au final, les vives critiques dont a fait l’objet le PIB, ou plutôt les usages qui en sont faits, débouchent sur des réflexions dont l’objectif est la construction de nouveaux indicateurs pour prendre en compte la richesse créée mais non valorisée par la sphère économique (travail domestique, par exemple) et celle détruite par la société productiviste (atteintes à l’environnement) [Gadrey et Jany-Catrice, 2007]. Ainsi, la contestation de la statistique publique de ces quinze dernières années devient de plus en plus globale et suscite « une réflexion d’ensemble sur les équilibres économiques, sociaux et écologiques de la planète tout entière.? [10] » [Desrosières, 2008, p. 40]
Pour autant, il n’est question ni d’écarter toute donnée chiffrée ni de remettre en cause la légitimité de la statistique publique, mais plutôt de redéfinir à la fois son contenu et ses méthodes. Ainsi, nous sommes confrontés à de nouveaux outils statistiques qui ne signifient en aucun cas la fin du chiffre. Cette exigence du renouvellement des données statistiques s’accroît avec l’évolution des demandes et, plus fondamentalement, avec l’émergence d’un nouveau système de valeurs et une nouvelle hiérarchie des « éléments qui comptent » (dont font partie les attentes écologistes et sociétales), conformément à l’hypothèse soutenue par J. Gadrey et F. Jany-Catrice.
Dans le cadre de ces débats, et en réponse à la commande politique, le groupe de travail a abordé ce besoin d’observation via une démarche de production collective. Ainsi, ses membres s’autorisent à choisir et construire des données socio-économiques quantifiées qui vont « prendre sens » à mesure des enjeux que représentent ces informations à la fois pour ceux qui contribuent à les produire et pour ceux qui les utilisent, à savoir les politiques et techniciens? [11]. La caractérisation des différents aspects de la richesse des territoires passe donc par une opération consistant à paramétrer collectivement des informations pour susciter du débat et faire des choix, sans ignorer le statut et la place du chiffre dans l’analyse et la décision publique.
2.3 – La quantification au service de l’action publique
22Quand la construction de données utiles à l’action publique locale conduit à les paramétrer collectivement.
23La croissance des besoins d’observation sociale locale s’accompagne d’un renouvellement de ses formes de production, ces dernières devant intégrer le fait que l’impression d’objectivité et de précision émanant du chiffre est, pour partie, une illusion dans le domaine des faits sociaux [Perret, 2002].
24De fait, la quantification, c’est-à-dire la mise en adéquation des informations existantes et recueillies à des fins d’analyse et de décision suppose, au préalable, la mise en forme de la réalité : choisir les phénomènes à mesurer, parmi la multitude des possibles, définir et donner un sens précis aux unités statistiques telles que le « ménage » ou le « quartier ». Ainsi, dans le prolongement des réflexions impulsées par les travaux d’A. Desrosières, la donnée chiffrée apparaît à la fois comme une convention (cadre cognitif) et un outil de régulation (cadre institutionnalisé) de l’action publique. De sorte que quantifier des faits sociaux au service de l’action publique conduit nécessairement à la mise en place de processus collectifs de construction de la réalité sociale. Dans cette optique, le groupe grenoblois a expérimenté l’idée selon laquelle « les chiffres n’existent qu’à l’intérieur d’un “cadre conceptuel”, sous-tendu par une représentation plus ou moins conventionnelle de la réalité » [Perret, 2008, p. 47]. Toutes les données discutées par les acteurs locaux et retenues pour être mises en forme ont connu cette opération de mise en débat contradictoire aboutissant à l’adoption de conventions momentanément stabilisées autour d’un système d’informations validé par le groupe. Cette construction a associé réflexions pragmatiques, stratégiques, politiques et choix méthodologiques afin de faire émerger un choix de variables pertinentes, « ce qui compte, ce qui compte le plus et comment le compter » [Méda, 1999]. Comme le souligne J. Gadrey (2003), les indicateurs ainsi créés ont d’autant plus de chances de devenir une « convention durable » qu’ils sont transparents sur les valeurs qu’ils portent, sur les critères, les sources et les méthodes. Cet ensemble de précautions scientifico-méthodologiques qui a guidé le groupe, comporte l’objectif, à terme, de permettre aux utilisateurs que sont les professionnels de la politique de la ville, de passer plus facilement de l’opération mentale qui consiste à penser et comprendre l’information chiffrée à celle qui consiste aussi à l’interpréter aux côtés des universitaires.
