Couverture de RFSE_005

Article de revue

La déroute du « benchmarking social »

La coordination des luttes nationales contre l'exclusion et la pauvreté en Europe

Pages 41 à 61

Notes

  • [1]
    Ce néologisme managérial est un mot-valise forgé par la contraction de coopération et de compétition [Brandenburger, Nalebuff, 1998].
  • [2]
    Sur les origines danoises de l’« activation » (aktivering) de la protection sociale et son extension à la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, voir [Barbier, Eydoux, Sylla, 2006, p. 35-85].
  • [3]
    Dont la construction d’un « Espace européen de la recherche », pièce maîtresse du premier volet de la stratégie [Bruno, 2008].
  • [4]
    Sur sa carrière internationale, ses critiques et la diffusion de « nouveaux indicateurs de richesse », voir [Gadrey, Jany-Catrice, 2007].
  • [5]
    Créé en juin 2000, le CPS est un comité consultatif composé de deux représentants désignés par chaque État membre et de deux représentants de la Commission. Sa mission consiste à « suivre l’évolution des politiques de protection sociale dans les États membres et la Communauté » ; à « faciliter les échanges d’informations, d’expériences et de bonnes pratiques entre les États membres et avec la Commission » ; et à « préparer un rapport annuel sur la protection sociale à présenter au Conseil, portant sur les mesures prises pour atteindre les objectifs fixés par celui-ci » (d’après la décision n°00/436/CE du Conseil du 29 juin 2000 instituant un comité de la protection sociale).
  • [6]
    Eurostat est l’office statistique des Communautés européennes. Créé en 1953 et installé à Luxembourg, il est une DG de la Commission, placée sous l’autorité du commissaire aux Affaires économiques et financières.
  • [7]
    Sur les 27 indicateurs initiaux (2000), six portaient sur l’objectif de « cohésion sociale » ; sur les 14 de la liste réduite (2003), ils ne sont plus que trois.
  • [8]
    M. Lelièvre et P. Petour travaillaient alors à la Direction recherche, études, évaluation et statistiques (DREES) du ministère français des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité. L’une était chargée de mission « Dossiers internationaux et MOC » à la sous-direction Synthèses, études économiques et évaluation, et l’autre chef du bureau Lutte contre l’exclusion à la sous-direction Observation de la solidarité. Outre leurs articles dans les revues Solidarité et Santé de la DREES et Informations sociales de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), notre recherche s’appuie sur deux entretiens menés en 2003 auprès de ces acteurs-auteurs.
  • [9]
    Dont le choix d’une approche relative plutôt qu’absolue de la pauvreté, ou le refus d’un indice composite.
  • [10]
    Extrait d’entretien conduit en 2003.
  • [11]
    Règlement (CE) n° 1177/2003 du Parlement européen et du Conseil du 16 juin 2003 relatif aux statistiques communautaires sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC).
  • [12]
    « With the reports on Benchmarking Working Europe, the ETUC and the ETUI are seeking to make a genuine contribution to the practical implementation of a social benchmarking process. » Extrait de la page de présentation de cette publication sur le site de l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute) <http://www.etui.org/research/Publications/Regular-publications/Benchmarking-Working-Europe>. Notons que P. Pochet est le directeur général de cet Institut.
  • [13]
    Il s’agissait alors de l’Union des industries de la communauté européenne (UNICE), rebaptisée depuis 2007 BusinessEurope.
  • [14]
    « Créé en 1984, l’OSE s’appuie sur un large réseau d’experts académiques et non académiques, de syndicalistes, d’acteurs sociaux et, plus généralement, de représentants des partenaires sociaux. » Extrait de son site Internet <http://www.ose.be>. Notons que C. de La Porte fait partie de l’équipe de l’OSE en tant que chercheuse associée.
  • [15]
    Sir Anthony Atkinson, recteur du Nuffield College d’Oxford, a acquis une grande notoriété à travers l’Europe en travaillant depuis les années 1970 sur l’économie publique, la pauvreté et la distribution des revenus. Il a notamment donné son nom à un indice mesurant des inégalités de revenu (« Atkinson index »). En 2001, la Présidence belge de l’UE lui a commandé un rapport sur les « Indicateurs pour l’inclusion sociale dans l’Union européenne » remis en août et publié l’année suivante [Atkinson, Cantillon, Marlier, Nolan, 2002].
  • [16]
    Cet indicateur mesure la « part des individus considérés en emploi selon le statut d’activité le plus fréquent vivant dans des ménages pauvres (au seuil de 60 %) ».
  • [17]
    Envisagée en 2003 par le Conseil informel de Varène (Emploi et affaires sociales), la fusion est achevée en 2005.
  • [18]
    Il s’agit du « taux de risque de pauvreté après transferts sociaux », du « taux de chômage de longue durée » et de la « dispersion des taux d’emploi régional ».
  • [19]
    Extrait d’entretien avec un responsable français de l’annexe statistique des PAN Inc, 2003.

1« Moderniser le modèle social européen en investissant dans les ressources humaines et en créant un État social actif » : c’est en ces termes que le Conseil européen de Lisbonne (mars 2000) a formulé le second volet de son programme stratégique pour la décennie 2000-2010, le premier consistant à « préparer la transition vers une économie compétitive, dynamique et fondée sur la connaissance » [Conseil européen, 2000]. L’un comme l’autre sont rendus opérationnels par la nouvelle « Méthode ouverte de coordination » (MOC), c’est-à-dire un dispositif d’évaluation comparative des résultats nationaux qui procède à la définition, à la quantification et à l’étalonnage d’indicateurs communs de performance (benchmarking). Il s’agit de mettre en regard les progrès de chaque État membre de l’Union européenne (UE) vers les objectifs fixés collectivement, afin de distinguer les « meilleurs », de susciter une émulation propice à la réduction des différentiels de performance et, par là, de tendre vers ces objectifs. Cette méthode délaisse ainsi l’exercice d’une contrainte juridique au profit d’une pression par les pairs (peer pressure). Au premier abord, ce choix des armes semble dicté par la nécessité. Dans la mesure où la stratégie dite « de Lisbonne » s’attaque à des politiques ne relevant pas des compétences communautaires, elle ne peut employer la force du droit pour obliger les gouvernants à agir dans le sens convenu. Dès lors, elle s’accommode de la ruse du management pour les inciter à tenir leurs engagements. À y regarder de plus près, on s’aperçoit que l’arsenal managérial n’est en fait pas un second choix.

2Le recours à une technique comme le benchmarking, forgée dans le monde de l’entreprise, apparaît rationnel du point de vue des fins visées. L’enjeu n’est pas d’intégrer les systèmes nationaux d’innovation, d’éducation ou de protection sociale dans un espace supranational à l’instar du Marché unique, mais de les engager dans une course à la compétitivité en confrontant les statistiques nationales à l’image de scores dans un palmarès. Or telle est précisément la vocation du benchmarking dont l’utilité répond, selon son théoricien Robert Camp, à la maxime suivante : « Qui veut s’améliorer doit se mesurer ; qui veut être le meilleur doit se comparer » [Camp, 1989]. Conformément aux présupposés managériaux selon lesquels toute organisation – qu’elle soit privée ou publique, (inter)étatique ou non gouvernementale, économique ou sociale – recherche en permanence l’excellence et ne peut devenir compétitive qu’en participant à une compétition, le benchmarking fonctionne en introduisant une dynamique concurrentielle dans les secteurs non marchands traditionnellement régis par les règles de coopération. La littérature de management le présente comme un procédé d’amélioration continue qui, en brouillant les frontières entre marché et organisation, parvient à réconcilier la concurrence et la collaboration dans un système de relations hybride, parfois qualifié de « coopétition [1] ». Avec la MOC qui applique le principe du benchmarking aux États, à leurs populations et à leurs territoires, le Conseil européen entend aménager les conditions d’une coopération intergouvernementale plus efficace, donnant à l’Union les moyens d’atteindre le but qu’elle s’est assigné en 2000 : « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale » [Conseil européen, 2000, §5]. Or, si la coordination des politiques macroéconomiques et financières, d’entreprise ou d’innovation, ont été des terrains de prédilection pour expérimenter cette technique managériale, les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la santé ou des retraites semblent plus rétifs à cette forme de « gouvernement par les nombres » [Desrosières, 2008].

