Notes
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[1]
Voir [Kula, 1984].
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[2]
On citera à titre d’exemple le groupe Radical Statistics au Royaume-Uni, ou encore l’association Pénombre en France.
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[3]
Ils organisent tous les deux ans un colloque très suivi sur la statistique publique. D’autres manifestations plus ponctuelles ont été des événements marquants et suivis, notamment au moment de la controverse de 2007 autour des chiffres du chômage.
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[4]
Le mouvement ne s’est d’ailleurs pas limité au secteur des politiques économiques. D’autres initiatives ont vu le jour, dans les domaines plus sociétaux, qui ont joué un rôle primordial dans la définition collective du contour des catégories statistiques [CARSED, 2009].
-
[5]
On peut ainsi souligner que les experts travaillant aux États-Unis représentaient la moitié des membres de la Commission, avec une très forte présence, étonnamment équilibrée, des universités parmi les plus renommées (Harvard, Columbia, Princeton) dans lesquelles enseignent les deux présidents de la commission. Une prédominance à laquelle il convient d’ajouter la participation de plusieurs représentants d’organisations ou institutions internationales (OCDE, Pnud). Par ailleurs, les seuls participants européens, non français, travaillaient au Royaume-Uni et un seul expert travaillait dans l’une des trois autres grandes aires culturelles que sont l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Asie.
-
[6]
À l’exception de Robert Putnam.
-
[7]
Entretien avec Jean Gadrey, membre de la commission Stiglitz.
-
[8]
“What we measure shapes what we collectively strive to pursue” ; la traduction retenue ici n’est pas celle proposée dans la version française diffusée de ce rapport.
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[9]
On pourra aussi se reporter aux prises de position du réseau Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) sur le site de l’Idies (Institut pour le développement de l’information économique et sociale) ; http://www.idies.org/index.php?category/FAIR.
-
[10]
On ne manquera pas de citer les différentes prises de position de Jean Gadrey quant aux limites d’une telle entreprise scientifique. Malgré le rapport de force organisé par la mise en place d’un réseau militant (Fair/Forum pour d’autres indicateurs de richesse), l’infléchissement général du processus d’expertise n’a pas véritablement eu lieu.
-
[11]
Pour améliorer l’observation de l’hétérogénéité des ménages, le texte du rapport se penche sur les aspects concrets de la mise en œuvre d’un tel déplacement du regard quantificateur. Il souligne la nécessité de mobiliser des sources micro-économiques, en particulier des enquêtes réalisées auprès des ménages. Celles-ci permettent en effet d’accéder à des informations précises sur les structures des ménages et de leurs ressources et budgets. Cet aspect de l’activité de quantification des phénomènes économiques et sociaux renvoie là encore à des choix qui, souvent qualifiés de méthodologiques, n’en ont pas moins de réelles incidences sur les programmes d’action publique.
-
[12]
Celui-ci est également le fruit de représentations cognitives et conventionnelles. Ainsi, affecter le taux horaire de salaire minimum ou le taux du salaire moyen à l’activité domestique renvoie aussi au degré de valorisation des rôles sociaux.
-
[13]
La « sociologie internaliste » des sciences focalise son analyse sur le fonctionnement interne des outils plus que sur les contextes sociaux de leur développement [Desrosières, 1993].
-
[14]
On retrouve là d’ailleurs les aspects passionnants de la démonstration qu’avait déjà réalisée Isabelle Bruno sur le terrain du benchmarking des politiques européennes de la recherche où le président du Conseil de l’Union était parvenu à réorienter un processus de quantification au long cours engagé par la Commission européenne [Bruno, 2008].