25Ainsi, lors de la première phase du projet, le groupe de travail, alors composé des techniciens en charge de la politique de la ville, de professionnels de l’observation sociale et des associations impliquées dans le projet, s’est consacré au repérage des données en s’adossant à une culture commune en construction autour des travaux sur la richesse (Viveret, Méda), sur l’observation et la quantification des inégalités économiques et sociales (ISS, BIP 40) et sur la notion de capital social de Putnam.
26Cette première phase a débouché sur une deuxième phase animée par un groupe d’acteurs dont la composition va, à la fois, se resserrer autour des techniciens intéressés par la politique de la ville et par l’observation sociale en excluant les associations, pour ensuite s’élargir à l’université. « Le mandat passé à l’université est double. Il s’agit d’une part de constituer la base de données “indicateurs de richesse”, ce qui équivaut à structurer le travail initial, repérer les fournisseurs de données, collecter les données et les expertiser. Il s’agit d’autre part d’effectuer le test de cette base de données et les analyses y afférant, ce qui signifie : produire les indicateurs “pertinents” (résultant du choix de croisements des données de richesse et de précarité), les traduire sous forme de représentation graphique et cartographique et formaliser un commentaire analytique susceptible d’éclairer la réalité territoriale. » [Clot, 2010]
27Le bémol mis à cette opération de construction collective de la réalité sociale est sans doute le fait que les citoyens desdits territoires de la ville n’ont pas été associés à ce processus collectif consistant à nommer ce qui compte de leur point de vue. La dynamique citoyenne aurait, en principe, matière à s’exercer naturellement sur ces questions, mais cette participation de l’usager est encore insuffisamment stabilisée tant au niveau méthodologique que politique. En la matière, en effet, les techniciens de la politique de la ville, bien que séduits par la notion de participation citoyenne, semblent fondamentalement douter à la fois du statut de l’expertise par le citoyen et de l’efficacité politique des méthodes participatives. Cet état de fait ne signifie pas pour autant que la notion de participation citoyenne n’ait eu aucun écho dans le groupe. Ce dernier demeure sensible aux arguments selon lesquels le citoyen, aux côtés du politique et de l’expert, a légalement la légitimité pour construire une vision du monde dont les principes génériques s’organisent autour des réponses aux questions concernant : les formes de solidarités du présent pour le futur, la prise en compte prospective des besoins de demain, la qualité et l’équité du développement, une éthique de l’économie, créatrice de richesses socialement et écologiquement soutenables. Mais le passage de la justification argumentative que nous avons soutenue en tant qu’universitaires à la réalité de l’implication citoyenne sur ce projet n’a pas pu se faire, dans un premier temps du moins. L’une des raisons est sans doute la fragilité d’une démarche expérimentale innovante initiée par des techniciens préoccupés de conserver un espace de réflexion collective relativement indépendant d’une injonction politique à produire rapidement du sens pour l’action. Dès lors, il est manifeste que le groupe doit encore trouver les formes d’usage de la démocratie participative en matière de construction de données d’observation sociale locale.
Quoi qu’il en soit, pour que cette opération d’observation de la réalité sociale devienne réellement pertinente, il importe de passer de l’information collectivement négociée à la traduction de conventions techniques statistiques, relatives au recueil et au traitement des données? [12]. Car une fois le chiffre produit, il doit être analysé à partir notamment des techniques de la statistique descriptive et de l’analyse de données afin d’accroître son pouvoir évocateur. C’est sur cette base de travail qu’un choix méthodologique en faveur d’un ensemble d’indicateurs simples a été formulé.
3 – Choix méthodologique en faveur d’un ensemble d’indicateurs simples
28La réflexion collective en cours dans l’expérience grenobloise a opté pour un système d’informations quantifiées permettant la comparaison des actions menées quartier par quartier. Ce système d’informations, souhaité par les techniciens de la ville, doit avoir la capacité d’offrir aux concepteurs et porteurs de CUCS la possibilité de présenter aux élus locaux une palette de choix stratégiques à opérer en matière d’actions à mener dans les quartiers défavorisés.