3Le projet de transformer les « États providence » en « États sociaux actifs » [Cassiers, Pochet et Vielle, 2006] est au cœur de la stratégie de Lisbonne. Il concerne d’une part l’éducation et la formation « tout au long de la vie », d’autre part l’emploi, la protection (contre la vieillesse, la maladie, le chômage) et l’intégration sociales. Les gouvernements nationaux sont censés intervenir en ces matières pour garantir la production et l’entretien du « capital humain » indispensable à une « économie de la connaissance ». À cet effet, il leur est recommandé d’« activer [2] » leurs politiques sociales et d’emploi afin de conforter les capacités individuelles d’insertion professionnelle et de gonfler leur population active. Quant à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale, elle participe de la même logique. S’il est reconnu « inacceptable que, dans l’Union, tant de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté et soient touchées par l’exclusion sociale », le remède réside en premier lieu dans « la nouvelle société de la connaissance [qui] offre de formidables possibilités pour réduire l’exclusion sociale, que ce soit en créant les conditions économiques d’une plus grande prospérité grâce à des taux de croissance et d’emploi plus élevés ou en créant de nouvelles modalités de participation à la société ». Néanmoins, étant donné qu’« elle comporte également le risque de voir sans cesse s’élargir le fossé entre ceux qui ont accès aux nouvelles connaissances et ceux qui en sont exclus », l’action publique a aussi un rôle à jouer. Il lui incombe « d’améliorer les qualifications, de favoriser l’accès de tous à la connaissance et aux possibilités offertes et de lutter contre le chômage : l’emploi est la meilleure protection contre l’exclusion sociale » [Conseil européen, 2000, §32]. Hors du marché du travail, point de salut.

4Tout comme les autres chantiers ouverts en 2000 [3], l’édification d’« États sociaux actifs » passe par l’établissement de l’infrastructure statistique qui sous-tend les cycles gestionnaires de la MOC. « Conçue pour aider les États membres à développer progressivement leurs propres politiques, cette méthode consiste à :

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  • définir des lignes directrices pour l’Union, assorties de calendriers spécifiques pour réaliser les objectifs à court, moyen et long terme fixés par les États membres ;
  • établir, le cas échéant, des indicateurs quantitatifs et qualitatifs et des critères d’évaluation par rapport aux meilleures performances mondiales, qui soient adaptés aux besoins des différents États membres et des divers secteurs, de manière à pouvoir comparer les meilleures pratiques ;
  • traduire ces lignes directrices européennes en politiques nationales et régionales en fixant des objectifs spécifiques et en adoptant des mesures qui tiennent compte des diversités nationales et régionales ;
  • procéder périodiquement à un suivi, une évaluation et un examen par les pairs, ce qui permettra à chacun d’en tirer des enseignements. » [Ibid., §37]
Certains observateurs ont justement remarqué qu’avec cette démarche itérative en quatre temps, le Conseil européen n’inventait rien : il se bornait à codifier et systématiser le modus operandi inauguré par la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) lancée au sommet de Luxembourg en 1997 [Ioannou, Niemann, 2003]. Toutefois, inscrire la MOC dans la continuité de la SEE tend à mettre l’accent sur les Plans d’action nationaux (PAN), le contrôle par les pairs (peer review) ou l’échange de « bonnes pratiques » et, par conséquent, à occulter le changement de nature que l’exercice du benchmarking fait subir à la coopération interétatique. En passant l’action gouvernementale au crible d’indicateurs comparables et, surtout, en conduisant à la fixation de cibles chiffrées (benchmarks), il déplace cette coopération du champ de la négociation diplomatique à celui d’une compétition économique. S’agissant des politiques de l’emploi, les conclusions de Lisbonne ajoutent ainsi aux lignes directrices élaborées dans le cadre du processus de Luxembourg un « objectif global » exprimé en termes de mesures non plus politiques mais statistiques. Il vise à « porter le taux d’emploi (actuellement de 61 % en moyenne) à un niveau aussi proche que possible de 70 % d’ici à 2010 » [Conseil européen, 2000, §30]. En la matière, la disponibilité de statistiques comparables permet d’enclencher immédiatement un cycle de benchmarking. Ce n’est pas le cas des autres politiques sociales, pour lesquelles il reste à mettre en place la longue chaîne de fabrication de chiffres européens. Nonobstant cette carence, les chefs d’État et de gouvernement ont décidé à Lisbonne que les « politiques de lutte contre l’exclusion sociale devraient reposer sur une méthode ouverte de coordination » [ibid., §32], baptisée « MOC Inclusion » (et abrégée « MOC Inc. »). Ils reconduisent ainsi la « politique des indicateurs » appliquée aux réformes des marchés du travail pour s’attaquer aux autres questions sociales. Elle présente aux yeux des gouvernants l’avantage de revêtir « une forme technique, apparemment neutre ». Pourtant, comme l’indique Robert Salais, elle ne se confond pas avec « une simple description relevant d’une démarche de connaissance » : « l’emploi d’indicateurs résulte d’un choix qui doit être qualifié de politique, même s’il n’est pas assumé comme tel » [Salais, 2004].
Dans cette perspective, notre article se propose d’exposer la genèse et les déboires de la MOC Inclusion, à travers l’étude sociologique des activités de quantification qui lui donnent forme. La neutralité des indicateurs ne résiste pas en effet à l’examen de leur confection. Leur sélection, de même que l’harmonisation des concepts et des méthodes, font l’objet de négociations et de compromis qui ne relèvent pas de l’impartialité scientifique. La mise en nombre des performances est à proprement parler un acte politique en ce qu’elle les rend comparables, et permet donc leur confrontation. Mis en rapport par des valeurs statistiques, les systèmes nationaux de protection sociale peuvent être mis en compétition et réordonnés à l’aune d’une grandeur de compétitivité économique. Or, l’édification d’un espace d’équivalence qui résoudrait l’incommensurabilité des statistiques sociales est une entreprise au long cours. Comme la stratégie décennale de Lisbonne ne laisse pas le temps d’aménager les conditions d’un processus autonome, la MOC Inc. va finalement être attelée au rythme des sommets de printemps et aux indicateurs structurels, définis par la Direction générale (DG) aux Affaires économiques et financières (EcFin). À l’issue de deux cycles biennaux, elle va subir une rationalisation qui, par fusion, la fait disparaître. Pourquoi la MOC Inc., après une mise en route rapide en 2000, termine-t-elle sa course en 2005 ? Répondre à cette question requiert de retracer sa trajectoire jalonnée de contresens et de contretemps, et de comprendre en quoi l’information statistique produite dans un souci de collaboration ne convient pas à une compétition intergouvernementale médiatisée par le benchmarking.

1 – L’information statistique : une batterie d’indicateurs ingérables

6Il est généralement admis que les situations sociales sont difficiles à quantifier et surtout à comparer en raison de leur singularité et de leur complexité. Des phénomènes multidimensionnels comme la pauvreté ou l’exclusion sociale s’avèrent particulièrement résistants à la mise en forme statistique. Nous voudrions dénaturaliser cette résistance en montrant qu’elle est indissociablement technique et politique. Pour ce faire, nous situons notre étude au moment où la MOC Inc. est lancée et commande la quantification d’indicateurs comparables. Il nous est alors possible d’observer en quoi ce travail, loin d’être évident et consensuel, attise des controverses non seulement sur les conventions et les mesures prises pour produire ces indicateurs [Desrosières, Kott, 2005], mais aussi sur leur nombre et leur temps de production. Un nombre trop grand sème la confusion, un temps trop long paralyse l’action publique. Les activités de quantification soulèvent ainsi des problèmes à la fois de justesse (technique) et d’utilité (politique) qu’il leur faut désamorcer dans l’ombre pour donner à voir une information statistique fiable. Dresser une batterie d’indicateurs sociaux sous toutes ces contraintes est une « entreprise de longue haleine » de l’aveu même de ses acteurs. Bien qu’il mette en branle la machine statistique communautaire, l’échéancier gestionnaire envisagé à Lisbonne n’est pas tenable. Il suffit pour s’en convaincre d’entrer dans la fabrique des chiffres européens.