1 – La quantification des phénomènes économiques et sociaux
1La quantification est aussi ancienne que l’affirmation des formes étatiques. Le pouvoir dessine une ou des mesures à sa mesure (pieds, coudées, etc. [1]) de même qu’il frappe la monnaie à son effigie. Les conséquences politiques de la quantification des phénomènes économiques et sociaux apparaissent ainsi de manière suffisamment évidente aux gouvernants pour qu’ils y prêtent toujours une attention particulière, lorsqu’ils ne cherchent pas directement à peser sur leur élaboration. La situation s’explique facilement. Du fait de ses conséquences politiques liées notamment à l’évaluation de l’action gouvernementale qu’elle permet in fine, la quantification constitue elle-même une politique : une politique de la quantification. Il est donc logique que son organisation soit l’objet, comme toute politique, d’enjeux de pouvoir, fruit d’intérêts contradictoires.
2On peut donc s’étonner, dans ce contexte, du manque de débat qui entoure la définition de la politique de quantification des phénomènes économiques et sociaux. Cette dimension politique semble rapidement évacuée aussitôt qu’elle a été signalée, tant par les acteurs politiques, que par les experts scientifiques de la mesure, lesquels exercent souvent d’ailleurs dans la proximité des premiers, leur offrant leurs compétences en calcul économique [Vatin, 2009]. Tout se passe comme si chacun espérait qu’il pourrait exister une véritable science de la quantification, dégagée des conditions sociales et politiques de sa conception.
3Les rares lieux de résistance à cette mise à l’écart pourraient se situer du côté du mouvement associatif qui s’est développé sur ces thématiques au cours des dernières années [2] ou, de manière plus ancienne, dans la sphère des organismes de l’expertise, au sein des réseaux syndicaux des instituts nationaux de la statistique en particulier [3]. On a ainsi vu se développer au cours des dernières années diverses initiatives qui ont alimenté la discussion des conventions implicites sur lesquelles les statistiques officielles étaient bâties, et parfois rebâties à l’occasion de la réforme de programmes d’action publique. Des objets essentiels au débat politique comme les notions de « chômage », de « pauvreté », d’« emploi », ou émergents comme les notions de « bien-être » ont ainsi fait l’objet de controverses nouvelles qui ont, pour certaines d’entre elles, bousculé les catégories, renouvelé les alliances intellectuelles, et nourri les réflexions épistémologiques, conceptuelles et méthodologiques [Data, 2009] [4].
2 – Le mythe de la neutralité de l’expertise : le rapport Stiglitz
4Prenons le cas du processus de production et de publication du rapport Stiglitz, visant à réformer la mesure de la « richesse nationale », présenté à l’automne dernier en grande pompe à la Sorbonne.
5Les dimensions sociale et politique de ce chantier apparaissaient dès l’origine puisqu’il était le fait d’un homme, le président de la République française. La domination du PIB et de sa croissance n’avait-elle pas contribué, pendant plusieurs décennies, à entretenir une forme de pilotage automatique de l’action publique, conduisant paradoxalement à la dépolitiser, et contournant ainsi les coûts des controverses idéologiques et politiques ?
6Ce projet de réforme de la politique de mesure de la richesse émanait donc d’abord du champ politique. Il renouait ce faisant avec un enjeu social complexe, celui du découplage croissant entre les indicateurs de progrès tels qu’ils avaient été conçus et tels qu’ils étaient institutionnalisés, et la perception que se faisait le monde social de ce progrès. La dimension politique de cette démarche fut au cœur des débats qui entourèrent la constitution de la commission d’experts chargée des travaux. Les questions concernèrent tout d’abord la nature du lien de ces experts avec le chantier d’un président français. Accepter de participer revenait-il pour chaque expert à cautionner cette politique ? Mais les débats entourèrent aussi la composition de la commission dans son ensemble dont il s’agissait de savoir quelle représentation elle assurerait de telle ou telle école de pensée, selon une division classique entre libéraux et interventionnistes d’une part, mais également en lien avec des sphères d’influence géographique et culturelle [5].