29Pour y parvenir, le groupe de travail a opté pour un dispositif d’observation fondé sur la production d’indicateurs simples (3.1) dont l’utilisation, notamment à partir de croisements de données, suppose la maîtrise collective de leurs constructions (3.2) sans oublier un nécessaire bilan d’étape (3.3).
3.2 – Des indicateurs simples, révélateurs de richesses territoriales
30Le choix s’est porté, assez rapidement et de façon consensuelle, sur l’élaboration d’indicateurs simples « révélateurs » des richesses d’un territoire, pour une exploitation sous forme de tableau de bord multidimensionnel et, à terme, d’une base de données. Cette dernière devait être composée d’indicateurs simples dont l’interprétation repose sur les croisements entre données existantes issues de la démarche d’observation des ressources territoriales des quartiers conformément à la commande politique.
31De fait, la demande exprimée par les acteurs de la politique urbaine ne pouvait être satisfaite à partir d’un indicateur synthétique susceptible de résumer l’ensemble des richesses des quartiers de leur agglomération? [13]. Outre le fait que la part d’arbitraire contenue dans toute méthode d’agrégation nous paraissait difficile à réduire, plus fondamentalement, un indicateur synthétique est apparu au groupe être doté d’une finalité opposée à l’objectif de l’étude. En effet, la fonction première d’un indicateur synthétique est, par définition, de résumer une réalité alors que nous cherchons, au contraire, à observer le plus en détail possible les caractéristiques des quartiers. Le recadrage sur le strict objet de l’étude a, au final, conduit le groupe à opter pour un ensemble d’indicateurs simples dont l’exploitation et la valorisation devaient être pensées simultanément à la conception.
32À partir de là, il importait d’organiser et de structurer cette collecte de données brutes afin de créer les indicateurs appropriés et de tester la pertinence de la mise en œuvre d’une base de données sociales permettant de mesurer et de suivre les indicateurs susceptibles de révéler la « richesse » des quartiers de l’agglomération grenobloise. Une autre façon de dire la même chose et conformément au langage partagé dans le groupe, il s’agissait de repérer, à l’échelle infra-communale, les richesses des quartiers, l’existant et le visible, ainsi que les sources de plus-value non révélées, le potentiel et le caché.
33Dans cette perspective, lors de la première phase du projet, le groupe a opté pour l’élaboration de grappes d’indicateurs regroupés à partir de trois critères de premier rang, appelés items, dans le but d’organiser et de finaliser la collecte des données économiques et sociales.
- Un premier item intitulé « citoyenneté » est destiné au repérage et à la mesure de l’implication des habitants d’un quartier dans la vie de la cité. L’hypothèse sous-jacente étant que cette implication, saisie au regard de la vitalité démocratique, participative, associative, et des comportements civiques, constitue une richesse territoriale, une source de plus-value, qui n’est pas toujours visible et surtout insuffisamment valorisée.
- Un deuxième item relatif à la « qualité de vie » suppose que les richesses offertes par le territoire à ses résidents soient repérées et mesurées. Dès lors, il s’agit de révéler les offres faites aux habitants à partir des aménités urbaines, de l’accès à l’emploi, du logement et de l’habitat, des revenus et ressources disponibles ; toutes offres dont le groupe fait l’hypothèse qu’elles interviennent sur la qualité de vie ressentie par les habitants d’un territoire.
- Un troisième item, centré sur la question de « l’attractivité », est censé mettre en évidence la capacité d’un territoire à attirer à lui des activités économiques, événementielles et associatives.
- d’identifier clairement les types d’informations à rechercher permettant de quantifier les facettes de la richesse territoriale, dont la vitalité associative apparaissait comme l’une des composantes majeures ;
- de repérer et choisir collectivement les données jugées pertinentes pour qualifier d’abord et quantifier ensuite la réalité appréhendée ;
- de recueillir la donnée brute dans la multiplicité des lieux où elle se trouve pour ensuite la construire à des fins de quantification des facettes retenues de la richesse territoriale (construction d’hypothèses de croisement de données révélant au mieux, par exemple, la vitalité associative du territoire).