1.1 – La dérive inflationniste des statistiques sociales

7Les indicateurs sociaux sont entrés dans la boîte à outils de l’action gouvernementale plus tardivement que les indicateurs économiques, et en ordre dispersé. Dès les années 1950, les agrégats macroéconomiques ont été structurés dans le cadre de la comptabilité nationale. Cette modélisation leur a permis d’influer puissamment sur les politiques publiques et de s’ancrer profondément dans le sens commun, à l’instar du Produit intérieur brut (PIB) [4]. C’est ce type de rationalisation, fondée sur des indicateurs monétaires et des règles de calcul, que le « mouvement des indicateurs sociaux » s’est efforcé de transposer dans le domaine social au cours des deux décennies suivantes. « Dans l’esprit de leurs promoteurs, les indicateurs sociaux devaient constituer un outil de pilotage du développement social dont le rôle aurait été comparable à celui de la comptabilité nationale pour la croissance économique » [Perret, 2002, p. 3]. Ce projet de conduire le progrès social à l’aide de tableaux de bord standardisés n’a pas survécu à la crise déclenchée par les chocs pétroliers des années 1974 et 1979. D’autres facteurs plus structurels expliquent cet échec. Selon A. Desrosières, « les objectifs des politiques sociales sont multiples, souvent peu liés entre eux. Il est donc difficile de les intégrer en un modèle d’action unique, comme pouvait l’être le modèle keynésien ». De surcroît, l’acte de quantifier est en lui-même « déjà un choix social », si bien que « les quantifications sont souvent impossibles, ou relèvent de conventions sur lesquelles n’existe pas de consensus ». Aucune « théorie ‘sociologique’ n’a fourni un langage commun comparable à celui de l’économie », si bien que la gamme des « politiques dites ‘sociales’ » déploie tout l’éventail des « traditions nationales » [Desrosières, 1998, p. 8-9]. D’où une dispersion des efforts et une dérive inflationniste des statistiques sociales.
L’échec de cette entreprise de rationalisation, qui ne sera pourtant pas sans lendemain, semble vérifier l’assertion selon laquelle il est toujours réducteur, sinon vain, de prétendre refléter la réalité sociale dans une poignée de chiffres. Or c’est justement la surproduction d’indicateurs sociaux qui a desservi leur utilité politique. Les gouvernants n’apprécient pas le trop-plein d’informations : ils affectionnent les notes concises et les chiffres-clés. Les annexes statistiques à rallonge sont un défaut rédhibitoire des rapports sociaux, plus délicats à interpréter et donc moins mobilisés que les synthèses économiques. Outre les « critères politiques », ce sont également des « critères formels » qui expliquent le délaissement des indicateurs sociaux. Leur profusion tend à obérer leur qualité, estimée à l’aune de leur « lisibilité, cohérence, complétude, comparabilité » [Perret, 2004, p. 36]. En retenant tout particulièrement l’attention des organisations internationales, ce dernier critère va relancer un mouvement de quantification dans les années 1990. Le regain d’intérêt pour les statistiques sociales ne tient pas tant à la prise de conscience d’inégalités accrues à résorber qu’au développement des comparaisons internationales au sein de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), de la Banque mondiale ou du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Dépourvues des instruments classiques de l’autorité politique, ces institutions ont recours au benchmarking pour « influer sur les décisions des États en incitant chacun à se comparer aux ‘bons élèves’ et à prendre pour modèle les ‘meilleures pratiques’ » [Perret, 2002, p. 4]. D’où le besoin d’indicateurs comparables sur les situations sociales de leurs pays membres. Avec la stratégie de Lisbonne et la MOC, l’UE s’inscrit dans ce mouvement.

1.2 – Une surabondance d’indicateurs difficile à canaliser

8En lançant la MOC Inclusion, le Conseil européen de Lisbonne a invité les gouvernements nationaux et la Commission à se munir « d’indicateurs arrêtés d’un commun accord » afin de mieux comprendre et combattre l’exclusion sociale [Conseil européen, 2000, §33]. En pratique, il a confié au Comité de la Protection Sociale (CPS) [5] la tâche de développer des indicateurs de mise en œuvre (policy indicators) et de résultat (performance indicators). Le suivi des progrès accomplis par chaque pays, ainsi que l’évaluation de la situation générale dans l’Union, nécessitent un équipement statistique spécial qu’il faut mettre au point à l’échelon européen. Partager une panoplie d’indicateurs n’est pas chose aisée, car cela suppose de s’entendre sur un ensemble de paramètres, de concepts, de définitions, de méthodes. Trois entreprises de quantification ont été lancées simultanément mais indépendamment. La première est celle des indicateurs structurels qui constituent le socle statistique du dispositif de Lisbonne. C’est sur cette base que la Commission européenne dresse son « rapport de synthèse sur les progrès réalisés », adressé chaque année au Conseil européen de Printemps. Listés par la DG EcFin et quantifiés par Eurostat [6], les indicateurs structurels ont fait l’objet d’un effort de sélection drastique pour rester en nombre réduit, conformément à l’exigence de focalisation du benchmarking[7]. La deuxième réponse est apportée par le sous-groupe indicateurs (SGI) du CPS. Il s’agit d’un jeu de 18 indicateurs validé au sommet de Laeken en décembre 2001, qui renseigne le bilan comparatif que la Commission et le Conseil doivent faire figurer dans leur rapport conjoint d’évaluation des PAN pour l’inclusion sociale (abrégés en PAN Inc.). Enfin, la troisième réponse est proposée par l’annexe statistique qui assortit chaque PAN Inc. d’une dizaine d’indicateurs, voire d’une centaine dans le cas français. L’intention des autorités nationales est ainsi de refléter les singularités de leurs politiques de lutte contre l’exclusion sociale, en se démarquant de leurs pairs par des propriétés incommensurables. Voyons comment le cadre posé à Laeken échoue à canaliser le flot d’indicateurs déversé par les officines ministérielles.
Tout commence avec la création en février 2001 du SGI, groupe de travail à qui les « hauts » représentants du CPS délèguent la tâche « bassement » technique de rendre les indicateurs de suivi des plans nationaux compatibles et comparables. Dès le mois suivant, les « experts » en statistiques sociales, dépêchés par chaque gouvernement, endossent la responsabilité de formuler des indicateurs en matière de lutte contre l’exclusion sociale susceptibles de faire consensus au Conseil européen de décembre. De mars à septembre 2001, ils ne chômeront pas, se réunissant fréquemment pour que le CPS soit en mesure de livrer la liste dans les délais. Les rencontres et les échanges mensuels du sous-groupe en font le creuset d’un « acquis méthodologique », pour reprendre l’expression des délégués français [Caillot, Lelièvre, Petour [8], 2002, p. 36]. L’accord sur quelques principes de base [9] a permis de jeter les fondations d’une architecture à deux niveaux, comptant dix indicateurs primaires et huit secondaires. Afin que « le portefeuille d’indicateurs communautaires jouisse d’un soutien général en tant que représentation équilibrée des préoccupations sociales de l’Europe », le CPS laisse à la discrétion des autorités nationales l’option d’ajouter un troisième niveau. Contre la règle de parcimonie qui préside aux exercices de benchmarking, il juge « nécessaire de pouvoir disposer d’un grand nombre d’indicateurs pour évaluer correctement la nature pluridimensionnelle de l’exclusion sociale » [Comité de protection sociale, 2001, p. 2-3]. Adoptés officiellement par le Conseil Emploi et affaires sociales du 3 décembre 2001, en même temps que le premier « rapport conjoint sur l’inclusion sociale », les « indicateurs communs relatifs à la pauvreté et à l’exclusion sociale » sont approuvés politiquement par les chefs d’État et de gouvernement au sommet européen de Laeken, comme un moyen de « concrétiser le modèle social européen » [Conseil européen, 2001, §28].