7Cette composition peut aussi être interprétée comme le fruit d’une stratégie d’évitement. Ainsi la commission était-elle composée à titre quasi exclusif d’économistes, alors même que les questions posées relevaient de la mesure des performances économiques, du progrès social, et de la soutenabilité des modèles de développement, et plus généralement, « du monde que nous voulons » [Sen, 2009]. Aucune ouverture à la sociologie [6], ni à la science politique, ni à la philosophie ; aucune audition. Comme si, d’emblée, la controverse n’était pas de mise.
8Or, si ces politisations multiples apparurent au grand jour au moment de la constitution de la commission, elles semblent étonnamment absentes dans le contenu même du rapport, comme dans la présentation qui en fut faite. Comme si le travail des membres de la commission avait permis de venir à bout de la diversité des positions à l’origine même de sa composition ; comme si la neutralité axiologique de chacun avait fini par permettre à ces experts de tomber d’accord sur l’essentiel. De sorte que la politique de la mesure, malgré la subtilité des arbitrages divers qu’elle nécessite, semble pouvoir se résumer au bout du compte à une discussion entre experts économistes rationnels, qui se sont convaincus les uns les autres ou qui ont masqué leurs divergences. Il n’est, en effet, pas sans intérêt de noter que la seule partie du rapport endossée par l’ensemble des membres de la commission, est la section « Synthèse et recommandations » [7]. Cela est le signe vraisemblable de désaccords internes non révélés. De ce point de vue, le rapport est soit décevant, soit très classique.
9Dans l’introduction du rapport [Stiglitz et al., 2009], les auteurs se défendent de se préoccuper des politiques publiques et affirment avoir centré leur réflexion sur les outils traditionnels de leur mesure. S’ils soulignent que la distinction est délicate, compte tenu que « ce que l’on mesure définit l’objet même de nos programmes d’action » [8], cette question de l’entremêlement de l’action publique et de ses outils de quantification n’en est pas moins évacuée. Cette réflexion pour engager la réforme de la mesure de la richesse n’aura donc pas été l’occasion d’analyser la diversité des politiques de la mesure de la richesse elle-même. En revendiquant une distance avec l’action publique, les auteurs se sont conformés à leur rôle traditionnel d’expert-économiste, peu perméables aux débats et controverses qui agitent depuis longtemps la Cité sur ces thèmes et leurs enjeux [Gadrey et Jany-Catrice, 2005 ; Méda, 2008 (1999) ; Viveret, 2008] [9]. Ils n’ont pas progressé dans la voie d’une mise en perspective pluraliste des outils du gouvernement par le chiffre dont de nombreux membres éminents contestent pourtant régulièrement l’efficacité dans leurs propres travaux. C’est en découplant la mesure, en tant qu’objet scientifique, des conditions sociales de sa production et de ses usages, que les experts de cette commission ont, pour la plupart [10], manqué l’ambition qui aurait pu les nourrir.
10Le rapport Stiglitz confirme la nécessité de repenser de manière assez fondamentale à la fois ce que l’on regarde et les outils par lesquels il convient de construire ce regard. Ses propositions vont jusque dans la « cuisine » de la statistique, en proposant non seulement que les sources statistiques existantes soient réinterrogées, mais également que de nouvelles sources soient constituées pour contribuer à redessiner les contours de la réflexion [11]. Ainsi, lorsque la Commission évoque la possibilité de monétariser l’activité domestique des ménages, elle souligne à quel point cette valorisation est profondément liée au jeu d’hypothèses [12]. Elle ne s’achève donc pas avec la définition de ce qui doit être compté. Ce travail conventionnel, et les représentations du monde social qui l’accompagnent immanquablement, se prolonge aussi dans le champ de l’expertise lorsqu’il s’agit d’identifier les sources de données à privilégier, voire le type d’enquêtes à mener : de type subjectiviste pour les uns, objective pour les autres, ce sont aussi et d’abord des visions du monde qui s’affrontent.