34Quant à la troisième grappe, formulée autour de l’item « attractivité » d’un territoire, c’est celle qui a été la moins travaillée à ce jour. Elle n’a pas été jugée prioritaire par les techniciens impliqués dans le groupe de travail parce que renvoyant à des notions moins originales (présence d’équipements culturels ou sportifs structurants, d’entreprises à rayonnement extra-territorial repérés hors territoire…) et moins déterminantes et « utiles » pour accroître leur connaissance immédiate du terrain en vue du renouvellement de leur dossier CUCS par exemple.
35Une fois le choix de ces critères de premier rang validé et leur hiérarchisation établie collectivement, ce travail a débouché sur l’élaboration d’un tableau permettant de structurer les données. À titre d’exemple, la structuration et les modalités de construction pour l’entrée « citoyenneté » repose sur des choix relatifs aux :
36• Dimensions (vitalité démocratique, vitalité associative, vitalité participative) et leurs sous-dimensions (pour la vitalité associative, quatre sous-dimensions ont été retenues : implication des associations dans la vie économique locale ; dynamique associative du territoire ; caractérisation des associations ; caractérisation des membres des associations) susceptibles de révéler le phénomène retenu.
37• Indicateurs possibles à partir desquels une quantification du phénomène étudié est pertinente et envisageable. (Nombre d’emplois portés par les associations installées sur le territoire de l’agglomération rapporté aux emplois de l’agglomération ; taux d’évolution du nombre d’associations implantées sur le territoire…)
38• Variables (données brutes) nécessaires à la construction de l’indicateur choisi (nombre d’associations de l’agglomération à différentes dates pour calculer le taux d’évolution) et sa source.
39• À l’échelle à partir de laquelle la donnée existe et/ou peut être trouvée et la nature de l’information construite.
Ainsi cette démarche a-t-elle abouti à la construction de données quantifiées, fruits de conventions stabilisées autour des représentations partagées du groupe sur la « réalité convenue et conventionnelle » des critères de premier rang – entendus comme des composantes de la richesse territoriale. On pourrait qualifier cette démarche comme le résultat d’un triple choix : celui supposant d’ajuster au plus près le contenu informatif des données par rapport à l’item à renseigner, celui consistant à expliciter en permanence le mode de construction de la donnée, et celui enfin consistant à ne pas perdre de vue que l’information quantifiée est destinée à améliorer l’action publique.
3.2 – Une utilisation conditionnée par la maîtrise la construction de la donnée
40Une donnée chiffrée étant une construction, une représentation de la réalité à une date « t » et arrêtée par un groupe d’acteurs et/ou d’experts compétents en la matière, elle ne peut être appréhendée de façon intelligible et complète (du choix de la donnée brute à sa traduction sous forme d’indicateur jusqu’à son interprétation) que si sa conception est bien comprise par son utilisateur. Aussi l’utilisation pertinente des données a-t-elle supposé que chacun des critères de premier rang soit perçu, compris et repéré par le groupe comme une représentation d’une des composantes de la richesse des quartiers. De même, la construction de chaque indicateur suppose que soit clairement posée la question suivante : quelle information l’indicateur choisi fournit-il ? Cette information permet-elle de saisir la dimension recherchée ?
41Concrètement, la démarche de construction collective des données s’est déroulée en cinq étapes :
- Repérage des dimensions et sous-dimensions à partir desquelles les richesses des quartiers sont saisies.
- Discussion et validation, pour chacune des dimensions, de l’enchaînement permettant, à partir des données brutes, la construction des indicateurs de richesse territoriale.
- Transformation des contacts établis avec les différents lieux de production de données brutes, en conventions « juridiques », régulières et stabilisées, afin de pérenniser la fourniture de la donnée.
- Discussion et validation de l’information produite par ces données ainsi construites, c’est-à-dire entente « conventionnelle » sur leur signification et leur interprétation.
- Discussion et validation sur (de) l’utilisation et la valorisation de ces dernières sous différentes formes (graphique et/ou cartographique) afin de répondre à la demande politique de lisibilité la meilleure possible.
42À partir de ce « taux d’emploi » ainsi créé, nous pouvons repérer des lieux de vie et de travail et, par voie de conséquence, l’intensité et la localisation de certains besoins en termes d’équipements collectifs (sportifs, crèches…) et/ou de transports individuels et collectifs (schéma de déplacement). Utile pour choisir les investissements prioritaires à programmer, cette information l’est, tout autant voire plus, pour le montage de son financement : un territoire disposant d’emplois occupés par des personnes résidant à l’extérieur pourrait être sollicité pour participer au financement d’une crèche sur le lieu d’habitation des actifs qu’il occupe. Par ailleurs, cet indicateur pourrait, en étant fourni à plusieurs dates, révéler des évolutions, mais aussi, et surtout, déboucher sur un outil cartographique dynamique représentant l’intensité et le sens du rayonnement territorial lié à une concentration plus ou moins forte d’emploi. Cet indicateur, évidemment, s’il ne constitue pas à lui seul la richesse d’un territoire, en est une composante certaine.