Tableau 1

Liste des indicateurs communs relatifs à la pauvreté et à l’exclusion sociale

Tableau 1
n° Indicateurs primaires (niveau 1) 1. 2. 3. 4. Taux de bas revenus après transferts sociaux Distribution du revenu (ratio des quintiles de revenu S80/S20) Persistance dans les bas revenus (2 ans et plus sous le seuil de bas revenu) Intensité de pauvreté (écart entre le revenu médian des personnes se situant en dessous du seuil de bas revenu et le seuil de bas revenu exprimé en pourcentage du seuil de bas revenu) 5. 6. Cohésion régionale (coefficient de variation régionale des taux d’emploi) Taux de chômage de longue durée (total de la population au chômage depuis 12 mois et plus en proportion de la population active totale) 7. 8. Personnes vivant dans des ménages sans emploi Jeunes quittant prématurément l’école et ne poursuivant pas d’études ou une formation quelconque 9. 10. Espérance de vie à la naissance Auto-évaluation de l’état de santé selon le niveau de revenus n° Indicateurs secondaires (niveau 2) 11. Dispersion de part et d’autre autour du seuil de bas revenu (part des personnes dont le revenu est inférieur à 40 %, 50 % et 70 % du revenu national médian) 12. Taux de bas revenus fixé à un moment « t » 13. Taux de bas revenus avant transferts sociaux 14. Coefficient de Gini d’inégalité des revenus 15. Persistance dans les très bas revenus (inférieurs à 50 % du revenu médian) 16. Part relative du chômage de longue durée (total de la population au chômage depuis 12 mois et plus en proportion du total de la population au chômage) 17. Taux de chômage de très longue durée (total de la population au chômage depuis 24 mois et plus en proportion de la population active totale) 18. Personnes à faible niveau d’études (égal ou inférieur au niveau 2 de la Classification internationale type de l’Éducation) Sources : CPS et Eurostat.

Liste des indicateurs communs relatifs à la pauvreté et à l’exclusion sociale

9Les 18 indicateurs dits « de Laeken » mesurent les performances globales des régimes économiques et sociaux propres à chaque pays, mais pas les efforts consentis par les pouvoirs publics. Ce choix « de mettre l’accent davantage sur les indicateurs qui mettent en évidence les résultats obtenus dans le domaine social plutôt que sur les moyens grâce auxquels ils sont atteints » [Comité de protection sociale, 2001, p. 2] n’a pas été motivé par des considérations techniques mais politiques. Comme nous le révèle un participant au SGI, « [il] y a deux types d’indicateurs : des indicateurs de résultat et d’autres indicateurs (de mise en œuvre des politiques ou de moyens) qui seraient plus à même d’expliquer pourquoi on arrive à ce type de résultat – et ça, une majorité de délégations n’en veulent pas. Il y a un blocage : là-dessus, il n’y a pas de compromis [10] ». La délégation française appartient à la minorité ; une minorité agissante dont la suractivité trouve à s’épancher dans le troisième niveau prévu à cet effet. Son exemple illustre bien comment les autorités gouvernementales peuvent emboîter le pas à la démarche communautaire sans pour autant être canalisée par elle. Tout en adhérant aux principes fondamentaux dégagés par le SGI, la France a très largement excédé les 18 « indicateurs de suivi et d’évaluation des objectifs communautaires de lutte contre l’exclusion et la pauvreté » : l’annexe statistique à son PAN Inc. en dénombre 162 qui font système. Pour être « parlants », ils doivent être articulés les uns aux autres et éclairés par des « études qualitatives, à dimension économique, sociologique autant que statistique ». À travers son annexe statistique, le PAN Inc. français véhicule ainsi une certaine conception de l’évaluation de l’action publique. Il écarte les « tableaux de bord » et leurs « scores de performance », pour suivre la mise en œuvre des politiques de lutte contre l’exclusion sociale, et surtout leur influence concrète sur la situation des bénéficiaires en recueillant « le sentiment des acteurs ou des personnes concernées sur le terrain » [Caillot, Lelièvre, Petour, 2002, p. 48-49]. Cette ambition peut s’appuyer sur l’expérience et le savoir-faire de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) qui a déjà défriché le terrain social. Ce n’est pas le cas d’Eurostat, qui se heurte encore à de nombreux obstacles. Au regard de la variété des contextes institutionnels, linguistiques, administratifs ou fiscaux, l’harmonisation des données sociales apparaît comme une gageure, d’autant plus que « le mode dominant de collecte de l’information statistique est dans de nombreux pays constitué par les sources administratives » [Elissalt, 2001, p. 45]. Pour rendre indiscutable la fiabilité des chiffres européens, il lui faut collecter des données par enquêtes directes pour compléter celles issues des registres administratifs. « À cet égard, la mise en place de l’enquête EU-SILC, destinée à remplacer l’actuel Panel Communautaire des Ménages apparaît comme un enjeu tout à fait primordial » [Lelièvre, Petour, 2004, p. 70]. Sur les 18 indicateurs de Laeken, 11 doivent être mesurés par l’outil « EU-SILC ». Que recouvre ce sigle barbare ?

1.3 – La longue chaîne de fabrication des chiffres européens

10Tout en convenant des indicateurs, le CPS s’est inquiété de leur mesure. Il note dans son rapport d’octobre 2001 qu’il existe « encore un trop grand déficit en données comparables », et que « nombre d’entre elles ne sont pas actuelles », si bien qu’il est « capital de développer la capacité statistique » de l’UE [Comité de la protection sociale, 2001, p. 4]. Un groupe de travail formé en 2000 au sein d’Eurostat s’y emploie en préparant une nouvelle opération statistique communautaire, au nom de code inintelligible pour le profane : European UnionStatistics on Income and Living Conditions (EU-SILC). Il s’agit d’une enquête sur les revenus et les conditions de vie des Européens, qui doit assurer la production systématique de données transversales (une seule année de référence) et longitudinales (quatre années consécutives), permettant notamment de compter le nombre de pauvres et d’exclus. Afin de fixer les modalités pratiques de leur collecte dans chaque pays et de leur traitement à l’échelle européenne, un projet de règlement est proposé en mai 2001. Il est la première pierre d’un édifice bien plus vaste : un programme communautaire de travail statistique quinquennal (2003-2007) qui « prévoit rien de moins que de développer une stratégie cohérente qui permettra la mise à disposition d’un ensemble complet d’indicateurs couvrant tous les champs sociaux » [Elissalt, 2001, p. 44]. Tandis que le Conseil européen de Laeken « insiste sur la nécessité de renforcer l’appareil statistique » [Conseil européen, 2001, §28], la Commission enclenche la première étape du parcours législatif en soumettant sa proposition au Parlement et au Conseil. L’acte ne sera pourtant voté qu’en juin 2003 [11]. Dans l’intervalle, des enquêtes-pilotes sont menées en 2002 ; certains pays ont entamé dès 2003 le recueil des données, devenu obligatoire seulement en 2004. Au final, ce n’est qu’en 2005 que les « statistiques EU-SILC » ont commencé à informer effectivement les indicateurs de Laeken.