Ce numéro de la RFSE propose justement d’alimenter cette perspective critique qui permettrait de mieux saisir les pratiques à différents niveaux des politiques de la quantification. Ce dossier vise à progresser dans la caractérisation de deux aspects, à la fois fondamentaux et assez différents de conception des « politiques de la mesure ». Le premier est celui saisi par la formule proposée par Alain Desrosières selon lequel la quantification est la résultante d’une double opération de conventionnement et de mesure [Desrosières, 2006]. Cela signifie qu’aucune politique de quantification ne peut faire l’économie d’un conventionnement qui entoure la définition même de l’objet qui doit être quantifié, ses frontières. Dans un certain nombre de pays, cette opération est confiée à des agents sociaux spécifiques, les Subject Matter Specialists, avant que la tâche de recueil et de traitement des données ne soit livrée aux statisticiens [Desrosières, 2003]. Si une telle présentation comporte l’avantage d’attirer l’attention sur la dimension conventionnelle de l’activité de quantification, elle pourrait néanmoins comporter l’inconvénient de laisser penser que la phase de construction du chiffre, la « mesure », serait, elle, une question essentiellement scientifique et technique. La sociologie dite « internaliste » [13] des politiques de quantification montre au contraire les conventions qui entourent la seule partie liée à la construction du chiffre.
3 – De la quantification dans les politiques aux politiques de la quantification
11On observe un phénomène de multiplication des mesures, que celle-ci prenne la forme d’un chiffre isolé, d’un palmarès, d’un système relevant de la ratiocratie [Jany-Catrice, 2010, à paraître]. Ces mesures ne se limitent pas aux espaces de l’action publique et de son évaluation. Elles ont désormais investi les lieux de consommation les plus vitaux, et visent à influencer le recours à des biens communs tels que l’éducation, ou la santé (comme dans le cas des palmarès des hôpitaux, de l’éducation, etc.). Les articles de ce dossier ne se bornent pas à ce constat de la montée en puissance de la quantification. Ils visent aussi, par les regards croisés qu’ils proposent, à donner à voir les acteurs de la mesure : producteurs, diffuseurs, utilisateurs, manipulateurs, etc., en situation, pour saisir concrètement ce qui se noue dans l’organisation de la politique de la mesure et, le cas échéant, ce que cela signifie et fait au monde social.
12Ce « donner à voir » nécessite souvent un long détour de déconstruction des étapes du processus de production de ces mesures et tente de rendre compte des dynamiques d’institutionnalisation. Il s’applique à une multitude de niveaux, des plus macro (palmarès des villes mondiales) au plus micro (les mesures tarifaires dans les entreprises). Cette diffusion des pratiques de la mesure a une raison évidente : il semble qu’il y ait peu d’espaces de résistance à la quantification. Ce dossier porte donc aussi, à l’instar de la contribution d’Albert Ogien, sur l’identification des déterminants qui organisent et systémisent la croissance de cette quantification.
13Dans ce dossier, trois articles concernent très directement l’action publique et la manière avec laquelle celle-ci a glissé d’une rationalisation des choix budgétaires à des pratiques évaluatives, spécifiques à la France puis à des comportements relevant du management, qui prennent progressivement la voie du benchmarking [Bruno, 2008]. Ces trois contributions marquent, par leur posture, une véritable analyse des politiques de la quantification.