3.3 – Bilan d’étape pour un partage d’expérience en cours
43Au moment où nous terminons l’écriture de ce texte, les cinq étapes ne sont pas achevées.
- Les première et seconde étapes – menées à bien par deux groupes de deux étudiantes de troisième année de licence d’économie-gestion, sous la responsabilité d’une universitaire – sont achevées pour deux des trois critères de premier rang.
- La troisième étape qui est terminée a supposé de transformer les contacts établis avec les différents lieux de production de données brutes en conventions « juridiques » afin de stabiliser et de pérenniser dans le temps ces échanges de données. Ce passage s’est avéré relativement délicat car il a rencontré la tendance naturelle à la captation de l’information partagée par tous les « fournisseurs d’informations » locaux. Nous pourrions même parler du point d’orgue à partir duquel se manifestent la volonté et la réalité institutionnelle des politiques locales autour du partage de l’information locale…
- Le passage à la quatrième et à la cinquième étape s’avère plus délicat que nous pouvions l’imaginer a priori et prendra plus de temps que prévu. À cela, plusieurs raisons peuvent être avancées, dont l’une est caractéristique de la vie institutionnelle et politique locale : une nouvelle organisation au sein de la collectivité urbaine de l’agglomération impliquant le déplacement de la personne ayant porté le projet à ses débuts. Contacts à renouer, informations à redonner ; c’est à cet endroit que le collectif des techniciens de la ville impliqué dans le projet est attendu dans sa capacité à relayer l’étude en cours et à la finaliser avec les universitaires.
4 – Conclusion
44Posture d’observation sociale : des formes d’apprentissage méthodologique à soutenir scientifiquement et politiquement.
45L’émergence et le portage de formes novatrices d’observation sociale locale supposent de la disponibilité de la part d’acteurs locaux, du temps et des financements.
46Concernant ces derniers, les projets « novateurs », plurisectoriels et pluri-institutionnels émargent, la plupart du temps, aux « fonds de tiroirs » des institutions, car l’expérimentation sociale locale ne figure pas en bonne place dans les lignes budgétaires centrales.
47Par ailleurs, le temps ou les « temps de la réflexion, de l’action et de la décision » constituent la pierre d’achoppement de tout projet d’observation sociale locale concerté. En effet, le temps de la concertation entre professionnels et experts pour le choix des données à observer et leur analyse n’est pas le temps du politique qui a besoin rapidement d’une information « utile à la décision ». De même, le temps institutionnel n’est pas si extensible qu’il pourrait y paraître : en effet, les charges professionnelles des techniciens au fait de l’information « qui compte » ménagent peu de place – malgré les discours incantatoires sur le sujet – à la concertation et à l’expérimentation locales.
48Et pourtant, les expériences d’observation locale, loin d’être isolées, foisonnent un peu partout en France et à l’étranger. De fait, nous semble-t-il, l’observation sociale locale concertée constitue une démarche, à laquelle beaucoup d’acteurs locaux sont acculturés – du moins au niveau du principe – mais dont les formes d’apprentissage méthodologique restent à soutenir politiquement et scientifiquement.
49Au final, ce récit d’une expérience locale de production de données quantifiées en France participe du débat relatif aux nouveaux indicateurs susceptibles de mesurer le progrès ou la richesse, peu importe le vocable retenu, et favorise un meilleur usage de la donnée chiffrée. Ce faisant, l’expérience de l’agglomération grenobloise s’inscrit bien dans cette démarche au long cours qui relève d’une acculturation sur les dispositifs d’observation sociale locale, susceptibles de rendre la gouvernance locale plus efficace, efficiente et pertinente.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : quantification, observation sociale, animation territoriale concertée, indicateurs de richesses territoriales
Mise en ligne 17/05/2011
https://doi.org/10.3917/rfse.007.0191Notes
-
[1]
Sur ce thème le lecteur pourra se reporter aux ouvrages de référence en la matière, et notamment Affichard [1997], Desrosières [1993] et Martin [1998].