11Pourquoi cet instrument communautaire n’a-t-il pas été immédiatement opérationnel ? Parce que la quantification n’est pas une activité purement métrologique. Mesurer la pauvreté ou l’exclusion sociale dans l’UE présuppose toute une série de conventions, procédant de négociations et de compromis passés entre les services statistiques nationaux et Eurostat. Leurs interactions ne sont pas simplement techniques. Il ne suffit pas de calculer la somme ou la moyenne des chiffres nationaux pour obtenir une statistique européenne. Celle-ci engage des « investissements de forme » [Thévenot, 1985] aux implications cognitives déterminantes pour l’action politique. Les « différences dans la façon de concevoir et de mesurer des objets comme la pauvreté, les revenus, les conditions de vie » résultent de la « diversité des systèmes nationaux de protection sociale, d’éducation ou de fiscalité » [Nivière, 2005, p. 28]. Façonner un langage commun suppose de nouer une longue chaîne de traduction qui transforme la demande politique d’indicateurs, exprimée par des mots, en valeurs statistiques, c’est-à-dire en chiffres proprement européens. Ce sont les maillons de cette chaîne et leur assemblage que nous donne à voir Delphine Nivière. En suivant une démarche ethnographique, elle s’est faufilée dans les couloirs d’Eurostat et de l’Insee, s’est entretenue avec les « petites mains » d’EU-SILC et a observé leurs pratiques de novembre 2002 à juin 2003.
À l’interface des mondes politiques et techniques, Eurostat a pour mission de négocier le « passage de “l’idéal” au “possible” ». En effet, un « indicateur ne constitue pas le même objet selon qu’il est considéré du point de vue de la DG Emploi ou du point de vue d’Eurostat : pour la DG Emploi, un indicateur est la solution au problème politique du suivi des situations nationales ; pour Eurostat, un indicateur est un objet qui pose un problème de quantification » [ibid., p. 37]. Pour résoudre ce problème, il lui faut interposer, entre la commande politique d’indicateurs et la collecte nationale des données, des « variables cibles », c’est-à-dire « les objets à prendre en compte pour quantifier les indicateurs », ce qui engage leur signification et modifie leur valeur finale. De tels arbitrages interviennent à tous les niveaux de la chaîne. Dans chaque pays, il revient aux statisticiens de confectionner des questionnaires qui adaptent la généralité des variables européennes aux particularités nationales. De même, les enquêteurs chargés de recueillir l’information auprès d’un échantillon de ménages, doivent se faire comprendre en modulant les questions puis faire correspondre les réponses approximatives aux cas prédéfinis. De l’indicateur aux « variables cibles », des « variables cibles » au questionnaire, du questionnaire à la parole de l’enquêteur, de la bouche de l’enquêteur à l’oreille du sondé, il faut ensuite remonter en enregistrant les réponses dans l’ordinateur, en les imputant aux « variables cibles », en calculant des moyennes, des quantiles ou des fréquences, pour délivrer les indicateurs commandés. La chaîne de traduction n’est pas seulement descendante, elle est aussi ascendante. « Une fois la chaîne parcourue, le chiffre européen qui en ressort offre un certain regard sur la société européenne, né de la succession de ces étapes » [Nivière, 2003, p. 73]. Le groupe social des pauvres et des exclus prend consistance sous l’effet de la quantification. La longue chaîne de fabrication des chiffres européens produit ainsi une catégorie statistique qui objective une cible d’action publique. Elle donne prise à l’intervention gouvernementale, mais est lente à se mettre en branle. Or les stratèges de Lisbonne ont prescrit un échéancier serré qui disqualifie ces raffinements statistiques au profit de raccourcis gestionnaires préférant la batterie des indicateurs structurels à la sophistication des indicateurs de Laeken.

2 – La confrontation intergouvernementale : l’arsenal défectueux du « benchmarking social »

12Alors que les statisticiens s’activent pour produire un langage commun traduisant la pauvreté et l’exclusion sociale en catégories d’action publique européenne, la Commission s’affaire à réunir les conditions de possibilité de la MOC Inc., conformément à la volonté politique des chefs d’État et de gouvernement. Les ingrédients de cette méthode sont énumérés dans les conclusions de Lisbonne : des lignes directrices, un calendrier, des objectifs à court, moyen et long terme, des indicateurs quantitatifs et qualitatifs, des « critères d’évaluation par rapport aux meilleures performances mondiales » (benchmarks), un suivi périodique (monitoring) et un « examen par les pairs » (peer review). Ce dispositif de coordination n’enserre pas les gouvernants dans des contraintes juridiques, mais les dote de techniques managériales. Il est censé les équiper de manière à ce qu’ils puissent comparer leurs politiques nationales et régionales aux « meilleures pratiques » et en « tirer des enseignements » pour les rendre plus « performantes ». En l’occurrence, l’activité d’évaluation présente une dimension comparative atrophiée. L’exercice du benchmarking est compromis par l’indisponibilité d’un tableau de bord confrontant les résultats nationaux. Ce ne sont pas tant les délais d’approvisionnement en chiffres statistiques que leurs précautions d’usage qui sont en faute. Les indicateurs de Laeken s’avèrent inappropriés pour outiller un mécanisme de gestion par objectifs. Aussi la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale doit-elle se contenter d’une version minimaliste de la MOC, dépourvue d’armes et de cibles. Chargée de sa bonne marche, la Commission européenne aurait ainsi reporté tous ses efforts sur le dépouillement des PAN Inc. et les opérations de peer review. Un tel constat occulte cependant le fait que la Commission n’est pas une instance unitaire. Elle est traversée par des clivages politiques, dont celui qui oppose la DG Emploi et affaires sociales à la DG EcFin. Or cette dernière n’hésite pas à faire un usage explosif de ses indicateurs structurels, immédiatement opérationnels.

2.1 – La MOC Inc. : une démarche boiteuse

13Annoncé au printemps 2000, la MOC Inclusion a démarré sur les chapeaux de roue en amorçant son premier cycle biennal dès décembre 2000, avec la fixation d’objectifs communs au sommet de Nice. La deuxième étape à franchir était du ressort des États membres, chargés d’élaborer leur plan d’action national dans lequel serait consigné ce qu’ils jugeaient être leurs « meilleures pratiques » en matière de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Une fois les PAN Inc. remis à la Commission en juin 2001, la troisième opération pouvait être lancée. Il s’agissait de les passer au crible d’un examen comparatif dont les leçons devaient être tirées et consignées dans un rapport conjoint. Dans un travail préparatoire, la DG Emploi et affaires sociales a évalué les PAN Inc. au regard de trois critères : « la qualité de l’analyse et la capacité de diagnostiquer les principaux risques et défis à rencontrer ; la mesure dans laquelle les plans nationaux ont été capables de transformer les objectifs généraux en des priorités détaillées ; la mesure dans laquelle les plans ont réussi à dépasser une approche segmentée pour développer une approche politique intégrée ». Il en est ressorti une classification des pays en quatre catégories : « En haut de l’échelle, se trouvent le Danemark, les Pays-Bas et la France qui ont une stratégie d’ensemble. Viennent ensuite le Portugal, la Finlande, la Suède et le Royaume-Uni qui font un diagnostic correct et ont une stratégie dans une grande mesure cohérente. La Belgique, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et l’Irlande sont dans un stade initial dans le développement d’une stratégie cohérente et dans l’identification d’objectifs clairs. La Grèce, l’Autriche et le Luxembourg se contentent d’un descriptif de la situation. » [Pochet, 2001, p. 9]

14Avec un tel classement, la DG s’est attiré les foudres des gouvernements. Ils lui ont reproché d’outrepasser ses compétences, d’enfreindre la règle de la subsidiarité et d’émettre des « critiques inexactes à leur endroit ». En réaction, le Conseil Emploi, politique sociale, santé et consommateurs (EPSCO), co-rédacteur du rapport conjoint, a supprimé toute forme de classement. C’est donc une version « politiquement correcte » [Pochet, Porte, 2003, p. 10] qui a été finalement approuvée par les ministres des Affaires sociales le 3 décembre 2001. Les délégations nationales composant le CPS se sont également prononcées contre la publication de tableaux statistiques par la Commission, sans un contrôle préalable du SGI. Étant donné la rigueur des statisticiens nationaux, leur relecture se solde toujours par l’ajout d’une multitude de précisions méthodologiques qui rendent les indicateurs illisibles et nuisent à leur médiatisation pourtant souhaitée par la Commission. La MOC Inc. paraît d’autant plus désarmée qu’elle ne profite même pas de l’arsenal conventionnel de cette méthode, autorisé dans les conclusions de Lisbonne. Ni lignes directrices, ni cibles chiffrées : seulement de vagues objectifs communs qui se prêtent mal à la quantification, et donc au benchmarking. À l’exception du Portugal, berceau de la stratégie de Lisbonne, qui s’est assigné des « objectifs nationaux clairs de réduction de la pauvreté et l’exclusion sociale » [Pochet, 2001, p. 8], les États membres n’ont pas fait mention dans leur PAN Inc. de buts précis. Autre lacune : aucun modèle de référence ne s’impose aux yeux de tous, que ce soit un pays tiers (à l’image des États-Unis et du Japon qui servent d’étalon en matière de recherche et d’innovation) ou un pays membre de l’Union (comme l’Allemagne dont le système monétaire avait été vanté lors du passage à l’euro).