14Jean-Claude Barbier et Nicolas Matyjasik alimentent une réflexion développée depuis plusieurs années autour de l’analyse des politiques publiques d’évaluation [Perret, 2001 ; Spenlehauer, 1995]. Ils reviennent sur les spécificités de l’évaluation en France et en particulier sur les conditions sociales et institutionnelles de son émergence et de sa pérennité. Les spécificités tiennent au contexte politique français qui historiquement a dévolu à l’État central les rôles de contrôle et d’expertise. Mais ce qui est plus intéressant est ailleurs. Il est dans le rôle particulier joué, en France, par les experts-économistes dans la vectorisation et la banalisation des pratiques évaluatives des politiques publiques. Il est aussi, concomitamment, dans le rôle de distanciation que semblent avoir pris d’autres disciplines (sociologie, science politique) vis-à-vis de l’évaluation en tant que pratique professionnelle, préférant le rôle de l’analyse critique des mutations de l’action publique contemporaine. Albert Ogien suggère, quant à lui, de mobiliser l’analyse des politiques publiques dans la réflexion sociologique sur l’activité de quantification. Prise comme objet de recherche, la Lolf présente l’intérêt d’afficher une double intention de réforme de la quantification. Il s’agit de changer à la fois ce qui est compté (les résultats), mais aussi la manière dont cela est compté (définition des indicateurs, introduction d’une comptabilité patrimoniale des administrations, sur le modèle de la comptabilité des entreprises). C’est sans doute concernant la décision de ce qui est compté que l’évolution décrite est la plus troublante. Les progiciels de gestion des activités des agents des différentes administrations, installés pour être compatibles avec la Lolf, amènent à une profusion d’informations pour lesquelles il n’existe pas, justement, de politique prédéfinie. Un tel recueil d’informations est justifié par un argument « douteux » selon l’auteur : il s’agirait de mettre en place les outils nécessaires à la conduite d’une « analyse prédictive » dont les auteurs refusent de déterminer en amont ce qu’ils recherchent. Albert Ogien nous alerte vis-à-vis d’un tel processus qu’il qualifie de « numérisation du politique » pour souligner la perte de contrôle démocratique de la politique de quantification qu’il organise. On retire une impression relativement similaire à la lecture du cas analysé par Isabelle Bruno. Il s’agit ici de comparer les politiques sociales menées par les différents États membres de l’Union européenne dans le but de déterminer les meilleures d’entre elles qui pourront ainsi servir d’exemple aux gouvernants des pays de l’Union. La politique de quantification, pourtant placée au cœur du principe de comparaison, fait l’objet d’un pilotage tellement complexe et peu hiérarchisé que devient improbable le rôle de juge de paix qu’on voudrait lui faire jouer. Contrairement à la mise en œuvre de la Lolf, dans le cas de la politique sociale européenne, trois entreprises de quantification concurrentes sont engagées parallèlement et simultanément par différentes institutions européennes pour établir le classement espéré des politiques sociales nationales. De même, l’élaboration des différents indicateurs fait l’objet de procédures beaucoup plus explicitement établies, sur la base de critères nombreux susceptibles de garantir à la fois rationalité et respect des représentations démocratiques. Mais, comme dans le cas de la Lolf, on peine à voir la cohérence de l’ensemble de cette politique de quantification. I. Bruno montre combien les arbitrages politiques ou institutionnels sont déterminants dans le processus d’établissement des chiffres. Dans le cas du benchmark européen des politiques sociales, on découvre que le Conseil des affaires économiques et financières (EcoFin) constitua l’acteur dominant qui imposa sa politique de quantification face aux autres initiatives, basées sur des critères tout aussi scientifiques, engagées par d’autres institutions– comme le jeune Comité de la protection sociale – à la légitimité moindre dans le concert des institutions communautaires [14].