-
[2]
Voir Martin G., « L’observation sociale : attendus et préalables », in Martin [1998].
-
[3]
Ce groupe de travail était, dans un premier temps, composé exclusivement de techniciens issus des collectivités locales départementales et régionales. La DRASS Rhône-Alpes (Direction régionale de l’action sociale et sanitaire qui finance l’étude) a constitué, par le biais de son observatoire départemental sur l’action sociale, le premier cercle de réflexion autour des « nouveaux indicateurs de richesse » de la politique urbaine. Le groupe a ensuite été ouvert à une équipe d’enseignants-chercheurs qui, liés au master « Management des politiques sociales et sanitaires » de l’UFR d’Économie, conjuguent trois types de compétences : compétences en analyse économique et évaluation des politiques publiques (Anne Le Roy, économiste) ; compétences sur le champ de l’observation sociale et de l’évaluation des politiques publiques (Claudine Offredi, politiste et économiste) ; compétences en statistique appliquée (Rémy Drouilhet, statisticien).
-
[4]
À l’origine de cette démarche grenobloise on retrouve un groupe de travail créé, en 2004, afin de répondre à un appel à projet émanant du secteur de l’économie sociale et solidaire.
-
[5]
La mise en place des CUCS, contrats de trois ans reconductibles, en 2006 pour une entrée en vigueur dès le début de l’année 2007, repose sur la volonté politique de faire glisser des crédits de la politique de la ville (provisoires et expérimentaux) vers les crédits de droits communs (normaux et destinés à tous les territoires ciblés) – une façon de penser ensemble et à la fois la ville avec ses quartiers prioritaires et les quartiers prioritaires avec la ville.
-
[6]
FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) est une association créée par des réseaux de la société civile et destinée à offrir une vision renouvelée de la richesse ou du développement humain durable.
-
[7]
Les problèmes soulevés par les discussions innombrables autour de la définition de ce que l’on entend par la question des zonages illustre tout à fait cette difficulté : les zones prioritaires définies par les politiques publiques (les zones urbaines en difficulté de la politique de la ville, par exemple) correspondent rarement aux subdivisions géographiques prises en compte par les statisticiens de l’Insee.
-
[8]
Effectivement, ce contexte de rationalisation des politiques couplée à la contractualisation des projets favorise la multiplication d’indicateurs, ce qui n’est pas sans risque : simple habillage ou outils marketing destinés à attirer des financements devenant de plus en plus rares.
-
[9]
P. Viveret, au Colloque de la Société française d’évaluation qui a eu lieu à Paris, en novembre 2006.
-
[10]
Cela s’est notamment traduit par la mise en place de la Commission internationale sur la mesure de la performance économique et du progrès social par le gouvernement français en 2008. Cette commission, dite Stiglitz, est composée d’éminents économistes et exclut les partenaires sociaux et associatifs.
-
[11]
À ce stade de la réflexion, le groupe de travail a décidé de ne pas intégrer les citoyens. Ce qui peut, à première vue, paraître comme une limite s’explique par le haut degré de technicité de la démarche en cours. Dans un deuxième temps, cette intégration pourrait être envisageable selon des modalités qui restent à préciser.
-
[12]
Il importe de bien distinguer les conventions techniques (statistiques) relatives aux procédures de recueil et traitement des données, des conventions concernant la représentation de ce qui compte et de ce qui devrait compter au titre de la notion que l’on cherche à saisir. Ces dernières, qui se situent en amont de la convention technique, suscitent aujourd’hui le plus d’interrogations en dehors du cercle des experts statisticiens.
-
[13]
Il ne s’agit effectivement pas d’opposer ces deux types d’indicateurs qui ont chacun des fonctions et rôles bien spécifiques à jouer. Ils sont complémentaires et non concurrents. Pour preuve, au sein du collectif de travail émerge l’éventualité à terme de tester l’élaboration d’indicateurs synthétiques, notamment à des fins de communication politique.
-
[14]
Ce choix est le fruit d’une séance de travail que nous avons eue avec Alain Parant, chercheur à l’Ined, expert sur les aspects démographiques, et des observations sociales territorialisées.