15À défaut de pouvoir mesurer la cohésion sociale par le calcul d’un différentiel, la DG Emploi et affaires sociales s’est rabattue sur le procédé qualitatif attaché au benchmarking : l’organisation des séances de peer review. En juillet 2001, elle a réuni les responsables nationaux des PAN Inc. de façon à ce que chacun présente son bilan à ses homologues. Son intention était officiellement de stimuler les échanges d’expériences et de « bonnes pratiques » dans le cadre du CPS, et plus officieusement de faire jouer le principe discriminatoire du « naming, faming and shaming », qui consiste à désigner les « bons et les mauvais élèves » de la classe européenne en célébrant les uns et blâmant les autres. Si la Commission n’a pas réussi à faire accepter la pratique de l’étalonnage des performances sociales dans le cadre intergouvernemental, elle voit d’un bon œil son déploiement au sein de la « société civile ». Le « benchmarking social » s’est d’abord répandu dans les milieux syndicaux européens, comme un levier d’« européanisation » des relations industrielles et de négociation collective qui permettrait aux travailleurs de traiter à armes égales avec le patronat [Arrowsmith, Marginson, Sisson, 2002, p. 11-12]. Mais c’est seulement depuis 2001 que la Confédération européenne des syndicats (CES) le promeut activement comme mode de construction d’une « Europe sociale », en publiant son propre rapport annuel d’étalonnage, intitulé Benchmarking Working Europe[12]. À l’instar de celui édité par le patronat européen depuis 1998 (The UNICE Benchmarking Report) [13], c’est une somme de graphiques statistiques illustrant les chiffres clés de l’emploi, de la distribution des revenus, du temps de travail ou de la « formation tout au long de la vie ». Il est porteur d’un message encourageant la quantification des résultats obtenus par les politiques sociales, en vue de comparer leur efficacité et d’ériger les meilleurs en standards. La CES prépare ainsi le terrain à l’implantation du benchmarking, car il n’est alors pas praticable faute d’indicateurs comparables et d’étalon. Est-ce à dire qu’aucun étalonnage n’est possible ? Non, d’après les chercheurs de l’Institut syndical européen (ETUI) et de l’Observatoire social européen (OSE) [14] qui prônent le renversement de la logique verticale du benchmarking au profit d’une démarche horizontale, participative et interactive, impliquant des « réseaux d’apprentissage décentralisés » [Pochet, La Porte, Room, 2001, p. 11]. Par la transparence et la publicité des « bonnes » et « mauvaises » performances enregistrées au sein de l’Union, le « benchmarking social » contribuerait, selon eux, à une « bonne gouvernance » dans l’UE comme dans ses États membres. Outre la pression exercée par les pairs, les gouvernants seraient ainsi placés sous haute vigilance des citoyens. Suivant ce raisonnement, il appartiendrait en effet aux électeurs de sanctionner ou récompenser leurs élus en fonction de leur capacité à faire aussi bien sinon mieux que leurs homologues européens.

2.2 – Les taux de la pauvreté : étalonner sans étalon ?

16Les prétentions démocratiques d’un « benchmarking social » ne lèvent toutefois pas le principal obstacle à l’étalonnage des politiques sociales : l’absence d’un benchmark pour mesurer, comparer et repérer les « meilleurs » au regard des progrès accomplis vers cette cible. Prenant acte de cette déficience, le Conseil européen de Barcelone a invité les États membres « à fixer, dans leurs plans d’action nationaux, des objectifs pour réduire de manière sensible, d’ici à 2010, le nombre de personnes menacées de pauvreté et d’exclusion sociale » [Conseil européen, 2002, §24]. La deuxième génération des PAN Inc. connaît ainsi une mutation significative par rapport à la précédente, qui les fait évoluer vers des objets étalonnables. La détermination de cibles chiffrées, non pas par le sommet européen mais par les acteurs nationaux, semble se rapprocher de l’idéal d’un benchmarking procédant du bas vers le haut. En fait, elle respecte avant tout un principe de réalité : l’impossibilité d’accorder les gouvernements sur un objectif quantifié qui serait directement poursuivi à l’échelle de l’Union. Certes, la réduction du « risque de pauvreté » fait l’unanimité, mais les divergences sur sa mesure statistique sont légion. Il s’ensuit que les délégués nationaux au SGI ont répondu à la demande d’objectifs quantifiés émanant des chefs d’États et de gouvernement par plusieurs mises en garde, plus politiques que techniques.

17Prenons l’exemple des débats répétés au sein du SGI autour de la monétarisation des indicateurs. Dans la perspective de l’élargissement prévu pour 2004, une préoccupation partagée par les représentants des Quinze est de relativiser les faibles taux de pauvreté monétaire et d’inégalités enregistrés dans les pays de l’Est. C’est pourquoi il leur importe de mettre au point un faisceau d’indicateurs complémentaires sur les conditions et le niveau de vie des populations. On tient également là une des raisons pour lesquelles cibler un taux de pauvreté comme benchmark est hors de propos : il ferait courir le risque aux États membres d’être classés derrière les nouveaux adhérents à l’Union. Une autre raison tient aux implications financières d’une telle approche monétaire. Dans une étude parue en 2000, l’économiste Atkinson [15] a montré, chiffres à l’appui, que les pays les plus performants en termes d’« inclusion » sont ceux qui dépensent le plus dans leur système de protection sociale. À l’aide du modèle de microsimulation Euromod, il estimait alors qu’une augmentation de 2 % du PIB des transferts sociaux universels suffirait à faire tomber le taux de pauvreté dans l’UE de son niveau moyen (18 %) au niveau observé le plus performant (12 %) [Atkinson, 2000, p. 7]. Aussi recommande-t-il le benchmarking comme moyen d’exécuter l’« agenda social », suivant le même processus que la convergence macro-économique obtenue par les critères de Maastricht. L’économiste n’est cependant pas dupe de l’arbitrage entre cohésion sociale et équilibre budgétaire auquel conduit cet exercice. En effet, liés par le Pacte de stabilité et de croissance, les gouvernants ne se sont pas engagés à bâtir une « Europe inclusive » par des politiques redistributives, mais par un investissement accru dans les « ressources humaines ». Ils ont opté pour un « État social actif » qui délaisse les transferts de revenus. En conséquence, la corrélation mathématique entre le taux de pauvreté et la part des dépenses sociales dans le PIB, qui laisse entrevoir un benchmark de 2 %, ne l’emporte pas sur la discipline monétariste à laquelle se plient les États membres.

18Afin de minimiser l’ampleur des inégalités dans leur pays, les Britanniques ont bataillé ferme pour construire des indicateurs qui resserrent leur écart à la moyenne communautaire. Leur hostilité à l’égard de l’indicateur de « pauvreté laborieuse » (in-work poverty) promu par les Français a ravivé les dissensions entre ces deux rivaux historiques. Après avoir bloqué son adoption en 2001, les délégués au SGI du Royaume-Uni se sont opposés au mode de calcul des « travailleurs pauvres » défendu par leurs homologues d’outre-Manche. Dans l’optique française, l’« idée n’est pas seulement de les compter. Il s’agit plus largement, conformément à la méthode retenue par l’Insee, d’identifier dans les évolutions de la pauvreté les composantes respectivement liées aux situations d’inactivité, de chômage ou à l’occupation d’emplois insuffisamment rémunérés compte tenu des charges de famille supportées » [Lelièvre, Petour, 2004, p. 69-70]. Aussi l’approche doit-elle être individuelle, et non pas familiale. La controverse sur le mode de calcul n’est autre qu’un conflit politique sur la conception des politiques de l’emploi. La position française cherche à mettre sur la table les questions de sous-rémunération, de flexibilité et de dégradation des conditions de travail. Afin de s’allier aux représentants italiens, elle a dû se déplacer pour rapprocher la notion d’« activité » – prise dans son acception étendue par l’Insee – du critère d’« emploi effectif » qui exclut les chômeurs de la catégorie des « travailleurs ». Elle a concédé ce point pour qu’une définition du « travailleur pauvre » puisse lever l’objection britannique à l’encontre de l’approche individuelle. Dès lors, le « statut d’activité le plus fréquent » qui distingue le salarié ou l’indépendant du chômeur, du retraité et « autre économiquement inactif », l’a emporté sur l’« activité » au sens français, recouvrant à la fois les situations d’emploi et de chômage.
En juillet 2003, le CPS a ajouté à la liste de Laeken un « taux de travailleurs pauvres [16] ». Son insertion dans l’annexe statistique du rapport conjoint pour l’inclusion sociale, communiqué par la Commission en décembre 2003, est venue encore étoffer le portefeuille d’indicateurs qui sert aux comparaisons intergouvernementales. Il ouvre une brèche pour la confection d’autres chiffres obtenus par ventilation (genre et composition familiale) ou calculés sur les bas salaires. Or ces enrichissements conceptuels et méthodologiques vont à rebours du processus de rationalisation (streamlining) qui vise à fusionner les cycles des MOC Inclusion, Pensions et Santé dans une Méthode ouverte de coordination appliquée à la protection sociale et à l’inclusion sociale (MOC PSIS) [17]. Il s’ensuit une simplification des lignes directrices et des indicateurs afférents dont le nombre doit être réduit dans une liste unique. Les délégués français au SGI y voient « le risque de réorienter le contenu et le champ de la protection sociale traitée à Bruxelles dans un sens plus restrictif », celui d’une « approche comptable » qui ne s’embarrasse pas d’une grande variété d’indicateurs pour aborder la problématique de la cohésion sociale [Lelièvre, Petour, 2004, p. 71-72]. Pour d’autres, comme la CES, « la capacité à pouvoir disposer d’instruments efficaces d’évaluation des progrès » dépend d’une concentration des efforts sur des « objectifs précis ». Seuls quelques « indicateurs pertinents » pourraient permettre d’« évaluer objectivement les résultats enregistrés nationalement » [Confédération européenne des syndicats, 2006, §5.1-5.2]. C’est dans cette course à la simplicité et à l’économie que la DG EcFin et ses indicateurs structurels prennent de court et gagnent ainsi du terrain sur les promoteurs d’une MOC Inc. autonome grâce à des statistiques sociales européennes.