15La contribution de Bilel Benbouzid est consacrée à l’histoire de l’institutionnalisation de l’enquête étasunienne dite de « victimisation », réalisée auprès des victimes d’actes criminels depuis le milieu des années 1960. à la différence de la majorité des autres contributions qui sont consacrées à des données quantitatives issues de l’activité des services administratifs, en écho au succès contemporain que connaît ce type de données, cette recherche est donc l’occasion d’une plongée dans l’autre grande source des données statistiques : l’enquête. De ce point de vue, le retour historique proposé dans l’article offre l’occasion de souligner les raffinements méthodologiques auxquels travaillaient, à la période d’or des sciences sociales quantitatives, les membres de la communauté scientifique sollicités en nombre pour moderniser les outils de pilotage de l’action publique. L’auteur nous amène ainsi à remettre en question les critiques simplistes qui sont aujourd’hui produites pour disqualifier les activités d’expertise auxquelles se livrent certains scientifiques. On découvre au contraire que les acteurs de ces situations d’expertise non seulement ne sont pas dupes de la commande politique, mais développent le plus souvent de véritables stratégies pour peser sur les processus d’élaboration des politiques de la science, celles, en l’occurrence, de la sécurité publique. Fabrice Bardet et Jean-Jacques Helluin proposent un détour par la genèse d’une politique de quantification des phénomènes économiques et sociaux urbains au sein de la Banque mondiale, le programme des indicateurs pour les villes du monde, ou Global City Indicators Program (GCIP). La réflexion s’inspire du cadre suggéré par des recherches pionnières menées tant sur les problématiques, notamment méthodologiques, du projet d’internationalisation de la quantification [Bowker et Star, 1997] que sur les politiques de cette quantification internationale et leurs controverses [Cussó, 2003]. Le programme d’indicateurs GCIP permet de discuter d’abord le contexte politique délicat de l’émergence d’un projet de base de données concernant des villes dans une institution internationale statutairement orientée vers les seuls États et culturellement installée sur des politiques de développement rural. Mais cette contribution est également l’occasion de discuter un aspect plus technique de la politique de la quantification que porte le GCIP, conçu comme une occasion pour les villes adhérant au programme de se comparer à leurs « concurrentes » sur la scène économique mondiale. Les auteurs rejoignent ainsi les interrogations formulées par d’autres auteurs du dossier sur la fonction sociale des projets de benchmarking qui se multiplient. À partir d’un cas d’étude d’un pays en voie de développement, Pascale Phélinas montre que la validation sans réflexion épistémologique – et politique – sur les catégories d’analyse utilisées conduit à produire les instituts de la statistique péruviens des données sur l’emploi en milieu rural d’une très faible qualité. Elle identifie les principaux enjeux théoriques et pratiques de la statistique de l’emploi, en particulier lorsque cette statistique est utilisée autoritairement, comme norme internationale, sans distanciation vis-à-vis des spécificités locales. Les spécificités recensées concernent tout autant les frontières entre actifs et inactifs (porosité des périodes de formation et d’emploi ; rôle d’insertion sociale de certains emplois) que celles entre chômeurs et actifs occupés (qu’est-ce qu’être en recherche d’emploi dans les zones rurales péruviennes ?). Les « querelles » de méthode qu’elle met au jour montrent à quel point la statistique n’est pas neutre, que ce soit pour évoquer la saisonnalité des emplois, ou pour identifier les emplois « principaux » ou « secondaires ». Si ce constat est très bien étayé dans le cas péruvien, l’analyse de Pascale Phélinas, qui n’hésite pas à évoquer la responsabilité publique dans cette défaillance de l’observation statistique, pourrait tout à fait inspirer la refonte des politiques de la statistique de l’emploi européen ou français.
La spécificité des politiques infranationales de quantification est abordée à travers la contribution d’Aisling Healy et Éric Verdier consacrée à l’évolution des productions d’institutions régionales du chiffre dans le secteur de la formation professionnelle. Dans le sillage des travaux d’Alain Desrosières qui décrit le lien organique entre les statistiques et l’échelon national des politiques publiques, les usages de la statistique en région s’inscrivent dans des logiques bien spécifiques. La comparaison de la situation des régions Rhône-Alpes et Provence-Alpes-Côte d’Azur permet de bien souligner le poids des contextes politiques locaux dans la mise en œuvre des politiques de quantification. Rôle du statut de l’observatoire et de la représentation des intérêts locaux dans son organisation, rôle de l’orientation politique de la collectivité régionale, importance du statut et de la trajectoire du directeur de l’observatoire, autant de caractéristiques qui déterminent largement l’élaboration et la mise en œuvre des programmes de collecte et coordination des données en région. Cela autorise les auteurs à estimer que les politiques de quantification des observatoires sont la résultante « d’un compromis entre un dialogue ancré dans la proximité et des possibilités de comparaison de portée générale ».
Enfin, Alexandra Bidet souligne que les politiques de la mesure, la « métrologie » [Vatin, 2009], n’est pas l’apanage de l’action publique, mais qu’on trouve de tels processus au cœur même des entreprises. Dans sa contribution, elle montre que la genèse de la tarification dans les Télécom n’a pas été mue par une rationalité économique pure, mais bien par une multitude de choix politiques qu’elle introduit soit en élargissant la rationalité (elle évoque tour à tour des « choix de valeurs », « une morale économique renouvelée ») soit par l’intérêt qu’ont progressivement porté les ingénieurs Télécom aux affaires économiques, œuvrant ce faisant, eux aussi, à la construction d’une économie formelle. A. Bidet établit ainsi un lien à double sens entre les théories économiques et les pratiques concrètes de calcul. D’un côté les économistes mainstream ont œuvré pour redessiner les réseaux télécom à leur mesure : « dresser la cartographie d’un réseau, c’est simultanément statuer sur la valeur ». D’un autre, les ingénieurs ont progressivement revêtu les habits de l’ « entrepreneur tarifaire » en substituant à l’étude empirique des coûts de production, une analyse statistique des données comptables.
4 – Conclusion
16Il y a trente ans, la réflexion qui émergeait sur les politiques de la quantification se focalisait sur les acteurs centraux de la statistique publique que constituaient les statisticiens de la fonction publique d’État. L’appel leur était fait de prêter plus grande attention à la dimension sociologique de leur activité [Desrosières et Wolff, 2009].
17À l’instar des travaux d’Emmanuel Didier [2009], la liste des recherches de sociologie de la quantification s’allonge aujourd’hui, qui témoigne du caractère toujours discutable et discuté – politique – des conventions réalisées dans les cénacles les plus académiques. Ces recherches suggèrent de bousculer les schémas de pensée selon lesquels il existerait une frontière entre les réflexions mêlées à l’action, fonctionnellement politiques en quelque sorte, et les réflexions académiques qui pourraient aspirer, dans les meilleures conjonctures, au label de la neutralité axiologique de la science. Il apparaît au contraire que les experts engagés dans l’action cherchent aussi à défendre des intérêts spécifiques dans les négociations qui entourent la définition des conventions de comptage.
18Cette piste permettra sans doute de progresser dans la représentation des processus de quantification : aussi scientifiquement contrôlés soient-ils, ils constituent d’abord une politique publique à part entière, qui mérite d’être analysée comme telle, avec ses principes et cadres réglementaires, ses acteurs, ses budgets. C’est à travers ce prisme qu’il est possible d’identifier de multiples conventions qui se juxtaposent avant d’obtenir le chiffre final, objet de l’entreprise. Mais la mise en perspective historique de cette réflexion sur les activités de quantification nécessite également l’analyse des conditions sociales et démocratiques des processus de quantification : comment la Cité organise-t-elle les procédures de conventionnement à la base et tout au long des entreprises de quantification ? Comment la Cité organise-t-elle la publicité de ces conventions qui sont partie prenante des quantités ? Des questions qui renvoient à la nécessité que soient collectivement pensées les conditions institutionnelles d’une nouvelle démocratisation des politiques de quantification.
Bibliographie
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- Data L. (2009), Le grand truquage : comment le gouvernement manipule les statistiques, La Découverte, Paris.
- Desrosières A. (1993), La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, Paris.
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- Didier E. (2009), En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, La Découverte, Paris, 318 p.
- Gadrey J. et F. Jany-Catrice (2005), Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, Paris, coll. « Repères ».
- Jany-Catrice F. (2010, à paraître), « Performance(s) », dans Dictionnaire du travail, A. Bevort et al. (dir.), Presses universitaires de France, Paris, coll. « Quadrige ».
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- Méda D. (2008 [1999]), Qu’est ce que la richesse ?, Alto-Aubier, Paris.
- Perret B. (2001), L’évaluation des politiques publiques, La Découverte, Paris, 128 p.