2.3 – L’usage explosif des indicateurs structurels

19Les objectifs communs de Nice, assortis des indicateurs de Laeken, ne composent pas un arsenal approprié aux opérations de benchmarking. La grande généralité des uns, la prolifération des autres, ne conviennent pas à la mesure des performances gouvernementales, et encore moins à leur étalonnage. C’est ce qu’ont démontré des économistes belges en expérimentant plusieurs manières de ranger les pays selon leur capacité à lutter contre l’exclusion sociale. Il en ressort qu’un « classement précis » nécessitait un nombre limité d’indicateurs, tel que le sous-ensemble de niveau 1 (voir tableau n°1). Mais il aurait fallu sacrifier le souci de rigueur statistique, tourné vers l’intelligibilité des phénomènes de pauvreté, à l’utilité de quelques critères classificatoires qui schématisent les situations nationales. Surtout, il aurait fallu que le CPS cesse de « donner à chacun sa chance d’exceller dans un domaine », ce qui a abouti à « noyer le poisson dans l’eau » au profit d’« un certain immobilisme. » [Lefebvre, Perelman, Pestieau, 2005, p. 71] Le fait qu’aucun État membre ne puisse sortir du lot comme étalon serait un vice rédhibitoire de la MOC Inclusion. A contrario, le camp des « EcFin » dispose d’une arme d’autant plus efficace qu’elle est légère : un jeu de six indicateurs structurels de « cohésion sociale », réduit à trois dès le second cycle (2003-2004).

20Forts de la légitimité acquise avec l’achèvement de l’Union économique et monétaire, le Conseil Affaires économiques et financières (EcoFin), le Comité de politique économique (CPE) et la DG EcFin menacent de déborder le front « social » au moyen du benchmarking. En imposant les indicateurs structurels comme soubassement du dispositif de Lisbonne, ils ont pris un avantage décisif. Ils exercent un quasi-monopole sur l’information statistique qui renseigne les rapports de synthèse destinés au Conseil européen de printemps. Autrement dit, ils décident des critères qui président à l’évaluation comparative des politiques nationales qu’elles soient économiques ou sociales. Avant même que le CPS soit créé le 29 juin 2000, ils ont ainsi pris position dans son champ de compétence. Dans une note transmise au CPE le 19 mai 2000, la DG EcFin a intégré le thème de la « cohésion sociale » à son plan de travail en justifiant cette attribution par le fait que le Conseil européen avait préconisé un traitement économique de l’exclusion sociale en considérant le chômage comme sa principale cause et l’emploi comme son meilleur remède [European Commission, 2000, §16]. Aussi la première liste d’indicateurs structurels, communiquée en septembre 2000, affichait-elle « une coloration nettement économique » [Perret, 2002, p. 13]. Elle ne comptait que six indicateurs sur la cohésion sociale alors qu’ils étaient au nombre de sept dans les trois autres domaines (réforme économique, emploi, innovation et recherche).

21Si les délégués nationaux au CPS (et au SGI) ont eu l’impression qu’il y avait « télescopage » entre leurs indicateurs de Laeken, fruits d’une démarche autonome, et les indicateurs structurels des « EcFin », c’est par manque de recul et erreur de perspective. Non seulement le CPE et la DG EcFin ont pu les devancer en raison de leur antériorité et de la préséance dont ils bénéficient. Mais ils ont également conforté leur position d’autorité en optant pour une « approche intégrée » de la stratégie de Lisbonne. Ce faisant, les indicateurs de cohésion sociale ne sont plus qu’une partie du tout, subordonnée à une logique d’ensemble qui en garantit la cohérence. En tant que coordinateurs du dispositif, les « EcFin » se font juges de cette cohérence et sont acceptés comme tels grâce à leur expérience et à la prépondérance des affaires économiques et financières dans la vie politique européenne. Lors de la préparation du deuxième rapport de printemps, la DG EcFin a dressé la liste des indicateurs structurels, sans prendre en considération les suggestions du CPS s’agissant de la cohésion sociale. En octobre 2002, seulement sept indicateurs parmi les 18 entérinés au sommet de Laeken, sont inscrits dans la liste « intégrée ». C’est la poignée des indicateurs structurels, et non pas la batterie de Laeken, que la Commission mobilise dans son rapport au Conseil européen de mars 2003. Plus maniable, elle lui permet de donner un aperçu des performances relatives des États membres, en construisant un tableau récapitulatif qui indique, par des signes plus (+) sur fond vert et des signes moins (-) sur fond rouge, la fréquence avec laquelle ils apparaissent aux trois premières et aux trois dernières places en matière de cohésion sociale (voir tableau n°2). Ces marques symboliques sont plus éloquentes et percutantes que des séries statistiques indéchiffrables par les profanes. Dès octobre 2003, la liste proposée en vue du sommet de printemps 2004 est restreinte à 14 indicateurs structurels, ce qui ramène les indicateurs de cohésion sociale au nombre de trois [18]. Cet effort de concision participe du mouvement général de rationalisation du dispositif de Lisbonne. Il vise une présentation synoptique des résultats nationaux, encore plus succincte que la grille de bons et de mauvais points ci-dessous. De tels tableaux de bord manipulent les indicateurs sans observer les règles d’usage recommandées par leurs producteurs, conscients « des risques énormes à s’en emparer sans précaution » ; pour reprendre l’expression d’un acteur : « Ça peut être de la dynamite [19] ! ».

Tableau 2

Tableau récapitulatif indiquant la fréquence avec laquelle les États membres apparaissent aux trois premières et aux trois dernières places. Extrait relatif aux « indicateurs structurels de cohésion sociale »

Tableau 2
* = indicateur non pertinent pour le classement en raison soit du type de données enregistrées, soit de l’insuffisance des données ; nd = données non disponibles pour l’État membre concerné pour l’année utilisée lors de l’année en cours. Source : [Commission européenne, 2003, p. 49].