- Sen A.K. (2009), « Nous devons repenser la notion de progrès », Le Monde, 9 juin.
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- Vatin F. (2009), Évaluer et valoriser, une sociologie économique de la mesure, Presses universitaires Mirail, Toulouse.
- Viveret P. (2008), Reconsidérer la richesse, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues.
Notes
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[1]
Voir [Kula, 1984].
-
[2]
On citera à titre d’exemple le groupe Radical Statistics au Royaume-Uni, ou encore l’association Pénombre en France.
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[3]
Ils organisent tous les deux ans un colloque très suivi sur la statistique publique. D’autres manifestations plus ponctuelles ont été des événements marquants et suivis, notamment au moment de la controverse de 2007 autour des chiffres du chômage.
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[4]
Le mouvement ne s’est d’ailleurs pas limité au secteur des politiques économiques. D’autres initiatives ont vu le jour, dans les domaines plus sociétaux, qui ont joué un rôle primordial dans la définition collective du contour des catégories statistiques [CARSED, 2009].
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[5]
On peut ainsi souligner que les experts travaillant aux États-Unis représentaient la moitié des membres de la Commission, avec une très forte présence, étonnamment équilibrée, des universités parmi les plus renommées (Harvard, Columbia, Princeton) dans lesquelles enseignent les deux présidents de la commission. Une prédominance à laquelle il convient d’ajouter la participation de plusieurs représentants d’organisations ou institutions internationales (OCDE, Pnud). Par ailleurs, les seuls participants européens, non français, travaillaient au Royaume-Uni et un seul expert travaillait dans l’une des trois autres grandes aires culturelles que sont l’Afrique, l’Amérique du Sud ou l’Asie.
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[6]
À l’exception de Robert Putnam.
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[7]
Entretien avec Jean Gadrey, membre de la commission Stiglitz.
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[8]
“What we measure shapes what we collectively strive to pursue” ; la traduction retenue ici n’est pas celle proposée dans la version française diffusée de ce rapport.
-
[9]
On pourra aussi se reporter aux prises de position du réseau Fair (Forum pour d’autres indicateurs de richesse) sur le site de l’Idies (Institut pour le développement de l’information économique et sociale) ; http://www.idies.org/index.php?category/FAIR.
-
[10]
On ne manquera pas de citer les différentes prises de position de Jean Gadrey quant aux limites d’une telle entreprise scientifique. Malgré le rapport de force organisé par la mise en place d’un réseau militant (Fair/Forum pour d’autres indicateurs de richesse), l’infléchissement général du processus d’expertise n’a pas véritablement eu lieu.
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[11]
Pour améliorer l’observation de l’hétérogénéité des ménages, le texte du rapport se penche sur les aspects concrets de la mise en œuvre d’un tel déplacement du regard quantificateur. Il souligne la nécessité de mobiliser des sources micro-économiques, en particulier des enquêtes réalisées auprès des ménages. Celles-ci permettent en effet d’accéder à des informations précises sur les structures des ménages et de leurs ressources et budgets. Cet aspect de l’activité de quantification des phénomènes économiques et sociaux renvoie là encore à des choix qui, souvent qualifiés de méthodologiques, n’en ont pas moins de réelles incidences sur les programmes d’action publique.
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[12]
Celui-ci est également le fruit de représentations cognitives et conventionnelles. Ainsi, affecter le taux horaire de salaire minimum ou le taux du salaire moyen à l’activité domestique renvoie aussi au degré de valorisation des rôles sociaux.
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[13]
La « sociologie internaliste » des sciences focalise son analyse sur le fonctionnement interne des outils plus que sur les contextes sociaux de leur développement [Desrosières, 1993].
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[14]
On retrouve là d’ailleurs les aspects passionnants de la démonstration qu’avait déjà réalisée Isabelle Bruno sur le terrain du benchmarking des politiques européennes de la recherche où le président du Conseil de l’Union était parvenu à réorienter un processus de quantification au long cours engagé par la Commission européenne [Bruno, 2008].