Tableau récapitulatif indiquant la fréquence avec laquelle les États membres apparaissent aux trois premières et aux trois dernières places. Extrait relatif aux « indicateurs structurels de cohésion sociale »

3 – Conclusion

22En pratique, le benchmarking n’est pas une technique aussi universelle que ce qu’en disent ses théoriciens. Ce procédé n’est pas neutre quant aux fins poursuivies par l’organisation qu’il équipe. Il n’est pas non plus « tout terrain » au sens où cet exercice comparatif et classificatoire présuppose un espace d’équivalence. Il ne suffit donc pas de communiquer aux citoyens les chiffres clés de chaque pays pour instaurer la vigilance démocratique à laquelle aspirent les promoteurs d’un « benchmarking social ». Il faut encore les harmoniser, c’est-à-dire construire un « espace de commune mesure » que seul un « espace politique » rend possible [Desrosières, 2000, p. 17]. Or un tel espace ne se construit pas par décret, mais à coup de controverses, de négociations, de compromis qui ne s’avèrent pas simplement d’ordre scientifique ou méthodologique. Un « langage commun », en l’occurrence statistique, doit être forgé pour rendre possible le « débat social » [Desrosières, 1998, p. 5]. Dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, les statisticiens rencontrent autant de difficultés que les responsables politiques à convenir d’une « commune mesure ». Par leur inscription dans des contextes historiques et institutionnels singuliers, les phénomènes de pauvreté et d’exclusion sociale demeurent incommensurables donc ingérables par étalonnage. Leur objectivation comme cible de l’action publique européenne requiert de lourds investissements de forme attachés à une temporalité longue. La tentation est alors forte de les réduire à leurs dimensions économiques pour les indexer – par commodité et par empressement – sur les indicateurs structurels.
Le travail de quantification ne soulève pas tant des questions de transparence, de publicité ou de « bonne gouvernance » que des enjeux de pouvoir : le pouvoir d’informer l’« Europe sociale » en formation. C’est au sein des comités techniques du Conseil, des DG de la Commission et des task forces d’Eurostat, que les tensions s’exacerbent entre porteurs de visions du monde antagoniques. Autrement dit, c’est précisément là où les rapports de force sont présumés céder le pas aux rapports de raison, par le recours aux chiffres et aux calculs, que s’établissent les relations de pouvoir. C’est donc aussi là que réside un potentiel de résistance à l’hégémonie de la gouvernementalité ordolibérale et au modèle d’« économie sociale de marché » qu’elle promeut [Foucault, 2004, p. 99]. En échouant à armer la lutte européenne contre l’exclusion et la pauvreté, l’expérience du « benchmarking social » a conforté un certain mode de rationalisation gestionnaire qui évince la délibération démocratique. Pour autant, cet échec ne clôt pas le champ des possibles. D’autres entreprises de quantification du « social » sont conduites au niveau local, qui associent experts et profanes dans un débat public sur le sens des indicateurs, à la fois leur signification en tant qu’information statistique et leur orientation en tant qu’objectivation des fins visées. Ces « forums hybrides » [Barthe, Callon, Lascoumes, 2001] prennent des formes diverses. En France, on peut citer comme exemples l’association Pénombre, le collectif FAIR (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) ou encore la « conférence citoyenne » sur les nouveaux indicateurs de développement organisée en 2009 par la Région Nord-Pas-de-Calais. En restituant aux chiffres leur caractère discutable, contre les allégations de scientificité et de nécessité, ils substituent à la logique concurrentielle du benchmarking et à sa temporalité de l’urgence, une démarche coopérative et un moment politique qui rouvrent les possibles.

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Mots-clés éditeurs : Méthode ouverte de coordination (MOC), benchmarking, exclusion sociale, statistiques sociales, stratégie de Lisbonne, indicateurs de performance

Date de mise en ligne : 19/05/2010

https://doi.org/10.3917/rfse.005.0041

Notes

  • [1]
    Ce néologisme managérial est un mot-valise forgé par la contraction de coopération et de compétition [Brandenburger, Nalebuff, 1998].
  • [2]
    Sur les origines danoises de l’« activation » (aktivering) de la protection sociale et son extension à la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, voir [Barbier, Eydoux, Sylla, 2006, p. 35-85].
  • [3]
    Dont la construction d’un « Espace européen de la recherche », pièce maîtresse du premier volet de la stratégie [Bruno, 2008].
  • [4]
    Sur sa carrière internationale, ses critiques et la diffusion de « nouveaux indicateurs de richesse », voir [Gadrey, Jany-Catrice, 2007].
  • [5]
    Créé en juin 2000, le CPS est un comité consultatif composé de deux représentants désignés par chaque État membre et de deux représentants de la Commission. Sa mission consiste à « suivre l’évolution des politiques de protection sociale dans les États membres et la Communauté » ; à « faciliter les échanges d’informations, d’expériences et de bonnes pratiques entre les États membres et avec la Commission » ; et à « préparer un rapport annuel sur la protection sociale à présenter au Conseil, portant sur les mesures prises pour atteindre les objectifs fixés par celui-ci » (d’après la décision n°00/436/CE du Conseil du 29 juin 2000 instituant un comité de la protection sociale).
  • [6]
    Eurostat est l’office statistique des Communautés européennes. Créé en 1953 et installé à Luxembourg, il est une DG de la Commission, placée sous l’autorité du commissaire aux Affaires économiques et financières.
  • [7]
    Sur les 27 indicateurs initiaux (2000), six portaient sur l’objectif de « cohésion sociale » ; sur les 14 de la liste réduite (2003), ils ne sont plus que trois.
  • [8]
    M. Lelièvre et P. Petour travaillaient alors à la Direction recherche, études, évaluation et statistiques (DREES) du ministère français des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité. L’une était chargée de mission « Dossiers internationaux et MOC » à la sous-direction Synthèses, études économiques et évaluation, et l’autre chef du bureau Lutte contre l’exclusion à la sous-direction Observation de la solidarité. Outre leurs articles dans les revues Solidarité et Santé de la DREES et Informations sociales de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), notre recherche s’appuie sur deux entretiens menés en 2003 auprès de ces acteurs-auteurs.
  • [9]
    Dont le choix d’une approche relative plutôt qu’absolue de la pauvreté, ou le refus d’un indice composite.
  • [10]
    Extrait d’entretien conduit en 2003.
  • [11]
    Règlement (CE) n° 1177/2003 du Parlement européen et du Conseil du 16 juin 2003 relatif aux statistiques communautaires sur le revenu et les conditions de vie (EU-SILC).
  • [12]
    « With the reports on Benchmarking Working Europe, the ETUC and the ETUI are seeking to make a genuine contribution to the practical implementation of a social benchmarking process. » Extrait de la page de présentation de cette publication sur le site de l’Institut syndical européen (European Trade Union Institute) <http://www.etui.org/research/Publications/Regular-publications/Benchmarking-Working-Europe>. Notons que P. Pochet est le directeur général de cet Institut.
  • [13]
    Il s’agissait alors de l’Union des industries de la communauté européenne (UNICE), rebaptisée depuis 2007 BusinessEurope.
  • [14]
    « Créé en 1984, l’OSE s’appuie sur un large réseau d’experts académiques et non académiques, de syndicalistes, d’acteurs sociaux et, plus généralement, de représentants des partenaires sociaux. » Extrait de son site Internet <http://www.ose.be>. Notons que C. de La Porte fait partie de l’équipe de l’OSE en tant que chercheuse associée.
  • [15]
    Sir Anthony Atkinson, recteur du Nuffield College d’Oxford, a acquis une grande notoriété à travers l’Europe en travaillant depuis les années 1970 sur l’économie publique, la pauvreté et la distribution des revenus. Il a notamment donné son nom à un indice mesurant des inégalités de revenu (« Atkinson index »). En 2001, la Présidence belge de l’UE lui a commandé un rapport sur les « Indicateurs pour l’inclusion sociale dans l’Union européenne » remis en août et publié l’année suivante [Atkinson, Cantillon, Marlier, Nolan, 2002].
  • [16]
    Cet indicateur mesure la « part des individus considérés en emploi selon le statut d’activité le plus fréquent vivant dans des ménages pauvres (au seuil de 60 %) ».
  • [17]
    Envisagée en 2003 par le Conseil informel de Varène (Emploi et affaires sociales), la fusion est achevée en 2005.
  • [18]
    Il s’agit du « taux de risque de pauvreté après transferts sociaux », du « taux de chômage de longue durée » et de la « dispersion des taux d’emploi régional ».
  • [19]
    Extrait d’entretien avec un responsable français de l’annexe statistique des PAN Inc, 2003.

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